L’avenir de l’intelligence et autres textes
Charles Maurras
Sous la direction de Martin Motte ; préface de Jean-Christophe Buisson.
Paris, Bouquins, 2018. 1280 pages.
Présentation de l’éditeur
Rééditer Maurras ? À l’heure où paraît ce volume, la question fera probablement débat. Au nom de quels principes des livres déjà existants devraient-ils se voir interdits de nouvelle publication ? Ce serait abdiquer face à des diktats incompatibles à nos yeux avec cette liberté d’expression dont notre pays reste l’un des meilleurs symboles. Pour autant, faut-il livrer tels quels des textes d’auteurs réprouvés à juste titre pour certains de leurs engagements ? L’un des intérêts de les exhumer est précisément de pouvoir apporter aux lecteurs, en s’appuyant sur le travail des meilleurs historiens, tous les moyens de les apprécier en connaissance de cause.
Charles Maurras fut au XXe siècle une figure centrale de notre histoire nationale. Après l’avoir influencée de son vivant, ses écrits ont continué d’irriguer, de manière plus souterraine, la vie politique de notre pays, en inspirant aussi bien l’esprit monarchique de nos institutions que les choix géopolitiques de notre diplomatie.
Maurras fut aussi l’un des écrivains les plus admirés de sa génération : Proust, Apollinaire ou Malraux ont salué en lui un esthète exigeant et un poète métaphysique dont l’œuvre puise aux sources gréco-latines, toscanes et provençales.
Ce sont tous ces aspects du kaléidoscope Maurras, des polémiques les plus ignobles aux méditations les plus élevées, qui sont présentés dans ce volume. Il rassemble la plupart des grands textes politiques de Maurras, un choix de ses articles de L’Action française, des poèmes érotiques inédits, ainsi que des extraits de son procès de 1945. Le tout accompagné d’un appareil critique non seulement nécessaire, mais surtout parfaitement éclairant.
Jean-Luc Barré
Charles Maurras (1968-1952)
Écrivain et théoricien politique français (Martigues 1868-Saint-Symphorien 1952).
- Du félibre provençal au monarchiste antidreyfusard
Venu à Paris, il fréquente, dans les milieux littéraires, Maurice Barrès, Anatole France, Jean Moréas, Ses conceptions philosophiques, politiques et littéraires se précisent entre 1889 et 1900. À cette époque, le jeune Maurras est un félibre provençal, proche de Frédéric Mistral : il se proclame autonomiste et fédéraliste. C’est parce qu’il a la conviction que la monarchie d’avant 1789 ménageait aux provinces et aux communes plus de libertés que les régimes ultérieurs issus de la Révolution qu’il devient royaliste en 1896. Il appelle désormais de ses vœux une « monarchie fédérale » qui restaurerait l’ancien « provincialisme ».
Parallèlement, l’influence de M. Barrès l’amène au nationalisme et à se ranger dans le camp des antidreyfusards. Il mène la lutte contre tout ce qu’il croit engendrer le désordre dans tous les domaines : l’art (il est un fervent admirateur du classicisme grec et un adversaire acharné du romantisme), la philosophie (il adopte le positivisme d’Auguste Comte), la politique : il exalte la monarchie et, pour son rôle social, l’Église catholique, et il hait ceux qu’il considère comme des agents de désagrégation de la France éternelle : les républicains, les francs-maçons, les protestants, les Juifs, les socialistes, les catholiques démocrates.
- L’idéologue de l’Action française
C’est cette idéologie qu’il communique à la revue l’Action française, née en 1899 et d’abord républicaine. C’est alors qu’il publie son Enquête sur la monarchie (1900-1909). À partir de 1908, C. Maurras dirige avec Léon Daudet l’Action française quotidienne. Il se révèle un journaliste de grand talent en même temps qu’un polémiste violent, marqué par le nationalisme, l’antisémitisme et l’antiparlementarisme. Influencé par le scientisme de la fin du xixe siècle, il recherche les lois de fonctionnement de la société et considère la politique comme une « physique sociale ».
L’influence de Maurras est considérable dès avant 1914 dans les milieux intellectuels (la jeunesse étudiante surtout) et politiques. Le « maurrassisme » renouvelle la pensée royaliste française, imprègne largement les milieux catholiques et conservateurs et prépare les esprits à la revanche contre l’Allemagne. Avant 1914 comme durant la Première Guerre mondiale, Maurras dénonce les pacifistes (Jaurès par exemple, puis Caillaux) comme autant de défaitistes et d’agents de l’Allemagne.
En raison de sa germanophobie vigilante, son rôle politique se maintient jusqu’à la fin de la guerre. Mais il décline à la fin des années 1920 surtout lorsque le Saint-Siège, reprochant à Maurras de ne voir dans l’Église qu’un instrument de l’Ordre et non le véhicule de l’Évangile, condamne l’Action française en 1926 (Pie XII reviendra sur cette condamnation en 1939).
En 1937, le prétendant au trône désavoue à son tour Maurras, qui, pour la violence de ses écrits, a été condamné en justice à trois reprises en 1912, en 1929 et en 1936. S’il est peu favorable à Hitler et au national-socialisme en raison de son anti-germanisme, Maurras s’enthousiasme pour Mussolini, qui se reconnaît redevable envers lui au plan doctrinal, et à partir de 1936 pour Franco, tandis que ses idées inspirent au Portugal le mouvement de Salazar. L’arrivée au pouvoir de Pétain en juillet 1940 est pour lui une « divine surprise », et il est vrai que beaucoup de ses idées passent alors dans le programme de la « Révolution nationale ».
Durant l’Occupation, s’il est hostile aux ultracollaborateurs de Paris, Maurras n’en continue pas moins à écrire dans son journal contre ses ennemis de toujours (Juifs, francs-maçons, marxistes), soutenant le gouvernement de Vichy.. Arrêté en septembre 1944, il est condamné le 27 janvier 1945 à la réclusion perpétuelle et à la dégradation civique. Détenu à Riom puis à Clairvaux, il est placé en avril 1952 en résidence surveillée dans une clinique de la banlieue de Tours, où il meurt.
- Une œuvre abondante
L’œuvre de Maurras, très abondante, peut être classée en : ouvrages politiques (Enquête sur la monarchie,1900-1909 ; l’Avenir de l’intelligence, 1905 ; le Dilemme de Marc Sangnier, 1906 ; la Politique religieuse, 1912 ; l’Action française et la religion catholique, 1913 ; le Mauvais Traité : de la victoire à Locarno, 1928 ; Nos raisons,1933 ; Dictionnaire politique et critique, 1934 ; Mes idées politiques, 1937 ; la Seule France, 1941 ; De la colère à la justice, 1942 ; Pour un réveil français, 1943 ; l’Ordre et le Désordre, 1948 ; Au grand juge de France, 1949 ; Pascal puni, 1950) ; souvenirs (Au signe de Flore, 1931 ; les Vergers sur la mer, 1937 ; Mon jardin qui s’est souvenu, 1949 ; le Beau Jeu des reviviscences, 1952) ; ouvrages sur sa Provence natale (l’Étang de Berre,1915 ; la Sagesse de Mistral, 1926 ; Mar et Lono, 1930 ; Quatre Nuits de Provence, 1931) ; ouvrages philosophiques et littéraires (le Chemin de Paradis, 1895 ; Anthinea, d’Athènes à Florence, 1901 ; les Amants de Venise, 1902). [Acad. fr., 1938 ; exclu en 1945.]
http://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Charles_Maurras/132376
Biographie de Martin Motte, directeur de la publication de l’oeuvre de Charles Maurras.
Martin Motte est directeur d’études à l’École pratique des hautes études- PSL. Il a notamment codirigé avec Georges-Henri Soutou (de l’Institut) Entre la vieille Europe et la seule France : Charles Maurras, la politique extérieure et la Défense nationale (Economica, 2009).
Jean-Christophe Buisson est directeur adjoint du Figaro Magazine et présentateur de l’émission » Historiquement show » sur la chaîne Histoire. Il est notamment l’auteur de 1917, l’année qui a changé le monde (Perrin, 2016).
Recension de la revue Famille chrétienne (22 juin 2018)
Maurras dérange toujours ; le récent refus du ministère de la Culture de commémorer son 150e anniversaire en témoigne. Le mieux n’est-il pas de se reporter aux textes, par-delà les on-dit ? Il faut donc saluer l’initiative de l’historien Martin Motte d’avoir rassemblé dans un fort volume les grands textes d’un penseur plus complexe qu’on ne croit. Violent ? Oui, mais c’est aussi un poète délicat. Antiromantique ? Oui, mais on sent dans ses souvenirs une sensibilité frémissante. Attaché au passé ? Oui, mais visionnaire en ce qui concerne Hitler ou l’islam en France, sur lesquels il est d’une lucidité rare. Antisémite ? Indéniablement. Dans sa préface, le journaliste et historien Jean-Christophe Buisson souligne l’erreur d’analyse consistant à voir le Juif comme inassimilable par nature.
Mais Maurras fut, aussi, un grand esprit politique et un remarquable écrivain, qui exerça une influence bien au-delà de sa famille de pensée grâce à une doctrine cohérente destinée à rallier tous les patriotes à l’idée monarchiste. En bref, l’homme a besoin de la nation, en qui « il trouve incomparablement plus qu’il n’y apporte », et la nation a besoin d’un roi, qui seul peut lui apporter la durée, la stabilité, l’unité qui lui font si cruellement défaut aujourd’hui. Oui, méfions-nous des idées reçues !
Antisémite, nationaliste, royaliste… : ainsi parlait Charles Maurras
Une réédition de Maurras (« L’Avenir de l’intelligence et autres textes ») permet de mesurer l’importance qu’a pu avoir le « maître de Martigues » dans l’histoire intellectuelle.
Recension du Nouvel Observateur (juin 2018).
Charles Maurras et les hussards
Antisémite, nationaliste, royaliste, antidémocrate, Charles Maurras (1868-1952) n’inspire guère la sympathie. Peu réédités, ses textes ne se trouvaient jusqu’à récemment que chez des bouquinistes baroques, qui vous glissaient un clin d’œil factieux au moment du passage en caisse. Seule une poignée de Camelots se revendiquent du maurrassisme et «l’Action française» a perdu son lustre d’antan – elle fut autrefois une véritable école de pensée, avec ses codes vestimentaires et ses faits d’armes, grands ou petits (les ligues émeutières, la fessée publique d’un professeur de la Sorbonne).
Pourtant, si Maurras n’est plus un idéologue en vogue, ses thèses ont laissé des traces dans la culture politique française. On les repère lorsque Laurent Wauquiez parle du «pays réel» (à opposer au «pays légal», celui des gratte-papier parisiens), lorsque Philippe de Villiers cartonne en librairie avec ses livres teintés de souverainisme et de catholicisme traditionnel, ou lorsque Marion Maréchal raconte tout ce que sa «conscience politique» doit à l’historien royaliste Jacques Bainville, proche de Charles Maurras.
Cela s’est confirmé en début d’année, quand l’inscription de ce directeur de «l’Action française» au livre des commémorations nationales lui a soudain apporté une gloire inattendue. L’épisode a provoqué un tollé, qui aurait probablement inspiré à l’intéressé des lignes vengeresses contre le «despotisme anonyme» à cause duquel «des couches entières de ce peuple ombrageux et fier [les Français] sont pis que terrorisées: intimidées.»
La France doit-elle célébrer Charles Maurras en 2018 ?
« Tout ce qui est national est nôtre »
Quelques semaines plus tard, la sortie en librairie d’un copieux volume de Maurras, intitulé «l’Avenir de l’intelligence et autres textes», permet d’imaginer ce que put être le prestige du «maître de Martigues». Dans son introduction, Jean-Christophe Buisson, directeur-adjoint du «Figaro-Magazine», rappelle l’importance de Maurras dans l’histoire intellectuelle et littéraire du XXe siècle, en égrenant la liste des écrivains qu’il a influencés : Drieu la Rochelle, Brasillach, Rebatet, mais aussi Proust, Péguy, Claudel… Sur le plan politique, un esprit généreux a même comparé Maurras à Marx. C’était il y a longtemps. Aujourd’hui, Marx n’en finit plus de faire son retour, tandis que Maurras demeure une pensée méconnue.
Cette grosse anthologie s’attache à suivre Maurras dans ses œuvres, et d’abord dans la littérature. Le théoricien du nationalisme intégral établissait une correspondance étroite entre la vie politique et le climat esthétique d’une époque. Sa prose et sa poésie se voulaient d’un classicisme latin dégagé des influences allemande, russe ou anglaise : «Ô naufragé battu par le flot du destin», etc. C’est un peu barbant, passons.
Passons à sa politique, dont on ne connait habituellement que quelques slogans («Tout ce qui est national est nôtre»). Maurras abhorre l’individualisme de son temps et insiste sur la dette de l’enfant qui vient de naître vis-à-vis des «hommes qui, durant des années, le feront grandir dans différents cercles de vie». Pour éviter que la France se défasse, il faut consolider les corps intermédiaires (et les «libertés locales»), protéger la religion catholique et rétablir la monarchie. Celle-ci est jugée bien supérieure à la démocratie parlementaire, rongée par les intérêts particuliers et la noirceur des «quatre Etats confédérés» (les Juifs, les Francs-maçons, les métèques et les protestants).
Charles Maurras : le nationalisme contre la République
« Tout arbre doit être jugé à ses fruits »
Les aspects les moins reluisants de la pensée maurrassienne sont surtout abordés ici à travers une sélection d’articles de «l’Action française», qui renseigne sur son antisémitisme («Ce dont il est surtout question, c’est d’interdire aux Juifs les postes d’administration, de direction, de formation des intelligences») et son rapport au nazisme (avant-guerre, il réclame la traduction de «Mein Kampf» pour alerter sur l’expansionnisme allemand).
Le recueil se termine par les minutes du procès de 1945. Maurras est accusé d’intelligence avec l’ennemi. «Tout arbre doit être jugé à ses fruits», lit-on dans le réquisitoire. Qu’ont apporté les théories maurrassiennes, demande le commissaire du gouvernement ? Il résume assez bien les choses :
Lui-même refuse de collaborer avec l’Allemand, c’est entendu, […] mais quand c’est Vichy qui ordonne […], Maurras célébrera aussi bien la Relève, la Milice, les luttes contre les Juifs, et autres campagnes.»
Rémi Noyon