ANCIEN TESTAMENT, DIMANCHE DE CARÊME, EVANGILE SELON SAINT JEAN, LETTRE DE SAINT PAUL AUX ROMAINS, LIVRE DE L 'EXODE, NOUVEAU TESTAMENT, PSAUME 94

Dimanche 12 mars 2023 : 3ème dimanche de Carême : lectures et commentaires

Dimanche 12 mars 2023 : 3ème dimanche de Carême

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Commentaires de Marie-Noëlle Thabut,

1ère lecture

Psaume

2ème lecture

Evangile

PREMIERE LECTURE – livre de l’Exode 17,3-7

En ces jours-là,
3 dans le désert, le peuple, manquant d’eau,
souffrit de la soif.
Il récrimina contre Moïse et dit :
« Pourquoi nous as-tu fait monter d’Égypte ?
Était-ce pour nous faire mourir de soif
avec nos fils et nos troupeaux ? »
4 Moïse cria vers le SEIGNEUR :
« Que vais-je faire de ce peuple ?
Encore un peu, et ils me lapideront ! »
5 Le SEIGNEUR dit à Moïse :
« Passe devant le peuple,
emmène avec toi plusieurs des anciens d’Israël,
prends en main le bâton avec lequel tu as frappé le Nil,
et va !
6 Moi, je serai là, devant toi,
sur le rocher du mont Horeb.
Tu frapperas le rocher,
il en sortira de l’eau,
et le peuple boira ! »
Et Moïse fit ainsi sous les yeux des anciens d’Israël.
7 Il donna à ce lieu le nom de Massa (c’est-à-dire : Épreuve)
et Mériba (c’est-à-dire : Querelle),
parce que les fils d’Israël avaient cherché querelle au SEIGNEUR,
et parce qu’ils l’avaient mis à l’épreuve, en disant :
« Le SEIGNEUR est-il au milieu de nous,
oui ou non ? »

LA PANIQUE EST MAUVAISE CONSEILLERE
On a beau chercher sur la carte du désert du Sinaï, le lieu dit « Massa et Meriba » n’existe pas ; c’est un nom symbolique : Massa veut dire « défi », Meriba veut dire « accusation » parce que, effectivement, c’est l’histoire d’un défi, d’une accusation, presque d’une mutinerie qui s’est passée là. L’histoire se passe à « Rephidim », en plein désert, quelque part entre l’Egypte et Israël : le texte dit simplement : « Les fils d’Israël campaient dans le désert à Rephidim » ; Moïse guidait la marche du peuple, hommes, femmes, enfants, troupeaux, de campement en campement, de point d’eau en point d’eau. Mais un jour, à l’étape de Rephidim, l’eau a manqué. On imagine bien qu’en plein désert, en pleine chaleur au printemps, le manque d’eau peut vite devenir gravissime et cela peut dégénérer. En quelques heures, la déshydratation devient une question de vie ou de mort et la panique peut nous prendre.
Ce n’est évidemment pas la bonne attitude ! La seule bonne attitude serait la confiance : il aurait fallu trouver la force de se dire « Dieu nous veut libres, il l’a prouvé, donc il nous fera trouver les moyens de survivre ».
Au lieu de cela, la panique s’est emparée de tout le peuple. Que fait-on quand on se laisse envahir par la panique ? Nos ancêtres du treizième siècle av. J.C. ont fait exactement ce que nous ferions aujourd’hui : ils s’en sont pris au gouvernement ; et le gouvernement de l’époque, c’est Moïse. C’était tentant de s’en prendre à lui ; parce que c’est bien joli de fuir l’Egypte pour conquérir sa liberté… Mais si c’est pour mourir ici, en plein désert, à quoi bon ? Mieux vaut être esclave et vivant… que libre et mort… Et comme, en plus, on a toujours tendance à embellir les souvenirs, ils commencent tous à s’attendrir sur le passé et sur les délicieuses marmites et l’eau en abondance qu’ils avaient chez leurs maîtres en Egypte.
En fait, bien sûr, la mutinerie contre Moïse vise quelqu’un d’autre… Dieu lui-même, parce qu’on sait bien que si Moïse a conduit le peuple jusque-là, c’est en se référant à un ordre qu’il dit avoir reçu jadis, quand Dieu lui a parlé dans un buisson en feu et qu’il lui a dit « Descends en Egypte et fais sortir mon peuple »… Mais qu’est-ce que c’est que ce Dieu qui prétend libérer une nation et qui l’amène crever de faim et de soif dans un désert stérile ?
La phrase : « Pourquoi nous as-tu fait monter d’Egypte ? Etait-ce pour nous faire mourir de soif avec nos fils et nos troupeaux ? » peut vouloir dire deux choses : dans un premier temps, on trouve que Moïse s’est bien mal débrouillé « tu nous as fait sortir d’Egypte, c’est entendu, mais si c’est pour en arriver là, tu aurais mieux fait de t’abstenir » … les heures passant, le ton monte et l’angoisse aussi. Et on en arrive à faire un véritable procès d’intention à Moïse et surtout à Dieu : sur le thème : « On a compris ; tu nous as fait sortir, tu nous as amenés au fin fond du désert pour qu’on y meure de soif, pour te débarrasser de nous ».
LE SEIGNEUR EST-IL VRAIMENT AU MILIEU DE NOUS ?
Alors le texte dit que Moïse se mit à crier vers Dieu : « Que vais-je faire de ce peuple ? Encore un peu, et ils me lapideront ! ». Et Dieu répond : « Emmène avec toi plusieurs des anciens d’Israël, prends en main le bâton avec lequel tu as frappé le Nil, et va ! Moi, je serai là, devant toi, sur le rocher du mont Horeb. Tu frapperas le rocher, il en sortira de l’eau, et le peuple boira ! » Alors Moïse a frappé le rocher et le peuple a pu étancher sa soif.
Cette eau qui jaillit, c’est la soif apaisée, d’abord, et déjà c’est un immense soulagement. Mais c’est encore plus : c’est la certitude retrouvée que Dieu est bien là, « au milieu de son peuple » comme on dit, c’est-à-dire à ses côtés et qu’il mène lui-même son peuple sur le chemin de la liberté … Ce dont on n’aurait jamais dû douter.
Et voilà pourquoi, dans la mémoire d’Israël, ce lieu ne s’appelle plus Rephidim, comme si c’était le nom d’un campement parmi d’autres ; ce qui s’y est passé est trop grave. « Moïse donna à ce lieu le nom de Massa (c’est-à-dire : Épreuve) et Mériba (c’est-à-dire : Querelle), parce que les fils d’Israël avaient cherché querelle au SEIGNEUR, et parce qu’ils l’avaient mis à l’épreuve, en disant : « Le SEIGNEUR est-il au milieu de nous, oui ou non ? » En langage moderne, on dirait « le Seigneur est-il pour nous ou contre nous ? »
Cette tentation de douter de Dieu est aussi la nôtre quand nous rencontrons des difficultés ou des épreuves : le problème est bien toujours le même, tellement toujours le même qu’on en est venu à dire qu’il est « originel », c’est-à-dire qu’il est à la racine de tous nos malheurs. L’auteur du récit du jardin d’Eden n’a fait que transposer l’expérience de Massa et Meriba pour nous faire comprendre que le soupçon porté sur Dieu empoisonne nos vies. Adam confronté à un commandement qu’il ne comprend pas écoute la voix du soupçon qui prétend que Dieu ne veut peut-être pas le bien de l’humanité… Chacun de nous rencontre des difficultés à faire confiance, quand vient l’épreuve de la souffrance ou la difficulté de rester fidèles aux commandements… Qui nous dit que Dieu nous veut vraiment libres et heureux ?
Quand le Christ enseignait le Notre Père à ses disciples, c’était précisément pour les installer dans la confiance filiale ; « ne nous laisse pas entrer en tentation » pourrait se traduire « tiens-nous si fort que nos Rephidim ne deviennent pas Massa », ou si vous préférez « que nos lieux d’épreuve ne deviennent pas lieux de doute ». Dans la difficulté, continuer à appeler Dieu « Père », c’est affirmer envers et contre tout qu’il est toujours avec nous.

PSAUME – 94 (95),1-2.6-7.8-9

1 Venez, crions de joie pour le SEIGNEUR,
acclamons notre Rocher, notre salut !
2 Allons jusqu’à lui en rendant grâce,
par nos hymnes de fête acclamons-le !

6 Entrez, inclinez-vous, prosternez-vous,
adorons le SEIGNEUR qui nous a faits.
7 Oui, il est notre Dieu :
nous sommes le peuple qu’il conduit.

Aujourd’hui écouterez-vous sa parole ?
8 « Ne fermez pas votre cœur  comme au désert
9 où vos pères m’ont tenté et provoqué,
et pourtant ils avaient vu mon exploit. »

LA QUESTION DE CONFIANCE
Dans la Bible le texte de la dernière strophe que nous venons d’entendre est légèrement différent ; le voici : « Aujourd’hui écouterez-vous sa parole ? Ne fermez pas votre cœur  comme à Meriba, comme au jour de Massa dans le désert, où vos pères m’ont tenté et provoqué, et pourtant ils avaient vu mon exploit ». C’est dire que ce psaume est tout imprégné de l’expérience de Massa et Meriba ; on comprend bien pourquoi nous le chantons pour ce troisième dimanche de Carême, en écho au récit de Massa et Meriba, qui est le texte de la première lecture.
Dans cette simple strophe, est résumée toute l’aventure de notre vie de foi, personnelle et communautaire. C’est ce que l’on peut appeler, au vrai sens du terme, la « question de confiance ». Pour le peuple d’Israël, la question de confiance s’est posée à chaque difficulté de la vie au désert : « Le SEIGNEUR est-il vraiment au milieu de nous, ou bien n’y est-il pas ? » ce qui revient à dire « Peut-on lui faire confiance ? S’appuyer sur lui ? Etre sûr qu’il nous donnera à chaque instant les moyens de nous en sortir… ? »
La Bible dit que la foi, justement, c’est tout simplement la confiance. Cette question de confiance, telle qu’elle s’est posée à Massa et Meriba, est l’un des piliers de la réflexion d’Israël ; la preuve, c’est qu’elle affleure sous de nombreux textes bibliques ; et, par exemple, le mot qui dit la foi en Israël signifie « s’appuyer sur Dieu » ; c’est de lui que vient le mot « Amen » qui dit l’adhésion de la foi : il signifie « solide », « stable » ; on pourrait le traduire « j’y crois dur comme pierre » (en français on dit plutôt « dur comme fer »).
Toute une autre série de textes brodent sur le mot « écouter », parce que quand on fait confiance à quelqu’un, on l’écoute. D’où la fameuse prière juive, le « Shema Israël » : « Ecoute Israël, le SEIGNEUR notre Dieu est l’Unique. Tu aimeras le SEIGNEUR ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de toute ta force. » (Dt 6,4-5)… Tu aimeras, c’est-à-dire tu lui feras confiance.
Pour écouter, encore faut-il avoir l’oreille ouverte : encore une expression qu’on rencontre à plusieurs reprises dans la Bible, dans le sens de mettre sa confiance en Dieu ; vous connaissez le psaume 39/40 « tu ne voulais ni offrande ni sacrifice, tu m’as ouvert l’oreille » ; ou encore ce chant du serviteur d’Isaïe : « Le SEIGNEUR Dieu m’a ouvert l’oreille… » (Is 50,5). Et les mots « obéir, obéissance » sont de la même veine : en hébreu comme en grec, quand il s’agit de l’obéissance à Dieu, ils sont de la même racine que le verbe écouter, au sens de faire confiance. En français aussi, d’ailleurs, puisque notre verbe « obéir » vient du verbe latin « audire » qui veut dire « entendre ».
Cette confiance de la foi est appuyée sur l’expérience… Pour le peuple d’Israël, tout a commencé avec la libération d’Egypte ; c’est ce que notre psaume appelle « l’exploit de Dieu » : « Et pourtant ils avaient vu mon exploit. » (verset 9). Cette expérience, et de siècle en siècle, pour les générations suivantes, la mémoire de cette expérience vient soutenir la foi : si Dieu a pris la peine de libérer son peuple de l’esclavage, ce n’est pas pour le laisser mourir de faim ou de soif dans le désert.
IL EST NOTRE ROCHER, NOTRE SALUT
Et donc, on peut s’appuyer sur lui comme sur un rocher… « Acclamons notre rocher, notre salut », ce n’est pas de la poésie : c’est une profession de foi. Une foi qui s’appuie sur l’expérience du désert : à Massa et Meriba, le peuple a douté que Dieu lui donne les moyens de survivre… Mais Dieu a quand même fait couler l’eau du Rocher ; et, désormais, on rappellera souvent cet épisode en disant de Dieu qu’il est le Rocher d’Israël.
Le récit du paradis terrestre, lui-même, peut se lire à la lumière de cette réflexion d’Israël sur la foi, à partir de l’épisode de Massa et Meriba : pour Adam, c’est-à-dire chacun d’entre nous, la question de confiance peut se poser sous la forme d’un obstacle, une limitation de nos désirs (par exemple la maladie, le handicap, la perspective de la mort)… Ce peut être aussi un commandement à respecter, qui limite apparemment notre liberté, parce qu’il limite nos désirs d’avoir, de pouvoir… La foi, alors, c’est la confiance que, même si les apparences sont contraires, Dieu nous veut libres, vivants, heureux et que de nos situations d’échec, de frustration, de mort, il fera jaillir la liberté, la plénitude, la résurrection.
Pour certains d’entre nous la question de confiance se pose chaque fois que nous ne trouvons pas de réponse à nos interrogations : accepter de ne pas tout savoir, de ne pas tout comprendre, accepter que les voies de Dieu nous soient impénétrables exige parfois de nous une confiance qui ressemble à un chèque en blanc… Il ne nous reste plus qu’à dire comme Pierre à Capharnaüm, « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle. » (Jn 6,68).
Quand Saint Paul dit aux Corinthiens « Laissez-vous réconcilier avec Dieu » (2 Co 5,20), on peut traduire « Cessez de lui faire des procès d’intention, comme à Massa et Meriba » ou quand Marc dit dans son Evangile « Convertissez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle », on peut traduire « croyez que la Nouvelle est bonne », c’est-à-dire croyez que Dieu vous aime, qu’il n’est que bienveillant à votre égard.
Ce choix résolu de la confiance, il est à refaire chaque jour : « Aujourd’hui écouterez-vous sa parole ? » Je lis cette phrase comme très libérante : chaque jour est un jour neuf, aujourd’hui, tout est de nouveau possible. Chaque jour nous pouvons réapprendre à « écouter », à « faire confiance » : c’est pour cela que ce psaume 94/95 est le premier chaque matin dans la Liturgie des Heures ; et que chaque jour les juifs récitent deux fois leur profession de foi (le « Shema Israël ») qui commence par ce mot « Ecoute ». Et le texte d’Isaïe que je citais tout-à-l’heure à propos du Serviteur le dit bien : « Le SEIGNEUR mon Dieu m’a donné le langage des disciples… Chaque matin, il éveille, il éveille mon oreille, pour qu’en disciple j’écoute. » (Is 50,4).
Dernière remarque, le psaume parle au pluriel : « Aujourd’hui écouterez-vous sa parole ? »… Cette conscience de faire partie d’un peuple était très forte en Israël ; quand le psaume 94/95 dit « Nous sommes le peuple que Dieu conduit », là non plus, ce n’est pas de la poésie, c’est l’expérience d’Israël qui parle ; dans toute son histoire, on pourrait dire qu’Israël parle au pluriel. « Entrez, inclinez-vous, prosternez-vous » sous-entendu sans vous demander où vous en êtes chacun dans votre sensibilité croyante ; nous touchons peut-être là un des problèmes de l’Eglise actuelle : dans la Bible, c’est un peuple qui vient à la rencontre de son Dieu… « Venez, crions de joie pour le SEIGNEUR, acclamons notre rocher, notre salut ! »

DEUXIEME LECTURE – lettre de saint Paul aux Romains 5,1-2.5-8

Frères,
1 nous qui sommes devenus justes par la foi,
nous voici en paix avec Dieu
par notre Seigneur Jésus Christ,
2 lui qui nous a donné, par la foi,
l’accès à cette grâce
dans laquelle nous sommes établis ;
et nous mettons notre fierté
dans l’espérance d’avoir part à la gloire de Dieu.
5 Et l’espérance ne déçoit pas,
puisque l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs
par l’Esprit Saint qui nous a été donné.
6 Alors que nous n’étions encore capables de rien,
le Christ, au temps fixé par Dieu,
est mort pour les impies que nous étions.
7 Accepter de mourir pour un homme juste,
c’est déjà difficile ;
peut-être quelqu’un s’exposerait-il à mourir pour un homme de bien.
8 Or, la preuve que Dieu nous aime,
c’est que le Christ est mort pour nous,
alors que nous étions encore pécheurs.

LE CHRIST A ACCEPTE DE MOURIR PAR AMOUR
Le chapitre 5 marque un tournant dans la lettre aux Romains : jusque-là, Paul parlait du passé de l’humanité (des païens comme des croyants) ; désormais il parle de l’avenir, un avenir transfiguré pour les croyants, par la vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ.
Peut-être pour comprendre la pensée de Paul, faut-il lire ce texte en commençant par la fin : premièrement, le Christ a accepté de mourir pour nous, alors que nous étions pécheurs ; deuxièmement, l’Esprit Saint nous a été donné, et avec lui, c’est l’amour même de Dieu qui s’est répandu dans nos cœurs  ; troisièmement, désormais, tout notre orgueil est là, nous espérons et nous savons que nous aurons part à la gloire de Dieu.
Premièrement, le Christ a accepté de mourir pour nous, alors que nous étions pécheurs ; la formule « pour nous » en français est ambiguë : elle ne signifie pas « à notre place » ; comme si les condamnés à mort que nous étions avaient pu se faire remplacer par lui. « Pour nous » veut dire « en notre faveur ». « Alors que nous n’étions encore capables de rien, le Christ, au temps fixé par Dieu, est mort en faveur des coupables que nous étions », dit Paul.
De quoi étions-nous coupables ? De toute la haine et la violence qui envahissent la vie des hommes, tout cela, bien souvent, par amour de l’argent ou du pouvoir…
De quoi étions-nous coupables ? De cette espèce de dévoiement général que Paul décrit au début de cette lettre aux Romains, et qui fait qu’on a bien souvent envie de dire « pauvre humanité ». Créée pour la paix, la tendresse, l’amour, le partage des biens et des joies, l’humanité a laissé s’installer en son sein des germes sans cesse renaissants de divisions, d’injustice et donc de haine et on a bien peur que ce soit sans issue ; Jésus prend cette situation à bras le corps et il la combat jusqu’à en mourir. Il vient dire ce qui est pourtant simple, mais que nous avons bien du mal à entendre : « Il vous faut retrouver le seul chemin qui mène au bonheur ; dussé-je en perdre la vie, je vous montrerai jusqu’au bout ce qu’aimer et pardonner veut dire. Et alors il vous suffira de me suivre, de prendre le même chemin que moi pour vous retrouver, avec moi, dans le monde pour lequel vous êtes faits, celui de la grâce et de l’amour. »
Deuxièmement, l’Esprit Saint nous a été donné, et avec lui, c’est l’amour même de Dieu qui s’est répandu dans nos coeurs ; ce que Paul dit là, c’est que, mystérieusement, mais de façon certaine, dans ce paroxysme d’amour du Fils de Dieu qu’a été la passion et la croix, l’Esprit de Dieu s’est répandu sur le monde.
L’ESPRIT SAINT NOUS A ÉTÉ DONNÉ
Jusqu’à ce chapitre 5, la lettre aux Romains ne mentionne jamais l’Esprit Saint sauf dans les toutes premières lignes qui constituent l’adresse. Mais, dans le corps de la lettre, c’est la première fois que Paul en parle, et ce n’est certainement pas un hasard ; c’est justement le moment où il parle de la croix du Christ ; le lien entre les deux versets est frappant : « L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs  par l’Esprit Saint qui nous a été donné. Alors que nous n’étions encore capables de rien, le Christ, au temps fixé par Dieu, est mort pour les coupables que nous étions. »
Saint Jean fait exactement le même rapprochement dans son évangile ; déjà au moment de la fête des tentes quand Jésus avait parlé de l’eau vive : « Au jour solennel où se terminait la fête, Jésus, debout, s’écria : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et qu’il boive, celui qui croit en moi ! Comme dit l’Écriture : De son cœur couleront des fleuves d’eau vive. » En disant cela, il parlait de l’Esprit Saint qu’allaient recevoir ceux qui croiraient en lui. En effet, il ne pouvait y avoir l’Esprit, puisque Jésus n’avait pas encore été glorifié. » (Jn 7,37-39). Et, au moment de la mort du Christ, pour montrer que cette promesse est accomplie, Jean note « Quand il eut pris le vinaigre, Jésus dit : « Tout est accompli ». Puis, inclinant la tête, il remit l’esprit. » (Jn 19,30).
Troisièmement, désormais, tout notre orgueil est là, nous espérons et nous savons que nous aurons part à la gloire de Dieu. Paul utilise plusieurs fois le mot « orgueil » ou le verbe « s’enorgueillir » dans sa lettre et il a une position très ferme là-dessus ; elle tient en deux points : tout d’abord, nous n’avons en nous-mêmes aucun motif d’orgueil, quelles que soient nos bonnes œuvres   ; ce serait oublier que tout nous vient de Dieu, y compris le peu de vertu que nous avons. En revanche, et c’est le deuxième point, nous avons le droit d’être orgueilleux des dons de Dieu, à partir du moment où nous avons découvert à quel destin fabuleux Dieu nous invite ; déjà son Esprit nous habite ; et mieux encore, nous savons quelle gloire nous attend, quand ce même Esprit, justement, aura transformé nos cœurs  et nos corps à l’image du Christ ressuscité. Le récit de la Transfiguration, dimanche dernier, nous en a donné comme un avant-goût.
Quel chemin depuis Massa et Meriba, le récit du peuple soupçonneux de notre première lecture ! Un chemin que seule notre foi en Jésus-Christ peut nous faire parcourir : « Notre Seigneur Jésus Christ nous a donné, par la foi, l’accès à cette grâce dans laquelle nous sommes établis ; et nous mettons notre fierté dans l’espérance d’avoir part à la gloire de Dieu. »
Dernière remarque : cet Esprit que Jésus nous a transmis, c’est l’Esprit même de Dieu, c’est-à-dire l’amour personnifié ; cette certitude devrait vaincre toutes nos peurs. Avec lui, les croyants d’abord, toute l’humanité ensuite, vaincront les forces de division. C’est une certitude puisque « l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs  par l’Esprit Saint qui nous a été donné. »

EVANGILE – selon saint Jean 4, 5 … 42 (lecture brève)

En ce temps-là,
5 Jésus arriva à une ville de Samarie, appelée Sykar,
près du terrain que Jacob avait donné à son fils Joseph.
6 Là se trouvait le puits de Jacob.
Jésus, fatigué par la route, s’était donc assis près de la source.
C’était la sixième heure, environ midi.
7 Arrive une femme de Samarie, qui venait puiser de l’eau.
Jésus lui dit :
« Donne-moi à boire. »
8 – En effet, ses disciples étaient partis à la ville
pour acheter des provisions.
9 La Samaritaine lui dit :
« Comment ! Toi, un Juif, tu me demandes à boire,
à moi, une Samaritaine ? »
– En effet, les Juifs ne fréquentent pas les Samaritains.
10 Jésus lui répondit :
« Si tu savais le don de Dieu
et qui est celui qui te dit : ‘Donne-moi à boire’,
c’est toi qui lui aurais demandé,
et il t’aurait donné de l’eau vive. »
11 Elle lui dit :
« Seigneur, tu n’as rien pour puiser,
et le puits est profond.
D’où as-tu donc cette eau vive ?
12 Serais-tu plus grand que notre père Jacob
qui nous a donné ce puits,
et qui en a bu lui-même, avec ses fils et ses bêtes ? »
13 Jésus lui répondit :
« Quiconque boit de cette eau
aura de nouveau soif ;
14 mais celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai
n’aura plus jamais soif ;
et l’eau que je lui donnerai
deviendra en lui une source d’eau
jaillissant pour la vie éternelle. »
15 La femme lui dit :
« Seigneur, donne-moi de cette eau,
que je n’aie plus soif,
et que je n’aie plus à venir ici pour puiser.
19 Je vois que tu es un prophète !…
20 Eh bien ! Nos pères ont adoré sur la montagne qui est là,
et vous, les Juifs, vous dites
que le lieu où il faut adorer est à Jérusalem. »
21 Jésus lui dit :
« Femme, crois-moi :
l’heure vient
où vous n’irez plus ni sur cette montagne ni à Jérusalem
pour adorer le Père.
22 Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez pas ;
nous, nous adorons ce que nous connaissons,
car le salut vient des Juifs.
23 Mais l’heure vient – et c’est maintenant –
où les vrais adorateurs
adoreront le Père en esprit et vérité :
tels sont les adorateurs que recherche le Père.
24 Dieu est esprit,
et ceux qui l’adorent,
c’est en esprit et vérité qu’ils doivent l’adorer. »
25 La femme lui dit :
« Je sais qu’il vient, le Messie,
celui qu’on appelle Christ.
Quand il viendra,
c’est lui qui nous fera connaître toutes choses. »
26 Jésus lui dit :
« Je le suis,
moi qui te parle. »

39 Beaucoup de Samaritains de cette ville crurent en Jésus.
40 Lorsqu’ils arrivèrent auprès de lui,
ils l’invitèrent à demeurer chez eux.
Il y demeura deux jours.
41 Ils furent encore beaucoup plus nombreux à croire
à cause de sa parole à lui,
et ils disaient à la femme :
42 « Ce n’est plus à cause de ce que tu nous as dit
que nous croyons :
nous-mêmes, nous l’avons entendu,
et nous savons que c’est vraiment lui
le Sauveur du monde. »

SI TU SAVAIS LE DON DE DIEU
L’eau courante n’apporte pas avec elle que des bienfaits ; nous ne connaissons plus les rencontres autour du puits, le puits en plein désert ou le puits du village : combien de relations sont nées là, combien de mariages dans la Bible ? Auprès d’un puits, le serviteur d’Abraham a rencontré Rébecca, celle qui devait devenir la femme d’Isaac ; auprès d’un puits, Jacob s’est épris de Rachel ; auprès d’un puits de Samarie, Jésus entame l’un des dialogues les plus célèbres de l’évangile de Jean, le dialogue avec celle qu’on appelle désormais la Samaritaine.
Jésus est de passage en Samarie, en route vers la Galilée ; il a quitté la Judée où les Pharisiens commencent à le surveiller ; il est environ midi : pourquoi Jean précise-t-il l’heure ? Dans un pays chaud, ce n’est pas l’heure d’aller puiser de l’eau ; la Samaritaine, mal vue dans son village, choisit-elle cette heure précisément pour ne rencontrer personne ? Ou bien Jean veut-il nous faire entendre que c’est l’heure de la pleine lumière et que la lumière du monde vient de se lever sur la Samarie, avec la révélation du Messie ? Car aux yeux des Pharisiens la Samarie passait pour avoir bien besoin de conversion.
La brouille entre Judéens et Samaritains remontait loin : du côté de Jérusalem, on considérait depuis longtemps les Samaritains comme des hérétiques, parce que certains d’entre eux descendaient de populations païennes installées là par l’Empire Assyrien après la conquête de la Samarie. Mais, soyons francs, les Samaritains le leur rendaient bien ; car il n’y avait quand même pas que des descendants de populations déplacées parmi eux ; il y avait également des descendants des tribus du Nord et qui essayaient tout autant que les habitants de Jérusalem de rester fidèles à la loi de Moïse ; et ils trouvaient tout autant de reproches à faire à ceux qui se croyaient plus purs qu’eux à Jérusalem. L’inimitié était donc parfaitement réciproque et la méfiance mutuelle n’avait fait que se durcir au cours des siècles ; on la ressentait très nettement à l’époque du Christ. D’où l’étonnement de la femme de Samarie : un Juif s’abaisserait-il à lui demander quelque chose ?
Mais simplement parce qu’elle l’a écouté, Jésus peut lui proposer le don véritable « Si tu savais le don de Dieu, et qui est celui qui te dit ‘Donne-moi à boire’ » ; le don de Dieu, c’est Jésus lui-même ; c’est de le connaître : Jésus le redit dans sa dernière prière, toujours dans l’évangile de Jean « La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ. » (Jn 17,3).
Bien qu’ils soient des hérétiques aux yeux des Pharisiens de Jérusalem, les Samaritains attendent, eux aussi, le Messie et ils savent qu’il leur fera tout connaître : comme la Samaritaine le dit à Jésus « Je sais qu’il vient, le Messie, celui qu’on appelle Christ. Quand il viendra, c’est lui qui nous fera connaître toutes choses. » Simplement parce qu’elle a accepté le dialogue, parce qu’elle a été ouverte, parce qu’elle a demandé de bonne foi une explication sur ce qu’il fallait faire pour plaire à Dieu, elle peut entrer dans cette connaissance du Messie « Je le suis, moi qui te parle ».
Tout au long de ce récit, Jean nous fait comprendre qu’avec la venue du Messie, la face du monde est changée : toutes les questions ont trouvé leur réponse, les temps sont accomplis : l’heure vers laquelle tendait toute l’histoire humaine a sonné. Désormais, le culte n’est plus une affaire de lieu, de temple, de montagne. L’eau vive jaillit dans chaque cœur  croyant : « Celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; et l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant pour la vie éternelle. » Vous avez remarqué l’insistance de Jésus sur le don : avec le Dieu d’amour tout est don et pardon ; la Samaritaine qui se sait bien peu vertueuse accueille tout simplement, (plus simplement que d’autres, peut-être ?) le don et le pardon.
Et quand Jésus parle de source jaillissante, il veut peut-être dire que l’eau qui jaillit des coeurs croyants peut désormais en abreuver d’autres ? En tout cas c’est ce que vivra la Samaritaine qui aussitôt va dire à toute la ville « J’ai rencontré le Messie ».

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Le christianisme, le corps et la sexualité

Comment le christianisme a-t-il vu le corps et la sexualité au début de son histoire ?

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La crise que traverse l’Église interroge plus largement notre rapport au corps. De quoi sommes-nous héritiers? Pendant le Carême, La Croix se penche chaque semaine sur six moments structurants de l’histoire du christianisme et sur son rapport au corps. Cette semaine, les premiers siècles de notre ère, entre héritage juif, influence grecque et nouveauté du christianisme. Corps et âme (1/6)

Épisode 1/12

Le christianisme porte-t-il en lui le rejet du corps, et de tout ce qui y a trait, à commencer par la sexualité ? L’idée est tenace. Et pourtant, « le Verbe s’est fait chair », proclame le prologue de l’Évangile selon saint Jean. Comment la religion du Dieu fait homme a-t-elle construit sa pensée sur le rapport entre corps et âme, au fil des siècles ?

Le christianisme se répand dans un monde marqué par le dualisme platonicien qui voit dans le corps le tombeau de l’âme. À la différence des philosophies grecques, le fonds judéo-chrétien porte sur le corps un regard profondément positif, l’être humain étant créé en tant que tel âme et corps. « Cela veut dire que le binôme âme-corps del’être humain n’est pas un accident, mais qu’il correspond à une volonté divine, souligne l’historien Jean-Marie Salamito, spécialiste du christianisme primitif. Le Dieu de la Genèse “vit que cela était bon”, il est satisfait de ce qu’il a créé. » C’est donc par la volonté même du Créateur que l’être humain est composé de matière et d’immatériel, ce qui est le fondement de sa dignité humaine.

L’incarnation et la résurrection de Jésus, fondement de la dignité du corps humain

Cette grande dignité du corps est renforcée encore dans le christianisme par le fait que Dieu s’incarne en la personne de Jésus, et que celui-ci ressuscite. « Jésus est reconnaissable dans son corps, dans ses gestes, il propose qu’on lui donne à manger, montrant par là qu’il n’est pas devenu un pur esprit », poursuit Jean-Marie Salamito. Jésus a traversé la mort avec son corps, ses disciples en ont témoigné, et cela renforce la valeur des corps promis à la résurrection.

  « Ces aspects ont beaucoup scandalisé les philosophes païens de l’Antiquité, explique Jean-Marie Salamito. Comment un être divin peut-il se souiller en entrant dans un corps ? L’idée que le corps ressuscite apparaît complètement absurde aux païens, qui énoncent maintes objections matérielles. » Cette dignité reconnue du corps par les chrétiens a une implication : le corps, « temple de l’Esprit », nous dit saint Paul, « n’est pas pour la débauche » explique l’Apôtre dans sa première Épître aux Corinthiens, présentée parfois comme le premier manuel d’éthique chrétienne. Très vite, les premiers chrétiens s’interrogent sur l’usage de leur corps, sur les mœurs, le mariage, la sexualité, et le renoncement à celle-ci.

Importance du renoncement à la chair

Ainsi, selon le théologien Alain Houziaux (1), « le christianisme, dès son origine, a constamment hésité entre une “anthropologie angélique”, de la pureté et de la sainteté, et une anthropologie de l’incarnation, de la vie et du bonheur terrestre ». Écartelé, le christianisme a dû se résoudre à prôner « deux éthiques tout à fait contradictoires : celle de la continence et celle du mariage ».

L’importance du renoncement à la chair, vécu tant par désir d’anticiper la vie céleste, dans laquelle on n’a « ni femme ni mari », que par souci de maîtrise de soi, sous l’influence des stoïciens, a varié au cours des premiers siècles, suscitant chez les Pères de l’Église de nombreux débats et controverses. Ce choix de la continence s’est fait plus prégnant lorsque les grandes persécutions contre les chrétiens ont pris fin, la chasteté prenant le relais du martyre comme voie de témoignage. « Grâce à la continence, tu acquerras un grand fonds de sainteté et, par l’économie faite sur la chair, tu investiras dans l’Esprit », exhorte Tertullien.

Le service de l’autel réservé à des abstinents

Dans le judaïsme du Second Temple, la continence volontaire était cantonnée à quelques communautés, tels les Esséniens, qui ne la pratiquaient qu’après avoir assuré leur descendance. Les milieux chrétiens des Ier et IIe siècles connaissent, eux, un « exposé tapageur, pendant plus d’un siècle, de vues extrêmes sur la continence », décrit l’historien Peter Brown (2).

Ce discours engendre « une situation inconnue du judaïsme. Les hommes mariés tremblaient, à deux doigts d’être rabaissés au niveau des femmes : du fait qu’ils étaient physiquement participants à la vie sexuelle, ils étaient inéligibles aux fonctions de direction dans la communauté ». En effet, « le service de l’autel était réservé à des abstinents », rappelle Alain Houziaux (1), décrivant une volonté de préserver « l’aire du sacré de toute souillure », rémanence des règles de pureté du Lévitique.

Dans l’Église primitive, la continence est une affaire post-maritale

Dans ce contexte, Clément d’Alexandrie, né vers 150, prend le contrepied et rassure les hommes mariés : la sexualité conjugale n’empêche pas automatiquement le chrétien d’être parfait. Dans l’Église primitive, la continence est une affaire post-maritale pour hommes et femmes d’âge mûr. Mais se développe au cours du IIIe siècle, notamment sous l’influence d’Origène, une notion de virginité de plein statut.

C’est d’ailleurs à cette période qu’apparaît l’affirmation de la virginité perpétuelle de Marie, alors que selon Matthieu (1,25), la mère de Jésus serait demeurée vierge « jusqu’à ce qu’elle enfante un fils ». Origène, connu pour sa très grande rigidité, éprouve une profonde ambivalence envers le corps humain, source de tentations et de frustration, sans pour autant en faire une prison de l’âme. Une ambivalence qui « pénétra au cœur de toutes les futures traditions de gouvernement ascétique dans le monde grec et le Proche-Orient », selon Peter Brown, pour qui Origène légua une vision de la personne humaine « qui continua à inspirer, à fasciner, voire à consterner toutes les générations ultérieures ».

« La nature même de la chair n’est pas un mal »

Autre élément expliquant une défiance envers la sexualité, certains Pères de l’Église, comme Grégoire de Nysse, Jérôme, et Ambroise voient son exercice, inexistant avant la chute, comme une conséquence du péché originel. Une vision contre laquelle s’élève au Ve siècle Augustin. Pour l’évêque d’Hippone, qui a abandonné le manichéisme pour la foi chrétienne, tout en témoignant de son combat contre la concupiscence de la chair, « il existe une sexualité initiale qui se vit au paradis terrestre, et qui est marquée par l’entente, l’harmonie de l’âme et du corps », souligne Jean-Marie Salamito.

La sexualité n’est donc pas une conséquence du péché, même s’il existe une conséquence du péché sur la sexualité. « Vivre selon la chair est vraiment un mal, mais la nature même de la chair n’est pas un mal », synthétise Augustin, lui dont la pensée deviendra, assure le philosophe Michel Foucault le « fondement de l’éthique sexuelle du christianisme occidental (3) ».

Les règles du concile d’Elvire

Le concile d’Elvire, qui s’est tenu dans le sud de l’Espagne vers 300, décréta que « tous les évêques, prêtres, diacres, et tous les clercs qui ont des fonctions liturgiques doivent s’abstenir de leurs épouses et ne pas engendrer d’enfants » (canon 33).

Le canon 43 de ce concile affirme que le prêtre ayant une relation avec sa femme la veille de la messe perdra son emploi.

Ce même concile a condamné l’inceste, ainsi que le viol des jeunes garçons par des clercs, cette faute étant punie d’une excommunication perpétuelle.

(1) L’Idéal de chasteté dans les débuts du christianisme, pourquoi ? Revue Topique, 2008/4.

(2) Le Renoncement à la chair, de Peter Brown, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1995, 598 p., 39,90 €.

(3) Les Aveux de la chair, de Michel Foucault, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2018, 448 p., 24 €.

https://www.la-croix.com/Religion/Histoire-christianisme-sexualite-corps-humain-Ier-Ve-siecle-2023-02-23-1201256457

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Baptistère de la cathédrale Saint-Sauveur (Aix-en-Provence) et baptême dans l’Antiquité chrétienne

Baptistère de la cathédrale Saint-Sauveur, baptême dans l’Antiquité chrétienne et signification du baptême

 

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Cette présentation du baptistère a un double objectif :

1 Présenter l’histoire du baptistère

2 Expliquer le déroulement et le sens de ce qui s’y passe

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 Vue générale du baptistère

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Le baptistère est sans doute le mieux conservé en son état de Provence. Il date du V° siècle et suit un modèle très répandu. 

A l’origine, les chrétiens étaient baptisés (par immersion) la nuit de Pâques, et rarement en d’autres occasion (la nuit de Noël en étant une). Ils l’étaient à l’âge adulte; et seul l’évêque pouvait baptiser. Il était donc essentiel d’avoir dans la cathédrale un espace dédié à cette cérémonie qui soit assez vaste. 

A Aix, le baptistère reprend le plan de celui de Marseille, construit peu de temps avant, dans des proportions six fois moindres (le baptistère de Marseille étant le plus grand de la chrétienté). Les colonnes employées pour la construction proviennent d’une basilique civile du I° siècle. Comme la première cathédrale, le baptistère est construit à l’emplacement d’un Forum et utilise des éléments de remplois. 

La décoration d’origine ne nous est pas connue, sinon par un fragment de mosaïque situé dans la niche sud-ouest. 

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Fragment de mosaïque. Ce petit fragment donne une idée de la décoration d’origine du sol. Il est situé dans la niche sud-ouest.

Le baptistère est très régulièrement restauré, et chaque chantier respecte son plan d’origine. Les principales restaurations sont:

Au XII° siècle, les murs sont rebâtis et couverts de fresques.

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Fragments de fresques. Ces fresques ont été réalisées au XIIè siècle, lors de la construction des murs du baptistère. Une des scènes représente la vêture de sainte Claire.

Au XIV° siècle, une nouvelle cuve baptismale remplace l’ancienne au centre de l’édifice. Elle est aujourd’hui contre le mur sud. 

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Cuve baptismale antique

En 1577, la coupole est réédifiée dans le style Renaissance maniériste alors en vogue.

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Vue de la coupole.  Le plan de la coupole s’inspire de la chapelle d’Estienne de Saint-Jean, situé dans le coeur de la cathédrale.

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Vue de la coupole reconstruite en 1579

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Enfin, en 1996, après de nombreuses fouilles, le baptistère est rendu dans un état proche de l’origine.

Au XIX° siècle, les sept niches du baptistère sont ornées de sept tableaux d’artistes aixois représentant les sept sacrements.

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Le baptême. Le tableau est situé au-dessus de la cuve baptismale du XIVè siècle. Oeuvre d’un disciple de Granet, Jean-Baptiste Martin (1847).

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L’Eucharistie. Oeuvre de Joseph Richaud (1848)

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La confirmation. Oeuvre de Joseph Gibert (1848)

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Le sacrement de pénitence. Oeuvre de Léontine Tacussel (1848). Il a été placé  dans la nef romane, puisque la niche qu’il occupait a fait l’objet de découverte archéologiques

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Le sacrement du mariage. Oeuvre d’Alphonse Angelin (1846)

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Le sacrement de l’ordre.  Oeuvre de François Latil (1848) qui représente ce sacrement par l’institution de saint Pierre comme chef de l’Eglise.

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L’extrême onction : oeuvre d’Antoine Coutel (1847)

Histoire de la construction

Le baptistère fut construit dans les dernières années du Vè siècle, au moment où la basilique romaine qui se trouvait à l’emplacement de l’actuelle nef gothique devenait la seconde cathédrale d’Aix, sous l’épiscopat de Basilius, évêque entre 470 et 510  Ce Basilius dont l’épitaphe en latin se trouve dans la galerie occidentale du cloître , y est nommé « docteur » et fut certainement un évêque éminent.

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Epitaphe en latin de l’évêque Basilius qui se trouve dans la partie occidentale du cloître

La construction du baptistère est liée au transfert du siège épiscopal (attesté en 408) de la 1ère église qui se trouvait sur le site de Notre-Dame de la Seds, sur le site actuel où se trouvait une basilique romaine du 1er siècle. Elle était flanquée au sud d’un grand portique qui dominait le forum.

Le baptistère fut édifié dans l’angle nord-ouest du forum au pied du podium.

La construction était rendue nécessaire par ce transfert puisque seul l’évêque, en tant que successeur des apôtres baptisait. Toute cathédrale était donc flanquée d’un baptistère, généralement à l’extérieur de l’édifice : un détail important : le baptême marque l’entrée dans l’Eglise du néophyte, le fait devenir membre à part entière de l’Eglise « corps du Christ ».

Le plan du baptistère suit celui du 1er baptistère construit en Occident (dès 312-313) : celui de la cathédrale de Rome, à l’origine dédiée au Christ Sauveur, ensuite à saint l’Evangéliste et à saint Jean Baptiste.

Le plan du sol est carré, en élévation c’est un cube, de 14 m de côté (celui de Marseille faisait 25 m, à peu près contemporain, daté entre 381 et 428 aujourd’hui disparu).

          Au centre un stylobate carré sur lequel sont placés formant un cercle les 8 colonnes de portique de la basilique : 6 de cipolin (marbre vert, importé de l’île grecque d’Eubée, on voit les mêmes, plus grandes à Sainte-Sophie de Constantinople), 2 de granit (importé d’Egypte : on trouve les mêmes sur le Forum de Trajan à Rome) : elles entourent la piscine octogonale revêtue de marbre (diamètre 1,4 m) et supportent un tambour octogonal surélevé, muni d’ouverture pour éclairer l’édifice.

          Tambour probablement couvert par une charpente et non ue coupole, il en allait de même pour le déambulatoire…

          Les chapiteaux corinthiens de marbre blanc (de Carrare) sont aussi des emplois, sauf ceux de granit qui sont des copies du VIè s.

          Les archéologues ont découvert que ce plan fut modifié en cours de chantier par la construction dans les angles de niches semi-circulaires, voûtées en cul-de-four, donnant à l’édifice une forme octogonale : seules celles du sud y sont conservées.

          Niches précédées d’un emmarchement de 25 cm, ornées de mosaïques représentant des feuilles d’acanthe : encore conservées angle sud-ouest.

          Le déambulatoire dut recevoir la couverture voûtée à ce moment.

Reconstructions, restaurations

          Au Xiè siècle, vers 1065-1075, le bâtiment fut entièrement reconstruit – au moment où l’évêque d’Ai affirme des prétentions métropolitaines – mais à l’identique : ceci explique que l’édifice actuel est très semblable à celui de l’Antiquité. Lors des travaux, le baptistère aurait été le 1er bâtiment à avoir été refait.

          Suivit la reconstruction de la nef Sainte-Marie, dont 5 arcades dans les murs nord et sud, édifiées sur des assises antiques ; enfin la construction de la nef Saint-Maximin (romane II). Ou reconstruction…. Car les historiens évoquent l’hypothèse d’une église double, dès l’époque carolingienne… La basilique romaine étant sans doute une basilique à trois nefs, la nef gothique actuelle étant à l’emplacement de la nef centrale d’origine.

          C’est à ce moment que les piliers du baptistère reçurent une coupole octogonale surmontée d’une lanterne.

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Coupole : vue extérieure

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Toit de la coupole

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Nef Sainte Marie

 

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Nef Saint-Maximin

 

          Au XIIIè siècle : dans la niche S.-O. fresque du Christ Pantocrator, avec François d’Assise

          Au XIVè siècle : la piscine baptismale est comblée et remplace par des fonds baptismaux, car, sauf exception, on ne baptise plus d’adultes, mais seulement des bébés

          Au XVè siècle : ouverture des deux niches au nord

          Au XVIè siècle, entre 1577 et 1583, une nouvelle coupole ortogonale est montée sur un double tambour : le tambour est ajouré de huit acouli, ainsi que les voûtains de la coupole. Une lanterne ajourée de huit oculi surmonte le tout. Travaux de Pierre Laurens et Arnoux Bonnaux

 

La structure de l’édifice ne subira plus ensuite aucune modification majeure

          Au cours du XIXè siècle le sol du baptistère est revêtu d’un pavement de marbre blanc et noir qui dissimule les épitaphes, les tombes creusées  ; entre 1846 et 1848, 7 tableaux représentant les 7 sacrements sont installés dans les niches où ils sont toujours. Celui représentant la Pénitence est dans la nef romane.

          Au XXè siècle entre 1976 et 1884 :

                    Le baptistère a fait l’objet de fouilles minutieuses ;

                    La piscine antique est laissée ouverte, avec ses parois de brique, des restes de béton, et les adductions d’eau sont visibles ;

                    La colonnale de la coupole et le sol originel, les tableaux ont été restaurés

Déroulement et sens du baptême

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Un baptême à la fin du XVIIIè siècle. Gravure d’époque. On y remarque la cuve médiévale installée au milieu du bâtiment au-dessus de la cuve antique.

Le baptistère dans une cathédrale est un élément essentiel : c’est là que tout commence pour le nouveau chrétien : 1er sacrement d’initiation, le baptême ouvre les portes de l’Eglise et le fait devenir à pat entière membre de l’Eglise, membre du Corps du Christ (cf. Jean 15).

Après généralement une longue préparation, le catéchumène était solennellement accueilli dans l’église cathédrale par l’évêque et tout le peuple rassemblé dans la Nuit de Pâques pour célébrer la Résurrection du Christ. Le baptême n’était donné en effet normalement que cette nuit-là et sous la présidence de l’évêque.

Le catéchumène se déshabille entièrement : « que personne ne descende dans la piscine avec un objet étranger sur lui ».

Un prêtre lui fait alors sur tout le corps une 1ère onction avec l’huile de l’exorcisme, puis un diacre descend avec l’accord du catéchumène dans la piscine baptismale après l’avoir interrogé 3 fois :

  • « Crois-tu en Dieu, le Père Tout-Puissant ? »
  • « Crois-tu en Jésus-Christ, le Fils de Dieu ? »
  • « Crois-tu au Saint-Esprit, en la Sainte Eglise, et pour le Résurrection de la Chair ? »

Le néophyte reçoit la 2ème onction, d’huile sainte, se rhabille et rentre dans l’église

L’Evêque lui impose la main et lui fait une 3ème  onction d’huile sainte sur la tête. Puis après une prière, il lui donne le baiser de paix qui déclenche le baiser de paix dans l’assemblée.

Ensuite les diacres présentent le pain et le vin à l’évêque, c’est l’offertoire, le début de l’Eucharistie, la 1ère du néophyte.

Catéchèse II : Du baptême (extrait) Cyrille de Jérusalem

Avec lecture de l’Epitre aux Romains de : « Ignorez-vous que tous, tant que nous sommes, baptisés dans le Christ Jésus, nous avons été baptisés dans sa mort ? » – jusqu’à : « Vous n’êtes plus en effet sous la loi, mais sous la grâce » (Rm 6, 3-14)

Sitôt entrés, vous avez ôté votre tunique ; c’était l’image de votre dépouillement du vieil homme et de ses actions. Vous vous êtes alors trouvés nus, imitant encore par là la nudité du Christ sur la croix ; c’est par cette nudité qu’il a dépouillé les principautés et les puissances et qu’il a ouvertement triomphé d’elles du haut de ce bois. Puisque les puissances adverses s’étaient installées dans vos membres, il ne vous est plus permis de porter cette vieille tunique, homme corrompu par les convoitises trompeuses. Que l’âme qui l’a une fois dépouillée ne s’en revête jamais plus, mais qu’elle dise avec l’épouse du Christ dans le Cantique des cantiques : J’ai ôté ma tunique, comment la remettrai-je ?

[…]

Ainsi dépouillés vous avez été frottés d’huile consacrée, depuis le haut des cheveux jusqu’au bas du corps, et vous êtes entrés en communion avec l’olivier franc qui est Jésus-Christ. Détachés du sauvageon vous avez été entés sur l’olivier franc et vous avez eu part à la sève du Christ : elle chasse toutes les traces de la puissance adverse. De même, en effet, que le souffle des saints et l’invocation du nom de Dieu, à la manière d’une flamme violente brûlent et mettent en fuite les démons, de même cette huile consacrée reçoit par l’invocation de Dieu et par la prière, le pouvoir, non seulement de cautériser les traces de péché mais encore de faire fuir toutes les puissances invisibles du malin.

On vous a menés ensuite à la sainte piscine du divin baptême comme on a jadis porté le Christ, de la croix au sépulcre voisin. Et on a demandé à chacun de vous s’il croyait au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Vous avez fait alors la confession salutaire, puis vous vous êtes plongés trois fois dans l’eau et vous en êtes ressortis : c’était un symbole des trois jours que le Christ a passés dans le tombeau.

De même en effet que notre Sauveur est resté trois jours et trois nuits dans le sein de la terre, de même vous aussi, en sortant pour la première fois, vous avez représenté le premier jour que le Christ a passé en terre et en vous replongeant dans l’eau, la nuit qui l’a suivi. De même que celui qui est dans la nuit ne voit plus, tandis que celui qui est dans le jour vit en pleine lumière, de même pendant votre immersion, comme dans la nuit, vous ne voyiez rien, mais à votre sortie de l’eau, vous vous trouviez comme en plein jour.

LETTRE DE SAINT PAUL APÔTRE AUX ROMAINS

01 Que dire alors ? Allons-nous demeurer dans le péché pour que la grâce se multiplie ?

02 Pas du tout. Puisque nous sommes morts au péché, comment pourrions-nous vivre encore dans le péché ?

03 Ne le savez-vous pas ? Nous tous qui par le baptême avons été unis au Christ Jésus, c’est à sa mort que nous avons été unis par le baptême.

04 Si donc, par le baptême qui nous unit à sa mort, nous avons été mis au tombeau avec lui, c’est pour que nous menions une vie nouvelle, nous aussi, comme le Christ qui, par la toute-puissance du Père, est ressuscité d’entre les morts.

05 Car, si nous avons été unis à lui par une mort qui ressemble à la sienne, nous le serons aussi par une résurrection qui ressemblera à la sienne.

06 Nous le savons : l’homme ancien qui est en nous a été fixé à la croix avec lui pour que le corps du péché soit réduit à rien, et qu’ainsi nous ne soyons plus esclaves du péché.

07 Car celui qui est mort est affranchi du péché.

08 Et si nous sommes passés par la mort avec le Christ, nous croyons que nous vivrons aussi avec lui.

LETTRE DE SAINT PAUL APÔTRE AUX COLOSSIENS

 12 Dans le baptême, vous avez été mis au tombeau avec lui et vous êtes ressuscités avec lui par la foi en la force de Dieu qui l’a ressuscité d’entre les morts.

13 Vous étiez des morts, parce que vous aviez commis des fautes et n’aviez pas reçu de circoncision dans votre chair. Mais Dieu vous a donné la vie avec le Christ : il nous a pardonné toutes nos fautes.

14 Il a effacé le billet de la dette qui nous accablait en raison des prescriptions légales pesant sur nous : il l’a annulé en le clouant à la croix.

La liturgie orthodoxe exprime avec précision la symbolique de l’eau du baptême : « Sous les eaux on meurt, on descend aux enfers, et l’on ressuscite avec le Christ, on accède en Lui à la vie trinitaire »

C’est cela qu’il essentiel de comprendre ici, au dessus de la piscine baptismale antique :

          Que la piscine est comme une tombe dans laquelle on descend,

          Que la triple immersion symbolise les trois jours où le Christ est resté au tombeau,

          Et qu’en sortant de l’eau la troisième fois, le néophyte « se trouve comme en plein jour », ressuscité avec le Christ, vivant d’une vie nouvelle. Le baptême est vu comme une nouvelle naissance.

Inversement, le baptistère est éclairé le jour par trois rangées de fenêtres symbolisant la trinité qui, du ciel, donne la vie et la lumière. Du moins à partir du XVIè siècle, mais peut-être aussi dès le XIè.

Précisons que le catéchumène entrait dans la piscine par l’ouest, en sortait par l’est.

Aujourd’hui on a perdu ce sens on se contentant de verser quelques gouttes d’eau très symboliques sur le front, au lieu du plongeon dans l’eau ! Puisqu’en effet  « baptizen » veut dire « plonger », en l’occurrence « plonger dans la mort ».

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Fresque du plongeur, peinte sur une tombe à Paestrum

La symbolique du nombre huit

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Vue des huit chapiteaux. Le chiffre huit est symbolique dans la religion chrétienne. Il représente la vie nouvelle que le Christ apporte dans le baptême 

Le chiffre huit, dans la Bible, est le chiffre de la nouvelle Création : la première Création a été faite par Dieu en sept jours, donc le huitième jour sera celui de la Création renouvelée, des « cieux nouveaux et de la terre nouvelle », selon une autre expression biblique. Celle-ci pourra surgir enfin quand toute l’humanité vivra selon la Loi de Dieu, c’est-à-dire dans l’amour puisque c’est la même chose !
———————
Note
1 – En hébreu, le mot traduit ici par « enseigner » est de la même racine que le mot « Loi »
2 – Voici d’autres éléments de la symbolique du chiffre huit :
– il y avait quatre couples humains (8 personnes) dans l’Arche de Noé
– la Résurrection du Christ s’est produite le dimanche qui était à la fois le premier et le huitième jour de la semaine
C’est pour cette raison que les baptistères des premiers siècles étaient souvent octogonaux ; encore aujourd’hui nous rencontrons de nombreux clochers octogonaux.

Complément
– Voici les huit mots du vocabulaire de la Loi ; ils sont considérés comme synonymes : commandements, Loi, Promesse, Parole, Jugements, Décrets, Préceptes, Témoignages. Ils disent les facettes de l’amour de Dieu qui se donne dans sa Loi
« commandements » : ordonner, commander
« Loi » : vient d’une racine qui ne veut pas dire « prescrire », mais « enseigner » : elle enseigne la voie pour aller à Dieu. C’est une pédagogie, un accompagnement que Dieu nous propose, c’est un cadeau.
« Parole » : la Parole de Dieu est toujours créatrice, parole d’amour : « Il dit et cela fut » (Genèse 1). Nous savons bien que « je t’aime » est une parole créatrice !
« Promesse » : La Parole de Dieu est toujours promesse, fidélité
« Juger » : traiter avec justice
« Décrets » : du verbe « graver » : les paroles gravées dans la pierre (Tables de la Loi)
« Préceptes » : ce que tu nous as confié
« Témoignages » : de la fidélité de Dieu.

Clément d’Alexandrie (Stromates, fin IIè s.) : « Le Christ place celui qu’il fait renaître sous le nombre huit »

          Le premier jour de la semaine dans notre calendrier n’est pas le lundi, mais le dimanche ! En effet Dieu a créé le monde en 7 jours, que le septième est le jour du repos, le shabbat, notre samedi. Le dimanche est bien le 1er jour de la semaine biblique, et chrétienne, qu’il ne faut pas confondre avec le 1er jour ouvré du monde du travail.

Il faut se rappeler que ce n’est qu’assez lentement que les chrétiens ont adopté le 1er jour de la semaine, le dimanche, de préférence au shabbat, pour se réunir et célébrer la Résurrection du Christ (cf. le début des Prières eucharistiques I, II & III, au propre des dimanches : « Nous qui sommes rassemblés devant Toi en ce premier jour de la semaine… »

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BIOGRAPHIES, CHARLES PEGUY, CHARLES PEGUY PAR ARNAUD TEYSSIER, ECRIVAIN CHRETIEN, ECRIVAIN FRANÇAIS, LITTERATURE, LITTERATURE FRANÇAISE, LIVRE, LIVRES, LIVRES - RECENSION

Charles Péguy par Arnaud Teyssier

Charles Péguy 

Arnaud Teyssier

Paris, Tempus, 2014. 336 pages

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Résumé

Par la modestie de ses origines, ses brillantes études, sa rectitude morale, ses engagements intellectuels et politiques entre socialisme et catholicisme de progrès, sa mort héroïque au combat le 5 septembre 1914 à quarante-et un ans, Charles Péguy est l’une des figures les plus pures de ce que la France a de meilleur. Séduisant, irritant, poète inspiré et polémiste redoutable, il a laissé, après quinze années d’une activité intellectuelle et littéraire intense, une empreinte ineffaçable chez ses contemporains et pour la postérité

Sous la plume d’Arnaud Teyssier, on croise les personnalités majeures de notre imaginaire politique et on décèle, grâce à l’intelligence lumineuse de Péguy et sa profonde humanité, quelques traits très actuels de notre impuissance démocratique.

Biographie de l’auteur

Né en 1958, ancien élève de l’ENS et de l’ENA, historien et haut fonctionnaire, Arnaud Teyssier a publié, chez Perrin, des biographies de Lyautey et de Louis-Philippe. Il a présenté une nouvelle édition du Testament politique de Richelieu, dont il achève, toujours pour Perrin, une biographie appelée à faire date

Critique 

Aujourd’hui encore la figure de Charles Péguy est un mystère tant le l’écrivain est inclassable tant par son itinéraire que par sa pensée. Peu lu aujourd’hui il est cependant connu pour être mort au début de la guerre 1914-1918 et par ses écrits mystiques surtout dans les sphères chrétiennes.

Cette biographie bien documentée nous fait revivre l’écolier, l’homme de lettres mais aussi le citoyen engagé dans son époque et prenant part à tous les combats de la IIIè République. Cet ouvrage illustre fort bien le gouffre qui sépare le normalien d’origine paysanne, aux engagements sans concession, à son amour de la France ainsi qu’à à la prose mystique, de notre époque.

Arnauld Teyssier parvient à remettre en perspective l’itinéraire de Péguy : des derniers jours de la République opportuniste à l’Union sacrée, en passant par son engagement majeur, pour l’innocence de Dreyfus, mais aussi sa proximité avec les courants socialistes de cette époque, il retrace les écrits, les amitiés et les positions de l’écrivain, d’abord socialiste puis converti peu à peu à un christianisme mystique et personnel.
Ce faisant il rend intelligible l’itinéraire avant tout solitaire de ce franc-tireur qui pourtant après sa mort sera récupéré par le régime de Vichy et par la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. Teyssier retrace son refus du système, du professorat, des compromissions et des honneurs, la lutte quotidienne pour la survie de son entreprise indépendante (les cahiers de la quinzaine fondés avec quelques amis), loin de la société mondaine et des succès faciles (ceux d’Anatole France notamment).
Difficile d’accès, traversée par une recherche sans compromission de la vérité autour de quelques figures tutélaires (Jeanne d’Arc et le Christ), l’œuvre de Péguy aurait cependant mérité des développements plus longs : ses écrits sont évoqués mais seulement dans le cadre de ses combats. Teyssier semble en effet vouloir contourner l’écueil que forment les textes de l’écrivain : en ne les abordant que trop superficiellement on ignore quelle impact ils eurent réellement à cette époque qui fut une époque troublée par les scandales, l’affaire Dreyfus, le boulangisme puis la montée de l’Action française.

 Cette biographie évacue aussi l’impact de l’écrivain sur le XXe siècle par une trop rapide conclusion. A la décharge de l’auteur du livre, Péguy reste difficilement accessible à l’historien, et les lecteurs de Péguy aujourd’hui ne s’intéressent qu’à son oeuvre mystique délaissant tous ses écrits qui donnent un panorama de cette France qui se cherche dans ses institutions. Teyssier le reconnaît lui-même, du fait de l’immensité de ses écrits et de la somme produite par ses exégètes.

La modestie du projet éditorial (300 pages) et l’ampleur des éléments de contexte à livrer limitent considérablement les développements de fond et ont malheureusement contraint Teyssier à une approche très synthétique mais qui a le mérite de mieux nous faire comprendre l’homme et ses combats.
Ainsi, par souci pédagogique, il plante son Péguy dans le contexte historique (opportunisme, boulangisme, affaire Dreyfus, socialisme, Barrès et Maurras, antagonisme franco-allemand), même si on aurait souhaité en savoir davantage sur l’écrivain et ses oeuvres. Après la lecture, il reste un étrange sentiment : la vie de Péguy est mieux connue, mais l’œuvre elle-même reste mystérieuse. 

Au lecteur de se plonger dans cette oeuvre 

Charles Péguy (1873-1614)

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Charles Pierre Péguy est un écrivain, poète et essayiste français.

Après des études dans sa ville natale, il va à Paris préparer le concours de l’École Normale Supérieure, auquel il est reçu en 1894. En 1896, il écrit un drame, Jeanne d’Arc. Attiré par les idées socialistes, il expose son point de vue dans « Marcel, premier dialogue de la cité harmonieuse » (1898) et milite pour la révision du procès Dreyfus.

Bientôt, il abandonne la carrière universitaire, se sépare du parti socialiste et fonde, en 1900, une revue indépendante, les Cahiers de la Quinzaine, qui se propose d’informer les lecteurs et de « dire la vérité ». C’est de « la Boutique », installé en face de la Sorbonne, que Péguy mènera le combat ; en dépit des difficultés financières, les Cahiers, auxquels collaborent Jérôme et Jean Tharaud, Daniel Halévy, François Porché et Romain Rolland, paraîtront jusqu’à la guerre de 1914.

Les grandes œuvres en prose de Péguy y trouvent place ; ce sont Notre Patrie (1905), où il dénonce le danger allemand et la menace de guerre, Notre jeunesse (1910), où il oppose mystique et politique, L’Argent (1913), où il évoque le monde de son enfance qui ne connut pas la fièvre de l’argent.

En 1908, il déclarait à Joseph Lotte: « J’ai retrouvé la foi ». De sa méditation, naissent de grandes œuvres poétiques : Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910), Le Porche du mystère de la deuxième vertu (1911) et Le Mystère des saints-innocents (1911). Reprenant le geste du bûcheron qui, dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu mettait ses enfants sous la protection de la Vierge, Péguy fait, en 1912, plusieurs pèlerinages à Notre-Dame de Chartres. On retrouve l’écho de ces événements dans La Tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc  (1912), écrite en reconnaissance pour la guérison de son fils Pierre, et dans La Tapisserie de Notre-Dame (1912) ; Péguy n’hésite pas à écrire Ève (1913), une œuvre d’une longueur inusitée, qui comporte huit tragédies en cinq actes et 8000 alexandrins.

Il songeait à évoquer le Paradis dans un nouveau poème, quand survint la guerre, où il trouva la mort. La plupart des archives sur Péguy sont aujourd’hui rassemblées au Centre Charles Péguy d’Orléans, fondé par Roger Secrétain en 1964. On y trouve notamment la quasi-totalité de ses manuscrits.

Bibliographie

Essais

De la raison, 1901.

De Jean Coste, 1902.

Notre Patrie, 1905.

Situations, 1907-1908.

Notre Jeunesse, 1910.

Victor-Marie, Comte Hugo, 1910 ; réédition Fario 2014.

Un nouveau théologien, 1911.

L’Argent, Paris, Allia, 2019, 112 p. 

L’Argent suite, 1913 ; rééd. La Délégation des siècles, L’Argent & l’Argent suite (réunion des deux textes), 265 p., 2020.

Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne, 1914.

Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, 1914 (posth.).

Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, 1931 (posth.).

Par ce demi-clair matin, 1952 (posth.) (recueil de manuscrit inédits dont les deux suites de Notre Patrie)

Un poète l’a dit… , Gallimard, 1953 (posth.)

Véronique. Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, Gallimard, 1972 (posth.)

Poésie

La Tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc, 1913.

La Tapisserie de Notre-Dame, 1913.

Ève, 1913 ;

dont : « Prière pour nous autres charnels », adapté par Max Deutsch et Jehan Alain.

Mystères lyriques

Jeanne d’Arc, film musical, adaptation des œuvres Jeanne d’Arc (1897) et Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910).

Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, 1910.

Le Porche du Mystère de la deuxième vertu, 1911.

Le Mystère des Saints Innocents, 1912.

Extraits

La bénédiction de son patriotisme par Dieu s’inscrit dans le courant de pensée majoritaire des années d’avant-guerre qui, après les années d’abattement dues à la défaite de 1870, attendait et espérait une revanche :

« Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,
Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre. (…)
Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
Couchés dessus le sol à la face de Dieu (…)
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés. »

Elle fait écho aux Béatitudes.

 

Charles Péguy, mort pour la France en 1914, est un des plus grands écrivains français du début du xxe siècle. Revenu au catholicisme en 1909, il engendra une œuvre chrétienne d’une grande force.

Commentaire selon saint Luc (Lc 2, 22-35) :

Heureux Syméon !

« Heureux celui qui le vit dans le Temple ; et ensuite ; car cela suffit ; fut rappelé comme un bon serviteur. C’était un vieil homme de ce pays-là ; un homme qui approchait du soir et qui touchait au soir, au dernier soir de sa vie. Mais il ne vit pas se coucher son dernier soir sans avoir vu se lever le soleil éternel. Heureux cet homme qui prit l’enfant Jésus dans ses bras, qui l’éleva dans ses deux mains, le petit enfant Jésus, comme on prend, comme on élève un enfant ordinaire, un petit enfant d’une famille ordinaire d’hommes ; de ses vieilles mains tannées, de ses vieilles mains ridées, de ses pauvres vieilles mains sèches et plissées de vieil homme. De ses deux mains ratatinées. De ses deux mains toutes parcheminées. Et voici qu’il y avait un homme en Jérusalem, nommé Syméon, et cet homme juste et craignant Dieu, attendant la consolation d’Israël, et l’Esprit Saint était en lui (cf. Lc 2, 25).

Heureux, le plus heureux de tous, il ne connut plus nulle autre histoire de la terre.

Il pouvait se vanter, celui-là aussi, de s’être trouvé au bon endroit. Il avait tenu, car il avait tenu, dans ses faibles mains, le plus grand dauphin du monde, le fils du plus grand roi, roi lui-même, le fils du plus grand roi ; roi lui-même Jésus Christ ; dans ses mains il avait élevé le roi des rois, le plus grand roi du monde, roi par-dessus les rois, par-dessus tous les rois du monde. »

— Charles Péguy. Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910), in Œuvres complètes, vol. 5, Paris, Gallimard, 1916, p. 72-74.

Tout n’est pas perdu

« Un homme avait deux fils. De toutes les paroles de Dieu, c’est celle qui a éveillé l’écho le plus profond.
C’est la seule que le pécheur n’a jamais fait taire dans son cœur.

Elle tient l’homme au cœur, en un point qu’elle sait, et ne lâche pas. Elle n’a pas peur. Elle n’a pas honte. Et si loin qu’aille l’homme, cet homme qui se perd, en quelque pays, en quelque obscurité, loin du foyer, loin du cœur, et quelles que soient les ténèbres où il s’enfonce, les ténèbres qui voilent ses yeux, toujours une lueur veille, toujours une flamme veille, un point de flamme. Toujours une lumière veille qui ne sera jamais mise sous boisseau. Toujours une lampe. Toujours un point de douleur cuit. Un homme avait deux fils. Un point qu’il connaît bien. Dans la fausse quiétude un point d’inquiétude, un point d’espérance.

Elle a pour ainsi dire et même réellement porté un défi au pécheur. Elle lui a dit : Partout où tu iras, j’irai. On verra bien. Avec moi tu n’auras pas la paix. Je ne te laisserai pas la paix. Et c’est vrai, et lui le sait bien. Et au fond il aime son persécuteur. Tout à fait au fond, très secrètement. Car tout à fait au fond, au fond de sa honte et de son péché il aime ne pas avoir la paix. Cela le rassure un peu.

Un point douloureux demeure, un point de pensée, un point d’inquiétude. Un bourgeon d’espérance.
Une lueur ne s’éteindra point et c’est la Parabole troisième, la tierce parabole de l’espérance. Un homme avait deux fils. »

— Charles Péguy. Le Porche du Mystère de la deuxième vertu, in Œuvres complètes, vol. 5, Paris, NRF, 1916, p. 394-396

ANCIEN TESTAMENT, CAREME, DEUXIEME LETTRE DE SAINT PAUL A TIMOTHEE, DIMANCHE DE CARÊME, EVANGILE SELON MATTHIEU, LIVRE DE LA GENESE, NOUVEAU TESTAMENT, PSAUME 32

Dimanche 5 mars 2023 : 2ème dimanche de Carême : lectures et commentaires

Dimanche 5 mars 2023 : 2ème dimanche de Carême

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Commentaires de Marie-Noëlle Thabut,

1ère lecture

Psaume

2ème lecture

Evangile

PREMIERE LECTURE – livre de la Genèse 12, 1-4a

En ces jours-là,
1 le SEIGNEUR dit à Abram :
« Quitte ton pays,
ta parenté et la maison de ton père,
et va vers le pays que je te montrerai.
2 Je ferai de toi une grande nation,
je te bénirai,
je rendrai grand ton nom,
et tu deviendras une bénédiction.
3 Je bénirai ceux qui te béniront ;
celui qui te maudira, je le réprouverai.
En toi seront bénies
toutes les familles de la terre. »
4 Abram s’en alla, comme le SEIGNEUR le lui avait dit,
et Loth s’en alla avec lui.

ABRAM S’EN ALLA COMME LE SEIGNEUR LE LUI AVAIT DIT
Les quelques lignes que nous venons de lire sont le premier acte de toute l’aventure de notre foi, la foi des Juifs d’abord, bien sûr, puis dans l’ordre chronologique, des Chrétiens, et des Musulmans. Nous sommes au deuxième millénaire av.J. C. Abram* vivait en Chaldée, c’est-à dire en Irak, et plus précisément, à l’extrême Sud-Est de l’Irak, dans la ville de OUR, dans la vallée de l’Euphrate, près du golfe persique. Il y vivait avec sa femme, Saraï ; chez son père Térah, et avec ses frères, (Nahor et Haran), et son neveu Loth. Abram avait soixante-quinze ans, sa femme Saraï soixante-cinq ; ils n’avaient pas d’enfant, et donc, vu leur âge, ils n’en auraient plus jamais.
Un jour le vieux père, Térah, prit la route avec Abram, Saraï et son petit-fils Loth.  La caravane remonte la vallée de l’Euphrate du Sud-Est au Nord-Ouest avec l’intention de redescendre vers le pays de Canaan ; il y aurait une route plus courte, bien sûr, que ce grand triangle pour relier le golfe persique à la Méditerranée mais elle traverse un immense désert ; Térah et Abram préfèrent emprunter le « Croissant Fertile » qui porte bien son nom. Leur dernière étape au Nord-Ouest s’appelle Harran. C’est là que le vieux père, Térah, meurt.
C’est là, surtout, que pour la première fois, il y a donc presque 4000 ans, vers 1850 av.J.C., Dieu parla à Abram. « Quitte ton pays », dit notre traduction liturgique, mais elle omet les deux premiers mots, probablement pour éviter les excès d’interprétation dont on ne s’est pas toujours privés. En réalité, en hébreu, les deux premiers mots sont « Toi, Va ! » Grammaticalement, cela ne veut rien dire d’autre. C’est un appel personnel, une mise à part : il s’agit bien d’un récit de vocation. Et c’est à ce simple appel qu’Abram a répondu. On aime souvent traduire « Va pour toi », mais c’est déjà une surinterprétation croyante. J’y reviendrai. Il y a eu pire : « Va vers toi-même » est de la pure fantaisie, injuste par rapport au texte.
Je reviens à la traduction « Va pour toi » : il faut être conscient que l’on s’éloigne de la littéralité du texte pour entrer dans une interprétation, un commentaire spirituel. C’est Rachi, le grand commentateur juif du 11ème siècle (à Troyes en Champagne), qui traduit « Va pour toi, pour ton bien et pour ton bonheur ». Effectivement, c’est ce qu’Abram a expérimenté au long des jours.
Si Dieu appelle l’homme, c’est pour le bonheur de l’homme, pas pour autre chose ! Le dessein bienveillant de Dieu sur l’humanité est dans ces deux petits mots « Pour toi ». Déjà Dieu se révèle comme celui qui veut le bonheur de l’homme, de tous les hommes** ; s’il faut retenir une chose, c’est celle-là ! « Va pour toi » : un croyant c’est quelqu’un qui sait que, quoi qu’il arrive, Dieu l’emmène vers son accomplissement, vers son bonheur. Voilà donc la première parole de Dieu à Abram, celle qui a déclenché toute son aventure… et la nôtre !
« Toi, Va, quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, et va vers le pays que je te montrerai ». Et la suite n’est que promesses : « Je ferai de toi une grande nation, je te bénirai, je rendrai grand ton nom, et tu deviendras une bénédiction… En toi seront bénies toutes les familles de la terre ». Abram est arraché à son destin naturel, choisi, élu par Dieu, investi d’une vocation d’ampleur universelle.
Abram, pour l’heure, est un nomade, riche peut-être, mais inconnu, et il n’a pas d’enfant, et sa femme, Saraï, a largement passé l’âge d’en avoir. C’est lui, pourtant, que Dieu choisit pour en faire le père d’un grand peuple. Voilà ce que voulait dire le « pour toi » de tout à l’heure : Dieu lui promet tout ce qui, à cette époque-là, fait le bonheur d’un homme : une descendance nombreuse et la bénédiction de Dieu.
CE SONT LES CROYANTS QUI SONT FILS D’ABRAHAM
Mais ce bonheur promis à Abram n’est pas pour lui seul : dans la Bible, jamais aucune vocation, aucun appel n’est pour l’intérêt égoïste de celui qui est appelé. C’est même l’un des critères d’une vocation authentique : toute vocation est toujours pour une mission au service des autres. Ici, il y a cette phrase « En toi seront bénies toutes les familles de la terre ». Elle veut dire au moins deux choses : premièrement, ta réussite sera telle que tu seras pris comme exemple : quand on voudra se souhaiter du bonheur, on se dira « puisses-tu être heureux comme Abram ». Ensuite, ce « en toi » peut signifier « à travers toi » ; et alors cela veut dire « à travers toi, moi, Dieu, je bénirai toutes les familles de la terre ».
Le projet de bonheur de Dieu passe par Abram, mais il le dépasse, il le déborde ; il concerne toute l’humanité : « En toi, à travers toi, seront bénies toutes les familles de la terre ». Tout au long de l’histoire d’Israël, la Bible restera fidèle à cette découverte première : Abraham et ses descendants sont le peuple élu, choisi par Dieu, dans le mystère impénétrable de sa volonté, mais c’est au bénéfice de l’humanité tout entière, et cela depuis le premier jour, depuis la première annonce à Abram. Reste que les autres nations demeurent libres de ne pas entrer dans cette bénédiction ; c’est le sens de la phrase un peu curieuse à première vue : « Je bénirai ceux qui te béniront, celui qui te maudira, je le réprouverai. » C’est une manière de dire notre liberté : tous ceux qui le désirent pourront participer à la bénédiction promise à Abram, mais personne n’est obligé d’accepter !
Et voilà ! L’heure du grand départ a sonné ; le texte est remarquable par sa sobriété ; il dit simplement « Abram s’en alla comme le SEIGNEUR le lui avait dit, et Loth s’en alla avec lui ». On ne peut pas être plus laconique ! Ce départ, sur simple appel de Dieu, est la plus belle preuve de foi ; quatre mille ans plus tard, nous pouvons dire que notre propre foi a sa source dans celle d’Abraham ; et si nos vies tout entières sont illuminées par la foi, c’est grâce à lui ! Ce que Saint Paul exprime dans la lettre aux Galates quand il dit « Ceux qui se réclament de la foi, ce sont eux, les fils d’Abraham… Ainsi, ceux qui se réclament de la foi sont bénis avec Abraham, le croyant » (Ga 3,7…9). Et toute l’histoire humaine est ainsi devenue le lieu de l’accomplissement de ces promesses de Dieu à Abraham. Accomplissement lent, accomplissement progressif, mais accomplissement sûr et certain.
———————
Note
*Au début de cette grande aventure, celui que nous appelons Abraham ne s’appelait encore que « Abram » ; c’est plus tard, après des années de pèlerinage, si l’on peut dire, qu’Abram recevra de Dieu son nouveau nom, celui sous lequel nous le connaissons, « Abraham » qui veut dire « père des multitudes ». Et c’est vrai que nous sommes des multitudes, répandus sur toute la terre, à le reconnaître comme notre père dans la foi. Saraï, elle aussi, plus tard, recevra de Dieu un nouveau nom et s’appellera Sara.
** Ce « pour toi » ne doit pas être entendu comme exclusif, mais on ne l’a pas compris tout de suite. Ce n’est qu’après une longue découverte de l’Alliance de Dieu que les croyants ont pu accéder à la vérité tout entière : le projet de Dieu ne concerne pas seulement Abraham et ses descendants, il concerne l’humanité tout entière. C’est ce que l’on appelle l’universalité du projet de Dieu. Cette découverte date de l’Exil à Babylone, au sixième siècle avant J.C.

Complément
Dans un autre moment crucial de la vie d’Abraham, au moment de l’offrande d’Isaac, Dieu emploiera la même expression « Toi, Va » pour lui rappeler tout le chemin déjà parcouru et lui donner la force d’affronter l’épreuve.
Et quand l’auteur de la lettre aux Hébreux veut dire ce qu’est la foi, il prend pour exemple ce départ d’Abraham qui ressemblait fort à un saut dans l’inconnu, justifié par sa seule confiance en Dieu : « Grâce à la foi, Abraham obéit à l’appel de Dieu : il partit vers un pays qu’il devait recevoir en héritage, et il partit sans savoir où il allait. Grâce à la foi, il vint séjourner en immigré dans la Terre Promise, comme en terre étrangère… Grâce à la foi, Sara, elle aussi, malgré son âge, fut rendue capable d’être à l’origine d’une descendance parce qu’elle pensait que Dieu est fidèle à ses promesses. C’est pourquoi, d’un seul homme, déjà marqué par la mort, a pu naître une descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que le sable au bord de la mer, une multitude innombrable. » (He 11,8…12).

PSAUME – 32 (33), 4-5. 18-19. 20.22

4 Oui, elle est droite, la parole du SEIGNEUR ;
il est fidèle en tout ce qu’il fait.
5 Il aime le bon droit et la justice ;
la terre est remplie de son amour.

18 Dieu veille sur ceux qui le craignent,
qui mettent leur espoir en son amour,
19 pour les délivrer de la mort,
les garder en vie aux jours de famine.

20 Nous attendons notre vie du SEIGNEUR :
il est pour nous un appui, un bouclier.
22 Que ton amour, SEIGNEUR, soit sur nous,
comme notre espoir est en toi.

UN CAREME A L’IMAGE D’ADAM OU A L’IMAGE D’ABRAHAM ?
Nous avons entendu trois fois le mot « amour » dans ces quelques versets ; et cette insistance répond fort bien à notre première lecture de ce dimanche : Abraham est le premier de toute l’histoire humaine à avoir découvert que Dieu est amour et qu’il forme pour l’humanité des projets de bonheur. Encore fallait-il croire à cette révélation extraordinaire. Et Abraham a cru, il a accepté de faire confiance, simplement, aux paroles d’avenir que Dieu lui annonçait. Un vieillard sans enfant, pourtant, aurait eu toutes les bonnes raisons de douter de cette promesse invraisemblable de Dieu. Rappelons-nous le texte de notre première lecture : Dieu lui dit « Quitte ton pays… je ferai de toi une grande nation. » Et le texte de la Genèse conclut : « Abram s’en alla comme le SEIGNEUR le lui avait dit. »
Bel exemple pour nous en début de Carême : il faudrait croire en toutes circonstances que Dieu fait des projets de bonheur sur nous. C’était bien le sens de la phrase qui a été prononcée sur nous le mercredi des Cendres : « Convertissez-vous et croyez à l’évangile (ou à la Bonne Nouvelle) » : ce qui signifie : « Se convertir, c’est croire une fois pour toutes que la Nouvelle est Bonne ; que Dieu est Amour ». Jérémie disait de la part de Dieu : « Moi, je connais les pensées que je forme à votre sujet – oracle du SEIGNEUR -, pensées de paix et non de malheur, pour vous donner un avenir et une espérance. » (Jr 29,11).
Et ainsi, nos deux premiers dimanches de Carême nous invitent à un choix : pour le premier dimanche de Carême, nous avons relu dans le livre de la Genèse l’histoire d’Adam, c’est-à-dire l’homme qui soupçonne Dieu ; devant une interdiction (celle de manger du fruit d’un arbre) interdiction qui est seulement une mise en garde, l’homme qui ne croit pas résolument à l’amour de Dieu imagine que Dieu pourrait avoir des mauvaises intentions sur l’homme, et peut-être même qu’il pourrait être jaloux ! Ce sont les insinuations du serpent, ce qui veut bien dire que c’est du poison.
Pour ce deuxième dimanche de Carême, au contraire, nous lisons l’histoire d’Abraham, le croyant. Un peu plus loin, le livre de la Genèse dit de lui : « Abram eut foi dans le SEIGNEUR et le SEIGNEUR estima qu’il était juste. » Et, pour nous aider à prendre le même chemin qu’Abraham, ce psaume vient nous suggérer les mots de la confiance : « Dieu veille sur ceux qui le craignent, qui mettent leur espoir en son amour, pour les délivrer de la mort… La terre est remplie de son amour »… et vous avez remarqué au passage : l’expression « ceux qui le craignent » est expliquée à la ligne suivante : ce sont ceux qui  « mettent leur espoir en son amour »… on est loin de la peur, c’est même tout le contraire !
Tout au long de son histoire, le peuple élu a oscillé d’une attitude à l’autre : tantôt confiant, sûr de son Dieu, conscient que son bonheur était au bout de l’observance fidèle des commandements, parce que si Dieu a donné la Loi, c’est pour le bonheur de l’homme… « Oui, elle est droite la Parole du SEIGNEUR » ; tantôt au contraire, le peuple était en révolte, attiré par des idoles : à quoi bon être fidèle à ce Dieu et à ses commandements ? C’est bien exigeant et au nom de quoi faudrait-il obéir ? Qui nous dit que c’est le bonheur assuré ? On veut être libres et faire tout ce qu’on veut… n’obéir qu’à soi-même.
Celui qui a composé ce psaume connaît les oscillations de son peuple, il l’invite à se retremper dans la certitude de la foi, seule susceptible de construire du bonheur durable ; cette certitude de la foi, elle est assise sur une expérience de plusieurs siècles. On peut dire, parce qu’on en a eu de nombreuses preuves, que « Dieu est fidèle en tout ce qu’il fait » ; et, ici, l’expression « ce qu’il fait » est beaucoup plus forte qu’en français ; le « faire » de Dieu, c’est son oeuvre, son entreprise de libération de son peuple.
LA FOI D’ISRAEL EST AFFAIRE D’EXPERIENCE
Réellement, c’est d’expérience que le peuple élu peut dire : « Dieu veille sur ceux qui le craignent, qui mettent leur espoir en son amour » car Dieu a veillé sur eux comme un père sur ses fils, comme le dit le Livre du Deutéronome, en parlant de la traversée du désert, après la libération d’Egypte. Le psalmiste continue : « Pour les délivrer de la mort, les garder en vie aux jours de famine » ; là encore, c’est l’expérience qui parle ; jamais on n’aurait survécu à la traversée de la Mer si le Seigneur ne s’en était mêlé ; on n’aurait pas non plus survécu à l’épreuve du désert… Quand on affirme « il les délivre de la mort » on ne parle évidemment pas de la mort biologique ; mais il faut savoir qu’à l’époque où ce psaume est composé, la mort individuelle n’est pas considérée comme un drame ; car ce qui compte, c’est la survie du peuple ; or on en est sûrs, Dieu fera survivre son peuple quoi qu’il arrive ; à tout moment, et particulièrement dans l’épreuve, Dieu accompagne son peuple et « le délivre de la mort » ; quant à l’expression « jours de famine », elle est certainement une allusion à la manne que Dieu a fait tomber à point nommé pendant l’Exode, quand la faim devenait menaçante…
Cette expérience de la sollicitude de Dieu, tout le peuple croyant peut en témoigner à toutes les époques ; et quand on chante « Dieu est fidèle en tout ce qu’il fait », on redit tout simplement le nom du « Dieu de tendresse et de fidélité » qui s’est révélé à Moïse (Ex 34,6).
La fin est une prière de confiance : « que ton amour soit sur nous… comme notre espoir est en toi » et on connaît bien le sens du subjonctif : ce n’est pas l’expression d’un doute ou d’une incertitude « Son amour est toujours sur nous ! » Mais c’est une invitation pour le croyant à s’offrir à cet amour. La dimension d’attente est très forte dans les derniers versets : « Nous attendons notre vie du SEIGNEUR : il est pour nous un appui, un bouclier. » Sous-entendu « et lui seul » : c’est-à-dire, résolument, nous ne mettrons notre confiance qu’en lui. C’est dans cette confiance que le croyant puise sa force : non, pas SA force mais celle que Dieu lui donne.

DEUXIEME LECTURE – Deuxième lettre de saint Paul à Timotée 1, 8b – 10

Fils bien-aimé,
8 avec la force de Dieu, prends ta part des souffrances
liées à l’annonce de l’Évangile.
9 Car Dieu nous a sauvés,
il nous a appelés à une vocation sainte,
non pas à cause de nos propres actes,
mais à cause de son projet à lui et de sa grâce.
Cette grâce nous avait été donnée dans le Christ Jésus
avant tous les siècles,
10 et maintenant elle est devenue visible,
car notre Sauveur, le Christ Jésus, s’est manifesté :
il a détruit la mort,
et il a fait resplendir la vie et l’immortalité
par l’annonce de l’Évangile.

DIEU NOUS A APPELÉS À UNE VOCATION SAINTE
Paul est en prison à Rome, il sait qu’il sera prochainement exécuté : il donne ici ses dernières recommandations à Timothée ; « Fils bien-aimé, avec la force de Dieu, prends ta part de souffrance pour l’annonce de l’Evangile ». « Prends ta part de souffrance » : cette souffrance, c’est la persécution ; elle est inévitable pour un véritable disciple du Christ. Jésus l’avait dit lui-même « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive… Celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Evangile la sauvera. » (Mc 8,34-35).
Je reviens à la lettre de Paul : l’expression « l’annonce de l’Evangile » se retrouve à l’identique à la fin de ce passage qui se présente donc comme une inclusion ; et le passage central, encadré par ces deux expressions identiques détaille ce que c’est que cet Evangile ; quand Paul emploie le mot « évangile », il ne pense pas aux quatre livres que nous connaissons aujourd’hui et que nous appelons les quatre évangiles ; il emploie le mot « évangile » dans son sens étymologique de « bonne nouvelle ». Tout comme Jésus lui-même l’employait quand il commençait sa prédication en Galilée en disant « Convertissez-vous, croyez à l’évangile, à la bonne nouvelle. » Et il ne s’agit pas de n’importe quelle bonne nouvelle : ce mot « évangile » était employé pour annoncer la naissance de l’empereur ou sa venue dans une ville. Il est évidemment intéressant d’entendre ce mot ici : cela veut dire que la prédication chrétienne est l’annonce que le royaume de Dieu est enfin inauguré.
En ce qui concerne Paul, c’est donc dans la phrase centrale de notre texte que nous allons découvrir en quoi consiste pour lui l’évangile : il tient finalement en quelques mots : « Dieu nous a sauvés par Jésus-Christ ».
« Dieu nous a sauvés », c’est au passé, c’est acquis, mais en même temps, pour que les hommes entrent dans ce salut, il faut que l’évangile leur soit annoncé ; c’est donc vraiment d’une vocation sainte que nous sommes investis : « Dieu nous a sauvés, il nous a appelés à une vocation sainte » : … « vocation sainte » parce qu’elle est confiée par le Dieu saint, vocation sainte parce qu’il s’agit ni plus ni moins d’annoncer le projet de Dieu, vocation sainte parce que le projet de Dieu a besoin de notre collaboration : chacun doit y prendre sa part, comme dit Paul.
Mais l’expression « vocation sainte » signifie aussi autre chose : le projet de Dieu sur nous, sur l’humanité, est tellement grand qu’il mérite bien cette appellation ; car si j’en crois ce que Paul dit ailleurs du « dessein bienveillant de Dieu », la vocation de toute l’humanité est de ne faire plus qu’un en Jésus-Christ, d’être le Corps dont le Christ est la tête, et d’entrer dans la communion de la Trinité sainte. La vocation particulière des apôtres s’inscrit dans cette vocation universelle de l’humanité.
Je reviens sur la phrase « Dieu nous a sauvés » : dans la Bible, le mot « sauver » veut toujours dire « libérer » ; il a fallu toute la découverte progressive de cette réalité par le peuple de l’Alliance : Dieu veut l’homme libre et il intervient sans cesse pour nous libérer de toute forme d’esclavage ; des esclavages, l’humanité en subit de toute sorte : esclavages politiques comme la servitude en Egypte, ou l’Exil à Babylone, par exemple, et chaque fois, Israël a reconnu dans sa libération l’œuvre  de Dieu ; esclavages sociaux, et la Loi de Moïse comme les prophètes appellent sans cesse à la conversion des cœurs  pour que tout homme ait les moyens de subsister dignement et librement ; esclavages religieux, plus pernicieux encore ; la phrase célèbre « Liberté, combien de crimes a-t-on commis en ton nom ! » pourrait se dire encore plus scandaleusement « Religion, combien de crimes a-t-on commis en ton nom ! » … Et les prophètes n’ont cessé de répercuter cette volonté de Dieu de voir l’humanité enfin libérée de toutes ses chaînes.
MÊME LA MORT NE NOUS SÉPARERA PAS DE DIEU
Et Paul va jusqu’à dire que Jésus nous a libérés de la mort : « Notre Sauveur, le Christ Jésus, s’est manifesté : il a détruit la mort, et il a fait resplendir la vie et l’immortalité par l’annonce de l’Evangile. » Curieuse phrase au moment même où Paul se prépare à être exécuté ! Et Jésus lui-même est mort ; quant à nous, il faut bien l’admettre, nous devons tous mourir. On ne peut donc pas dire que Jésus a détruit la mort biologique… Alors de quelle victoire s’agit-il ?
Ce que Jésus nous donne, parce qu’il est rempli de l’Esprit Saint, c’est sa propre vie qu’il nous fait partager, spirituellement, et que rien ne peut détruire, même la mort biologique. Sa Résurrection est bien la preuve que la mort biologique ne peut l’anéantir ; et pour nous-mêmes, la mort biologique ne sera qu’un passage vers la lumière sans déclin. C’est ce que dit l’une des prières de la liturgie des funérailles : « La vie n’est pas détruite, elle est transformée ».
La bonne nouvelle, c’est que, si la mort biologique fait partie de notre constitution physique faite de poussière, comme dit le livre de la Genèse, elle ne réussit pas à nous séparer de Jésus-Christ (cf Rm 8,39). En nous, il y a une vie, faite de notre relation à Dieu et que rien, même la mort biologique, ne peut détruire ; c’est ce que Saint Jean appelle « la vie éternelle ».
Et cela est don gratuit de Dieu : vous avez entendu comme moi l’insistance de Paul là-dessus : « Dieu nous a sauvés, il nous a appelés à une vocation sainte, non pas à cause de nos propres actes, mais à cause de son projet à lui et de sa grâce ».
Cette grâce devient visible par la vie terrestre de Jésus-Christ, mais Paul insiste fortement sur le fait que ce projet, Dieu l’a conçu de toute éternité ; le Christ Jésus s’est manifesté à nos yeux par sa vie, sa mort et sa résurrection, mais Il est depuis toujours présent auprès du Père. « Cette grâce nous avait été donnée dans le Christ Jésus avant tous les siècles, et maintenant elle est devenue visible. »
Pour annoncer ce projet, Timothée, comme tout baptisé, n’a qu’une chose à faire, compter sur la puissance de Dieu : « Fils bien-aimé, avec la force de Dieu, prends ta part des souffrances liées à l’annonce de l’Evangile ». Cette petite phrase devrait nous donner toutes les audaces : chaque fois que nous sommes en service commandé pour l’annonce de l’évangile, nous pouvons compter sur la force de Dieu.

EVANGILE – selon saint Matthieu 17, 1-9

En ce temps-là,
1 Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère,
et il les emmena à l’écart, sur une haute montagne.
2 Il fut transfiguré devant eux ;
son visage devint brillant comme le soleil,
et ses vêtements, blancs comme la lumière.
3 Voici que leur apparurent Moïse et Élie,
qui s’entretenaient avec lui.
4 Pierre alors prit la parole et dit à Jésus :
« Seigneur, il est bon que nous soyons ici !
Si tu le veux,
je vais dresser ici trois tentes,
une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie. »
5 Il parlait encore,
lorsqu’une nuée lumineuse les couvrit de son ombre,
et voici que, de la nuée, une voix disait :
« Celui-ci est mon Fils bien-aimé,
en qui je trouve ma joie :
écoutez-le ! »
6 Quand ils entendirent cela, les disciples tombèrent face contre terre
et furent saisis d’une grande crainte.
7 Jésus s’approcha, les toucha et leur dit :
« Relevez-vous et soyez sans crainte ! »
8 Levant les yeux,
ils ne virent plus personne,
sinon lui, Jésus, seul.
9 En descendant de la montagne,
Jésus leur donna cet ordre :
« Ne parlez de cette vision à personne,
avant que le Fils de l’homme
soit ressuscité d’entre les morts. »

MON FILS BIEN-AIMÉ, EN QUI JE TROUVE MA JOIE. ECOUTEZ-LE
« Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère » : nous sommes là une fois de plus devant le mystère des choix de Dieu : c’est à Pierre que Jésus a dit tout récemment, à Césarée : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise ; et la Puissance de la mort ne l’emportera pas sur elle » (Mt 16,18). Mais Pierre, investi de cette mission capitale, au vrai sens du terme, n’est pas seul pour autant avec Jésus, il est accompagné des deux frères, Jacques et Jean, les deux fils de Zébédée.
« Et Jésus les emmena à l’écart sur une haute montagne » : sur une haute montagne, Moïse avait eu la Révélation du Dieu de l’Alliance et avait reçu les tables de la Loi ; cette loi qui devait éduquer progressivement le peuple de l’Alliance à vivre dans l’amour de Dieu et des frères. Sur la même montagne, Elie avait eu la Révélation du Dieu de tendresse dans la brise légère… Moïse et Elie, les deux colonnes de l’Ancien Testament …
Sur la haute montagne de la Transfiguration, Pierre, Jacques et Jean, les colonnes de l’Eglise, ont la Révélation du Dieu de tendresse incarné en Jésus : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui je trouve ma joie ». Et cette révélation leur est accordée pour affermir leur foi avant la tourmente de la Passion.
Pierre écrira plus tard : « Ce n’est pas en ayant recours à des récits imaginaires sophistiqués que nous vous avons fait connaître la puissance et la venue de notre Seigneur Jésus Christ, mais c’est pour avoir été les témoins oculaires de sa grandeur. Car il a reçu de Dieu le Père l’honneur et la gloire quand, depuis la Gloire magnifique, lui parvint une voix qui disait : Celui-ci est mon Fils, mon bien-aimé ; en lui j’ai toute ma joie. Cette voix venant du ciel, nous l’avons nous-mêmes entendue quand nous étions avec lui sur la montagne sainte. » (2 P 1,16-18).
Cette expression « mon Fils bien-aimé, en qui je trouve ma joie. Ecoutez-le » désigne Jésus comme le Messie : pour des oreilles juives, cette simple phrase est une triple allusion à l’Ancien Testament ; car elle évoque trois textes très différents, mais qui étaient dans toutes les mémoires ; d’autant plus que l’attente était vive au moment de la venue de Jésus et que les hypothèses allaient bon train : on en a la preuve dans les nombreuses questions qui sont posées à Jésus dans les évangiles.
« Fils », c’était le titre qui était donné habituellement au roi et l’on attendait le Messie sous les traits d’un roi descendant de David, et qui régnerait enfin sur le trône de Jérusalem, qui n’avait plus de roi depuis bien longtemps. « Mon bien-aimé, en qui je trouve ma joie », évoquait un tout autre contexte : il s’agit des « Chants du Serviteur » du livre d’Isaïe ; c’était dire que Jésus est le Messie, non plus à la manière d’un roi, mais d’un Serviteur, au sens d’Isaïe (Is 42,1). « Ecoutez-le », c’était encore autre chose, c’était dire que Jésus est le Messie-Prophète au sens où Moïse, dans le livre du Deutéronome, avait annoncé au peuple : « Au milieu de vous, parmi vos frères, le SEIGNEUR votre Dieu fera se lever un prophète comme moi, et vous l’écouterez. » (Dt 18,15).
LA RÉALISATION EST ENCORE PLUS BELLE QUE LA PROMESSE
« Dressons trois tentes » : cette phrase de Pierre suggère que l’épisode de la Transfiguration a peut-être eu lieu lors de la Fête des Tentes ou au moins dans l’ambiance de la fête des Tentes… cette fête était célébrée en mémoire de la traversée du désert pendant l’Exode, et de l’Alliance conclue avec Dieu dans la ferveur de ce que les prophètes appelleront plus tard les fiançailles du peuple avec le Dieu de tendresse et de fidélité ; pendant cette fête, on vivait sous des tentes pendant huit jours… Et on attendait, on implorait une nouvelle manifestation de Dieu qui se réaliserait par l’arrivée du Messie ; et pendant la durée de la fête, de nombreuses célébrations, de nombreux psaumes célébraient les promesses messianiques et imploraient Dieu de hâter sa venue.
Sur la montagne de la Transfiguration, les trois apôtres se trouvent tout d’un coup devant cette révélation du mystère de Jésus : rien d’étonnant qu’ils soient saisis de la crainte qui prend tout homme devant la manifestation du Dieu Saint ; on n’est pas surpris non plus que Jésus les relève et les rassure : déjà l’Ancien Testament a révélé au peuple de l’Alliance que le Dieu très Saint est le Dieu tout proche de l’homme et que la peur n’est pas de mise.
Mais cette révélation du mystère du Messie, sous tous ses aspects, n’est pas encore à la portée de tous ; Jésus leur donne l’ordre de ne rien raconter pour l’instant, « avant que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts ». En disant cette dernière phrase, Jésus confirme cette révélation que les trois disciples viennent d’avoir ; il est vraiment le Messie que le prophète Daniel voyait sous les traits d’un homme, venant sur les nuées du ciel : « Je regardais, au cours des visions de la nuit, et je voyais venir, avec les nuées du ciel, comme un Fils d’homme ; il parvint jusqu’au Vieillard, et on le fit avancer devant lui. Et il lui fut donné domination, gloire et royauté ; tous les peuples, toutes les nations et les gens de toutes langues le servirent. Sa domination est une domination éternelle, qui ne passera pas, et sa royauté, une royauté qui ne sera pas détruite. » (Dn 7,13-14).
Au passage, n’oublions pas que le même Daniel présente le Fils de l’homme non pas comme un individu solitaire, mais comme un peuple, qu’il appelle « le peuple des saints du Très-Haut »
La réalisation est encore plus belle que la promesse : en Jésus, l’Homme-Dieu, c’est l’humanité tout entière qui recevra cette royauté éternelle et sera éternellement transfigurée. Mais Jésus a bien dit « Ne dites rien à personne avant la Résurrection… » C’est seulement après la Résurrection de Jésus que les apôtres seront capables d’en être les témoins.
———————-
Compléments
Verset 1 : Le texte grec commence par l’expression « Six jours après » qui confirme le lien supposé avec la fête des Tentes. Cela voudrait dire : « Six jours après le Yom Kippour », le jour du Grand Pardon.
Verset 3 : Pourquoi Moïse et Elie ? Les deux mêmes qui ont eu la révélation du Père sur le Sinaï ont ici la révélation du Fils. La mosaïque de la basilique de la Transfiguration au Monastère Sainte Catherine dans le Sinaï confirme cette interprétation : dans cette mosaïque, Moïse est représenté déchaussé, ses sandales délacées à côté de lui : il s’est déchaussé comme devant le buisson ardent (Ex 3).

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Brève histoire de l’Inquisition en Espagne

BRÈVE HISTOIRE DE L’INQUISITION EN ESPAGNE

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PÉREZ Joseph,

Brève histoire de l’Inquisition en Espagne,

Paris : Éditions Fayard, « Le cours de l’histoire », 2002, 194 p.

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Le 27 septembre 1480, les rois catholiques Isabelle et Ferdinand d’Aragon nomment les premiers inquisiteurs, autorisés par le pape Sixte IV en 1478. La mission de ces inquisiteurs, qui s’installent à Séville, est d’obliger les conversos, dont beaucoup ont été convertis de force, à pratiquer réellement la foi chrétienne, et à abandonner entièrement les rites du judaïsme. Les juifs qui refusent l’assimilation au christianisme sont expulsés par le décret du 31 mars 1492.

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Thomas de Torquemada, premier Grand Inquisiteur d’Espagne (1420-1498)

La punition des hérétiques, idée fondamentale de l’Inquisition, trouve ici un sens précis : il s’agit d’extirper la religion juive des royaumes espagnols (ch. 1). L’aristocratie n’est pas toujours favorable au Tribunal du Saint-Office, comme le montre l’exemple de Séville en 1481, lorsque les inquisiteurs dominicains menacent les grands seigneurs s’ils continuent de protéger des conversos soupçonnés de judaïser. Sous la férule de l’inquisiteur général Thomas de Torquemada, des milliers de personnes sont arrêtés et plusieurs centaines sont exécutées la fin du XVe siècle, dont certains nouveaux convertis sont seulement ignorants des vérités de la foi catholique. On pourchasse également les morisques, mais aussi les disciples de Luther, dont certaines traductions effraient les autorités dès 1521 (ch. 2). Les luthériens sont le plus souvent étrangers, et les peines sont sévères. Afin de défendre la foi, des autodafés ont lieu en 1559 à Valladolid et à Séville, dont l’un est présidé par le roi Philippe II. « Cette persécution a eu définitivement raison du protestantisme dans la péninsule » (p. 63). L’Inquisition n’est abolie que le 15 juillet 1834, après plusieurs tentatives.

Le tribunal ecclésiastique du Saint-Office s’est appuyé sur un appareil administratif développé et placé sous l’autorité de l’État (ch. 3). Contrairement à l’Inquisition du XIIIe siècle, qui luttait contre les vaudois ou les cathares, l’Inquisition espagnole est contrôlée par le pouvoir civil. L’inquisiteur général est certes nommé par le pape, mais sur la proposition des rois de Castille, et les 45 titulaires, de 1480 à 1820, ont été choisis avec soin. En outre, le roi contrôle le conseil de l’Inquisition. Organisé en tribunal formé de deux inquisiteurs, de deux secrétaires, d’un accusateur public et d’un officier de police, le Saint-Office bénéficie de privilèges puissants et de finances autonomes à partir de 1559. Cela lui permet d’organiser des procès nombreux (ch. 4). La procédure inquisitoire permet au juge de se saisir d’office, y compris sur le simple fondement de la rumeur publique. Suite à une instruction secrète, qui peut comprendre la torture pour obtenir les aveux de l’accusé, un procès publique est nécessaire, puisque l’hérésie est non seulement un péché, mais encore un délit. Les peines s’échelonnent des pénitences spirituelles ou des amendes à l’autodafé.

Le poids de l’Inquisition, ses conséquences sur la société espagnole, ont fait l’objet de longs débats depuis le XIXe siècle au moins (ch. 5). La ruine de l’économie espagnole a été attribuée au Saint-Office, symbole de l’intolérance, bien que son influence réelle sur l’économie ait été accessoire. En revanche, « la politique de l’Inquisition a eu des conséquences graves » (p. 155) en matière de livres, d’imprimerie et plus généralement de culture. Le développement de la science a été entravé parce que l’on soupçonnait les opinions religieuses d’un auteur, comme le botaniste Fuchs, qui passait pour luthérien. Pour les mentalités d’Ancien Régime, l’unité de la foi est nécessaire à la cohésion du royaume (ch. 6). Tribunal mixte, à la fois ecclésiastique et temporel, l’Inquisition a servi le pouvoir politique espagnol, jusqu’à l’épuisement au début du XIXsiècle.

Plaque commémorative de 2009, de la ville de Rivadavia en Galice (Espagne) en hommage à ses citoyens condamnés par l’Inquisition il y a « 400 années à cause de leur croyance »

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BIOGRAPHIES, ESPAGNE, EUROPE, FERDINAND LE CATHOLIQUE (1452-1516), HISTOIRE, HISTOIRE DE L'ESPAGNE, ISABELLE BELLE IERE LA CATHOLIQUE (1504)474-15, ISABELLE ET FERDINAND : ROIS CATHOLIQUES D'ESPAGNE PAR JOSEPH PEREZ, JOSEPH PEREZ (1931-2020), LIVRE, LIVRES, LIVRES - RECENSION, RECONQUISTA (Espagne), ROIS CATHOLIQUES

Isabelle et Ferdinand : Rois catholiques d’Espagne par Joseph Pérez

Isabelle et Ferdinand : Rois catholiques d’Espagne 

Joseph Pérez

Paris, Tallandier, 2016. 544 pages

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De leur mariage qui unifie l Espagne en 1469 jusqu à la prise de Grenade en 1492 qui marque la fin définitive de la présence musulmane et le début de l expulsion des Juifs, les Rois Catholiques ont joué un rôle fondamental dans l histoire de la péninsule Ibérique et de l Europe. Joseph Pérez retrace le règne de Ferdinand d Aragon et d Isabelle de Castille, les Rois Catholiques qui ont su donner à la monarchie prestige et autorité et ont fait de l Espagne une puissance mondiale. Mais ce double règne a eu aussi ses limites telles que l Inquisition qui, en 1480, devient pour le pouvoir un instrument de contrôle de la société.

Biographie de l’auteur

Joseph Pérez, professeur émérite de civilisation de l Espagne et de l Amérique latine à l université de Bordeaux-III, est l auteur de nombreux ouvrages, en particulier Histoire de l Espagne (1996), Isabelle et Ferdinand (1988) et Thérèse d Avila (2007).

Isabelle I re la Catholique

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(Madrigal de las Altas Torres 1451-Medina del Campo 1504), reine de Castille (1474-1504).

Isabelle Ire de Castille et son époux Ferdinand II d’Aragon, dits les Rois Catholiques, mirent fin à la domination musulmane en Espagne avec la prise de Grenade. En cette même année 1492, la reine apporta sa protection personnelle au voyage de découverte de Christophe Colomb.

  1. LA REINE AUTOCRATE

Fille de Jean II Trastamare (1406-1454), roi de Castille, Isabelle, née le 2 avril 1451, monte sur le trône grâce à une loi dynastique qui n’en exclut pas les filles et à l’appui des grands du royaume, auxquels doit céder son demi-frère, le roi Henri IV, en déshéritant sa propre fille. Ayant choisi l’alliance avec l’Aragon à l’alliance avec le Portugal, dans l’espoir d’unifier la péninsule Ibérique sous domination castillane, Isabelle est mariée avec Ferdinand depuis 1469, lorsque, le 13 décembre 1474, deux jours après la mort d’Henri IV, elle se proclame d’autorité « reine et propriétaire de Castille ». Alphonse de Portugal riposte en attaquant la Castille en mai 1475, avec le soutien des nobles hostiles au renforcement du pouvoir royal. Isabelle et Ferdinand sortent vainqueurs de ce conflit difficile.

La reine peut alors restructurer l’État en concrétisant les efforts de ses prédécesseurs. En 1476, une milice efficace, la Santa Hermandad, est créée dans chaque commune pour faire régner l’ordre. La justice est réorganisée sous la direction d’une haute cour de justice, tandis que les villes abandonnent une partie de leur autonomie au profit de gouverneurs, les corregidores. L’aristocratie perd son pouvoir politique au Conseil royal et son pouvoir financier après l’annulation de nombreuses concessions de rentes et de terres.

  1. L’UNITÉ DE FOI, BASE DE L’ÉTAT

Afin d’occuper la noblesse tout en enthousiasmant le peuple, Isabelle et Ferdinand décident de mener à son terme la Reconquista, en s’emparant de l’émirat de Grenade. Ils y entrent effectivement le 2 janvier 1492. En reconnaissance, le pape Alexandre VI leur décernera en 1494 le titre de Rois Catholiques, qui les mettra à la hauteur du Roi Très Chrétien de France.

La reconquête intérieure se poursuit au moyen de l’implacable instrument qu’est l’Inquisition, installée en 1478 et confiée en 1483 aux soins du dominicain Tomás de Torquemada. C’est à l’instigation de ce dernier que les Rois Catholiques signent, le 31 mars 1492, le décret qui expulse tous les Juifs d’Espagne. En principe, cette mesure ne vise pas les conversos, les Juifs convertis après les persécutions antisémites de 1391, mais elle les concernera pour autant que la sincérité de leur conversion sera mise en cause. Il s’agit, en effet, de « purifier » le corps social en chassant d’Espagne tous ceux qui ne sont pas chrétiens. Les Juifs seront alors entre 50 000 et 100 000 à s’exiler au Portugal, dans les Flandres, en Italie, en Afrique du Nord et dans l’Empire ottoman, où ils fonderont les communautés séfarades d’Orient. Quant aux musulmans, ils sont également forcés de se convertir ou de s’exiler à partir de 1502. L’État espagnol en formation a désormais pour base l’unité de foi. Il rompt avec l’Espagne aux trois religions qui existait depuis l’invasion musulmane de 711.

  1. LA POLITIQUE D’EXPANSION

Les Rois Catholiques prennent une décision d’une portée insoupçonnée en acceptant le projet d’un marin génois qui veut établir une liaison directe avec l’Asie à travers l’océan Atlantique. Plusieurs fois débouté, Christophe Colomb a fini par emporter l’assentiment de la reine Isabelle en lui faisant valoir que la chrétienté avait tout à gagner dans l’aventure, qui devait permettre d’évangéliser de nouveaux peuples. La conquête de l’Amérique qui se prépare se fera au profit des souverains espagnols : en 1493, ceux-ci obtiendront l’investiture du pape sur les territoires découverts ou à découvrir, et, par le traité de Tordesillas (1494), ils arriveront à un compromis avec le Portugal sur le partage colonial.

L’expansion se fait aussi en direction de l’Afrique du Nord, où l’Espagne finit par occuper toute la rive sud de la Méditerranée, de Melilla à Bougie (aujourd’hui Béjaïa). En Europe, elle se rapproche de l’Angleterre et de l’empire des Habsbourg. La France est l’ennemi commun, qui menace les intérêts des Rois Catholiques dans les Pyrénées (Roussillon et Navarre) et dans le royaume de Naples. Ce dernier, après les défaites françaises, deviendra aragonais pour deux siècles. Enfin, des alliances matrimoniales décisives sont nouées, qui feront d’Isabelle la grand-mère de Marie Tudor et de Charles Quint. À la mort de la reine (26 novembre 1504), l’Espagne est devenue une grande puissance européenne.

  1. FERDINAND, L’ÉPOUX D’ISABELLE

Ferdinand II le Catholique

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Ferdinand, roi d’Aragon et de Castille, formait avec Isabelle un couple uni dans les symboles (que sont, respectivement, le joug et les flèches, ensemble figurant sur les monuments et les monnaies) comme dans les décisions politiques. L’Aragon et la Castille n’en restaient pas moins deux entités qui conservaient des institutions distinctes. Ni Ferdinand ni Isabelle n’était, en titre, le souverain de toute l’Espagne.

Cette formule originale fut menacée à la mort d’Isabelle, car Ferdinand n’était plus alors que roi d’Aragon. De plus, un problème dynastique se posa lorsque Jeanne, sa fille et héritière légitime, fut déchue de ses droits à la couronne pour cause de démence. Ferdinand voulut pour successeur le fils de Jeanne, le futur empereur Charles Quint, qui établit la suprématie des Habsbourg en Espagne.

https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Isabelle_I_re_la_Catholique/125202

Ferdinand II le Catholique

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(Sos, Saragosse, 1452-Madrigalejo, Cáceres, 1516), roi d’Aragon (1479-1516), roi (Ferdinand V) de Castille (1474-1504), roi (Ferdinand III) de Naples (ou Sicile péninsulaire) [1504-1516].

Fils de Jean II, roi d’Aragon, il épouse en 1469 l’infante Isabelle de Castille, unissant la Castille et l’Aragon et préparant l’unité espagnole. Avec Isabelle, il renforce l’autorité monarchique dans ses États (création de conseils spécialisés, soumission de la noblesse, fondation de la Santa Hermandad, contrôle des ordres militaires, etc.) et travaille à l’unité religieuse (création d’une nouvelle Inquisition, reconquête du royaume de Grenade [1492], expulsion des Juifs [1492] et des Maures [1502]), ce qui vaut au couple royal le titre de Rois Catholiques conféré par le pape Alexandre VI. À l’extérieur, Ferdinand constitue contre Charles VIII la Sainte Ligue (1495) et conquiert le royaume de Naples (1503). Nommé régent de Castille (1505 et 1506) après la mort d’Isabelle, il occupe la Navarre (1512). À sa mort, il lègue son royaume d’Aragon à son petit-fils, le futur Charles Quint.

https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Ferdinand_II_le_Catholique/119279

la Reconquête ou la Reconquista

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  1. LES ÉTAPES DE LA RECONQUISTA

Au seuil du viiie siècle, l’invasion musulmane a recouvert l’ensemble de la péninsule Ibérique, à l’exception des vallées pyrénéennes qui abritent de petites principautés chrétiennes.

1.1. LES PRÉMICES DE LA RECONQUÊTE (IXe-Xe SIÈCLES)

N’attachons pas d’importance au combat de Covadonga, en 718, que l’histoire légendaire a transformé en point de départ de la Reconquista. En revanche, il faut retenir le rassemblement qui s’opère dans les vallées cantabriques au profit du royaume des Asturies : déjà des raids sont lancés sur les plateaux de León et de Burgos. En même temps, l’intervention de Charlemagne aboutit à la reprise de la Catalogne sur les musulmans.

Moins d’un siècle plus tard, Alphonse le Grand (866-910), roi des Asturies, profite des divisions de l’émirat de Cordoue pour reprendre la marche en avant. Mais déjà des divisions apparaissent : la Castille, autour de Burgos, se sépare des Asturies, tandis que, plus à l’est, s’affirme le royaume de Navarre.

À la fin du xe siècle, l’expansion chrétienne est bloquée par les succès d’Abd al-Rahman III et d’al-Mansour. La première phase de la Reconquista s’achève.

1.2. UNITÉ ET MORCELLEMENT DES PARTIS (XIe SIÈCLE)

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La Reconquête, XIe siècle

Dans la première moitié du xie siècle, le califat de Cordoue (l’émirat ayant été érigé en un califat totalement indépendant de Bagdad) disparaît, laissant la place à la multitude des royaumes musulmans des taifas, qui, souvent en querelle, dispersent leurs forces ; ceux de Tolède et de Badajoz résistent à la fois contre la chrétienté et contre le royaume de Séville.

Les chrétiens du Nord profitent de cette situation, interviennent dans les querelles des chefs musulmans (à l’exemple du Cid Campeador, véritable maître du royaume musulman de Valence), et surtout élargissent la reconquête. L’idée de l’union des chrétiens espagnols contre les « Maures » progresse et inspire des tentatives hégémoniques comme celle du roi Sanche de Navarre au début du xie siècle, ou celle d’Alphonse VI de Castille, qui se proclame « imperator » de toute l’Espagne, à la fin du xie siècle

Mais, dans les faits, l’œuvre de reconquête se plie mal à ces volontés d’hégémonie ; dans sa réalité quotidienne, elle est le fait de coups de main locaux. Tandis que les Catalans atteignent les bouches de l’Èbre, la Castille a le premier rôle : en 1085, la prise de Tolède, ancienne capitale wisigothique, a un fort retentissement. Tant et si bien que les Almoravides, venus d’Afrique du Nord, galvanisent l’Espagne musulmane et bloquent l’avancée castillanne.

1.3. L’ÉCARTEMENT DÉFINITIF DE LA PRÉSENCE MUSULMANE (XIIe-XIIIe SIÈCLES)

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La Reconquête, XIIIe siècle

L’Aragon, État pyrénéen issu du démembrement du royaume de Sanche de Navarre, prend l’initiative au xiie siècle : prise de Saragosse en 1118, frontière reportée sur le cours de l’Èbre. La reconquête marque à nouveau le pas dans le dernier tiers du xiie siècle avec l’arrivée des Almohades du Maroc qui renforce les musulmans.

Les rivalités des royaumes chrétiens s’accentuent, et le Portugal se sépare de la Castille ; enfin, l’Aragon uni à la Catalogne néglige la reconquête pour se tourner vers le commerce méditerranéen et les affaires dans le sud de la France.

Le péril devient si grand pour l’Espagne chrétienne que les royaumes sont contraints de s’unir : le 16 juillet 1212, la victoire de Las Navas de Tolosa ouvre aux chrétiens le sud du pays : les Portugais conquièrent l’Alentejo, les Castillans l’Andalousie (Cordoue, Séville, Cadix), l’Aragon, les Baléares, Valence, Murcie. Seul demeure aux mains des musulmans le royaume de Grenade.

1.4. LA CHUTE DU ROYAUME DE GRENADE (1492)

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Grenade

Le modeste et fragile royaume musulman de Grenade tient deux siècles. Son sursis est dû aux troubles qui agitent les royaumes chrétiens aux xive et xve siècles : anarchie et guerre civile, interventions étrangères ; en toile de fond, la montée d’une puissante aristocratie, riche des terres gagnées en Andalousie ou ailleurs, et qui n’est plus disciplinée par l’intérêt supérieur de la foi, puisque Grenade ne représente plus un danger. Cette aristocratie se heurte à la royauté et affaiblit le pouvoir monarchique.

Par ailleurs, d’autres intérêts surgissent : l’Aragon développe une grande politique méditerranéenne ; le Portugal se tourne vers l’Atlantique.

Seule la Castille, qui veut unifier l’Espagne, agite l’étendard catholique : la chute de Grenade en 1492 achève la Reconquista. Fidèle à son esprit reconquérant, la Castille se lance alors dans l’aventure coloniale. Mais, comme l’a fait remarquer l’historien Pierre Vilar, c’est « la conception territoriale et religieuse et non l’ambition commerciale et économique » qui l’emporte. Et cette conception a été façonnée par la Reconquista.

  1. L’ÉTAT D’ESPRIT RECONQUÉRANT

2.1. LA SOCIÉTÉ ESPAGNOLE

La reconquête chrétienne de la péninsule Ibérique a marqué d’autant plus profondément l’Espagne qu’elle s’est déroulée sur plusieurs siècles.

La Reconquista a façonné une société combattante qui connaissait, jusqu’au xiiie siècle, un certain équilibre : la grande noblesse est devenue puissante sans que ses intérêts la mettent en conflit avec la royauté ; la petite noblesse des hidalgos, très nombreuse, s’est forgée un idéal qui a survécu bien au-delà de la Reconquête ; la paysannerie libre, florissante, a donné à la reconquête sa dimension économique ; le paysan-soldat de la frontière a joué un rôle fondamental dans la mise en valeur et la défense des terres reconquises.

Aussi la société espagnole « reconquérante » présente-t-elle une originalité profonde avec ses chartes de peuplement et de franchises, ses traditions municipales, ses fueros, statuts particuliers de telle ou telle catégorie sociale ou religieuse.

2.2. LES PARTICULARISMES

Par son idéal – la Reconquista est une croisade –, une telle entreprise aurait dû favoriser l’unité nationale ; telle était bien l’ambition des rois des Asturies et de Castille. Or, c’est tout le contraire qui s’est produit : les regroupements territoriaux, fruits du hasard et des mariages, se sont rapidement désagrégés, et l’union de la Castille et de l’Aragon (conséquence du mariage de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille) n’est acquise qu’au début du xvie siècle . La géographie, les conditions mêmes de la reconquête, le morcellement de l’Espagne musulmane expliquent en partie ce fait.

Mais, par ailleurs, la reconquête a fait naître un sentiment national très vif. Et cette contradiction entre le localisme et l’universel demeure aujourd’hui.

Enfin, la reconquête a fait naître, tardivement, le fanatisme religieux. Si au xiiie siècle, le roi saint Ferdinand s’est proclamé roi des trois religions (catholique, juive et musulmane), à la fin du xve siècle, les musulmans et les juifs ont été convertis de force, massacrés ou expulsés.

https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/la_Reconqu%C3%AAte/140502

ALEXANDRE VI (pape ; 1339-1410), BIOGRAPHIES, HISTOIRE DE L'EUROPE, ITALIE, LIVRE, LIVRES, LIVRES - RECENSION, LUCRECE BORGIA (1480-1519), LUCRECE BORGIA PAR GENEVIEVE CHASTENET, RENAISSANCE

Lucrèce Borgia par Geneviève Chastenet

Lucrèce et les Borgia

Geenviève Chastenet

Paris, J.-C. Lattès, 2011. 400 pages

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Résumé

Rivalités, crimes, trahisons, plaisirs raffinés, soif de pouvoir et amours innombrables, l’histoire sulfureuse de la famille Borgia a fait couler beaucoup d’encre. Vérités et calomnies dressent d’elle un portrait terrible : Rodrigo Borgia, le futur pape Alexandre VI, est en bonne place dans l’Histoire des guerres d’Italie de Guichardin ; César Borgia est le modèle du Prince de Machiavel ; la splendide Lucrèce, pour sa part, doit à Victor Hugo un parfum de scandale encore tenace aujourd’hui. 
Si l’époque est à la somptuosité des fêtes, au fleurissement artistique et littéraire, c’est aussi un temps de barbarie où l’on règle ses comptes à coups de poignard et de poison. Enfant chérie d’Alexandre VI, Lucrèce fut surtout un objet de pouvoir entre les mains de son frère, César, qui fit assassiner son premier amour et étrangler son deuxième époux. Si Bembo, l’Arioste, ou encore le Titien célébrèrent sa beauté et son sens politique, Lucrèce dut affronter, en véritable héroïne shakespearienne, les démons d’une famille hors du commun. 

Geneviève Chastenet nous plonge dans un univers chatoyant tissé de passions violentes et d’ambitions démesurées, avec un regard constant sur les textes de l’époque. D’une biographie complète et fouillée, elle tire une magnifique fresque aux accents romanesques.

L’auteur

Geneviève Chastenet est l’arrière-petite-fille de Taine. Historienne, elle est également l’auteur de deux autres biographies remarquées : Marie-Louise, l’impératrice oubliée (1983) et Pauline Bonaparte, la fidèle infidèle (1986), toutes deux parues chez Lattès. –Ce texte fait référence à une édition épuisée ou non disponible de ce titre.

Les Borgia

Lucrèce Borgia, la mal aimée

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Dans la famille Borgia, Lucrèce est celle qui traîne de façon injuste la réputation la plus sulfureuse.

Empoisonneuse, incestueuse, lubrique et satanique, que n’a-t-on pas écrit sur la fille du pape Alexandre VI et de sa maîtresse Vanozza de Cattanei !

Parmi les grands narrateurs de cette légende noire, on trouve Victor Hugo qui a romancé sa vie pour mieux remplir les théâtres des boulevards : « Famille de démons que ces Borgia ! » lance-t-il…. La femme fatale trouve en plein romantisme un public à mesure : l’émotion le dispute à l’histoire, toutes les anecdotes sont bonnes pour faire trembler les foules, et tant pis pour la vérité historique !

En réalité, Lucrèce Borgia fut sans doute la première victime de sa famille plutôt que l’entremetteuse avide et sanglante que l’on imagine : sa famille va la marier trois fois, sans lui demander évidemment son avis, au gré des alliances et d’une politique territoriale complexe.

Du reste, son père l’a formée pour cela : elle reçoit une excellente éducation, au sein du couvent dominicain San Sisto de Rome, comme il est d’usage pour les enfants des familles patriciennes de l’époque. Elle y étudie les bonnes mœurs, les langues, la musique, le dessin et la broderie, bien loin d’une ambiance débauchée que l’on pourrait supposer.

Après l’avoir fiancée jeune à quelques partis en vue, son père, devenu pape, a d’autres projets pour elle. Il s’agit de se rapprocher du puissant duché de Milan, au Nord, et quoi de mieux qu’un mariage pour conforter une alliance politique et militaire ?

Mariages forcés

En juin 1493, Lucrèce, âgée de 13 ans, épouse donc Giovanni Sforza, l’un des héritiers de la famille : un homme veuf, orgueilleux et taciturne. Le ménage ne fonctionne guère et sombre définitivement quand les intérêts politiques du Vatican évoluent…

Le pape Alexandre VI vise désormais l’appui du Sud, celui de Naples et donc des Espagnols. Les Milanais sont de trop, on le fait comprendre à Sforza avant de le menacer directement : les deux fils du pape, Juan et César, lui conseillent vivement d’annuler le mariage le plus rapidement possible pour non-consommation. Ce que Giovanni Sforza finit par accepter en novembre 1497, non sans honte puisqu’il est notifié son impuissance sexuelle pour mieux accréditer la dissolution.

À peine le mariage annulé, Lucrèce accouche d’un garçon quatre mois plus tard. Stupéfaction à Rome : de qui est cet enfant, vite baptisé l’Infans romanus, l’infant de Rome ? Sforza ne se manifeste pas, disqualifié par son annulation. En revanche, on retrouve bien vite dans le Tibre le cadavre du camérier du pape, qui s’était montré bien entreprenant auprès de la belle, et que César aurait envoyé ad patres…

Sforza se venge évidemment : il fait courir les rumeurs les plus salaces sur une pseudo relation incestueuse entre le frère et la sœur, information reprise dans tout Rome qui n’attendait que ça pour discréditer cette famille de parvenus. Bien pire, Sforza fait croire que l’infant de Rome serait le fruit des amours du pape et de sa propre fille ! La légende noire est en marche.

On remarie bien vite Lucrèce avec le parti espagnol, alors en grâce au Vatican. L’idée cette fois est de s’associer au très riche royaume de Naples, qui s’étend sur tout le Sud de l’Italie. Justement, l’un des rejetons des Aragon, le jeune duc de Bisceglia est disponible : des noces fastueuses sont célébrées en juillet 1498 à Rome, par le pape lui-même !

Pour une fois, c’est un coup de foudre : le duc est splendide, l’un des plus beaux hommes d’Italie, et Lucrèce sourit enfin à la vie dans son palais de Santa Maria in Portico, cédé par son père.

Pas pour longtemps : le jeu des alliances a déjà changé, le pape se rapproche des Français qui lorgnent sur le royaume de Naples, l’héritage angevin passé aux mains des Aragon. Un revirement renforcé depuis peu par le mariage français de César avec Charlotte d’Albret, dame d’atour de la duchesse Anne de Bretagne.

Bref, priorité est donnée à la France dans cette nouvelle partie d’échec qui s’ouvre en Italie. Et tant pis pour Lucrèce, qui doit se plier aux méandres de la politique.

Pour César, qui mène ses troupes de victoire en victoire, le jeune duc devient un obstacle dans sa course au pouvoir : il s’agit de s’en débarrasser.

En juillet 1500, il tente de le faire assassiner sur la place de la Basilique Saint-Pierre, mais ses sbires manquent le coup. Tandis que Lucrèce soigne chez elle son époux, son frère débarque en son palais, la chasse, et finit le travail en faisant étrangler le jeune duc sous ses yeux !

Désormais, Lucrèce vit terrifiée sous l’emprise d’un frère odieux et d’un père dévoré par la politique. Après une période dépressive, elle se soumet à un nouveau mariage avec l’héritier du duché d’Este, prince de Ferrare. Voit-elle dans cette union l’occasion de s’éloigner de Rome et d’un clan qui lui pèse de plus en plus ? Ferrare, place forte du Nord de l’Italie, est loin de la ville éternelle et la famille d’Este est non seulement puissante, mais cultivée.

Cette union montre en tout cas dans quelle estime est tenue la jeune femme : il aurait été impensable pour les Este, à la tête de l’une des cours les plus raffinées d’Europe, de salir leur nom en acceptant en leur sein une femme qui sera présentée au XIXe siècle comme une dévergondée criminelle et nymphomane.

Une fois duchesse, Lucrèce assume son rôle avec dignité, tient parfois les comptes, gère sa Maison, joue les ambassadrices et se laisse parfois courtisée par quelques poètes ou chevalier. Mais sa réputation n’en souffre pas, son prestige est bien réel.

Elle transforme Ferrare en un haut lieu de culture dans ce Cinquecento naissant, en entretenant une cour d’artistes dont plusieurs poètes. Un mécénat qu’imitera également à Mantoue Isabelle d’Este, sa belle-sœur, l’une des femmes les plus remarquables de la Renaissance par son goût artistique très sûr.

Vers la fin de sa vie, Lucrèce Borgia sombre dans un mysticisme aigu, prie trois fois par jour, se livre même à la mortification, fonde le couvent de San Bernardino tout en finançant églises et hôpitaux. Une neuvième grossesse lui est fatale : la fièvre gagne et l’emporte le 24 juin 1519, à l’âge de 39 ans. Tandis qu’une partie de sa fortune est distribuée, selon ses vœux, aux monastères, elle est inhumée dans une simple robe franciscaine, loin de la pompe qui fit d’elle l’une des princesses romaines les plus enviées.

https://www.herodote.net/Lucrece_Borgia_la_mal_aimee-synthese-1821.php

Alexandre VI Borgia (1431 – 1503)

Un pape qui a le sens de la famille

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Alexandre VI apparaît comme le plus amoral de tous les papes de la Renaissance, ce qui n’est pas un mince compliment. Mais ce fut aussi et avant tout un fin politique et un homme d’État d’envergure.

Un guide très peu spirituel

Né en Espagne, à Jativa, près de Valence, le jeune homme est adopté par son oncle maternel, Calixte III Borgia, pape de 1455 à sa mort en 1458. Il lui donne son nom et le hisse à la dignité de cardinal dès 1455. Rodrigo Lançol y Borgia manifeste dès lors ses qualités de séducteur, d’homme politique et d’administrateur dans la charge de chancelier de l’Église romaine, qu’il exerce sous les pontificats suivants. 

En 1468 seulement l’ambitieux est ordonné prêtre, ce qui ne change rien à son mode de vie. Devenu immensément riche, il obtient en 1492, à la mort d’Innocent VIII, la tiare pontificale à coup d’intrigues et de pots-de-vin, sans d’ailleurs scandaliser ses contemporains, accoutumés à ces pratiques.

Devenu pape, Alexandre VI Borgia continue de vivre en grand seigneur de la Renaissance, tout en observant strictement ses devoirs religieux !

Las de sa maîtresse Vanozza, il noue une relation avec Giulia Farnèse. Cette nouvelle maîtresse, qui a 40 ans de moins que lui, lui donnera deux enfants supplémentaires mais ne le dispensera pas de liaisons épisodiques.

Elle usera de sa séduction pour pousser son frère Alexandre Farnèse dans la hiérarchie de l’Église. Cardinal à 25 ans puis évêque grâce à la faveur du pape, il rompra avec son passé frivole et deviendra lui-même pape sous le nom de Paul III, à l’âge de 67 ans !

Jamais las de s’enrichir, Alexandre VI marchande les nominations de cardinaux. On le soupçonne aussi d’empoisonner les cardinaux les plus riches pour s’emparer de leur héritage ! Ce procédé ne serait pas sans risque.

Un soir de l’été 1503, s’étant invités chez le cardinal Adriano Castelli pour dîner à la fraîche, le pape et son fils César sont pris de malaises. Le premier va y succomber, le second en réchapper. Qui sait s’ils ont tenté d’empoisonner leur hôte mais bu par erreur dans les coupes qui lui étaient destinées ?…

Machiavel écrit en guise d’épitaphe : « L’esprit du glorieux Alexandre fut alors porté parmi le chœur des âmes bienheureuses. Il avait auprès de lui, empressées, ses trois fidèles suivantes, ses préférées : la Cruauté, la Simonie, la Luxure ».

Des enfants encombrants

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Avant d’accéder au trône de Saint Pierre, Alexandre VI a déjà eu quatre enfants de sa maîtresse Vanozza de Cattanei : Jean, duc de Gandie, César, Lucrèce et Joffré, et – c’est une nouveauté au Vatican – les reconnaît publiquement.

César est nommé évêque de Pampelune à 15 ans, en 1490. Deux ans plus tard, son père devenu pape le fait cardinal de Valence. Mais il se défroquera et prendra le commandement des armées pontificales.

Menant une vie de grand seigneur scandaleux et brutal, il tentera de se tailler une principauté en Italie centrale, jusqu’à sa mort lors d’un siège, le 12 mars 1507, à 31 ans.

Il va inspirer à son contemporain Machiavel le personnage du Prince.

On le soupçonnera d’avoir fait assassiner et jeter dans le Tibre son frère aîné ainsi que d’avoir eu des relations coupables avec sa sœur Lucrèce. 

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Celle-ci est mariée en 1493, à 13 ans, à Giovanni Sforza dans des fêtes d’une magnificence inouïe.

Ce premier mariage étant annulé pour des raisons diplomatiques, elle est remariée cinq ans plus tard par son père à Alphonse d’Aragon, fils naturel du roi de Naples.

Là aussi, suite à un revirement diplomatique, le pape manifeste le désir d’annuler le mariage mais sa fille étant enceinte, difficile de prétendre à la non consommation de l’union !

Qu’à cela ne tienne, les hommes de César assassinent dans sa chambre l’époux encombrant le 18 août 1500.

Lucrèce est remariée sans attendre à Alphonse 1er d’Este, futur duc de Ferrare, dont elle aura plusieurs enfants. Elle finira sa vie dans la piété et la charité et l’une de ses filles méritera d’être canonisée.

Le monde à un tournant

Notons qu’Alexandre VI, témoin de la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb et du voyage de Vasco de Gama autour de l’Afrique, est amené à partager le monde entre le Portugal et l’Espagne par la bulle « Inter Caetera » (1493).

Cinq ans plus tard, le pape, qui est aussi un homme de goût, publie une autre bulle lourde de conséquences par laquelle il promet aux fidèles un effacement de leurs fautes et une réduction de leur purgatoire en échange de dons pour la reconstruction de la basilique Saint-Pierre de Rome. Ces « indulgences » promises aux fidèles vont scandaliser les chrétiens sincères et provoquer la Réforme de Luther.

https://www.herodote.net/Un_pape_qui_a_le_sens_de_la_famille-synthese-500.php

ANCIEN TESTAMENT, CAREME, DIMANCHE DE CARÊME, EVANGILE SELON SAINT MATTHIEU, LETTRE DE SAINT PAUL AUX ROMAINS, LIVRE DE LA GENESE, NOUVEAU TESTAMENT, PSAUME 50

Dimanche 26 février 2023 : 1er dimanche de Carême : lectures et commentaires

Dimanche 26 février 2023 : 1er dimanche de Carême

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Commentaires de Marie-Noëlle Thabut,

1ère lecture

Psaume

2ème lecture

Evangile

PREMIERE LECTURE – livre de la Genèse 2,7-9 ; 3,1-7a

2,7 Le SEIGNEUR Dieu modela l’homme
avec la poussière tirée du sol ;
il insuffla dans ses narines le souffle de vie,
et l’homme devint un être vivant.
8 Le SEIGNEUR Dieu planta un jardin en Éden, à l’orient,
et y plaça l’homme qu’il avait modelé.
9 Le SEIGNEUR Dieu fit pousser du sol
toutes sortes d’arbres à l’aspect désirable et aux fruits savoureux ;
il y avait aussi l’arbre de vie au milieu du jardin,
et l’arbre de la connaissance du bien et du mal.
3,1 Or le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs
que le SEIGNEUR Dieu avait faits.
Il dit à la femme :
« Alors, Dieu vous a vraiment dit :
‘Vous ne mangerez d’aucun arbre du jardin’ ? »
2 La femme répondit au serpent :
« Nous mangeons les fruits des arbres du jardin.
3 Mais, pour le fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin,
Dieu a dit :
‘Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas,
sinon vous mourrez.’ »
4 Le serpent dit à la femme :
« Pas du tout ! Vous ne mourrez pas !
5 Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez,
vos yeux s’ouvriront,
et vous serez comme des dieux,
connaissant le bien et le mal. »
6 La femme s’aperçut que le fruit de l’arbre devait être savoureux,
qu’il était agréable à regarder
et qu’il était désirable, cet arbre, puisqu’il donnait l’intelligence.
Elle prit de son fruit, et en mangea.
Elle en donna aussi à son mari,
et il en mangea.
7 Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent
et ils se rendirent compte qu’ils étaient nus.

LA PARABOLE DU JARDIN D’EDEN
Avant d’aborder ce texte, il faut se souvenir que son auteur n’a jamais prétendu faire œuvre  d’historien ! La Bible n’a été écrite ni par des scientifiques, ni par des historiens ; mais par des croyants pour des croyants. Le théologien qui écrit ces lignes, sans doute au temps de Salomon, au dixième siècle avant J.C., cherche à répondre aux questions que tout le monde se pose : pourquoi le mal ? Pourquoi la mort ? Pourquoi les mésententes dans les couples humains ? Pourquoi la difficulté de vivre ? Pourquoi le travail est-il pénible ? La nature parfois hostile ?
Pour répondre, il s’appuie sur une certitude qui est celle de tout son peuple, c’est la bonté de Dieu : Dieu nous a libérés d’Egypte, Dieu nous veut libres et heureux. Depuis la fameuse sortie d’Egypte, sous la houlette de Moïse, depuis la traversée du désert, où on a expérimenté à chaque nouvelle difficulté la présence et le soutien de Dieu, on ne peut plus en douter. Le récit que nous venons de lire est donc appuyé sur cette certitude de la bienveillance de Dieu et il essaie de répondre à toutes nos questions sur le mal dans le monde. Avec ce Dieu qui est bon et bienveillant, comment se fait-il qu’il y ait du mal ?
Notre auteur a inventé une fable pour nous éclairer : un jardin de délices (c’est le sens du mot « Eden »), et l’humanité symbolisée par un couple qui a charge de cultiver et garder le jardin. Le jardin est plein d’arbres tous plus attrayants les uns que les autres. Celui du milieu s’appelle « l’arbre de vie » ; on peut en manger comme de tous les autres. Mais il y a aussi, quelque part dans ce jardin, le texte ne précise pas où, un autre arbre, dont le fruit, lui, est interdit. Il s’appelle « l’arbre de la connaissance de ce qui rend heureux ou malheureux ».
Devant cette interdiction, le couple a deux attitudes possibles : soit faire confiance puisqu’on sait que Dieu n’est que bienveillant ; et se réjouir d’avoir accès à l’arbre de vie : si Dieu nous interdit l’autre arbre, c’est qu’il n’est pas bon pour nous. Soit soupçonner chez Dieu un calcul malveillant : imaginer qu’il veut nous interdire l’accès à la connaissance.
C’est le discours du serpent : il s’adresse à la femme ; il se fait faussement compréhensif : « Alors ? Dieu vous a vraiment dit : vous ne mangerez d’aucun arbre du jardin ? »1
La femme répond : « Nous mangeons les fruits des arbres du jardin, mais pour le fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, sinon vous mourrez ». Vous avez remarqué le déplacement : simplement parce qu’elle a écouté la voix du soupçon, elle ne parle déjà plus que de cet arbre-là et elle dit « l’arbre qui est au milieu du jardin » : désormais, de bonne foi, c’est lui, et non l’arbre de vie, qu’elle voit au milieu du jardin.
QUI FAUT-IL CROIRE ? DIEU OU LE SERPENT ?
Son regard est déjà faussé, du seul fait qu’elle a laissé le serpent lui parler ; alors le serpent peut continuer son petit travail de sape : « Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. »
Là encore, la femme écoute trop bien ces belles paroles et le texte suggère que son regard est de plus en plus faussé : « La femme s’aperçut que le fruit de l’arbre devait être savoureux, qu’il était agréable à regarder
et qu’il était désirable, cet arbre, puisqu’il donnait l’intelligence. ». Le serpent a gagné : elle prend le fruit, elle en mange, elle le donne à son mari, il en mange aussi. Et vous avez entendu la fin de l’histoire : « Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils se rendirent compte qu’ils étaient nus ».
Le serpent avait bien dit « vos yeux s’ouvriront » ; l’erreur de la femme a été de croire qu’il parlait dans son intérêt, et qu’il dévoilait les mauvaises intentions de Dieu ; ce n’était que mensonge : le regard est changé, c’est vrai, mais il est faussé.
Ce n’est pas un hasard si le soupçon porté sur Dieu est représenté sous les traits d’un serpent ; Israël au désert avait fait l’expérience des serpents venimeux. Notre théologien de la cour de Salomon lui rappelle cette cuisante expérience et dit : il y a un poison plus grave que le poison des serpents les plus venimeux ; le soupçon porté sur Dieu est un poison mortel, il empoisonne nos vies.
L’idée de notre théologien, c’est que tous nos malheurs viennent de ce soupçon qui gangrène l’humanité. Dire que l’arbre de la connaissance du bien et du mal est réservé à Dieu, c’est dire que Dieu seul connaît ce qui fait notre bonheur ou notre malheur ; ce qui, après tout, est logique s’il nous a créés. Vouloir manger à tout prix du fruit de cet arbre interdit, c’est prétendre déterminer nous-mêmes ce qui est bon pour nous : la mise en garde « Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, sinon vous mourrez » indiquait bien qu’il s’agissait là d’une fausse piste.
Le récit va encore plus loin : au cours du périple dans le désert, Dieu a prescrit la Loi qu’il faudrait appliquer désormais, ce que nous appelons les commandements. On sait que la pratique quotidienne de cette Loi est la condition de la survie et de la croissance harmonieuse de ce peuple ; si on savait suffisamment que Dieu veut uniquement notre vie, notre bonheur, notre liberté, on ferait confiance et c’est de bon cœur  qu’on obéirait à la loi. Elle est vraiment « l’arbre de vie » mis à notre disposition par Dieu.
Je disais en commençant qu’il s’agit d’une fable, mais dont la leçon est valable pour chacun d’entre nous ; depuis que le monde est monde, c’est toujours la même histoire. Saint Paul (que nous lisons ce dimanche en deuxième lecture) poursuit la méditation et dit : seul le Christ a fait confiance à son Père en toutes choses ; il nous montre le chemin de la Vie.
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Note
Dans le texte hébreu, la question du serpent est volontairement ambigüe : « Vraiment ! Dieu vous a dit : vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin ? » Posée ainsi, en effet, la question peut s’entendre « vous ne mangerez pas de tous les fruits » ou « vous ne mangerez d’aucun » !

Complément
Le récit de la Genèse a de multiples résonances dans la méditation du peuple d’Israël. L’une des réflexions suggérées par le texte concerne l’arbre de vie : planté au milieu du jardin d’Eden, il était accessible à l’homme et autorisé à la consommation. On peut penser que son fruit permettait à l’homme de rester en vie, de cette vie spirituelle que Dieu lui a insufflée : « Le SEIGNEUR Dieu modela l’homme avec la poussière tirée du sol ; il insuffla dans ses narines le souffle de vie, et l’homme devint un être vivant. » (Gn 2,7).
Alors les rabbins ont fait le rapprochement avec la Loi donnée par Dieu au Sinaï. Car elle est accueillie par les croyants comme un cadeau de Dieu, un soutien pour la vie quotidienne : « Mon fils, n’oublie pas mon enseignement ; que ton cœur observe mes préceptes : la longueur de tes jours, les années de ta vie, et ta paix en seront augmentées. » (Pr 3,1-2)

PSAUME – 50 (51), 3-4.5-6.12.13.14.17

3 Pitié pour moi, mon Dieu, dans ton amour,
selon ta grande miséricorde, efface mon péché.
4 Lave-moi tout entier de ma faute,
purifie-moi de mon offense.

5 Oui, je connais mon péché,
ma faute est toujours devant moi.
6 Contre toi, et toi seul, j’ai péché,
ce qui est mal à tes yeux, je l’ai fait.

12 Crée en moi un cœur  pur, ô mon Dieu,
renouvelle et raffermis au fond de moi mon esprit.
13 Ne me chasse pas loin de ta face,
ne me reprends pas ton esprit saint.

14 Rends-moi la joie d’être sauvé ;
que l’esprit généreux me soutienne.
17 Seigneur, ouvre mes lèvres,
et ma bouche annoncera ta louange.

SELON TA GRANDE MISÉRICORDE, EFFACE NOS PÉCHÉS
« Pitié pour moi, mon Dieu, dans ton amour, selon ta grande miséricorde, efface mon péché. Lave-moi tout entier de ma faute, purifie-moi de mon offense. » Le peuple d’Israël est en pleine célébration pénitentielle au Temple de Jérusalem. Il se reconnaît pécheur, mais il sait aussi l’inépuisable miséricorde de Dieu. Et d’ailleurs, s’il est réuni pour demander pardon, c’est parce qu’il sait d’avance que le pardon est déjà accordé.
Cela avait été, rappelez-vous, la grande découverte du roi David : David avait fait venir au palais sa jolie voisine, Bethsabée ; (au passage, il ne faut pas oublier de préciser qu’elle était mariée avec un officier, Urie, qui était à ce moment-là en campagne). C’est d’ailleurs bien grâce à son absence que David avait pu convoquer la jeune femme au palais ! Quelques jours plus tard, Bethsabée avait fait dire à David qu’elle attendait un enfant de lui. Et, à ce moment-là, David avait organisé la mort au champ d’honneur du mari trompé pour pouvoir s’approprier définitivement sa femme et l’enfant qu’elle portait.
Or, et c’est là l’inattendu de Dieu, quand le prophète Natan était allé trouver David, il n’avait pas d’abord cherché à obtenir de lui une parole de repentir, il avait commencé par lui rappeler tous les dons de Dieu et lui annoncer le pardon, avant même que David ait eu le temps de faire le moindre aveu. (2 S 12). Il lui avait dit en substance : « Regarde tout ce que Dieu t’a donné… eh bien, sais-tu, il est prêt à te donner encore tout ce que tu voudras ! »
Et, mille fois au cours de son histoire, Israël a pu vérifier que Dieu est vraiment « le SEIGNEUR miséricordieux et bienveillant, lent à la colère, plein de fidélité et de loyauté » selon la révélation qu’il a accordée à Moïse dans le désert (Ex 34,6).
Les prophètes, eux aussi, ont répercuté cette annonce et les quelques versets du psaume que nous venons d’entendre sont pleins de ces découvertes d’Isaïe et d’Ezéchiel. Isaïe, par exemple : « C’est moi, oui, c’est moi qui efface tes crimes, à cause de moi-même ; de tes péchés je ne vais pas me souvenir. » (Is 43,25) ; ou encore « J’efface tes révoltes comme des nuages, tes péchés comme des nuées. Reviens à moi, car je t’ai racheté. » (Is 44,22).
Cette annonce de la gratuité du pardon de Dieu nous surprend parfois : cela paraît trop beau, peut-être ; pour certains, même, cela semble injuste : si tout est pardonnable, à quoi bon faire des efforts ? C’est oublier un peu vite, peut-être, que nous avons tous sans exception besoin de la miséricorde de Dieu ; ne nous en plaignons donc pas ! Et ne nous étonnons pas que Dieu nous surprenne, puisque, comme dit Isaïe, « les pensées de Dieu ne sont pas nos pensées. » Et justement, Isaïe précise que c’est en matière de pardon que Dieu nous surprend le plus.

UNE SEULE CONDITION, SE RECONNAÎTRE PÉCHEUR
Cela nous renvoie à la phrase de Jésus dans la parabole des ouvriers de la onzième heure : « N’ai-je pas le droit de faire ce que je veux de mes biens ? Ou alors ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis bon ? » (Mt 20,15). On peut penser également à la parabole de l’enfant prodigue (Luc 15) : lorsqu’il revient chez son père, pour des motifs pourtant pas très nobles, Jésus met sur ses lèvres une phrase du psaume 50 : « Contre toi et toi seul j’ai péché », et cette simple phrase renoue le lien que le jeune homme ingrat avait cassé.
Face à cette annonce toujours renouvelée de la miséricorde de Dieu, le peuple d’Israël, parce que c’est lui qui parle ici comme dans tous les psaumes, se reconnaît pécheur : l’aveu n’est pas détaillé, il ne l’est jamais dans les psaumes de pénitence ; mais le plus important est dit dans cette supplication « pitié pour moi, mon Dieu, dans ton amour, selon ta grande miséricorde, efface mon péché … » Et Dieu qui est toute miséricorde, c’est-à-dire comme aimanté par la misère, n’attend rien d’autre que cette simple reconnaissance de notre pauvreté. Vous savez d’ailleurs, que le mot pitié est de la même racine que le mot « aumône » : littéralement, nous sommes des mendiants devant Dieu.
Alors il nous reste deux choses à faire : tout d’abord, remercier tout simplement pour ce pardon accordé en permanence ; la louange que le peuple d’Israël adresse à son Dieu, c’est sa reconnaissance pour les bontés de Dieu dont il a été comblé depuis le début de son histoire. Ce qui montre bien que la prière la plus importante dans une célébration pénitentielle, c’est la parole de reconnaissance des dons et pardons de Dieu : il faut commencer par le contempler, lui, et ensuite seulement, cette contemplation nous ayant révélé le décalage entre lui et nous, nous pouvons nous reconnaître pécheurs. Notre rituel de la réconciliation le dit bien dans son introduction : « Nous confessons l’amour de Dieu en même temps que notre péché ».
Et le chant de reconnaissance jaillira tout seul de nos lèvres, il suffit de laisser Dieu nous ouvrir le cœur  : « Seigneur, ouvre mes lèvres et ma bouche annoncera ta louange » ; certains ont reconnu ici la première phrase de la Liturgie des Heures, chaque matin ; effectivement, elle est tirée du psaume 50/51. A elle seule, elle est toute une leçon : la louange, la reconnaissance ne peuvent naître en nous que si Dieu ouvre nos cœurs  et nos lèvres. Saint Paul le dit autrement : « Dieu a envoyé l’Esprit de son Fils dans nos cœurs, et cet Esprit crie « Abba ! », c’est-à-dire : Père ! » (Ga 4,6).
Cela fait irrésistiblement penser à un geste de Jésus, dans l’évangile de Marc : la guérison d’un sourd-muet ; touchant ses oreilles et sa langue, Jésus avait dit « Effétah », ce qui veut dire « Ouvre-toi ». Et alors, spontanément, ceux qui étaient là avaient appliqué à Jésus une phrase que la Bible réservait à Dieu : « Il fait entendre les sourds et parler les muets ». (cf Is 35,5-6). Encore aujourd’hui, dans certaines célébrations de baptême, le célébrant refait ce geste de Jésus sur les baptisés en disant « Le Seigneur Jésus a fait entendre les sourds et parler les muets ; qu’il vous donne d’écouter sa parole et de proclamer la foi pour la louange et la gloire de Dieu le Père ».
Deuxième chose à faire et que Dieu attend de nous : pardonner à notre tour, sans délai, ni conditions… et c’est tout un programme !

DEUXIEME LECTURE – lettre de Saint Paul aux Romains 5, 12-19

12 Nous savons que par un seul homme,
le péché est entré dans le monde,
et que par le péché est venue la mort ;
et ainsi, la mort est passée en tous les hommes,
étant donné que tous ont péché.
13 Avant la loi de Moïse, le péché était déjà dans le monde,
mais le péché ne peut être imputé à personne
tant qu’il n’y a pas de loi.
14 Pourtant, depuis Adam jusqu’à Moïse,
la mort a établi son règne,
même sur ceux qui n’avaient pas péché
par une transgression semblable à celle d’Adam.
Or, Adam préfigure celui qui devait venir.
15 Mais il n’en va pas du don gratuit comme de la faute.
En effet, si la mort a frappé la multitude
par la faute d’un seul,
combien plus la grâce de Dieu
s’est-elle répandue en abondance sur la multitude,
cette grâce qui est donnée en un seul homme, Jésus Christ.
16 Le don de Dieu et les conséquences du péché d’un seul
n’ont pas la même mesure non plus :
d’une part, en effet, pour la faute d’un seul,
le jugement a conduit à la condamnation ;
d’autre part, pour une multitude de fautes,
le don gratuit de Dieu conduit à la justification.
17 Si, en effet, à cause d’un seul homme,
par la faute d’un seul,
la mort a établi son règne,
combien plus, à cause de Jésus Christ et de lui seul,
régneront-ils dans la vie,
ceux qui reçoivent en abondance
le don de la grâce qui les rend justes.
18 Bref, de même que la faute commise par un seul
a conduit tous les hommes à la condamnation,
de même l’accomplissement de la justice par un seul
a conduit tous les hommes à la justification qui donne la vie.
19 En effet, de même que par la désobéissance d’un seul être humain
la multitude a été rendue pécheresse,
de même par l’obéissance d’un seul
la multitude sera-t-elle rendue juste.

CELUI QUI CROIT EN MOI, MÊME S’IL MEURT, VIVRA
« Adam préfigurait celui qui devait venir », nous dit Paul ; il parle d’Adam au passé, parce qu’il fait référence au livre de la Genèse, et à l’histoire du fruit défendu, mais pour lui, le drame d’Adam n’est pas une histoire du passé ; cette histoire est la nôtre au quotidien ; nous sommes tous Adam à nos heures ; les rabbins disent : « chacun est Adam pour soi ».
Et s’il fallait résumer l’histoire du jardin d’Eden (que nous relisons en première lecture ce dimanche), on pourrait dire : en écoutant la voix du serpent, plutôt que l’ordre de Dieu, en laissant le soupçon sur les intentions de Dieu envahir leur cœur , en croyant pouvoir tout se permettre, tout « connaître » comme dit la Bible, l’homme et la femme se rangent eux-mêmes sous la domination de la mort. Et quand on dit : « chacun est Adam pour soi », cela veut dire que chaque fois que nous nous détournons de Dieu, nous laissons les puissances de mort envahir notre vie.
Saint Paul, dans sa lettre aux Romains, poursuit la même méditation : et il annonce que l’humanité a franchi un pas décisif en Jésus-Christ ; nous sommes tous frères d’Adam ET nous sommes tous frères de Jésus-Christ ; nous sommes frères d’Adam quand nous laissons le poison du soupçon infester notre cœur , quand nous prétendons nous-mêmes faire la loi, en quelque sorte ; nous sommes frères du Christ quand nous faisons assez confiance à Dieu pour le laisser mener nos vies.
Nous sommes sous l’empire de la mort quand nous nous conduisons à la manière d’Adam, mais quand nous nous conduisons comme Jésus-Christ, quand nous nous faisons comme lui « obéissants », (c’est-à-dire confiants), nous sommes déjà ressuscités avec lui, déjà dans le royaume de la vie. Car la vie dont il est question ici n’est pas la vie biologique : c’est celle dont Jean parle quand il dit « Celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra » ; c’est une vie que la mort biologique n’interrompt pas.
D’ailleurs, il faut revenir au récit du livre de la Genèse : « Le SEIGNEUR Dieu modela l’homme avec la poussière tirée du sol ; il insuffla dans ses narines le souffle de vie, et l’homme devint un être vivant. » Ce souffle de Dieu qui fait de l’homme un être vivant, comme dit le texte, les animaux ne l’ont pas reçu : ils sont pourtant bien vivants au sens biologique ; on peut en déduire que l’homme jouit d’une vie autre que la vie biologique.
IL EST GRAND, LE MYSTERE DE LA FOI
Je reviens au mot « règne » : vous avez remarqué que Paul emploie plusieurs fois les mots « règne », « régner »… Deux royaumes s’affrontent. On peut écrire son texte en deux colonnes : dans une colonne, on peut écrire Adam (c’est-à-dire l’humanité quand elle agit comme Adam), règne du péché, règne de la mort, jugement, condamnation. Dans l’autre colonne, Jésus-Christ (c’est-à-dire avec lui l’humanité nouvelle), règne de la grâce, règne de la vie, don gratuit, justification. Aucun d’entre nous n’est tout entier dans une seule de ces deux colonnes : nous sommes tous des hommes (et des femmes) partagés : Paul lui-même le reconnaît quand il dit : « Je ne fais pas le bien que je voudrais, mais je commets le mal que je ne voudrais pas. » (Rm 7,19).
Adam (au sens de l’humanité) est créé pour être roi (pour cultiver et garder le jardin, disait le livre de la Genèse de manière imagée), mais, mal inspiré par le serpent, il veut le devenir tout seul par ses propres forces ; or cette royauté, il ne peut la recevoir que de Dieu ; et donc, en se coupant de Dieu il se coupe de la source ; Jésus-Christ, au contraire, ne « revendique » pas cette royauté, elle lui est donnée. Comme le dit encore Paul dans la lettre aux Philippiens « lui qui était de condition divine n’a pas jugé bon de revendiquer son droit d’être traité à l’égal de Dieu, mais il s’est fait obéissant1 » (Phi 2,6 ; trad TOB). Le récit du jardin d’Eden nous dit la même chose en images : avant la faute, l’homme et la femme pouvaient manger du fruit de l’arbre de vie ; après la faute, ils n’y ont plus accès.
Chacun à leur manière, ces deux textes de la Genèse d’une part, et de la lettre aux Romains d’autre part, nous disent la vérité la plus profonde de notre vie : avec Dieu, tout est grâce, tout est don gratuit ; et Paul, ici, insiste sur l’abondance, la profusion de la grâce, il dit même la « démesure » de la grâce : « il n’en va pas du don gratuit comme de la faute… combien plus la grâce de Dieu s’est-elle répandue en abondance sur la multitude, cette grâce qui est donnée en un seul homme, Jésus Christ. ». Tout est « cadeau » si vous préférez ; pas étonnant, bien sûr, puisque, comme dit Saint Jean, Dieu est Amour.
Ce n’est pas une question de bonne conduite du Christ qui recevrait une récompense ou de mauvaise conduite d’Adam qui entraînerait un châtiment ; c’est beaucoup plus profond : le Christ est confiant qu’en Dieu tout lui sera donné… et tout lui est donné dans la Résurrection ; Adam, (c’est-à-dire chacun de nous à certaines heures), veut se saisir de ce qui ne peut qu’être accueilli comme un don ; il se retrouve « nu », c’est-à-dire démuni.
Je reprends mes deux colonnes : par naissance nous sommes citoyens du royaume d’Adam ; par le baptême, nous avons demandé à être naturalisés dans le royaume de Jésus-Christ.
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Note
Obéissance et désobéissance au sens de Paul : on pourrait remplacer le mot « obéissance » par confiance et le mot « désobéissance » par méfiance ; comme le dit Kierkegaard : « Le contraire du péché, ce n’est pas la vertu, le contraire du péché, c’est la foi ».
Complément
Si nous relisons le récit de la Genèse, nous pouvons noter que, intentionnellement, l’auteur n’avait pas donné de prénoms à l’homme et à la femme ; il disait « le Adam » qui veut dire « le terreux », « le poussiéreux », (fait avec de la poussière) ; en ne leur donnant pas de prénoms, il voulait nous faire comprendre que le drame d’Adam n’est pas l’histoire d’un individu particulier, elle est l’histoire de chaque homme depuis toujours.

EVANGILE – selon Saint Matthieu 4, 1-11

En ce temps-là,
1 Jésus fut conduit au désert par l’Esprit
pour être tenté par le diable.
2 Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits,
il eut faim.
3 Le tentateur s’approcha et lui dit :
« Si tu es Fils de Dieu,
ordonne que ces pierres deviennent des pains. »
4 Mais Jésus répondit :
« Il est écrit :
L’homme ne vit pas seulement de pain,
mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. »
5 Alors le diable l’emmène à la Ville sainte,
le place au sommet du Temple
6 et lui dit :
« Si tu es Fils de Dieu,
jette-toi en bas ;
car il est écrit :
Il donnera pour toi des ordres à ses anges,
et : Ils te porteront sur leurs mains,
de peur que ton pied ne heurte une pierre. »
7 Jésus lui déclara :
« Il est encore écrit :
Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu. »
8 Le diable l’emmène encore sur une très haute montagne
et lui montre tous les royaumes du monde et leur gloire.
9 Il lui dit :
« Tout cela, je te le donnerai,
si, tombant à mes pieds, tu te prosternes devant moi. »
10 Alors, Jésus lui dit :
« Arrière, Satan !
car il est écrit :
C’est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras,
à lui seul tu rendras un culte. »
11 Alors le diable le quitte.
Et voici que des anges s’approchèrent,
et ils le servaient.

JÉSUS À L’HEURE DES CHOIX
Chaque année, le Carême s’ouvre par le récit des tentations de Jésus au désert : il faut croire qu’il s’agit d’un texte vraiment fondamental ! Cette année, nous le lisons chez Saint Matthieu.
Après avoir rapporté le baptême de Jésus, Matthieu continue aussitôt « Alors, Jésus fut conduit par l’Esprit au désert pour y être tenté. » L’évangéliste nous invite donc à faire un rapprochement entre le baptême de Jésus et les tentations qui le suivent immédiatement. Cet homme s’appelle « Jésus » et Matthieu a dit quelques versets plus haut : « C’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés », c’est le sens même du nom de Jésus.
Jésus venait donc d’être baptisé par Jean-Baptiste dans le Jourdain ; et rappelez-vous, Jean-Baptiste n’était pas d’accord et il l’avait dit : « C’est moi (Jean), qui ai besoin d’être baptisé par toi, et c’est toi (Jésus), qui viens à moi ! » (sous-entendu c’est le monde à l’envers ; Mt 3,14)… Et, là, au cours du Baptême de Jésus, il s’était passé quelque chose : « Dès que Jésus fut baptisé, il remonta de l’eau, et voici que les cieux s’ouvrirent : il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui. Et des cieux, une voix disait « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui je trouve ma joie. »
Cette phrase, à elle seule, annonce publiquement que Jésus est vraiment le Messie : car, l’expression « Fils de Dieu » était synonyme de Roi-Messie et la phrase « mon bien-aimé, en qui je trouve ma joie » était une référence à l’un des chants du Serviteur chez Isaïe. En quelques mots, Matthieu vient donc de nous rappeler tout le mystère de la personne de Jésus ; et c’est lui, précisément, Messie, sauveur, serviteur qui va affronter le Tentateur. Comme son peuple, quelques siècles auparavant, il est emmené au désert ; comme son peuple, il connaît la faim ; comme son peuple, il doit découvrir quelle est la volonté de Dieu sur ses fils ; comme son peuple, il doit choisir devant qui se prosterner.
« Si tu es Fils de Dieu », répète le Tentateur, manifestant par là que c’est bien là le problème ; et Jésus y a été affronté, pas seulement trois fois, mais tout au long de sa vie terrestre ; être le Messie, concrètement, en quoi cela consiste-t-il ? La question prend diverses formes : est-ce résoudre les problèmes des hommes à coup de miracles, comme changer les pierres en pain ? Est-ce provoquer Dieu pour vérifier ses promesses ? … En se jetant du haut du temple par exemple, car le psaume 90/91 promettait que Dieu secourrait son Messie… Est-ce posséder le monde, dominer, régner, à n’importe quel prix, quitte à adorer n’importe quelle idole ? Quitte même à n’être plus Fils ? Car je remarque que, la troisième fois, le Tentateur ne répète plus « Si tu es Fils de Dieu ».
JESUS, PREMIER DE CORDEE
Le comble de ces tentations, c’est qu’elles visent des promesses de Dieu : elles ne promettent rien d’autre que ce que Dieu lui-même a promis à son Messie. Et les deux interlocuteurs, le Tentateur comme Jésus lui-même le savent bien. Mais voilà… les promesses de Dieu sont de l’ordre de l’amour ; elles ne peuvent être reçues que comme des cadeaux ; l’amour ne s’exige pas, ne s’accapare pas, il se reçoit à genoux, dans l’action de grâce. Au fond, il se passe la même chose qu’au jardin de la Genèse ; Adam sait, et il a raison, qu’il est créé pour être roi, pour être libre, pour être maître de la création ; mais au lieu d’accueillir les dons comme des dons dans l’action de grâce, dans la reconnaissance, il exige, il revendique, il se pose en égal de Dieu… Il est sorti du registre de l’amour et il ne peut plus recevoir l’amour offert… il se retrouve pauvre et nu.
Jésus fait le choix inverse : « Passe derrière moi, Satan ! » Comme il le dira une fois à Pierre « tes pensées sont des pensées à la manière d’Adam » : « tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes » (Mt 16,23)… D’ailleurs, plusieurs fois dans ce texte, Matthieu a appelé le tentateur du nom de « diable », en grec le « diabolos » ce qui veut dire « celui qui divise ». Est Satan pour chacun de nous, comme pour Jésus lui-même, celui qui tend à nous séparer de Dieu, à voir les choses à la manière d’Adam et non à la manière de Dieu. Au passage, je remarque que tout est dans le regard : celui d’Adam est faussé ; au contraire, pour garder le regard clair, Jésus scrute la Parole de Dieu : ses trois réponses au tentateur sont des citations du livre du Deutéronome (au chapitre 8), dans un passage qui est précisément une méditation sur les tentations du peuple d’Israël au désert.
Alors, précise Matthieu, le diable (le diviseur) le quitte ; il n’a pas réussi à diviser, à détourner le cœur  du Fils ; cela fait irrésistiblement penser à la phrase de Saint Jean dans le Prologue (Jn 1,1) : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu (« pros ton Theon » en grec, qui signifie tourné vers Dieu) et le Verbe était Dieu » Le diable n’a pas réussi à détourner le cœur  du Fils et celui-ci est alors tout disponible pour accueillir les dons de Dieu : « Voici que des anges s’approchèrent et ils le servaient ».

"MA GUERRE" : RECIT D'UN ECRIVAIN UKRAINIEEN DEVENU SOLDAT, ARTEM CHAPEYE, EUROPE, GUERRE, GUERRE EN UKRAINE, GUERRES, HISTOIRE, HISTOIRE DE L'EUROPE, RUSSIE, UKRAINE

« Ma guerre » : récit d’une écrivain ukrainien devenu soldat

 « Ma guerre » : récit d’un écrivain ukrainien devenu soldat

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Il y a un an, la Russie envahissait l’Ukraine. Dès les premiers jours du conflit, Artem Chapeye décide de s’enrôler dans l’armée. Il nous raconte sa guerre, intime et insensée. Sans rien éluder de ses motivations, de ses cauchemars, de son nouveau rapport au monde.

Texte : Artem Chapeye, écrivain ; Traduction : Alla Lazareva ; Illustration : Baptiste Stephan, 

L’écrivain ukrainien Artem Chapeye, qui s’est enrôlé dans l’armée dès les premiers jours du conflit raconte sa guerre, intime et insensée.

Adolescent, j’étais impressionné par les intellectuels français du milieu du XXe siècle. C’était la fin des années 1990, l’électricité et le chauffage étaient régulièrement coupés en Ukraine. À l’époque, c’était en raison de la pauvreté. Aujourd’hui, l’électricité, le chauffage, l’eau et Internet sont constamment interrompus à cause des bombardements russes.

Lors de ma dernière année d’études secondaires, en 1998, j’ai passé tout l’hiver à la bibliothèque. Là, gardant ma veste et mon chapeau, j’ai lu L’Étranger d’Albert Camus, seulement disponible en traduction russe. C’était le seul exemplaire dans ma petite ville, et on n’avait pas le droit d’emprunter les ouvrages. J’ai ensuite découvert Jean-Paul Sartre. Je pense que c’est chez lui qu’un exemple de choix existentiel m’a profondément impressionné. La France est alors sous occupation nazie. Que choisir, personnellement : rester auprès de sa mère ou rejoindre la résistance ? Je ne sais pas qui je suis tant que je n’ai pas fait un choix. Je deviens réellement ce que je suis après avoir fait mon choix existentiel. L’existence précède l’essence.

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Artem Chapeye. / Source Artem Chapeye

Artem Chapeye, écrivain-soldat

Écrivain ukrainien parmi les plus brillants de sa génération, Artem Chapeye est le nom de plume d’Anton Vodyanyi. Né en 1981, il se montre un explorateur sensible de son pays et de ses compatriotes. Dans Loin d’ici, près de nulle part (1), son seul roman traduit en français, il décrivait en 2015 l’expérience de l’exil, racontait l’émigration économique vécue par beaucoup d’Ukrainiens dans les années 1990 et au début des années 2000, époque d’une Ukraine très pauvre, après la chute de l’Union soviétique. Son parcours peut sembler paradoxal. Cadet repenti d’une académie militaire, devenu pacifiste, il avait déjà renoué par la plume avec la chose militaire en écrivant, après 2014, des reportages sur la guerre du Donbass.

En juin 2022, nous l’avions interrogé sur les raisons de son engagement dans l’armée. Il avait commencé à nous raconter son pays quelques semaines après les débuts de l’invasion russe. Il nous expliquait alors ses choix et le secours qu’offre la littérature pour trouver du sens malgré la tragédie. Aujourd’hui, voici sous sa plume et en exclusivité pour La Croix L’Hebdo le récit de la guerre, de sa guerre. Saisissant.

(1) Éditions Bleu et Jaune.

Pensais-je alors, adolescent, qu’à l’âge de 40 ans je serais confronté à un dilemme similaire ? Mon pays a été envahi par un empire autoritaire. Que faire ? Rejoindre les forces de la résistance ou fuir, et rester avec ma famille ? M’engager ne correspondait pas à mes convictions sur la guerre, tirées de livres pacifistes. Ces livres parlent presque toujours de personnes très jeunes. Mais depuis l’invasion russe, on peut trouver dans l’armée ukrainienne un million de personnes de tous âges. Et ce n’est pas à propos du manque de sexe qu’on les entend râler (comme souvent chez les jeunes soldats), mais plutôt des douleurs de dos, à cause du gilet pare-balles. De nombreux militaires sont déjà pères de famille. Ils ont souvent, comme moi, des enfants en bas âge.

Je me souviens très bien de mon sentiment dominant dans les premiers jours où l’Obscurité est arrivée dans mon pays, par le nord. J’ai ressenti de l’amour. Un amour qui englobe tout. Et de la solidarité envers tout le monde. Ce sentiment est devenu ambivalent. Au début, il semblait que nous étions tous dans la même situation. Puis, des personnes ont commencé à faire des choix existentiels différents. Je dois dire que ce sentiment a changé depuis. Désormais, ma solidarité va davantage à ceux qui ont décidé de se battre. Mais nous y reviendrons.

Dans les premières heures de l’invasion, j’ai aimé tout le monde et tout ce qui m’entourait. J’ai ressenti de l’amour pour chaque personne rencontrée. De l’amour pour chaque brin d’herbe mort l’an dernier. Pour chaque brique sous le plâtre gris, humide et craquelé de mon vieil immeuble de neuf étages. J’ai ressenti de l’amour et de la compassion pour le petit chien brun attaché à la porte du magasin. Ce chien qui tremble en regardant son maître acheter en urgence du pain, des céréales, du sucre, des bougies. De l’amour pour le chat tigré et effronté qui dormait entre les pots de fleurs du rez-de-chaussée, juste devant la fenêtre de cette grand-mère qui me grondait parfois quand elle estimait que mon comportement n’était pas convenable « pour une personne aussi convenable ». De l’amour pour cette grand-mère grincheuse, maintenant silencieuse, qui essuie ses larmes avec son poignet, me regarde et me demande : « Comment c’est possible ? » Je la regarde avec de grands yeux douloureusement ouverts et je ne sais quoi répondre. Je ressens de l’amour pour la jeune mère aux taches de rousseur du cinquième étage qui se dépêche de porter jusqu’à sa voiture un berceau où dort son bébé. Elle est petite, mince et tendue, penchée à cause du poids de l’enfant. Elle sanglote.

La nuit, dans l’obscurité, dans notre appartement à Kyiv*, ma femme et moi avons été réveillés par des explosions. Les murs de l’immeuble de neuf étages ont tremblé. Ma femme a regardé dans l’obscurité et a dit : « Ça a commencé. »

Bien sûr, nous avions préparé une « valise d’urgence », comme le recommande le gouvernement. Plus précisément, il s’agissait d’un « sac à dos d’urgence » de la taille d’un sac de randonnée. Mais nous ne pensions pas vraiment en avoir besoin. Jusqu’au bout, nous avons refusé d’y croire. Dans l’Europe du XXIe siècle, un pays ne peut pas en envahir un autre. Il ne peut pas. Cela n’arrive pas.

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Baptiste Stephan

Cette nuit-là, les enfants ont dormi dans une tente. Nous avons – avions, aurons – cette tradition dans la famille. Parfois, si les enfants sont sages, je place une tente au milieu de la pièce et je m’y endors entre mes deux fils. Ils aiment beaucoup ce jeu. Et j’aime cela aussi. Ils s’endorment dans mes bras. Plus tard dans la nuit, bien sûr, je retourne auprès de ma femme, sur notre matelas orthopédique. L’âge auquel on peut dormir sur un tapis de randonnée, à même le sol, ne dure pas éternellement. J’ai mal au dos.

La veille de l’invasion, mes fils avaient été turbulents. Ma femme et moi avions cependant décidé de les « amnistier » et de monter la tente. Je reste heureux de cette décision. Comme il était bon que, cette dernière nuit de paix, mes deux fils s’endorment dans mes bras. Je pensais que je serais le seul à m’en souvenir pour le reste de ma vie. Mais non. Récemment, mon fils aîné m’a écrit de l’étranger : « Quand la guerre sera finie, je rêve de dormir à nouveau avec toi à la maison, dans une tente. Parce que je me souviens que lorsque la guerre a commencé, nous ne l’avons pas repliée. »

 « Les enfants, réveillez-vous. Je les avais sortis de la tente dans mes bras à cinq heures du matin. On va chez grand-mère.

– Maintenant ? L’aîné ne pouvait pas le croire.

– Oui, mes chatons. Votre grand-mère s’ennuie tellement de vous. Elle ne vous a pas vus depuis presque deux ans. »

Par crainte de les contaminer, nous n’avions pas emmené les enfants chez leurs grands-parents depuis le début de la pandémie de Covid. Mais, en Ukraine, la pandémie a pris fin du jour au lendemain, le 24 février 2022.

À ce propos, en Ukraine, on dit souvent simplement « le 24 », sans le mois ni l’année. Deux mondes, deux vies : « avant le 24 » ou « après le 24 ». Et tout le monde comprend.

Lorsqu’avec les enfants, écoutant la radio en silence, nous sommes arrivés en voiture dans le sud-ouest du pays, une demi-journée plus tard, tandis que le trajet prend habituellement deux heures, ma femme a montré du doigt le ciel uniformément gris et a dit : « La météo est assortie. Si le soleil brillait, ce serait quelque peu… »

Le monde semblait gris. Les bruits me parvenaient assourdis comme à travers de l’eau. Je n’avais pas peur. Tout était gelé au fond de moi. Je suis un écrivain professionnel et je ne parvenais pas à trouver les mots. Pas un seul. J’étais engourdi et mes pensées aussi. Nous formions un convoi de plusieurs voitures, pleines de gens que nous ne connaissions pas avant le 24. Une amie de ma femme avait emmené toute notre famille. Le reste du groupe était composé de parents et d’amis à elle. À l’heure du déjeuner, nous nous sommes arrêtés dans un village, chez le père de l’un d’entre eux. Ce paysan mince et moustachu, presque retraité, au regard bienveillant et à la poignée de main ferme, m’a semblé être l’incarnation vivante de cette « Ukraine profonde », indescriptible mais bien réelle, dont j’aime parler dans mes livres.

Le soir même, il a été mobilisé dans l’armée. À l’heure où j’écris, cet homme se trouve dans un hôpital militaire, blessé lors d’une bataille contre les Russes près de Bakhmout, dans l’est de l’Ukraine. C’est en partie grâce à lui que j’ai rejoint l’armée.

Je ne sais pas comment ce sentiment est appelé en France, mais en Ukraine, pour une raison quelconque, nous l’appelons « la honte espagnole ». Il s’agit de cette situation où le comportement d’une autre personne vous inspire de la honte. Le premier soir dans ce village, j’ai vu comment se comportait le fils adulte d’un père mobilisé. Vous souvenez-vous de la façon dont Winston Smith, le personnage principal du roman d’Orwell 1984, a finalement été brisé ? Il a commencé à crier : « Faites ça à Julia ! À Julia ! Pas à moi ! Je me fiche de ce que vous lui ferez ! (…) Ne me faites pas ça à moi ! »

C’est ainsi que le fils d’un père mobilisé s’est comporté. Au moins ce soir-là. Il est arrivé au village où il comptait se cacher. Lorsqu’il a appris par téléphone que son père et d’autres hommes avaient été alignés devant le conseil du village et qu’on leur avait distribué des fusils d’assaut, ce fils s’est couvert les yeux et s’est caché derrière les femmes. Et quand je lui ai demandé de nous conduire vers l’autoroute, il m’a répondu à voix basse qu’il ne voulait plus passer les checkpoints ukrainiens. C’est finalement une femme qui nous a aidés. Là, il m’est apparu clairement que la charge principale, comme toujours, retomberait sur les épaules de gens ordinaires – c’est-à-dire des paysans, des chauffeurs de bus, des ouvriers du bâtiment, des agents de sécurité travaillant au supermarché. L’Ukraine profonde, sur laquelle j’ai écrit. Les gens comme moi ou ce jeune homme – des personnes éduquées des grandes villes – à moins de se porter volontaires, peuvent facilement éviter la guerre. C’est ce soir-là que j’ai décidé d’être avec les gens ordinaires. Le lendemain, je me suis rendu au bureau d’enregistrement et je me suis enrôlé.

Jusqu’à ce jour, je me considérais comme un pacifiste, par principe. Depuis lors, j’appelle cette position de principe « pacifisme abstrait ». Le pacifisme abstrait est réservé à ceux qui ne sont pas confrontés à un choix existentiel et peuvent se permettre de théoriser. Aujourd’hui en Ukraine, il est inutile de rédiger une pétition contre les bombes et les missiles de croisière ; la résistance non violente ne fonctionne pas. Le Mahatma Gandhi, que j’ai traduit en ukrainien, a écrit des lettres à Adolf Hitler avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce ne sont pas ces lettres qui ont vaincu Hitler.

« Mieux vaut se battre malgré toutes les chances de perdre. »

 Poutine s’attendait à ce que l’Ukraine tombe en quelques jours ou quelques semaines. Comme beaucoup de gens en Occident d’ailleurs, et même de nombreux Ukrainiens. J’en étais. Et, puisque j’essaie d’être honnête, je vais vous le dire : je suis arrivé dans l’armée avec mon passeport et l’idée que je pourrais éventuellement fuir à l’étranger. Je pensais que nous allions perdre en quelques semaines ou quelques mois. Je nous imaginais alors devenir des partisans dans les forêts, armés de lance-missiles antichars Javelin. Tout le monde parlait de guérilla, car on s’attendait à ce que l’État s’effondre. Nous nous disions que cela nous donnerait le sentiment de ne pas être des victimes, mais des membres actifs de la résistance. Et que nous aurions au moins essayé.

Mais les choses ne se sont pas passées ainsi. Et c’est précisément en raison de ce choix. Mieux vaut courir vers les Ténèbres et résister, que fuir les Ténèbres et être une victime. Mieux vaut se battre malgré toutes les chances de perdre. C’est parce que des centaines de milliers de personnes ont fait ce choix existentiel que l’Ukraine n’a pas perdu. Et non seulement notre pays n’a pas été battu, mais les choses ont évolué de façon complètement différente. Il m’apparaît maintenant que le choix existentiel ne détermine pas seulement le sort des individus, mais aussi des communautés. Y compris des communautés imaginaires comme la nation. Je peux déjà constater comment notre perception de nous-mêmes a changé. Notre récit national, nos mythes, ont changé.

Mes enfants, à l’étranger, suivent le programme scolaire ukrainien, car nous avons l’intention de revenir. Il y a trente ans, j’ai moi-même appris « l’histoire du peuple ukrainien qui souffre depuis longtemps ». Il s’agissait essentiellement de la colonisation de l’Ukraine, d’abord par l’Empire russe, puis par son successeur, l’URSS. Au lieu de cela, dans la préface du nouveau manuel de mon fils, bricolé à la hâte, on parle de l’histoire du peuple ukrainien « héroïque et inébranlable ». Bien sûr, les deux visions sont des simplifications de pitoyables versions officielles, que j’ai longtemps essayé de déconstruire dans mes livres. Mais j’espère que cet exemple est clair : vous devenez ce que vous faites.

« Papa, je ne veux pas qu’on t’enrôle à la guerre.

– Ils ne m’enrôleront pas, mon amour, parce que je vais y aller de mon plein gré. »

C’est à mon fils aîné que j’ai d’abord annoncé ma décision. Je me souviens que j’avais moins peur de m’engager dans l’armée que d’en parler à ma compagne. Politiquement, nous sommes tous deux de gauche et féministes. J’étais probablement l’un des féministes masculins les plus connus du pays… Mais la guerre sépare toujours les rôles : l’homme part défendre le monde tandis que la femme reste auprès des enfants pour s’en occuper. Elle devient une réfugiée et une mère célibataire, par la force des choses. Cela continue de me mettre mal à l’aise. Il s’est produit la même chose que pour le pacifisme : pendant des décennies, on construit des coquilles « théoriquement correctes », et voici que l’histoire les balaye en une seule bourrasque. Je ne sais toujours pas quoi penser de tout cela. Je ferai des théories plus tard, quand j’aurai à nouveau ce privilège.

Ma femme est sociologue. À l’étranger, elle étudie les femmes qui, comme elle, à cause de la guerre, ont été contraintes de devenir des mères célibataires. Pendant mon temps libre, je transcris pour elle les enregistrements de ses entretiens. L’une des femmes interrogées, également féministe, a fui le pays à cause de ses enfants alors qu’elle aurait aimé rester en Ukraine pour rejoindre la lutte. Elle explique à ma femme : « J’ai une dissonance cognitive. Je n’avais pas prévu d’être à l’étranger, mais je réalise que je suis là et pour longtemps. Parce que j’ai des enfants. Mon identité de mère me lie à un endroit où je n’aurais peut-être pas choisi d’être dans d’autres circonstances. Vous pouvez être un professionnel de haut niveau, mais parce que vous avez des enfants, vous faites ce que vous devez faire, et c’est tout. Je pense que vous me comprenez parfaitement. »

« J’avais très peur de dire à ma femme que je partais à l’armée. »

Ma femme comprend. Et je comprends. Et peut-être que, moi non plus, je n’avais pas d’autre option. Et peut-être que Sartre avait partiellement tort. Avant le moment du choix existentiel, vous êtes partiellement déterminé par vos décisions antérieures, ainsi que par votre propre identité et par les circonstances. Par exemple, le caractère aléatoire du sexe et du lieu de naissance. Une de mes amies qui vit à Paris m’a écrit : « J’ai vu un type qui te ressemblait dans un café. Il buvait du vin et riait, et j’ai été envahie par un sentiment d’injustice. » Eh bien, j’ai le sentiment que nous luttons non seulement pour notre propre survie, mais aussi pour l’avenir de ce type et de ses enfants, à Paris. Nous le défendons contre un monde plus sombre dans lequel, comme pendant la Seconde Guerre mondiale, certains pays pourront à nouveau en occuper d’autres et des millions de personnes seront obligées de choisir : fuir, se cacher ou rejoindre la résistance.

J’avais très peur de dire à ma femme que je partais à l’armée. Parce que si elle ne m’avait pas soutenu, peut-être que je n’y serais pas allé. Et peut-être que ce renoncement aurait lentement réduit notre relation. Le dernier film que j’ai regardé « avant le 24 » était Le Mépris de Jean-Luc Godard. Cependant, ma femme savait déjà ce que je ferais. Avant même que je ne le sache. Ma décision n’a pas non plus été une surprise pour mes parents, ni pour la plupart des personnes qui me connaissent. Alors que pendant des années j’ai prétendu être un pacifiste. Alors que le seul poème que j’ai écrit dans ma vie d’adulte commençait par le vers : « Quand la guerre viendra, je serai déserteur. »

Vos proches vous connaissent parfois mieux que vous-même. Ma femme m’a accompagné au bureau d’enrôlement militaire. Il y avait une longue file d’attente de volontaires.

Ma femme a dit aux enfants : « Ne vous inquiétez pas, papa sera juste envoyé à… et bien… garder des postes de contrôle. » Je ne sais pas pourquoi, mais pour l’instant, elle a plutôt visé juste. J’ai eu de la chance. J’ai été affecté à une compagnie de patrouille. Grâce à cela, je suis toujours en vie. La plupart des gens de cette petite ville qui se sont engagés dans l’armée ont fini dans la brigade de combat locale. Beaucoup d’entre eux ne sont plus parmi nous. Grâce à eux, grâce à tous ceux qui n’ont pas fui mais sont allés au front, nous sommes encore debout face aux Ténèbres. Grâce à eux, à ces personnes pour la plupart ordinaires, agriculteurs et ouvriers du bâtiment, le monde entier ne deviendra peut-être pas un endroit encore plus sombre.

J’ai eu, depuis, des moments de faiblesse. À chaque fois, ce sont les autres soldats qui m’ont soutenu. Le premier jour, dans une baraque du centre d’affectation, j’ai pleuré. Un jeune homme, lui aussi nouvellement mobilisé, s’est approché et m’a donné une couverture. J’ai été impressionné de voir comment une personne dans une telle situation a la force, contrairement à moi, de prendre soin de son prochain. Il s’est avéré que cet homme était séminariste. Il portait en lui une question qui lui faisait mal : « Si je dois tuer à la guerre, pourrai-je être ordonné prêtre ? »

Comme je ne me suis pas retrouvé dans des conditions vraiment dangereuses, le plus dur a été la séparation d’avec mes enfants et ma femme. Le premier mois, ils sont restés en Ukraine. Poutine menaçait alors d’utiliser ses armes nucléaires et nul ne savait quelle ville il pouvait choisir de raser. Chaque nuit, je rêvais que des enfants mouraient. Parfois, il s’agissait de mon jeune frère enfant. Parfois, un chaton tombait par la fenêtre. Parfois, un camion militaire écrasait notre chien. Tous ces cauchemars ont cessé le jour où ma femme et mes enfants sont partis à l’étranger.

Des rêves plus doux ont alors pris le relais. Contrairement aux cauchemars dont vous essayez de vous extraire de toutes vos forces, vous rêvez que vous serrez vos enfants dans vos bras. Tout est si beau, si lumineux et si ensoleillé que vous commencez à vous demander si ce n’est pas trop beau pour être vrai – et à cette pensée, les enfants commencent à se dissoudre dans l’air. Vous les prenez dans vos bras, les serrez contre vous pendant qu’ils fondent jusqu’à disparaître, et vous vous réveillez en larmes. Il n’y a pas d’enfants. Vous êtes en uniforme militaire, avec un fusil-mitrailleur, quelque part dans une caserne ou une voiture. Le cauchemar est bien réel, et vous vous détournez des autres soldats pour qu’ils ne vous entendent pas pleurer.

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Baptiste Stephan

Le jour de l’anniversaire de mon fils aîné – il allait avoir 10 ans, il était à mille kilomètres de moi et je ne savais pas quand je le reverrai ni même si je le reverrais –, j’ai dessiné un gâteau avec le chiffre 10. J’ai écrit « Je t’aime très fort » et j’ai demandé qu’on me prenne en photo avec cette image sur mon téléphone. « Artem, souris ! » m’a dit le soldat qui prenait les photos.

« J’avais très peur de la façon dont la guerre pourrait me changer. »

Je n’ai pas pu. Toute cette journée d’anniversaire de mon fils, j’ai marché et serré les dents. Pour que personne ne remarque mon état. Ça n’a pas marché.

 « Artem, tu ne vas pas déjeuner ? », m’a demandé l’officier de service.

J’ai secoué la tête et j’ai essayé de partir rapidement en disant : « Pas faim. » Mais l’officier m’a suivi : « Il t’est arrivé quelque chose ? Quelqu’un est mort ? » Ma vie est morte, ai-je pensé. Et j’ai fondu en larmes quand j’ai essayé de lui dire à quel point mes enfants me manquaient. Et lui, soldat avec une mitrailleuse, m’a serré dans ses bras : « Tu sais que la plupart des gens ici ressentent la même chose, n’est-ce pas ? »

J’avais très peur de la façon dont la guerre pourrait me changer. Je craignais qu’elle ne me rende plus dur. Pour contrer cela, je me suis efforcé de devenir encore plus sensible et prévenant. Par exemple, j’ai acheté des saucisses pour les chiens et les chats errants. Sur les photos, on voit souvent des militaires qui prennent soin des animaux. Ce n’est pas un hasard. Nous avons beaucoup de tendresse inemployée. En mai, j’ai même passé un mois entier à nourrir une fourmilière dans la forêt. J’apportais des morceaux de pomme et de chocolat, et j’observais les fourmis les récupérer.

Je ne crois pas être devenu plus dur. Mais la guerre a quand même commencé à me changer.

Ceux qui réfléchissent le moins détestent et déshumanisent les soldats russes. Dans les premiers mois de l’invasion, les militaires russes ont été comparés aux Orques des livres de Tolkien. Je n’aime pas cela, mais je peux comprendre. Ceux qui réfléchissent davantage sont plus enclins à prendre en pitié les Russes sans pitié. Je ne sais pas si une personne qui n’a pas connu la guerre peut comprendre ce sentiment, mais l’une des déclarations artistiques les plus fortes sur l’invasion russe, écrite dans le style d’une chanson folklorique, contient ces mots : « Oh, je suis désolé, mon petit ennemi, que tu aies choisi ce chemin. » Récemment, j’ai transcrit pour ma femme des entretiens de sociologues ukrainiens avec des membres de l’opposition russe. Ils racontent que les manifestations anti-guerre en Russie ont été rapidement réprimées. J’ai été frappé par l’histoire d’un homme qui se sentait isolé, désespéré et ne savait pas quoi faire. Il a mis le feu à la porte du bâtiment du FSB [les services de sécurité de la Fédération de Russie] et ne s’est même pas enfui. Il voulait que son action serve d’exemple. Mais les gens autour de lui ont détourné le regard. Il est resté seul jusqu’à ce que l’on vienne l’arrêter. Une triste dystopie.

Il n’y a pas de débat concernant nos sentiments envers l’envahisseur. En revanche, beaucoup de soldats que je connais ont des problèmes avec leurs vieux amis qui ont décidé de ne pas rejoindre la résistance.

Trois mois après le début de la guerre, j’ai eu, pour la première fois, une permission de deux jours dans ma petite ville natale, chez mes parents. J’ai retrouvé toutes ces personnes que je connais depuis l’enfance, et qui sont restés mes meilleurs amis… jusqu’au 24. Nous sommes amis depuis trente ans. Mais sommes-nous encore amis ? L’un d’eux m’a raconté comment, après l’invasion russe, il était devenu un « hyper-patriote » (à propos, je ne me suis moi-même jamais considéré comme un patriote et je ne le suis toujours pas). Une heure plus tard, après avoir bu deux ou trois bières, l’hyper-patriote a baissé la voix et m’a dit : « Si on reste tranquille, dans un coin, on peut rester comme ça jusqu’à la fin. »

Ce n’était que le premier de mes deux jours de permission, mais j’ai eu brutalement envie de me lever et de retourner dans mon unité militaire, auprès des personnes dont je me sentais solidaire. Par politesse, je ne l’ai pas fait et j’ai gardé le silence.

Plus tard, un autre ami m’a raconté au téléphone qu’il était assis dans un café de Kyiv, une ville qui a été défendue par d’autres : « Il faut juste profiter de la vie. » C’est vrai, ai-je d’abord pensé. Puis, j’ai réfléchi. Je comprends la peur ; je suis moi-même un grand lâche. Mais j’ai finalement estimé que cette attitude témoignait d’un certain égoïsme. Même si, quand j’y songe, je me dis que j’ai peut-être tort.

Une autre fois, un ami cherchait un appartement à Kyiv, devenu plus sûr après le repli des Russes. Il voulait louer un appartement pour lui et sa famille dans le quartier où je vivais avec la mienne avant la guerre. Je lui en ai soudain voulu, comme s’il allait vivre notre vie dans notre dos. Tant de gens ont laissé leurs enfants en s’engageant pour que lui puisse être avec les siens. Et des dizaines de milliers de personnes ont eu moins de chance que nous et sont mortes.

Tous ces ressentiments ne se déclenchent pas en même temps. Ils surgissent progressivement, en réaction à des centaines d’anecdotes similaires. Un mur se forme entre ceux qui s’engagent et ceux qui ne s’engagent pas. Même si on sait bien, comme le montre l’Histoire, que tout le monde ne prendra pas les armes. En France pendant l’occupation nazie, tous n’ont pas rejoint la Résistance. Et tous les Vietnamiens n’ont pas combattu l’invasion américaine. Ça ne marche pas comme ça.

Parfois, je croise le regard d’hommes en civil : certains ont de la honte dans les yeux, d’autres de l’aversion. J’attribue ces sentiments à ma présence et à la peur d’être « rattrapé » et mobilisé. Un jour de permission, le commandant de l’unité nous a donné, à moi et à un autre soldat, l’autorisation d’aller à la salle de sport. Quand nous sommes entrés dans le gymnase en uniforme, il était plein de culturistes. Pensant que nous étions de la commission de mobilisation, ils sont partis se cacher dans les coins.

De vieilles amitiés se dissolvent. Mes enfants sont en train de perdre leurs dents de lait. Je l’ai vu sur les photos que ma femme m’envoie. Le processus de dissolution des amitiés me rappelle la façon dont les dents de lait tombent après la dissolution des racines. Mais d’autres dents poussent à leur place. Des gens que j’ai rencontrés dans l’unité militaire, ou seulement en passant, deviennent des amis proches. Récemment, j’ai reçu un appel d’une connaissance avec laquelle j’avais peu de liens bien que nous ayons une admiration réciproque. Il est aujourd’hui l’une des personnes dont je me sens le plus proche. Il s’est également porté volontaire pour lutter contre l’invasion, même si ses motivations sont complètement différentes des miennes.

Il m’a dit au téléphone : « Comprends que tout le monde ne peut pas avoir assez de force. C’est comme si, à la salle de sport, on demandait à tous de soulever une barre d’haltères de cent kilos. »

Bien sûr, il a raison.

C’est un autre point de vue. Vous pouvez dire : « Mes amis se sont avérés être faibles. » Ou vous pouvez dire : « Maintenant, je suis parmi les plus forts. » Et, parmi ces plus forts, je me sens l’un des plus faibles. Et ces plus forts me soutiennent. Ainsi, un lieu commun de la littérature sur la guerre s’est révélé juste : la « fraternité » – ou la « sororité » pour les femmes – entre militaires existe.

Il y a des choses dont un soldat parlera d’abord avec un autre soldat, parce qu’il n’est pas sûr qu’un civil le comprendra. L’être détermine la conscience. Mais même ici, on peut faire des erreurs, comme j’en ai fait une récemment.

J’ai vu qu’il voulait me parler. Un homme d’une cinquantaine d’années avec une barbe pointue. Nous étions tous deux en uniforme parmi les civils. J’ai pu voir à son regard et à ses mouvements timides qu’il avait besoin de parler. On a d’abord échangé sur des choses générales : qui sert où, qui était où. Puis il a dit :

« Le plus dur, c’est quand il faut tirer la première fois sur une personne. J’ai vu ses yeux.

– Tu as dû en tuer beaucoup ?, ai-je demandé, et aussitôt je me suis mordu la langue.

– C’est une question stupide.

– Je suis désolé. C’est une question stupide. Je suis désolé. Je suis désolé. Désolé… Ses yeux se sont remplis de larmes. Je suis désolé.

 Ne demande jamais ça. Personne ne vous le dira. Il a mis du temps à se remettre de ma question stupide. Je n’ai pas dormi depuis un mois. Un mois. Seigneur, pardonne-moi, je suis un pécheur. Dès que je m’endors, je vois ses yeux. En vacances, à la maison… Un chat entre dans la pièce, je sursaute. Les gens comme nous… Il sanglote encore… On nous a jetés comme des chiens… Et si je ne l’ai pas tué ? Et alors ? Les autres gars devront le faire… ! Et puis, tu viens ici et on te demande ça : “Combien en as-tu eu ?” ! »

« Après une année de guerre, comme le premier jour, je ne rêve que d’enlever mon uniforme. »

 Tu es assis en face d’un homme qui a tué. Pourtant tu ne peux pas le considérer comme un « meurtrier ». C’est un homme qui a été obligé de tuer. Il est juste là, à deux mètres de toi. Tu sais qu’il a tué, et tu l’aimes plus que tout au monde, tu l’aimes tellement que tu sens le flux d’hormones, d’ocytocine ou autre, tu sens le flux d’énergie qui va de toi à lui, et tu veux le serrer dans tes bras, mais tu as peur, peur de le serrer, peur de le toucher. Parce que même un chat dans la nuit le fait sursauter.

Les gens posent parfois des questions sur « la fatigue de la guerre ». Je ne sais pas. Cela me semble aussi abstrait que le « pacifisme » face aux bombes et aux missiles. Les premiers jours, et encore aujourd’hui, mon plus grand rêve était que ce cauchemar se termine le plus vite possible. Après une année de guerre, comme le premier jour, je ne rêve que d’enlever mon uniforme. Et, surtout, que mes enfants n’aient pas à le porter quand ils seront grands. Une fois, alors que mon fils était encore en maternelle, il était censé jouer un soldat de plomb du conte d’Andersen pour Noël. En voyant mon enfant en uniforme, j’ai pensé : « Fils, j’espère que tu n’auras jamais à le porter dans la vraie vie. » Et c’est peut-être pour cette raison que je dois porter l’uniforme. J’ai également rencontré un volontaire de 50 ans qui s’est engagé dans l’armée afin d’empêcher la mobilisation de son fils de 25 ans.

Que signifie « la fatigue de la guerre » ? Quelles sont les autres options ?

Je ne veux pas me lancer dans un exposé de l’histoire de l’Ukraine pour les étrangers, mais les options sont simples. Soit se défendre ici et maintenant, avec des pertes, soit rester une colonie de l’empire russe pendant encore cent ans. Si nous nous rendons, ils pourront faire n’importe quoi de nous, tout comme le gouvernement chinois le fait avec les Ouïghours. Maintenant, au moins, on nous aide en nous donnant des armes. Si nous sommes vaincus, le monde ne pourra que « montrer une profonde inquiétude ». Récemment, le Parlement européen a enfin reconnu la famine artificielle en Ukraine, l’Holodomor de 1932-1933, comme un génocide. Bien sûr, il est difficile d’imaginer que dans l’Europe d’aujourd’hui, des millions de personnes puissent être à nouveau tuées. Mais jusqu’au 24, nous ne pouvions pas imaginer que dans l’Europe d’aujourd’hui, un pays puisse en envahir un autre.

Récemment, les services secrets britanniques ont rendu publics les plans initiaux de la Russie, qui, après l’occupation, envisageait de diviser l’Ukraine en quatre parties et liquider physiquement les « irréconciliables ». Dans les territoires actuellement occupés, nous pouvons déjà voir comment les enfants sont « reprogrammés » par les écoles pour devenir des « Russes ». Cela peut aussi être considéré comme une forme de génocide.

Soit vous vous battez avec le risque de mourir à cause des éclats de roquettes, soit vous ne vous battez pas et vous risquez encore de mourir avec un sac sur la tête, les mains attachées dans le dos, comme les civils à Boutcha. Vous pouvez être torturé à tout moment et pour n’importe quelle raison.

Fatigue ou pas, c’est une question de survie.

Après neuf mois de guerre, j’ai enfin pu aller à l’étranger pour rendre visite à mes enfants. C’est une situation exceptionnelle pour un militaire : j’étais invité à un festival littéraire, et ce déplacement a été approuvé par le commandant en chef des forces armées de l’Ukraine. La décision a été prise au dernier moment et dès le premier jour, j’ai été tourmenté par la sensation qu’il existe un fossé entre deux mondes : un après-midi, vous patrouillez encore dans le froid avec des armes dans une installation militaire, et deux heures plus tard, vous remettez vos armes, le commandant vous emmène prendre un bus. Moins d’un jour plus tard, vous vous promenez dans une ville européenne décorée d’illuminations de Noël.

J’ai traîné mes enfants aux événements littéraires pour ne pas manquer une seule heure avec eux. Je les ai accompagnés à l’école pendant plusieurs jours. Le soir, je ne les quittais pas, je les gardais dans mes bras, pour les caresser, les embrasser. J’ai dormi avec eux dans le même lit. J’étais heureux d’être avec eux et, en même temps, malheureux de voir tout ce que j’avais perdu. Il n’y aura pas de vie comme « avant le 24 » tant que ce cauchemar ne sera pas terminé. Même si j’enfreignais toutes les lois, que je m’enfuyais et restais en Europe, ce que, bien sûr, je n’envisage pas à ce stade.

En prenant le tram dans cette ville européenne, j’ai eu l’impression que tout qui s’y passait était comme plat, superficiel. Pas tout à fait réel. Un décor dessiné sur une feuille brillante en plastique coloré.

Une semaine plus tard, de retour en Ukraine, je me suis rendu à pied à l’unité militaire dans la petite ville où je suis maintenant en poste. C’était une soirée d’hiver. La ville était presque entièrement plongée dans le noir, à cause des bombardements russes sur les centrales électriques. Seuls ici et là, des générateurs diesel ronronnaient, certaines fenêtres étaient faiblement éclairées. J’ai marché dans l’obscurité et j’ai senti que pour moi, la véritable existence, avec toute la profondeur de l’être, se trouvait ici. Une existence qu’aucune personne normale pourtant ne choisirait volontairement.

* Bien que L’Hebdo utilise habituellement la graphie Kiev, tirée du russe, nous avons ici fait le choix, par respect pour l’auteur, de respecter la graphie ukrainienne.

 

 

 

https://www.la-croix.com/Monde/Ma-guerre-recit-dun-ecrivain-ukrainien-devenu-soldat-2023-02-18-1201255808