Pierre Soulages (1919-2022)
Mort du peintre Pierre Soulages, géant de l’outrenoir
Portrait
Véritable monument de la peinture française, l’artiste est décédé à l’âge de 102 ans, a indiqué son entourage mercredi 26 octobre. À la fois épurée et puissante, son œuvre abstraite, dominée par le noir lumière, a su toucher le grand public par son intériorité.
C’est un géant qui vient de s’éteindre. Un homme dont la haute stature de rugbyman – 1,90 mètre ! – s’accordait aux peintures imposantes. Un contemporain acclamé comme un « classique » par le grand historien Georges Duby et célébré par nombre d’expositions à travers le monde, de Mexico à Tokyo, en passant par Dakar, sans oublier Saint-Pétersbourg, où il fut en 2001 le premier peintre vivant admis au sein des prestigieuses collections de l’Ermitage. Il n’y a que l’Amérique du Nord qui, après avoir reconnu cette peinture très tôt, a fini par la négliger un peu.
Rien de tel évidemment en France. En 2009, la rétrospective Soulages au Centre Pompidou a enregistré plus de 500 000 entrées. Depuis 2014, l’inauguration à Rodez, sa ville natale, d’un superbe musée à son nom, doté d’importantes donations, a attiré plus d’un million de visiteurs. Le centenaire de l’artiste, le 24 décembre 2019, a même été salué par une exposition au Louvre, une consécration pour un artiste vivant réservée seulement jusqu’alors à Chagall et Picasso.
Parallèlement, les voix critiques se sont faites de plus en plus rares, comme celle du philosophe Luc Ferry rappelant en 2014 que « le premier monochrome noir est né en 1882 sous le pinceau de Paul Bilhaud, un des piliers de l’esprit fumiste ». L’intériorité de la peinture de Soulages, en dépit d’une apparence austère dans laquelle dominent les noirs, ces fameux « outrenoirs » réflecteurs de lumière, a su toucher un large public.
« Pour moi, confiait l’artiste en 2009 à La Croix, l’œuvre n’est pas un signe. Elle ne doit renvoyer ni à un passé, ni à une psychologie ou à une anecdote, sinon elle perd de sa présence. Elle est un objet capable de mobiliser ce qui nous habite au plus profond. »
Une vie vouée à la peinture
Cette haute exigence aura guidé toute sa vie, entièrement vouée à la peinture : l’hiver dans son atelier parisien, l’été sur sa colline de Sète, dans cette thébaïde qu’il avait conçue en 1959, tapie dans la végétation et ouverte à 180 degrés sur l’horizon marin. Là, Soulages recevait avec affabilité ses visiteurs choisis. Surtout, il respirait l’air du large, lui qui aimait voir loin et par-delà les siècles, admirateur des peintures rupestres comme des tapas d’Océanie.
Enfant, à Rodez, il avait découvert émerveillé les statues menhirs du Musée Fenaille. Un autre souvenir marquant fut sa première visite, à 5 ans, à l’abbatiale Sainte-Foy de Conques, emmené là juste après le décès de son père par sa mère très croyante. En y retournant avec sa classe, à 12 ans, l’adolescent bouleversé « par cette nef, la plus haute de l’art roman, cette massivité alliée à tant de grâce » décida « que l’art serait au centre de sa vie ».
Beaucoup plus tard, entre 1987 et 1994, il réalisera des vitraux opalescents aux sobres lignes courbes pour cet édifice, classé depuis au patrimoine mondial de l’Unesco. Et il renouera ainsi avec l’Aveyron, qu’il avait quitté à 19 ans pour suivre des cours de dessin à Paris.
L’artiste a réalisé les 104 vitraux de l’abbatiale de Conques (Aveyron). / PATRICE THEBAULT/ ONLYFRANCE.FR
En 1939, le jeune Pierre Soulages réussit en effet le concours d’entrée à l’École nationale supérieure des beaux-arts mais, redoutant un enseignement trop académique, il fuit la capitale.
La guerre éclate. Démobilisé en 1941, il s’inscrit aux Beaux-Arts de Montpellier où il rencontre sa femme, Colette Llaurens, son indéfectible soutien. Réfractaire au STO, il se cache comme régisseur d’un vignoble. Son voisin, l’écrivain Joseph Delteil, encourage sa vocation de peintre et lui fait découvrir les poètes, Guillaume IX d’Aquitaine, Jean de la Croix, Agrippa d’Aubigné et bien d’autres… Soulages, doué d’une mémoire prodigieuse, aimait à réciter leurs vers, phares sur son chemin.
Un don d’observation
En 1947, ses premiers tableaux exposés au Salon des surindépendants basculent dans l’abstraction. Tracées au brou de noix sur papier blanc, leurs lignes épaisses comme des étais donnent un élan vigoureux en ces temps de reconstruction. D’autres peintures au goudron sur des fragments de verre s’inspirent directement des colmatages des verrières de la gare de Lyon, brisées dans les bombardements. Un témoignage du don d’observation de l’artiste, sans cesse à l’affût, même d’un accident, comme lors de cette séance de gravure où il perça sa plaque de cuivre et créa une trouée étincelante de blanc.
À cette époque, avec ses amis Hans Hartung et Jean-Michel Atlan, Soulages se considère déjà comme un franc-tireur. Il le restera toujours, attaché à sa liberté d’inventer sa propre voie en peinture. Ce qui ne l’empêcha pas d’accueillir, plus tard, les jeunes peintres du mouvement Supports/Surfaces avec bienveillance, d’apporter son soutien à Daniel Buren et à ses colonnes ou même de s’engager dans les grands débats de son temps, pour la paix en Algérie en 1956 ou contre la guerre en Irak en 2003.
Curieux de tout, Pierre Soulages avait noué au fil de sa longue existence des amitiés aussi bien avec le chantre du Nouveau Roman Claude Simon qu’avec le sociologue Pierre Bourdieu, l’historien Pierre Nora ou le physicien David Quéré, avec lequel il aimait à deviser de la dynamique d’une goutte d’eau.
La réception de ses premières œuvres est favorable. Salué par Picabia, exposé dès 1949 à New York, acheté en France pour le Musée national d’art moderne par Jean Cassou et Bernard Dorival en 1951, puis dès 1953 par le Museum of Modern Art (MoMA) de New York, le grand gamin de Rodez prend confiance. Il crée quelques décors de théâtre notamment en 1951 pour Louis Jouvet qui meurt d’un infarctus en pleine répétition, presque dans les bras du peintre.
La nuit mythique de la naissance de l’« outrenoir »
Bientôt, ses tableaux de près de deux mètres de haut rivalisent sans complexe avec les formats des expressionnistes abstraits américains. Soulages se lie d’amitié avec Robert Motherwell et Mark Rothko, dont les champs colorés et vibrants font écho à ses propres recherches. Sous de larges bandes noires, il laisse sourdre des blancs, des ocres ou des braises, comme un feu qui couve. Il ose des bleus profonds, en écho à la Méditerranée. Et crée ailleurs des transparences en diluant ses couleurs.
« Soulages, en occitan, vient de sol agens, soleil agissant », aimait-il à dire pour expliquer son irrésistible attrait pour la lumière, en dépit d’une palette dominée par le noir, cet instrument de puissants contrastes. « Le noir, pour moi, est une couleur intense, plus intense que le jaune », ajoutait cet admirateur de Courbet, dont il possédait un petit Portrait de femme.
À la fin des années 1960, le noir menace déjà d’envahir sa peinture, comme dans cet immense tableau du 14 mai 1968, aujourd’hui au Musée national d’art moderne, semblable à un mur de grands boucliers. Les manifestations enflamment alors le Quartier Latin où l’artiste a son atelier. Au début des années 1970, Soulages aère alors ses lignes en boucles ou en souples jambages, sur des formats panoramiques.
Puis survint cette nuit de travail fameuse, qu’il a racontée maintes fois, où broyant littéralement du noir, désespéré parce que celui-ci avait fini par recouvrir toute la surface de sa toile, il finit par aller dormir. De retour à l’atelier, il s’avisa que son tableau émettait une étrange lumière. L’outrenoir était né, d’abord baptisé « noir lumière » à cause de sa capacité à réfléchir, à moduler la clarté, par sa brillance et les irrégularités de sa surface.
Expérimentateur insatiable
Soulages tenait à préciser le miracle de cette peinture « dont la lumière vient au-devant du spectateur, créant un espace qui nous englobe », comme une mystérieuse présence. Un jeu qu’il renforçait souvent dans ses expositions en présentant ses toiles, non pas clouées au mur mais présentées dos à dos sur des câbles, parfois en polyptyques. « Je ne crois pas en Dieu, disait-il, mais je crois au sacré. »
Dès lors, cet expérimentateur insatiable s’attachera à explorer les possibilités infinies de cet outrenoir. Comme les artisans de son enfance à Rodez, il ne cessera de s’inventer des outils, des racloirs, des couteaux, des balais, pour créer des variations de reliefs, des sillons profonds ou des caresses sensuelles. Vers la fin des années 1990, abandonnant progressivement l’huile pour l’acrylique plus fluide, il peindra par empreintes laissant réapparaître, ici et là, la trame immaculée de ses toiles.
Il découpera ses peintures en bandes, pour mieux les recomposer. Il imprimera des coups de bâton dans sa peinture avec un rythme musical. Il opposera des surfaces lisses ou peignées, brillantes ou mates, avec parfois une veine de bleu ou de brun, réminiscences de ses débuts. Un cinglant démenti à tous ceux qui lui reprochaient parfois la monotonie de ces outrenoirs, faute de savoir goûter toutes leurs nuances, minutieusement décryptées dans le catalogue raisonné de son œuvre par Pierre Encrevé, décédé en 2019.
Juste avant ses 100 ans, l’artiste avait encore osé de nouveaux formats, des toiles verticales, grandes comme trois carrés superposés selon les formules mathématiques qu’il affectionnait. Des stèles rythmées de friselis et de plages plus calmes, tel le vaste horizon méditerranéen.
Homme d’une liberté totale et en même temps d’une fidélité profonde à ses racines, ses premiers attachements, Soulages avait confié à Michel Ragon (1), en réponse à ses détracteurs : « Quand on aime passionnément une chose, cela exclut tout le reste. Plus les moyens sont limités, plus l’expression est forte. »
D’importantes donations aux musées
Soucieux de sa postérité, l’artiste a accordé d’importantes donations au Centre Pompidou à Paris, à l’Art Institute de Chicago, à la National Gallery of Art de Washington et à la Tate Gallery de Londres.
En 2005 et 2006, le couple Soulages a aussi offert au musée Fabre de Montpellier 20 tableaux, plus 9 autres confiées en dépôt, après avoir été sollicité par le maire socialiste Georges Frêche et associé à la rénovation du musée.
À Rodez, le maire UMP, Marc Censi, a d’abord demandé à Pierre Soulages de donner à sa ville natale les cartons des vitraux réalisés pour l’abbatiale voisine de Conques, puis des estampes… avant d’arracher son accord pour créer un musée à son nom. « J’ai accepté à condition qu’il s’ouvre à d’autres artistes. Je voulais un lieu vivant, surtout pas un mausolée », nous confiait Pierre Soulages en 2014 en inaugurant ce musée. Il lui a offert plus de 250 œuvres et autant de documents d’archives.
Les Ateliers de Soulages, Michel Ragon, Albin Michel.
https://www.la-croix.com/Culture/Le-peintre-Pierre-Soulages-mort-2022-10-26-1201239535
Pierre Soulages : « En art, tout est métaphysique »
Entretien
Sa haute taille s’est légèrement voûtée. Le pas s’est fait plus lent, comme sa parole, à l’affût du mot juste parmi la brassée des souvenirs. Dans sa maison de Sète ouverte sur l’horizon marin, Pierre Soulages, qui fête ses 100 ans ce 24 décembre, revient sur la folle aventure qui l’a occupé huit ans de sa vie. Sur la terrasse, le tronc noueux d’un pin vénérable s’incline. Comme en écho fraternel à cet homme qui parle, le visage raviné, sculpté par sa traversée du siècle.
La Croix : Que représente l’abbatiale de Conques pour vous ?
C’est le lieu où, adolescent, j’ai décidé de ma vie. Conques se trouve à une trentaine de kilomètres de Rodez, où je suis né. J’ai découvert l’abbatiale dans mon enfance. Puis, j’y suis retourné avec le lycée. Je m’en souviens très bien. Je me trouvais à l’angle du transept gauche et de la nef. J’étais tellement exalté par ce que je voyais, par la lumière, par les proportions. J’ai dit à mon ami : « Tu vois, c’est comme une musique. »
Au fond de moi, l’émotion était telle que j’ai pensé : « Il n’y a qu’une chose importante dans la vie, c’est l’art. J’aime peindre, alors je vais consacrer ma vie à la peinture. » À l’époque, je ne pensais pas du tout faire quelque chose pour cette abbatiale. Seule la peinture m’intéressait parce que je rencontrais à travers elle des questions. Des questions qui ne m’ont jamais quitté…
Cinquante ans plus tard, en 1986, vous recevez la commande de vitraux pour Conques…
Tout d’abord, des vitraux, je ne voulais pas en faire. Claude Mollard, du ministère de la culture, est venu me proposer d’en réaliser pour la cathédrale d’Abbeville. J’ai décliné, mais il a insisté et m’a proposé Tronoën, l’abbaye de Flaran, puis Silvanès. J’ai dit : « – Là, vous vous rapprochez, parce que je suis de Rodez…
– Alors Conques ? », m’a-t-il lancé.
Colette, ma femme, m’a regardé. Elle savait combien Conques avait compté pour moi. Quand nous nous sommes mariés, en 1942, c’était la guerre, nous étions allés passer une semaine là-bas, dans l’unique auberge qui existait à l’époque…
Quelle a été votre ambition pour ce projet ?
J’ai voulu mettre en valeur l’organisation de la lumière par l’architecture. Celle-ci est très précise. Prenez la façade. Au-dessus du tympan magnifique, on aperçoit un oculus et deux fenêtres, dont l’une à droite est plus grande que celle de gauche. Quand on rentre, c’est encore plus évident. Les fenêtres à gauche dans la nef sont étroites et plus basses que celles qui leur font face de l’autre côté, pourtant déjà bien éclairées car elles donnent au sud et là où la vallée est ouverte. En avançant dans le transept, cela s’inverse : les fenêtres du pignon nord sont très grandes – près de 4 mètres – alors qu’au sud elles sont rétrécies. Je ne ferai pas de théories là-dessus. Je me contente de considérer les choses telles qu’elles sont et surtout de les respecter.
ATELIER FLEURY
Vos recherches se sont alors orientées en direction d’un verre incolore ?
Je cherchais une matière offrant de simples variations de translucidité. Pour l’obtenir, j’ai réalisé des centaines d’essais avec différents techniciens. Or ce verre incolore, une fois posé, s’est mis à révéler des couleurs. Certaines teintes du spectre apparaissaient à l’intérieur de l’abbatiale, tandis que les autres étaient réfléchies au dehors, ceci variant selon l’opacité. Après un moment de panique, j’ai compris que j’avais inventé des vitraux à deux faces, à rebours des vitraux traditionnels souvent grisâtres à l’extérieur. Ce n’est pas ce que je cherchais, mais c’est ce que j’ai rencontré. Par un hasard heureux.
Pour les plombs, vous avez voulu dessiner des lignes évoquant « un souffle ».
Oui, le souffle de l’esprit, qui n’est pas la connaissance rationnelle. Aux verticales, aux horizontales et aux courbes rigides de l’architecture, j’ai voulu opposer des obliques souples, plus proches du mouvement de la lumière naturelle. L’art roman a une manière très particulière de faire rentrer la lumière, qui permet d’échapper à la pesanteur. Et quand je me suis aperçu qu’avec ces vitraux, celle-ci allait changer du matin au soir, cela a été un grand bonheur. Cette marque de l’écoulement du temps est au centre même de la vie humaine. Pour les gens qui regardent, cela prend un sens beaucoup plus profond que toutes les aventures illustratives.
Vous parlez, à propos de ces vitraux, d’une « métaphysique de la lumière »…
En art, tout est métaphysique, c’est-à-dire au-delà de la physique. Même dans les arts de distraction, il y a quelque chose d’important qui touche à plus loin que le jeu. Dans ma peinture, un changement considérable s’est produit le jour où je me suis mis à considérer la lumière venant du noir. Cela a été comme la découverte d’un autre pays, « l’outrenoir », comme l’on dit outre-Manche, outre Rhin. Tout mon travail autour de la lumière à Conques s’inscrit dans la continuité de ces recherches.
Vous y retournez régulièrement ?
Oui, même si je n’ai pas pu y aller ces derniers mois. Les habitants au début étaient férocement contre. Aujourd’hui, cela a bien changé. J’aime observer les visiteurs. J’avais connu ce lieu auparavant avec des gens qui parlaient à voix haute. Maintenant, ils entrent et se mettent à parler à voix basse. Or rien ne les pousse à cela, si ce n’est l’atmosphère qui est créée, le lieu tel qu’il s’est révélé…
Votre prochain centenaire va être salué bientôt par une exposition au Louvre. Quand vous vous retournez sur ce long chemin parcouru, à quoi songez-vous ?
Je me dis que je n’ai plus beaucoup d’années encore pour vivre ! (rires) Même si un peintre allemand, Karl Otto Götz, m’envoie tous les ans ce mot : « Soulages, tiens bon ! »
La peinture m’intéresse toujours. Colette, mon épouse, veille à ce que je me rende accompagné à l’atelier désormais, à cause de mon arthrose, qui m’a fait chuter une fois.
Au Louvre, je dévoilerai une nouvelle toile de 1,30 mètre de large sur 4 mètres de haut. Cette année, j’en ai réalisé quatre ou cinq autres de ce format. Il va falloir que j’arrête : c’est tout de même très difficile à accrocher .
Avez-vous un souhait et un regret ?
J’aimerais que le monde entier ait la paix, que les hommes comprennent enfin quelque chose à la chance d’exister. Quant aux regrets, il faudrait demander à Colette, qui partage ma vie depuis soixante-dix sept ans… Dans mon travail, j’ai souvent abandonné ou détruit des choses que j’aurais peut-être dû garder. En peinture, je cherche, et brusquement quelque chose apparaît auquel je n’avais pas pensé et qui est là. C’est pourquoi il faut être tellement attentif.