ALLEMAGNE (histoire), AUSCHWITZ-BIRKENAU (camp de concentration), CAMPS DE CONCENTRATION, DEPORTATIONS, DITA KRAUS (1929-....), EUROPE, GUERRE MONDIALE 1939-1945, HISTOIRE, HISTOIRE DE L'EUROPE, LES ENFANTS DU CAMP DE BIRKENAU, OTTO KRAUS (1921-2000), SHOAH

Les enfants du camp de Birkenau

 

Les enfants dans le camp d’Auschwitz-Birkenau

Auschwitz II Birkenau (Pologne): camp de concentration - Bloc des Enfants: Bloc des Enfants: Peintures murales decoratives, un enfant jouant avec un manche a tete de cheval  - Juillet2007 -
OPA4357054 Auschwitz II Birkenau (Pologne): camp de concentration – Bloc des Enfants: Bloc des Enfants: Peintures murales decoratives, un enfant jouant avec un manche a tete de cheval – Juillet2007 – ; (add.info.: Auschwitz II Birkenau (Poland): concentration camp – Children’s block: Children’s block: Decorative murals, a child playing with a horse’s head – July 2007 -); Photo © Philippe Matsas/Opale .

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La Bibliothécaire d’Auschwitz 

Antonio G. Iturbe

Paris, Flammarion, 2020. 512 pages.

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Résumé :

A quatorze ans, Dita est une des nombreuses victimes du régime nazi. Avec ses parents, elle est arrachée au ghetto de Terezín, à Prague, pour être enfermée dans le camp d’Auschwitz. Là, elle tente malgré l’horreur de trouver un semblant de normalité. Quand Fredy Hirsch, un éducateur juif, lui propose de conserver les huit précieux volumes que les prisonniers ont réussi à dissimuler aux gardiens du camp, elle accepte.
Au péril de sa vie, Dita cache et protège un trésor. Elle devient la bibliothécaire d’Auschwitz.

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Le camp des enfants : Un roman basé sur l’histoire vraie du terrible bloc 31

Otto Kraus

City Edition, 2021. 287 pages.

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Résumé

Jour après jour, Alex tente de survivre dans le camp d’Auschwitz où il est prisonnier. Survivre au manque de nourriture, au froid, aux humiliations, à l’absence d’espoir. Pourtant, malgré les risques, le jeune homme a décidé de défier ses bourreaux : en secret, il fait la classe aux enfants du Bloc 31. Poésie, mathématiques, dessin… Ces leçons ne sont qu’un petit geste, mais témoignent du courage et de la résistance d’Alex. C’est aussi sa manière de protéger ses petits élèves de la terrible réalité du camp. Mais enseigner aux enfants n’est pas la seule activité interdite à laquelle Alex se livre… Il écrit aussi un journal dans lequel il raconte les minuscules moments de joie qui font oublier le cauchemar du quotidien. Un récit pour être plus fort que l’horreur du monde et pour que personne n’oublie rien, jamais.

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Otto Kraus

Le Mur de Lisa Pomnenka

Otto Kraus

Eiteur ARACHNEEN, 2013. 336 pages

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Résumé

En septembre 1943, en vue de démentir la rumeur de l’anéantissement des Juifs d’Europe, Adolf Eichmann invita la Croix-Rouge internationale à visiter le ghetto de Theresienstadt (Terezín en tchèque) et un « camp pénitentiaire » familial à Birkenau. En cet effet, il organisa le « nettoyage » du ghetto et déporta plusieurs milliers de ses détenus à Birkenau, où avait été créé un « camp des familles tchèques ». Terezín a été visitée le 23 juin 1944 ; la Croix-Rouge n’y a rien trouvé à redire. La visite à Birkenau, elle, n’eut pas lieu, et ce camp fut « liquide » le mois suivant. Le Mur de Lisa Pomnenka, roman et témoignage, transpose une histoire réelle dont l’auteur, l’écrivain tchèque Otto B. Kraus, fut à la fois le témoin, la victime et l’acteur : celle d’un groupe d’enfants et de jeunes gens juifs, tchèques pour la plupart, qui, Envoyé de Terezín au camp des familles de Birkenau en décembre 1943, vécurent six mois dans le « block des enfants » (Kinderblock), créé par un jeune juif d’origine allemande, Fredy Hirsch, avec l’approbation d’Adolf Eichmann et sous le contrôle direct de Josef Mengele. Les enfants y passaient leurs journées auprès de jeunes madrichim (« guides » en hébreu) ​​désignés parmi les détenus qui, tout en se sachant condamnés, leur proposaient des activités éducatives, sportives et artistiques. Otto B. Kraus fut l’un de ces éducateurs ; il fit partie du convoi venu de Terezín en décembre 1943. Le Mur de Lisa Pomnenka témoigne de cette expérience et porte sur les derniers mois du camp des familles avant sa liquidation en juillet 1944. Le roman mêle des personnages semi-fictifs et des événements réels, tels que la mort de Fredy Hirsch, l’envoi à la chambre à gaz en mars 1944 des déportés du premier convoi de septembre 1943, le soulèvement avorté, les expériences de Mengele… Sur ce fond d’horreur, le récit d’Otto B. Kraus raconte la survie des désirs et de l’espoir, et la tentative des éducateurs de faire du block un îlot de « faux-semblants » dans l’espoir de protéger les enfants de la hantise de la mort. Le Mur de Lisa Pomnenka est suivi d’un essai de Catherine Coquio qui remplace les événements du block des enfants dans la continuité de ceux du ghetto de Teresienstadt, en insistant sur la vie culturelle et sur le rôle décisif qu’y jouèrent les mouvements de jeunesse sionistes de gauche. À Birkenau comme à Theresienstadt les éducateurs engagèrent les enfants dans des jeux de fortune, des pièces de théâtre, des chants, des concours de poésie, des rudiments d’enseignement et des exercices physiques. Le mur peint de « Lisa Pomnenka », une jeune déportée, est à l’image de « la vraie vie introuvable qu’était devenue le monde humain ».Catherine Coquio dégage également du roman les ambiguïtés du « mensonge protecteur », les angoisses des éducateurs devant la voyance des enfants et à l’idée de leur sort dans le cas d’un soulèvement ; elle évoque la mutation des formes messianiques et politiques de l’espoir : toute projection dans l’avenir de venir impossible, c’est dans un pur présent que s’affirment les gestes de l’art et de la création, à la manière de rituels et de valeurs absolues. Les deux textes composent ainsi une méditation exceptionnelle sur le rapport différent des enfants et des adultes à la vérité, à l’espoir et à la mort.

Le Mur de Lisa Pomnenka est suivi d’un essai de Catherine Coquio qui replace les événements du block des enfants dans la continuité de ceux du ghetto de Teresienstadt, en insistant sur la vie culturelle et sur le rôle décisif qu’y jouèrent les mouvements de jeunesse sionistes de gauche. À Birkenau comme à Theresienstadt les éducateurs engagèrent les enfants dans des jeux de fortune, des pièces de théâtre, des chants, des concours de poésie, des rudiments d’enseignement et des exercices physiques. Le mur peint de « Lisa Pomnenka », une jeune déportée, est à l’image de «L la vraie vie introuvable qu’était devenu le monde humain ».

Catherine Coquio dégage également du roman les ambiguïtés du « mensonge protecteur », les angoisses des éducateurs devant la clairvoyance des enfants et à l’idée de leur sort dans le cas d’un soulèvement ; elle évoque la mutation des formes messianiques et politiques de l’espoir : toute projection dans l’avenir devenant impossible, c’est dans un pur présent que s’affirment les gestes de l’art et de la création, à la manière de rituels et de valeurs absolues.

Les deux textes composent ainsi une méditation exceptionnelle sur le rapport différent des enfants et des adultes à la vérité, à l’espoir et à la mort, sur les pouvoirs et les limites de l’idée d’« éducation », enfin sur le sens moral et la valeur pratique des gestes artistiques à l’échelle individuelle et collective.

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GRANDIR DANS UN CAMP DE LA MORT : LE CAMP DES FAMILLES DE BIRKENAU

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Paysages de la métropole de la mort. Réflexions sur la mémoire et l’imagination, suivi de Un ghetto dans un camp d’extermination. L’histoire sociale juive au temps de l’Holocauste et ses limites d’Otto Dov Kulka (trad. P.-E. Dauzat, Paris, Albin Michel, 2013) et Le mur de Lisa Pomnenka (trad. S. et N. Gailly), suivi de C. Coquio, Le leurre et l’espoir. De Theresienstadt au block des enfants de Birkenau, Paris, L’Arachnéen, 2013.

Deux livres bouleversants sont parus presque simultanément début 2013, Paysages de la métropole de la mort, d’Otto Dov Kulka, et Le mur de Lisa Pomnenka, d’Otto B. Kraus (suivi de l’essai Le Leurre et l’espoir, de Catherine Coquio). Il s’agit de deux documents exceptionnels sur un pan relativement peu connu de l’histoire de la Shoah, le camp des familles de Birkenau (officiellement appelé camp BIIb), un camp-vitrine installé à quelques centaines de mètres des chambres à gaz, destiné à leurrer d’éventuels visiteurs de la Croix Rouge internationale sur la réalité du traitement des Juifs déportés. Aucun des deux ouvrages ne relève vraiment du genre testimonial – du moins de ses formes attendues. Le premier explore la mythologie personnelle d’un survivant dont l’enfance s’est déroulée dans ce cadre hors-norme. Le second, également écrit des décennies plus tard par un rescapé, imagine le journal fictif d’un éducateur confronté aux dilemmes moraux quotidiens que constitue la présence des enfants en un tel lieu.

Les conditions de vie dans le camp BIIb sont effroyables, et le spectacle de la mort est quotidien. Les détenus souffrent de la promiscuité, du froid et de la faim. Mais relativement aux conditions du reste du camp, la vie des déportés du camp des familles apparaît comme presque privilégiée : les familles, venues du ghetto de Theresienstadt, ne sont pas sélectionnées à leur arrivée, ni séparées ; les détenus sont tatoués, mais ils peuvent conserver leurs cheveux, leurs vêtements, et maintenir les rudiments d’une vie sociale et culturelle : orchestre, jeux, spectacles, auxquels assistent souvent les SS et le responsable du camp des familles, le docteur Mengele. Très rapidement, la vie s’organise, notamment au Kinderblock (block des enfants), où des moniteurs s’attellent clandestinement à l’éducation des plus jeunes, s’efforçant de divertir les enfants de la réalité terrifiante qui les entoure, de leur apprendre à lire ou à dessiner, ou, comme l’écrit Otto Kraus, à « vivre avec la mort ».

Témoins de la sélection et de la disparition des milliers de Juifs descendus des convois de la mort, les familles du camp BIIb n’ont aucun moyen de comprendre ce qui leur vaut d’être épargnées par ce qu’Otto Kulka appelle plus d’un demi-siècle plus tard « la Grande Loi de la mort ». Ce statut d’exception devient plus incompréhensible encore lorsque l’intégralité des membres du premier convoi des familles tchèques, arrivé à Auschwitz en septembre 1943, est exterminée dans les chambres à gaz six mois plus tard, une nuit de mars 1944. Les très rares rescapés du massacre – dont fait partie Kulka, sauvé par un séjour à l’infirmerie – savent désormais, tout comme les membres des convois suivants, qu’ils seront tous voués à la mort au bout de six mois, sans même le mince espoir que représente, pour les autres détenus, le processus de sélection.

Comment continue-t-on à vivre en plein cœur d’un camp d’extermination ? Peut-on tomber amoureux, ou le rester, lorsqu’on sait précisément quel jour on doit mourir, et de quelle façon ? Quelle enfance, et quelle éducation, dans un lieu sans aucun avenir ? À quoi bon apprendre à lire à des enfants promis à la mort ? Pourquoi écrire des poèmes, tenir un journal, débattre d’un avenir politique promis à d’autres ? Ces questions sont au cœur de l’expérience des déportés du camp des familles, qui n’échappent initialement à la mort que pour subir en toute conscience, sans espoir aucun de s’y dérober, la loi de la cheminée. Double exception dans ce lieu d’exception qu’est le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau : la survie dans le camp de la mort, mais aussi la certitude du meurtre.

Lors de la liquidation du camp des familles, en juillet 1944, moins de 10% des déportés avaient survécu. Et pourtant, même après l’extermination intégrale du premier convoi, la vie du camp s’était maintenue : on continuait à entretenir des traditions juives, à célébrer des fêtes, à éduquer les enfants, à s’affronter sur le sionisme ou l’internationalisme. Racontant la préparation d’une révolte avortée, le roman d’Otto Kraus met en scène l’espoir d’une issue autre que l’extermination, mais il explore surtout une forme d’espérance désespérée, vidée de toute attente, suivant laquelle la seule chose sérieuse à faire, à l’approche et dans la proximité de la mort, serait de maintenir une forme de foi protestataire dans la vie, la « possibilité de vivre quelque chose de l’ordre d’un idéal au présent » (C. Coquio), faux semblant mais aussi vraie affirmation d’une résistance. Comme l’explique Otto Kulka, devenu plus tard historien en Israël, en se remémorant son premier contact avec l’enseignement de l’histoire dans le camp, les « valeurs et modes de vie historiques, fonctionnels et normatifs furent ici transformés en quelque chose de l’ordre de valeurs absolues ».

Les deux livres sont suivis d’un essai qui restitue l’histoire du camp et analyse les conditions de ce paradoxe : Otto Kulka publie, en contrepoint de son exploration intime, l’un des seuls articles qu’il a consacrés en tant qu’historien à l’expérience du camp des familles, où il essaye de comprendre ce cas extrême de survivance d’une vie culturelle au cœur d’un camp de la mort. Accompagnant le roman d’Otto Kraus, un essai passionnant de Catherine Coquio, qui avait déjà dirigé l’édition d’une anthologie de témoignages sur l’enfance pendant la Shoah1, revient de façon détaillée sur l’histoire des déportés du camp BIIb, du ghetto de Theresienstadt à la liquidation finale du camp, et analyse les quelques témoignages qui ont gardé la trace de cette histoire extraordinaire. À leur manière, extrêmement différente, Paysages de la métropole de la mort et Le mur de Lisa Pomnenka viennent enrichir l’héritage historique, poétique et éthique de la littérature des camps en pointant de façon extrêmement poignante l’énigme que put constituer l’expérience collective de l’art et la présence des enfants dans un lieu qui semblait vider l’art et l’enfance de tout sens.

↑1 C. Coquio et A/ Kalisky (textes réunis par), L’enfant et le génocide. Témoignages sur l’enfance pendant la Shoah, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2007

https://raison-publique.fr/1974/

Le camp des familles

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Dans la sombre histoire de la Shoah, il est une aberration dont on parle peu : celle du camp des familles, à Auschwitz, un camp dans le camp, qui voit les Juifs tchèques vivre des conditions de détention nettement différentes de celles des autres détenus raciaux. Retour sur une illusion à peine trompeuse.

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En décembre 1943 arrive à Auschwitz un convoi de Juifs tchèques, déportés du camp de Terezin en Bohême. Leur voyage, si l’on peut l’appeler ainsi, a duré deux jours et une nuit. Mais, à leur arrivée dans le camp de la mort, leur destin est différent de celui des autres Juifs : pas de rampe de sélection, pas de tonte des cheveux, pas de séparation entre parents et enfants.

Ces Juifs tchèques sont regroupés au sein du camp dit des familles, où ils rencontrent certains de leurs coreligionnaires également déportés de Terezin. Combien sont-ils ? Environ 4 000, peut être 4 500. Etrangement, ils connaissent des conditions de vie sans aucun rapport avec les autres détenus : ils sont mieux nourris, portent des vêtements civils au lieu de la tristement célèbre tenue à rayures bleues et blanches. Il y a même un théâtre et une école pour les enfants, visités régulièrement par les gardiens SS. Une véritable aberration ! A deux pas, c’est un enfer sans nom. Et pourtant, tous les membres du camp des familles seront finalement gazés.

Pourquoi ? L’irrationalité nazie est-elle suffisante pour comprendre ? Car jusqu’à aujourd’hui, personne ne s’explique vraiment l’existence puis la liquidation de ce camp des familles.

Il se pourrait bien que les motifs de ce camp dans le camp soient plus terre à terre. Disons-le franchement, il s’agit sans doute de politique. On sait que les nazis firent leur possible pour cacher leur crime, détruisant par exemple les chambres à gaz lors de leur retraite. Le temps de durée du camp des familles avait été officiellement fixé à 6 mois. Un document retrouvé à Auschwitz le prouve. Tout était donc préparé. Six mois, en fait le camp durera un peu plus… Cette période était sans doute jugée suffisante par les nazis pour prouver à qui voudrait l’entendre qu’Auschwitz était un camp de travail normal, voir pourquoi pas un camp humain.

Après tout, ils n’avaient pas fait autrement avec les malades mentaux euthanasiés en Allemagne. A leurs familles, ils envoyaient une simple lettre expliquant un décès accidentel. Le tout étant de rester dans les formes et de faire passer la pilule.

En mars 1944, le camp des familles est liquidé et ses habitants gazés, on y reviendra. Or, 3 mois après, Eichmann invite la Croix-Rouge à visiter le camp de Terezin, en Bohême, sur la demande du Danemark. Pour l’occasion, quelques retouches et mises en scènes semblent tromper les visiteurs.

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Freddy Hirsch

Bref, notre idée est bien que les Juifs tchèques, de Terezin à Auschwitz, ont servi de vitrine auprès de l’opinion internationale. Sans d’ailleurs pour autant qu’ils fussent épargnés. Mais revenons au camp des familles. Membre de la Résistance, détenu depuis 18 mois, Rudolf Vrba, un Juif slovaque, entre vite en contact avec le camp des familles. Il veut convaincre les hommes de le rejoindre dans le mouvement de résistance du camp. En fait, il a très vite compris que le camp des familles était condamné. Son interlocuteur auprès du camp est Fredy Hirsch, un Juif allemand émigré à Prague. Cet homme d’un peu plus de 30 ans est très proche des enfants du camp. Il en est personnellement responsable et apporte un soin particulier à leur éducation. Hirsch communiquera à Vrba le nombre d’hommes prêts à prêter main forte en cas de révolte.

D’autant plus que le temps presse. Fin février 1944, des bruits sur les préparatifs du gazage des familles filtrent. Kaminski, un des chefs de la Résistance au « commando spécial », veut avertir les Juifs du camp des familles, mais l’opération de gazage est repoussée de quelques jours, en fait juste un court sursis. Vrba tente encore une fois de persuader Hirsch d’organiser une révolte armée : sur le chemin de leur exécution, les hommes s’empareraient des armes de leurs gardiens et en tueraient un maximum. La fin était inéluctable alors pourquoi ne pas mourir les armes à la main ? Pour Hirsh, le principal obstacle, et la principale obsession, ce sont les enfants, qu’il considère comme les siens. Face à un choix insoluble, il tente de se suicider en s’empoisonnant.

Un matin, les SS viennent embarquer les familles dans des camions. Subterfuge classique pour une exécution calme, ils expliquent aux Juifs qu’ils seront transférés à Heydebreck. Mais le camion ne tourne pas à droite, vers la sortie du camp, il prend bien la direction des chambres à gaz. Une scène unique se produira alors : battus, forcés de rentrer dans la chambre, les Juifs entonnent l’hymne national tchèque puis la Hatikva, futur hymne d’Israël.

Rudolf Vrba, qui avait tenté de soulever le camp des familles, fera quant à lui partie des rares à avoir pu s’échapper d’Auschwitz. En avril 1944, il parvient à regagner la Slovaquie, avec un co-détenu, Alfred Wetzler. Ils rédigeront un rapport de 32 pages sur la réalité de l’extermination des Juifs, qu’ils enverront aux gouvernements anglais et américain. A cette date, on savait déjà l’essentiel. Mais ce document poussera les Alliés à faire pression sur les nazis dans le cadre de la déportation des Juifs hongrois, qui commence au même moment. Si 400 000 furent effectivement déportés, on estime à environ 100 000 le nombre de vies sauvées grâce à ce rapport.

https://francais.radio.cz/le-camp-des-familles-8600949

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Les chemins de l’aube par Sylvain Vergara

Les chemins de l’aube

Sylvain Vergara

Editions Ampelos, 2022. 112 pages

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En 1985, Elie Wiesel écrivait à Sylvain Vergara : « J’ai lu votre manuscrit, je le trouve bouleversant, vibrant de vérité – il faut le publier. » 37 ans plus tard (et 30 ans après la mort de Sylvain Vergara), ce texte est retrouvé et enfin publié. Seul un extrait en avait paru en 1964 dans la revue Esprit. Arrêté en octobre 1943 comme résistant, Sylvain Vergara, âgé de 18 ans, est emprisonné à Fresnes, torturé puis déporté Nacht und Nebel en février 1944. Il est l’un des plus jeunes internés non-juifs de Buchenwald dont il devait être libéré le 11 avril 1945. Marqué à vie par cette épreuve, il n’a rien écrit d’autre que ce témoignage, rédigé au tout début des années 1960 alors qu’il désespérait de faire entendre sa voix. Ce texte évoquera probablement à bien des lecteurs La Nuit de Wiesel ou Si c’est un homme de Primo Levi. Nous avons choisi de le publier « brut », tel qu’il a été écrit, pour que chacun puisse ainsi découvrir librement une « voix » qui mérite de devenir un classique de cette « littérature du témoignage » malheureusement toujours actuelle.

 

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Le livre oublié de Buchenwald

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Portrait de Sylvain Vergara, résistant déporté en Allemagne en 1943. Auteur de l’ouvrage « Les chemins de l’aube ». Bruxelles, le 27 août 2022

Durant des dizaines d’années, Sylvain Vergara, un Français rescapé du camp de concentration allemand, a vainement cherché à publier son témoignage. Après une longue aventure, son texte, d’une grande qualité littéraire, sort de l’ombre grâce à une petite maison d’édition.

« C’était un silence façonné d’opacité et de brouillard, semblable, peut-être, à celui qui cherche une prière et ne sachant plus prier ne trouve que des voyelles inertes. (…) [Il] entourait les pendus que le vent berçait mollement comme une folle heureuse berce ses enfants. » Ces mots nous viennent d’un rescapé du camp de concentration de Buchenwald. Il les avait couchés il y a soixante ans, dans un magnifique texte, le seul qu’il ait écrit, mais il a fallu tout ce temps pour qu’on les découvre enfin. Sylvain Vergara, c’est son nom, y fait briller le rai froid des miradors et résonner la course résignée des détenus jusqu’à la « place d’appel » et la potence, au moment fatal où les haut-parleurs crient leur matricule. Un témoignage posthume d’une grande force, mais aussi un texte dont le destin était pour lui, hélas, une histoire de survie.

Sylvain Vergara arrive à Buchenwald à 19 ans, le 16 mars 1944, catégorie « NN » (« Nacht und Nebel », « nuit et brouillard »), celle réservée aux opposants politiques destinés à être éliminés. Il vient de passer quatre semaines à Neue Bremm, un camp de torture géré par la Gestapo, et quatre mois derrière les barreaux de la prison de Fresnes, près de Paris, où il avait été emmené après son arrestation, le 25 octobre 1943. Après une première « classique » à l’Institut protestant de Glay, un internat du Doubs, il vivait chez ses parents, dans le presbytère parisien de l’Oratoire du Louvre, où son père était pasteur. Sa vie a basculé quand les Allemands l’ont arrêté.

A Buchenwald, c’est l’un des plus jeunes déportés politiques. Un jour, son numéro, le 29 909, cousu sur sa veste, est appelé dans les haut-parleurs. Il se trouve alors à l’infirmerie et comme il délire sous le coup de la fièvre, le kapo le croit assez proche de la mort pour le laisser tranquille. « Neun und zwanzig neun hundert neun », répétera toute sa vie le déporté…

Son poids ne dépasse pas 40 kilos, le 11 avril 1945, quand il quitte ce camp où sont mortes des dizaines de milliers de personnes, fusillées, pendues, brûlées, suicidées. Le 7 mai, il retrouve Paris et ses parents : sa mère, Marcelle, qui fut elle aussi détenue un temps à Fresnes, et son père, Paul, qui chaque dimanche appelait ses paroissiens à déjouer les rafles. Le couple avait monté un réseau de résistance au sein de l’œuvre sociale du temple de l’Oratoire, La Clairière. Le sauvetage d’au moins soixante-trois enfants juifs leur vaudra la médaille des Justes à titre posthume.

 « Syndromes post-traumatiques »

Un jour d’après-guerre, lors d’une dispute, Sylvain lance pourtant à son père : « Tu n’y étais pas. Tu ne peux pas comprendre ! » Naguère turbulent et joyeux, pianiste autodidacte, amoureux de Nerval et des Romantiques, il revient de cet enfer paumé, brisé. « Il faut que tu trouves un travail », gronde son père après un an d’errance. Le jeune homme postule pour un job de « fort des Halles », ces porteurs de carcasses des boucheries du ventre de Paris, raconte sa fille cadette, Anne Vergara, 65 ans. Retoqué : pas assez costaud. Il loupe ensuite un entretien pour une place de majordome. Sylvain le bien nommé n’aime plus que les forêts, les animaux, la nature. Il suit des cours du soir d’horticulture pour travailler à l’INRA, et entraîne Yvonne, une jeune juive néerlandaise recueillie par ses parents après la rafle du Vel d’Hiv, cultiver des glaïeuls et des vers à soie dans un vieux mas cévenol.

Entre déménagements et nouveaux boulots – depuis Buchenwald, Sylvain Vergara n’est plus très doué pour les relations humaines –, un projet de livre mature secrètement. Les six enfants nés après son mariage avec Yvonne, en 1954, s’inquiètent de le voir agité et anxieux, capable de passer en deux secondes du rire au désespoir ou de vous lancer un verre d’eau à la figure pour un mot malvenu. Le soir de Noël, il s’isole sur son lit : « Son meilleur ami avait été pendu le 24 décembre à Buchenwald, explique Anne Vergara. Les syndromes post-traumatiques des anciens déportés n’étaient pas pris en chargeMa mère essayait de nous protéger de ses souvenirs : elle a brûlé les croquis de pendus, dessinés au charbon de bois, que mon père avait rapportés de là-bas. »

Le texte prend forme. Sylvain s’est choisi un double, « Emmanuel », et ordonne son récit autour de silhouettes qui s’émacient autour de lui : une ronde de masques mortuaires aux yeux « agrandis » tels des « billes froides et teintées » ne laissant sourdre aucune angoisse, tant « ils l’avaient dépassée ». Dans les camps, on parle peu, on économise ses mots « pour ne pas fatiguer sa pensée », on évite de ressusciter les souvenirs heureux. Le jeune prisonnier s’interroge sur le « lent abaissement du moi » et sur cette foi qui, en un tel lieu, peut vous perdre. Un jour, un miroir est installé dans les blocks : les détenus décharnés iront y « contempler leur propre déchéance », se disent les nazis. En guise de pied de nez, « Emmanuel » s’adresse « un vrai sourire, chaud comme un soleil d’été ».

Les enfants Vergara revoient encore leur père raturant son texte allongé sur son lit, tandis que leur mère déchiffre ses « pattes de mouche » et tape sur sa petite machine un manuscrit en deux exemplaires, avec du papier carbone. Il tente de raconter cette « démence » qu’on ne peut « pas comprendre », parle pour ceux qui ne sont pas revenus comme son beau-frère Jacques Bruston, résistant gaulliste de la première heure, déporté et exécuté à Mauthausen. « Sans doute voulait-il expulser une partie de ses tourments et cauchemars », ajoute Eric, le benjamin des enfants. Achevé à la fin des années 1950, le récit est baptisé Les Chemins de l’aube et n’attend plus que d’être publié.

 « Textes apparemment sans gloire »

Mais les éditeurs en ont déjà fini avec les témoignages des camps. L’historienne Annette Wieviorka a détaillé dans ses travaux l’effondrement éditorial de tels récits dès la seconde moitié des années 1940, jusqu’aux années 1974-1975. « Deux ans après la guerre, des auteurs rescapés soulignent déjà dans leurs préfaces qu’ils ont eu le plus grand mal à trouver un éditeur ou s’excusent que le genre de livres qu’ils proposent ne soit guère vendeur », explique l’historien Laurent Joly, qui, en 2016, a analysé avec sa collègue Françoise Passera, de l’université de Caen, les témoignages en tout genre sur la France des années noires. « Dès la fin des années 1940, l’édition préfère les récits d’aventure – un témoignage héroïque d’aviateur ou de marin – à ceux d’anciens rescapés et à la littérature du martyrologe. »

Les mois passent. Personne ne téléphone. Sylvain Vergara a tenté de décrire l’indicible, accroché son récit à la littérature, banni les bons sentiments, mais tout le monde s’en fiche. Cette indifférence le crucifie – c’est comme si on ne le croyait pas. « Il nous demandait de mettre “déporté” sur le carnet scolaire, à côté de “profession du père” », témoigne Inès, une autre de ses filles. Sous ses cheveux en bataille, ses yeux retrouvent un peu de leur éclat bleu quand, en 1964, la revue Esprit choisit, pour célébrer les 20 ans de la Résistance, de clore un numéro spécial avec quelques « textes apparemment sans gloire » et publie les dernières pages de son manuscrit sous le titre : « Dernier jour de Buchenwald ». Vergara croit cette fois son livre lancé. Mais non.

« Je me souviens de lui dans son fauteuil club en cuir, de ses sanglots et de ses larmes qui coulaient », raconte encore Inès Vergara. Il doit rejoindre une clinique spécialisée dans les dépressions. L’ami d’une amie, Charles Salzmann, intime et ancien conseiller de François Mitterrand, lui fait rencontrer en 1985 Elie Wiesel, futur Prix Nobel de la paix. Sylvain lui confie une copie de son récit. « Il faut publier » ce texte « bouleversant », écrit Wiesel de l’université de Boston, où il enseigne. Ce rescapé de la Shoah est lui-même l’auteur d’un livre sur sa déportation à Auschwitz et Buchenwald, La Nuit, un best-seller.

Pour Vergara, l’espoir se lève enfin. Plusieurs lettres suivent, pendant quatre ans : « J’attends toujours la parution de votre livre, insiste Wiesel. Je vais tout faire pour qu’il soit lu. » Rien, toujours rien. En 1989, une très ancienne paroissienne de son père, décidée à sauver le texte de l’oubli, en fait publier quelques dizaines à compte d’auteur, sous une couverture pâle. « De toute façon, ça finira au pilon », soupire Sylvain, qui brûle lui-même, deux ans plus tard, ce qu’il croit être les derniers exemplaires, avant de mourir à Nîmes, un jour de l’hiver 1993.

Quand, fin 2021, Denis Faure, animateur des Cahiers du Centre de généalogie protestante, arrive chez les enfants Vergara, c’est d’abord pour parler du grand-père, le pasteur, le Juste, et de son réseau, La Clairière, qui servait en 1943 d’« adresse » et de lieu de réunion à Daniel Cordier et au secrétariat du Conseil national de la Résistance. Denis Faure finit d’explorer l’arbre généalogique familial lorsque Anne Vergara lui lance : « Au fait… Mon père a écrit un récit de déportation. Je vous en offre un. » Le manuscrit original a disparu, comme les deux doubles tapés à la machine, mais quelques exemplaires imprimés ont échappé à l’autodafé.

 Epopée héroïque

  1. Faure et son épouse sont saisis par « l’assemblage de scènes qui font comme de petites nouvelles et dessinent une série d’amitiés ». Au fil des pages défilent ainsi l’Espagnol « Santamaria », dont la mort persuade le jeune déporté que, pour survivre, il faut « abolir ses souvenirs », surtout les bons, ou« Léon » (Léon Cardin, un médecin belge rescapé), qui fait brûler le pain du gamin pour guérir sa dysenterie avec ce charbon de bois. En décembre 2021, le texte est transmis à Eric Peyrard, le fondateur d’une petite maison d’édition, Ampelos, spécialisée dans les figures et l’histoire protestantes. Sans hésiter, il fait saisir Les Chemins de l’aube pour le publier dès que possible. Et c’est ainsi que paraissent, ce jeudi 1er septembre, malheureusement sans introduction ni notes, les 112 pages signées Sylvain Vergara.

Poussée par Denis Faure, sa fille Anne a entre-temps réclamé son dossier militaire. Elle l’a reçu en mars, au moment du décès de sa mère. Dans la chemise brune envoyée par le ministère des anciens combattants figuraient la carte de déporté politique de Sylvain Vergara (1945), mais aussi les témoignages joints dans les années 1950 à sa demande de carte de « déporté résistant » (on les estime à 42 000, dont 23 000 seulement ont survécu). Sylvain Vergara, gaulliste convaincu, tenait beaucoup à ce statut, qu’il avait fini par obtenir en 1971.

« N’ayant pu trouver [Paul] Vergara, la Gestapo emmène son fils en otage », écrit, le 29 novembre 1945, le bras droit de Jean Moulin, Daniel Cordier, dans une attestation. De fait, la famille a toujours pensé qu’il était tombé au nom du réseau de La Clairière. Mais dans le dossier brun, des lettres un peu plus tardives d’anciens professeurs ou d’étudiants de l’Institut protestant de Glay attestent de l’appartenance du jeune Sylvain à un tout autre réseau de résistance, celui monté par les responsables de cet internat du Doubs.

« Pour nous, c’est une découverte, dit Anne Vergara. Les Allemands ont sans doute compris à Fresnes que mon père était membre de ce groupe du Doubs, et c’est pour cette raison qu’il a été envoyé à Buchenwald. Avec mes frères et sœurs, il nous revient maintenant qu’il évoquait des souvenirs de sabotage de trains avec des cheminots alors qu’il était lycéen… » Cette épopée-là, héroïque, aurait peut-être plu aux éditeurs. Mais, pour Sylvain Vergara, seul comptait son récit sur Buchenwald, ce livre qu’il s’était résigné à avoir écrit pour rien quand il s’est éteint.

Archives de la famille Vergara. Bruxelles, le 27 août 2022
Archives de la famille Vergara. Bruxelles, le 27 août 2022

Source Le Monde

 https://infojmoderne.com/2022/09/03/le-livre-oublie-de-buchenwald/

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Une bibliothèque clandestine à Auschwitz

La bibliothèque clandestine d’Auschwitz

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Le livre, victime collatérale des conflits

En période de crise extrême, la culture se retrouve le plus souvent reléguée loin derrière les urgences induites par un conflit armé ou par la politique répressive d’un régime totalitaire. Quand la question de la survie devient primordiale, au point que tout le reste peut sembler dérisoire et futile, un acte culturel “gratuit” dénué d’idéologie sous-jacente peut être assimilé à une résistance intellectuelle, qui contrecarre, à sa modeste mesure, la barbarie ambiante. Ainsi, en pleine guerre, certaines personnes ont jugé indispensable de maintenir, au péril de leur vie, des bibliothèques en activité. Il y quelques années, au cœur même de la ville assiégée de Daraya, proche de Damas, un groupe d’amis, bientôt rejoint par des dizaines de bénévoles, a entrepris de rassembler des livres sauvés des ruines des habitations, des bâtiments officiels, des écoles et des mosquées. C’est ainsi qu’ils sont parvenus à constituer un fonds dans un local calfeutré du sous-sol de la ville, devenu pour l’occasion une bibliothèque ouverte à tous (ci-dessous, une interview de Delphine MINOUI, qui a relaté cette histoire dans Les Passeurs de livres de Daraya).

C’est sur une autre histoire incroyable et édifiante que nous allons nous attarder dans ce billet. Il s’agit de l’existence, pendant plusieurs mois, d’une bibliothèque dans le dernier endroit où on se serait attendu à en trouver une : le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau.

Fredy HIRSCH

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Ce véritable “miracle” est dû à un personnage très étonnant, Alfred “Fredy” HIRSCH (ci-dessous).

Originaire d’Aix-la-Chapelle, cet athlète accompli émigre en Tchécoslovaquie en 1935 après la promulgation des lois de Nuremberg. Dans sa nouvelle patrie, il se consacre à l’éducation physique et à l’organisation d’événements sportifs, tout en étant par ailleurs un militant sioniste très actif. En mars 1939, quand les nazis s’emparent du pays, ils engagent aussitôt la persécution des Juifs, qui se trouvent peu à peu exclus de tous les espaces publics. Dans des conditions difficiles, HIRSCH et ses amis réussissent à organiser, à Hagibor, un local clandestin où se déroulent des activités sportives et des spectacles.

En décembre 1941, il est déporté dans le ghetto de Terezin, qui va devenir un centre de regroupement et une zone de transit vers les camps de la mort. Malgré des conditions de vie extrêmes et une forte mortalité, une certaine vie culturelle réussit à s’y épanouir. Dynamique et charismatique, HIRSCH, soucieux de maintenir le moral des internés, fait campagne en faveur de l’hygiène pour combattre les épidémies. Il organise des séances d’exercice physique, tout en participant à la mise en place d’écoles pour les plus jeunes. Hélas, malgré cette “parenthèse”, la plupart des enfants du ghetto finiront dans les camps de la mort.

En septembre 1943, c’est au tour de HIRSCH d’être envoyé à Auschwitz. Avec d’autres déportés de Terezin issus de plusieurs convois, il intègre une section du camp spécialement conçue pour eux : le camp “familial” BIIb. Ce camp expérimental est fait pour accueillir les déportés, sans sélection à l’arrivée et sans affectation dans des kommandos de travail comme le voudrait la règle nazie. Les Juifs y bénéficient d’un régime moins sévère qu’ailleurs, sans pour autant que leur vie quotidienne soit exempte de brutalité. Autorisés à garder leurs habits civils et à circuler dans l’enceinte de leur camp, les hommes, les femmes et les enfants sont répartis dans des blocs distincts.

Comme nous pouvons nous en douter, ce n’est pas un quelconque souci d’humanité qui guide les nazis car, en vérité, les arrivants seront gazés six mois plus tard. Ce traitement “privilégié” est simplement destiné à donner le change pour que les arrivants envoient des courriers rassurants aux proches restés à Terezin, où il est prévu qu’une visite de la Croix-Rouge ait lieu quelques mois plus tard. En effet, comble du cynisme, le ghetto a été “maquillé” pour devenir un village idéal “offert aux Juifs par le Führer ” ; véritable leurre destiné à berner le monde extérieur quant à la réalité du sort des Juifs dans l’Europe nazie. Un film de pure propagande y sera d’ailleurs réalisé à cette fin.

HIRSCH parvient à convaincre le responsable du camp de regrouper les enfants de moins de 14 ans dans un seul bâtiment, le bloc 31, qui est placé sous sa surveillance et sa responsabilité. À force de persuasion, il réussit à obtenir des améliorations substantielles pour ses protégés et s’efforce de leur imposer une hygiène stricte pour limiter leur mortalité. Reproduisant le système de Terezin, au prétexte d’apprendre des rudiments d’allemand aux jeunes, il met en place un système d’éducation clandestin en recrutant des professeurs qui dispensent des cours par petits groupes. Bien que démunis de fournitures, HIRSCH et ses amis réussissent l’exploit de constituer une bibliothèque, alors que les livres sont strictement interdits aux prisonniers dans l’ensemble d’Auschwitz-Birkenau. Celle-ci est très modeste puisqu’elle ne compte que huit ouvrages : un atlas de géographie, un traité de géométrie, Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas, un dictionnaire de russe, Le Brave Soldat Chveïk de Karel CAPEK, un roman russe non identifié à la couverture manquante, Short History of the World de H.G. WELLS et Les nouveaux chemins de la thérapie psychanalytique de Sigmund FREUD. Ce trésor est confié à la garde de l’autre personnage central de cette histoire, une jeune Praguoise de 14 ans nommée Edita POLACHOVA, plus connue sous le nom qu’elle adoptera plus tard : Dita KRAUS (ci-dessous).

Dita KRAUS

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Celle qui deviendra pour la postérité la “bibliothécaire d’Auschwitz” a grandi entourée de livres. Son père avocat perd son emploi à l’arrivée des Allemands et la famille se trouve bientôt expulsée de son appartement. En novembre 1942,  Dita est déportée à Terezin, où elle croise HIRSCH déjà aperçu à Hagibor. En décembre 1943, la jeune fille arrive au camp BIIb. C’est à cette adolescente courageuse et déterminée, assistée à l’occasion par un garçon du bloc, que va être confiée la périlleuse mission de conserver et entretenir la seule bibliothèque des prisonniers d’Auschwitz. C’est à elle qu’il incombe de cacher les livres et de les transporter jusqu’au bloc 31. Cette tâche est d’autant plus dangereuse que les fouilles sont fréquentes et que la délation reste toujours à craindre. Au début, elle dissimule les ouvrages dans des vêtements amples dotés de poches spéciales. Mais bientôt elle se trouve dans le collimateur du sinistre “docteur” MENGELE, officiellement chargé de superviser le baraquement des enfants. Par précaution, elle va donc devoir renoncer à les porter sur elle dans la journée, contrainte qui l’oblige à aller les chercher au fur et à mesure dans la cachette du jour. Malgré la peur constante d’être découverts et grâce à une solidarité sans faille, beaucoup d’enfants pourront suivre des cours pendant plusieurs mois et ainsi s’évader de la triste réalité de leur condition.

Mais le terme des six mois approchant, HIRSCH et ceux qui sont arrivés avec les convois de septembre sont transférés dans un bloc de quarantaine, avant, leur fait-on croire, d’être transférés dans un autre camp. HIRSCH, prévenu par la résistance du sort qui les attend, est sollicité pour déclencher un soulèvement ; mais il est retrouvé plongé dans le coma à la suite d’une absorption de Luminal. S’est-il suicidé ? A-t-il été victime d’un surdosage accidentel ou même assassiné ? On ne le saura jamais… Le même jour et le lendemain matin, 3 800 prisonniers sont exécutés, dont la moitié des enfants du BIIb, la supercherie du faux transfert ayant été préservée jusqu’au dernier moment.

Les survivants savent désormais à quoi s’attendre. Des sélections sont effectuées afin de garder les personnes jugées suffisamment en bonne condition physique pour être encore utiles. Dita, qui a menti sur son âge, et sa mère réussissent l’”examen” et peuvent quitter Auschwitz avec un millier de femmes dès le mois de mai, pour un camp de travail près de Hambourg. L’éphémère bibliothèque d’Auschwitz a vécu…

Le 23 juin 1944, une délégation de la Croix-Rouge internationale est invitée à Terezin, transformée en véritable décor de théâtre pour abuser les inspecteurs étrangers. Après cette ignoble parodie, le camp familial, qui n’a plus de raison d’être, est liquidé entre les 10 et 12 juillet suivants. Transférée à Bergen-Belsen en mars 1945, Dita, survivante du typhus, peut assister à la libération du camp le mois suivant. Rentrée à Prague, elle y retrouve Otto KRAUS, un des anciens instructeurs du bloc des enfants, qui deviendra son époux. En 1949, ils émigreront ensemble en Israël où ils deviendront enseignants.

Dita KRAUS, toujours en vie à l’âge de 92 ans, continue inlassablement d’apporter son témoignage. Ci-dessous, une de ses interviews.

Dans son ouvrage Une bibliothèque, la nuit, publié en 2006, Alberto MANGUEL évoque l’histoire de cette bibliothèque. La lecture de ce passage suscitera la curiosité de son compatriote Antonio G. ITURBIDE qui, après avoir rencontré KRAUS à de multiples reprises, écrira son roman La bibliotecaria de Auschwitz,. Ce livre est traduit en plusieurs langues et une adapation cinématographque est actuellement envisagée. Quant à la survivante elle a publié en 2020 son autobiogaphie, A Delayed Life, traduit en français et publié sous le titre Moi Dita KRAUS, la bibliothécaire d’Auschwitz.

Joan TARRAGO

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Nous ne pouvions conclure notre billet sans évoquer un autre personnage extraordinaire mais moins médiatisé : Joan TARRAGO. Il s’agit d’un combattant républicain espagnol, réfugié en France en février 1939 et interné comme beaucoup de ses camarades. Engagé dans l’armée française en 1940, il est fait prisonnier par les troupes allemandes. Conformément à un accord passé entre FRANCO et HITLER, qui déchoit de leur nationalité les combattants républicains exilés, considérés comme apatrides, il est expédié en janvier 1941 à Mauthausen, un camp “d’extermination par le travail”. À partir de 1943, cet homme rassemblera dans un placard une bibliothèque constituée d’ouvrages que les prisonniers parviendront à conserver tant bien que mal. Celle-ci, qui comptera près de 200 volumes, permettra de maintenir une certaine vie culturelle dans cet endroit terrible. TARRAGO survivra à la guerre, se mariera puis s’installera en France, où il décèdera en 1979. Son histoire est relatée dans le documentaire ci-dessous (en espagnol), diffusé en 2019.

La Bibliothécaire d’Auschwitz

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Les livres clandestins du camp de la mort

Antonio G. Iturbe, journaliste et romancier espagnol, retrace dans La Bibliothécaire d’Auschwitz (Flammarion, 2020, 512 pages) l’histoire vraie de Dita Kraus. À 14 ans, cette jeune tchèque se voit confier une mission des plus périlleuses : veiller sur la bibliothèque clandestine du camp d’extermination d’Auschwitz. Un roman qui mêle la mémoire de la Shoah et le rôle essentiel de la littérature dans un récit haletant et inspirant.

Née à Prague en 1929, Dita Kraus a treize ans lorsqu’elle est déportée avec ses parents dans le Ghetto de Theresienstadt en 1942. Les juifs tchèques de Theresienstadt sont ensuite envoyés au camp BIIB dans le camp d’extermination d’Auschwitz. Sous les planches du bloc 31 de ce « camp familial » où sont entassés 500 enfants, se trouve une bibliothèque. La plus petite et la plus dangereuse du monde. 

À Auschwitz, les prisonniers sont soumis à une étroite surveillance. Les SS font régner l’ordre et la mort est partout. Son odeur, sa vue, le bruit des coups et des balles. « La première leçon que tout vétéran donne à un nouvel arrivant est qu’il faut toujours garder clairement à l’esprit son objectif : survivre. Survivre quelques heures de plus, et accumuler ainsi un jour de plus, qui additionné à d’autres pourra devenir une semaine de plus. Et ainsi de suite : ne jamais faire de grands projets, ne jamais avoir de grands objectifs, seulement survivre à chaque instant. Vivre est un verbe qui ne se conjugue qu’au présent. »

Dans le bloc 31, Alfred « Freddy » Hirsch, un éducateur sportif, fonde un ersatz d’école. Il parvient à convaincre les autorités allemandes qu’occuper les enfants dans un baraquement faciliterait le travail des parents. Si le bloc 31 devient un bloc d’activité ludique, l’enseignement de la moindre matière scolaire y est interdit. Hirsch contourne cette prohibition et enseigne aux enfants grâce aux livres que les prisonniers ont réussi à dissimuler aux gardiens de camp. 

Un charpentier polonais en a apporté trois, un électricien slovaque deux autres. Employés à des tâches de maintenance, ils se déplacent plus facilement dans le camp et apportent leur trésor à Hirsch. La bibliothèque clandestine contient huit ouvrages : Brève Histoire du monde d’Ernst Gomdrich (1936), un atlas, un traité élémentaire de géométrie, une grammaire russe, Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas, un essai de Sigmund Freud, un roman en russe qui n’a pas de couverture et un roman tchèque.

Quand arrive « le curé », surnom donné au sous-officier SS car ses mains sont rentrées dans ses manches à la façon d’un prêtre, il faut se tenir à carreau. « Les leçons s’arrêtent et se transforment en banales chansonnettes en allemand ou en jeux de devinettes afin de feindre que tout est en ordre lorsque les loups aryens pointeront le bout de leur regard blond. »  

Au moment de l’inspection ont lieu des interrogatoires au cours desquels on questionne les plus petits pensant profiter de leur naïveté. Mais il n’en est rien. Les SS fouillent de fond en comble le baraquement. Ils traquent tous les effets personnels auxquels les prisonniers n’ont pas droit et en priorité les livres.

Censure, autodafés… la littérature a toujours été la bête noire de ceux qui voulaient avoir le contrôle sur les autres. « Au cours de l’Histoire, tous les dictateurs, tyrans et répresseurs, qu’ils soient aryens, noirs, orientaux, arabes, slaves ou de n’importe quelle autre couleur de peau, qu’ils défendent la révolution du peuple, les privilèges des classes patriciennes, le mandat de Dieu ou la discipline sommaire des militaires, quelle que soit leur idéologie, tous ont eu un point commun : ils ont toujours traqué les livres avec acharnement. Les livres sont très dangereux, ils font réfléchir. »

Hirsch a besoin d’aide pour mener à bien sa mission éducative. Si la solidarité entre les prisonniers est un soutien utile et nécessaire, il lui faut une personne de confiance. Il se tourne vers Dita, quatorze ans, et lui confie la charge de veiller sur la bibliothèque clandestine. Les livres offrent une promesse d’évasion. Sortir du camp par la pensée, car l’imagination n’a pas d’horizon. 

Au péril de sa vie, Dita protège son trésor. Chaque nuit, elle cache les livres dans des endroits différents. Avant de les enfouir sous le parquet, elle les transporte dans les coutures de sa robe trop large. Elle les donne aux professeurs. Certains des professeurs n’ont pas besoin de support. Ils maîtrisent parfaitement certaines œuvres littéraires et deviennent des « personnes-livres ». Ils racontent aux enfants les histoires qu’ils connaissent pratiquement par cœur.

Dita prend soin de ces livres. La plupart des ouvrages sont en lambeaux. Ils sont aussi précieux et fragiles que les vies des prisonniers. « La technique géographique, qui nous permettait de connaître la forme du monde ; l’art de la littérature, qui multipliait la vie d’un lecteur par des douzaines d’autres ; le progrès scientifique que signifiaient les mathématiques ; l’histoire, qui nous rappelait d’où nous venions et nous aiderait peut-être à décider vers où aller ; la grammaire, qui permettait de tisser les liens de la communication entre les gens… Plus qu’une bibliothécaire, Dita était devenue ce jour-là une infirmière de livres. » 

Sa mission la maintient en vie, mais ses proches aussi. Dita parvient à voir ses amies et ses parents, qui ne survivront pas au camp.

À la Libération, Dita épouse Otto, son camarade du bloc 31 qui faisait des tours de magie.  Ils s’installent en Israël en 1949 suite à la montée du communisme en République tchèque. Ils deviennent tous les deux enseignants et ont trois enfants. 

Un jour, en Israël, Dita recroise un enfant du bloc 31 qu’elle aimait beaucoup et à qui elle avait offert une règle. Il est devenu un grand chef d’orchestre. Sa règle de direction ? Celle de Dita. 

Aujourd’hui âgée de 91 ans, elle vit seule à Netanya depuis la mort de son mari. Entourée de ses quatre petits-enfants et quatre arrière-petits-enfants, elle se bat pour faire vivre la mémoire des victimes de la Shoah. 

Vendu dans 24 pays, à plus de 600.000 exemplaires, La Bibliothécaire d’Auschwitz pourrait être prochainement adapté au cinéma. Histoire vraie aux aspects romanesques, le témoignage de Dita Kraus est, comme tous les témoignages des survivants des camps de la mort, nécessaire et exemplaire.

À la lecture du roman d’Iturbe, Dita est fâchée que l’auteur la présente comme une héroïne, mais si ce n’est pas comme ça qu’elle se perçoit, les lecteurs sont unanimes, Dita est bel et bien une héroïne. 

En sauvant ces livres, elle a aidé les prisonniers à conserver une part d’humanité. Comme l’écrivait avec justesse William Faulkner, « La littérature a le même effet qu’une allumette craquée au cœur de la nuit au milieu d’un bois. Une allumette n’éclaire presque rien, mais elle permet de mieux voir l’épaisseur de l’obscurité qui règne autour. » 

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https://www.dicopathe.com/la-bibliotheque-clandestine-dauschwitz/

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Le 25 janvier 1945 : libération du camp d’Auschwitz-Birkenau

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27 janvier 1945

Libération du camp d’Auschwitz-Birkenau

En repoussant devant elles la Wehrmacht, les troupes soviétiques découvrent le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, à l’ouest de Cracovie (Pologne), aujourd’hui le plus emblématique des camps nazis. Accueillies par 7000 détenus survivants, elles ont la révélation de la Shoah.

Camp de concentration classique devenu plus tard camp de travail forcé puis camp d’extermination immédiate, destination principale des juifs de France, Auschwitz a pris une place centrale dans l’histoire de la Shoah, au point de fausser la vision que l’on peut en avoir.

Il a fait oublier que la majorité des cinq millions de victime juives ont été exterminées par d’autres moyens que le gaz (famine, mauvais traitements et surtout fusillades de masse).

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Quelle journée pour témoigner ?

C’est en novembre 2005 que l’Assemblée générale de l’ONU a décidé que « les Nations Unies proclameront tous les ans le 27 janvier Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste ». Jusque-là, le choix de la journée du souvenir était laissé à l’initiative de chaque État.

Le choix du 27 janvier ne coulait pas de source. D’une part parce que la libération du camp par les Soviétiques a été fortuite et que Moscou a dans un premier temps occulté la judéité des victimes. D’autre part parce que le génocide ne s’est pas arrêté, loin de là, à cette date. À Auschwitz même, dix jours auparavant, quelques dizaines de milliers de survivants ont été jetés sur les chemins par les SS dans un froid polaire. Leur « marche de la mort » les a conduits jusqu’au centre de l’Allemagne, à Buchenwald, où les plus chanceux ont été délivrés par les Américains le 11 avril 1945…

Un camp de concentration devenu camp d’extermination

Auschwitz (Oświęcim en polonais) se situe dans le gau de Haute-Silésie, dans le « Nouveau Reich », autrement dit dans une région polonaise annexée à l’Allemagne et non pas dans le « Gouvernement Général de Pologne » destiné à recevoir les Juifs et autres Polonais.

Le camp est aménagé le 30 avril 1940 dans une ancienne caserne pour incarcérer les résistants polonais. Son commandement en revient à Rudolf Höss, lieutenant-colonel SS de 39 ans. Il a fait ses classes à Dachau, dans la banlieue de Munich, un camp ouvert dès 1933 pour recevoir les opposants politiques, selon des modalités qui, à l’époque, ne paraissaient pas spécialement horrifiques (les premiers camps n’avaient-ils pas été créés par les Anglais à l’occasion de la guerre des Boers ?).

C’est cependant à Dachau qu’est instauré le système des « kapos », des détenus de droit commun sélectionnés pour leur brutalité et chargés de surveiller les autres prisonniers et de les faire travailler. S’ils ne se montrent pas assez efficaces et donc brutaux, les SS qui dirigent le camp les déchoient de leur statut et les renvoient parmi les détenus ordinaires, ce qui équivaut pour eux à une mise à mort généralement horrible dans la nuit qui suit.

À Dachau, Höss découvre l’effet palliatif du travail sur les détenus. Fort de cette expérience, il va reproduire au-dessus de la grille d’entrée d’Auschwitz la devise cynique de Dachau : Arbeit macht frei (« Le travail rend libre »).

En attendant, il accueille trente criminels allemands destinés à devenir des kapos. Les premiers détenus politiques, des Polonais, arrivent le 14 juin 1940. Ils doivent construire les baraquements dans lesquels ils seront amenés à s’héberger.

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Auschwitz et le travail forcé

À la fin de l’année 1940 est construit à Auschwitz le Bloc 13, plus tard rebaptisé Bloc 11 : ce bâtiment de briques rouges semblable aux autres est voué à la torture des détenus récalcitrants ou malchanceux. Il n’empêche qu’à cette date, les détenus d’Auschwitz comme des autres camps peuvent encore avoir l’espoir d’être relâchés suivant le bon vouloir du régime.

En septembre 1940, Oswald Pohl, chef de l’Office économique et administratif central SS, visite le camp et décide de l’associer à l’exploitation des carrières voisines. Il s’agit, dans l’esprit de Himmler, que la SS, chargée de l’administration des camps, « entre dans les affaires » avec ses propres entreprises.

Mais le camp, situé dans une région très industrialisée, attire aussi l’attention du conglomérat chimique I.G. Farben, qui se propose de construire à proximité une usine de caoutchouc de synthèse. En définitive, les dirigeants SS mettent leur main-d’œuvre servile au service de l’industriel, contre rémunération.

Le 1er mars 1941, Himmler en personne visite le site d’Auschwitz et annonce un triplement prochain de sa capacité, de 10 000 à 30 000 détenus.

Dans le même temps, l’invasion de l’URSS amène à Auschwitz de nombreux détenus soviétiques, commissaires politiques ou autres. Pour réprimer les tentatives d’évasion de ceux-ci comme des Polonais, Höss procède de manière brutale : chaque évasion donne lieu à la sélection d’une dizaine de détenus dans le bloc de l’évadé et les malheureux sont enfermés dans le Bloc 11 pour y mourir de faim.

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Parmi eux le prêtre polonais Maximilien Kolbe qui s’est porté volontaire à la place d’un père de famille ; assassiné le 14 août 1941 d’une piqure de phénol après avoir vu mourir de faim tous ses compagnons de misère, il sera canonisé en 1982.

Le 28 juillet 1941, Auschwitz, à l’imitation d’autres camps, se débarrasse de ses détenus les plus malades en les envoyant dans un hôpital allemand… en vue d’y être « euthanasiés » au monoxyde de carbone, selon la méthode déjà employée contre les handicapés mentaux.

Pendant ce temps se poursuit à l’Est l’avance fulgurante de la Wehrmacht.

Le 25 septembre 1941, le Haut commandement de l’armée de terre allemande (OKW) donne l’ordre de transférer au Reichsführer SS (Himmler) 100 000 prisonniers de guerre soviétiques. Le lendemain est prise la décision de construire à Brzezinka (Birkenau), sur un terrain marécageux de 170 hectares, à trois kilomètres d’Auschwitz, un gigantesque camp destiné à les accueillir.

Un contingent de dix mille prisonniers arrive aussitôt et se voit assigné la construction des baraquements dans des conditions de vie épouvantables, au point qu’il ne reste que quelques centaines de survivants au bout de quelques semaines.

Ces prisonniers sont les premiers à se faire tatouer le matricule – sur la poitrine puis sur le bras – au lieu de le porter sur une plaque accrochée au cou. Le tatouage va demeurer une spécificité d’Auschwitz.

Mais les Soviétiques, si durs soient-ils, ne résistent pas longtemps aux mauvais traitements et beaucoup meurent d’épuisement… 

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Auschwitz et les Juifs

Début 1942, pour combler les vides dans un camp prévu pour plus de cent mille déportés, Himmler décide d’envoyer à Auschwitz essentiellement des Juifs. Ceux qui survivront au travail forcé, aux épidémies et à la terreur seront de toute façon exécutés.

À Auschwitz II (Birkenau) sont conduits les déportés destinés à une mort immédiate ou devenus inaptes au travail. Ils sont au début, comme dans les autres camps d’extermination, asphyxiés par les gaz d’échappement d’un camion, dans les bois jouxtant le camp. 

Un troisième camp (Auschwitz III) reçoit, comme Auschwitz I, les prisonniers destinés au travail forcé, essentiellement chez IG Farben.

Auschwitz, au bout de l’horreur

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En août ou septembre 1941, Fritzsch, adjoint de Höss, a assisté à une opération de désinsectisation près du camp, avec des cristaux d’acide prussique ou cyanhydrique (cyanure) dénommés Ziklon (« cyclone »Blausaüre (« bleu de Prusse »). Il s’agit de cristaux verts qui se gazéifient spontanément au contact de l’air !

Il suggère d’utiliser ce même Ziklon B contre les « indésirables », à commencer par les malades et les commissaires soviétiques). Des essais sont entrepris dans le Bloc 11, que Fritzsch et Höss jugent concluants.

L’année suivante, Höss décide de généraliser la méthode. À l’automne 1942, il fait construire pour cela quatre chambres à gaz capables de contenir chacune 2 000 victimes.

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Un industriel lui fournit par ailleurs autant de fours crématoires pour brûler au plus vite les cadavres de déportés. 

Ces fours doivent tout à la fois éliminer les corps, qui étaient au début ensevelis dans des fosses communes, et lutter contre une épidémie de typhus qui sévit dans le camp et affecte les gardiens autant que les déportés.

Du fait de ces équipements surdimensionnés qu’il faut bien utiliser, Auschwitz va devenir à partir du printemps 1943 le principal lieu d’extermination des Juifs. À cette date, notons-le, environ 80% des victimes de la Shoah ont déjà été tuées.

Vers Auschwitz vont être envoyés en particulier les déportés français, à partir du camp de transit de Drancy, au nord de Paris.

Le camp, où sévissent 3 000 SS, va connaître une pointe d’activité à la fin de la guerre, au printemps 1944, avec l’extermination précipitée de 400 000 Juifs de Hongrie, ces malheureux étant gazés et brûlés au rythme de 6 000 par jour.

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L’indicible vérité

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En définitive, Auschwitz apparaît comme le seul camp où l’extermination a été pratiquée de façon industrielle. Un médecin diabolique, Josef Mengele, s’y rend par ailleurs célèbre en pratiquant des expériences insoutenables sur les déportés à des fins scientifiques.

À leur arrivée, les convois de déportés font l’objet d’une sélection sur la « rampe juive », située entre le camp principal et Auschwitz-Birkenau : les uns, généralement les moins valides, sont immédiatement gazés et leurs cadavres brûlés ; les autres sont envoyés aux travaux forcés dans les chantiers ou les usines du complexe, après avoir été tatoués.

Rappelons qu’Auschwitz est aussi le seul camp où les déportés destinés aux travaux forcés ont le bras tatoué du matricule qui devient leur seule identité officielle.

Environ un million cent mille Juifs sont ainsi morts à Auschwitz-Birkenau, auxquels s’ajoutent environ 300 000 non-Juifs.

Les journaux du lendemain de la libération du camp par les Soviétiques sont restés néanmoins muets sur cet événement et les services de propagande soviétiques ont présenté les pitoyables survivants du camp comme des victimes du fascisme sans faire allusion à leur judéité. L’opinion publique mondiale n’a pris la mesure de la tragédie que bien après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

À la suite des procès de Nuremberg, Rudolf Höss, le metteur en scène d’Auschwitz-Birkenau, a été jugé, condamné et pendu sur les lieux de ses forfaits sans un instant émettre un quelconque regret.

Oświęcim est aujourd’hui une ville polonaise presque ordinaire de 40 000 habitants.

Auschwitz (propos d’un écrivain hongrois)

« Cessez enfin de répéter qu’Auschwitz ne s’explique pas, qu’Auschwitz est le fruit de forces irrationnelles, inconcevables pour la raison, parce que le mal a toujours une explication rationnelle. Écoutez-moi bien, ce qui est réellement irrationnel et qui n’a pas vraiment d’explication, ce n’est pas le mal, au contraire : c’est le bien. »
Imre Kertész, écrivain hongrois, déporté à Auschwitz en 1944, prix Nobel de Littérature 2002, Kaddis a meg nem született gyermekért (Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas)

https://www.herodote.net/27_janvier_1945-evenement-19450127.php

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CAMPS DE CONCENTRATION, GUERRE MONDIALE 1939-1945, JULIETTE GRECO, RESISTANCE FRANÇAISE, RESISTANTS FRANÇAIS, SHOAH

Vel’d’Hiv’. Juliette Gréco: «Ma sœur s’est tue à jamais» — histoire et societe

Cette histoire venue de temps qu’à l’inverse des moins de vingt ans j’ai connu; explique le destin que nous nous sommes forgés, nous les rescapées de l’atrocité que l’on veut ignorer aujourd’hui. Cela ne passe pas et ne passera pas jusqu’à notre mort et nous ne voudrions pour rien au monde que d’autres enfants revivent […]

via Vel’d’Hiv’. Juliette Gréco: «Ma sœur s’est tue à jamais» — histoireetsociete

CAMPS DE CONCENTRATION, ETTY HILLESUM (1914-1943), ETTY HILLESUM, UNE VIE AU MLIEU DE L'ENFER, GUERRE MONDIALE 1939-1945, SHOAH, TEMOIGNAGE, VIE SPIRITUELLE

Etty Hillesum, une vie au milieu de l’enfer

Etty Hillesum (1914-1943)

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Etty Hillesum ou l’itinéraire spirituel d’une jeune femme au milieu d’un désastre historique

 

Il y aurait quelque abus de langage à présenter Etty Hillesum comme un maître spirituel si l’on songe à une fonction qu’elle aurait pu exercer de son vivant. Née le 15 janvier 1914 dans les Pays-Bas, et exterminée à Auschwitz le 30 novembre 1943 à 29 ans, Etty Hillesum nous lègue son Journal tenu entre 1941 et 1943, ainsi que les lettres qu’elle a écrites à ses amis de 1942 à 1943. Pour venir en aide à son peuple, elle s’était engagée d’abord volontairement au camp de transit de Westerbork, avant d’y être définitivement enfermée et, enfin, obligée de prendre le train pour l’Est en compagnie de ses parents et de son frère Mischa. Son Journal et ses lettres furent donc rédigés dans les deux dernières années de sa vie.

C’est le 9 mars 1941 qu’Etty Hillesum commence à écrire un journal afin de s’analyser et de se connaître en profondeur. La décision d’entreprendre une telle démarche survient un mois après sa rencontre avec le psychologue allemand Julius Spier, qui allait en peu de temps changer sa vie, une vie jusqu’alors passablement désordonnée. De l’avis de tous et surtout de la gent féminine, J. Spier – désigné par un S. majuscule dans le Journal d’Etty – était une personnalité fascinante qui, après des activités dans le monde de l’économie, avait suivi l’enseignement de Carl Gustav Jung et ouvert à Berlin un cabinet de psychochirologie. Doué, semble-t-il, d’une intuition psychologique assez exceptionnelle, cet homme à la bouche sensuelle, au regard doux et surtout à l’esprit religieux, avait tout d’un déchiffreur d’âmes, comme Etty s’en est vite aperçue.

Né en 1887, Julius Spier avait émigré aux Pays-Bas en 1939, laissant à Berlin ses deux enfants et leur mère Hedwig Rocco, qui n’était pas d’origine juive et de qui il était séparé depuis 1935. Il s’était ensuite fiancé à Hertha Levi, laquelle avait quitté l’Allemagne avant lui pour trouver refuge à Londres, mais qu’il n’avait pas réussi à rejoindre. C’est le 3 février 1941 qu’Etty Hillesum a fait sa connaissance et elle ne tarde pas à considérer cette date comme celle d’une nouvelle naissance. L’amour que Spier fait naître en elle est en fait inséparable du cheminement qu’elle va accomplir dans les profondeurs d’elle-même.

Or, dès que l’on se met à suivre l’itinéraire de sa transformation intérieure à travers les cahiers que constituent son Journal et les lettres qu’elle envoya à ses amis entre 1942 et septembre 1943, depuis Westerbork, on ne peut qu’être frappé par les hauteurs où elle est arrivée dans un si court laps de temps, comme si les difficultés mêmes de son époque, pour le dire avec un oxymore, avaient précipité son ascension. Tout se passe en effet comme si l’intensité de son difficile amour pour cet homme de beaucoup son aîné en même temps que la gravité du moment historique qu’elle était forcée de vivre lui avaient imposé une urgence à même d’accélérer son évolution et de lui permettre d’atteindre, dans les plus brefs délais, la fulgurante ascension spirituelle qu’on lui reconnaît. Précisons tout de suite que cette ascension ne s’inscrit pas dans le contexte d’une appartenance religieuse repérable et encore moins susceptible d’être placée sous telle ou telle dénomination.

Le fait est que tout en assumant, sans la moindre réticence, sa judéité, Etty n’avait reçu ni d’éducation religieuse ni ne respectait les pratiques juives. Et quand par l’entremise de Julius Spier, lui aussi juif mais proche du christianisme, elle s’ouvre à Dieu, c’est la Bible avec l’un et l’autre Testament qu’elle lira. Cela dit, lorsqu’on se penche sur son legs apparemment mince (un Journal tenu pendant moins de deux ans et quelques lettres), on ne tarde pas à se rendre compte qu’il contient un enseignement spirituel inestimable, qui dépasse les frontières de n’importe quelle appartenance religieuse. Et c’est ce que lui vaut d’apparaître aux yeux de ses plus sensibles lecteurs comme un grand maître spirituel pour notre temps, voire una grande maestra, selon les termes qu’on trouve sous la plume de l’italien Marco Deriu, dans la conclusion de son article « La resistenza existenziale di Etty Hillesum » 

Ce n’est pourtant que dans les années 1980, c’est-à-dire presque quarante après la mort d’Etty Hillesum, que la connaissance de ses écrits est devenue possible. En 1981 paraissait en Hollande, sous le titre d’Une vie bouleversée, le Journal (amputé des cahiers qu’elle avait encore sur elle dans le camp) qu’elle avait tenu entre 1941 et 1943, accompagné de quelques lettres. Cette première publication, due à J. G. Gaarlandt, fut aussitôt suivie en 1982 par celle de ses lettres. Mais déjà en octobre 1983 était inaugurée à Amsterdam une « Fondation Etty Hillesum », ayant comme objectif premier l’édition critique et la plus complète possible de ses écrits, ce qui fut accompli en 1986. Depuis, le Journal et les Lettres d’Etty Hillesum, qui furent traduits dans plusieurs langues, donnent lieu à une importante littérature. En France, traduits par Philippe Noble sous le titre d’Une vie bouleversée, le Journal fut publié en 1985 par le Seuil, et les lettres (Lettres de Westerbork) en 1988. Épuisés, ces ouvrages furent réunis et parurent en livre de poche (coll. « Points ») en 1995. Mais, depuis 2008, nous disposons en français, sous le titre Les Écrits d’Etty Hillesum, Journaux et Lettres 1941-1942, de l’édition intégrale qui fut publiée aux Pays-Bas sous la direction de Klaas A. D. Smelik, un spécialiste de l’Ancien Testament et des rapports entre le judaïsme et le christianisme.

J’ai découvert, quant à moi, Etty Hillesum, en 1992. Tout de suite, j’ai été touchée par l’intensité de ce qu’elle a vécu dans les dernières années de sa vie et par la qualité de son témoignage. En même temps que je la lisais, je m’apercevais des convergences qu’on pouvait établir entre certaines de ses pensées et celles de Simone Weil, malgré tout ce qui les séparait tant du point de vue psychologique qu’intellectuel. C’est ainsi que, sollicitée à faire une intervention sur Simone Weil lors d’un colloque qui avait lieu en août 1993 à Rio de Janeiro, j’ai proposé un rapprochement entre les deux sur le thème de « Résister au mal », communication reprise l’année suivante au Colloque annuel de l’Association pour l’Étude de la pensée de Simone Weil

Mais avant de nous avancer sur les aspects les plus admirables de l’expérience de vie d’Etty Hillesum, il convient d’indiquer encore quelques éléments succincts de sa biographie. Un mot d’abord sur ses parents et ses frères. Louis Hillesum, le père d’Etty, était un spécialiste des langues classiques et a fini comme directeur du Lycée municipal de Deventer, ville de l’intérieur de la Hollande ; sa mère Rebecca Bernstein, très différente de son époux et avec qui les relations d’Etty ne furent pas toujours faciles, était d’origine russe. Etty avait aussi deux frères plus jeunes qu’elle : Jaap, qui deviendra un talentueux médecin et Mischa, dont le déséquilibre psychique était patent, mais qui était un pianiste d’un immense talent. Aucun membre de la famille ne survécut.

Bien que n’étant pas aussi brillante dans les études que ses frères, Etty avait obtenu en 1935 une licence en droit et en 1939 la maîtrise ; mais elle s’intéressait surtout à la littérature et se sentait elle-même douée pour l’écriture. Ses romanciers favoris étaient les russes, Dostoïevski et Tolstoï, tandis que parmi les poètes elle affectionnait, en premier lieu, Rainer Maria Rilke, dont il conviendrait d’étudier de plus près l’influence qu’il exerça sur sa pensée. C’est un peu plus tard, sous le conseil de Spier, lui-même imprégné de culture chrétienne, qu’elle se mettra à lire outre la Bible, des auteurs comme saint Augustin et Thomas a Kempis.

Venons maintenant à la vie quotidienne d’Etty. Dès 1937, elle vivait à Amsterdam dans une maison de la Gabriel Metsu Straat (n° 6), où elle avait emménagé pour s’occuper du ménage, en parallèle avec la poursuite de ses études. Mais elle n’a pas tardé à devenir la maîtresse du propriétaire, Han Wegerif, qui était veuf. Ce n’était pas d’ailleurs sa première liaison, mais celle-là allait durer jusqu’à son internement définitif et son départ pour Auschwitz. C’est sur le fond d’une telle situation qu’elle rencontre Julius Spier. Dès le départ attirés l’un par l’autre, ils auront chacun de son côté un défi à relever. Spier avait la ferme intention de rester fidèle à Hertha Levi, malgré leur éloignement du fait de la guerre ; Etty, quant à elle et malgré toute son instabilité intérieure, avait une relation tranquille et confiante avec Han, bien qu’une telle relation ait pu, me semble-t-il, la laisser sur sa faim au point de vue spirituel.

Il n’était pas inutile de donner ces quelques aperçus avant de considérer de plus près comment une fille qui menait une vie « libre » et apparemment quelconque, va voir toutes ses forces créatrices et spirituelles éveillées au fur et à mesure que son amour pour Spier s’approfondit et se transforme en un amour non plus limité à un seul homme mais en un amour concret de l’humanité en la personne du prochain.

12Le défi que chacun était pour l’autre, le combat que chacun devait affronter pour rester fidèle et d’abord à soi-même, n’aurait pu avoir lieu sans leur authenticité et leur profonde honnêteté. Et, qui plus est, sans le désir de Dieu qui les habitait si intensément.

Les premières pages du Journal d’Etty attestent de la volonté qui est la sienne de mieux se connaître, de mettre de l’ordre dans son chaos intérieur ou comme elle le dit de « s’expliquer avec la vie ». En la lisant, en suivant les différents moments de sa relation avec Spier, tels qu’elle les réfléchit dans son Journal, on voit en marche, avec ses hauts et ses bas, et pour ainsi dire en sous-main, un véritable travail de conversion, non pas à tel ou tel credo, à telle ou telle Église, mais à l’incarnation en soi de l’amour de Dieu.

Tout d’abord, ce sont ses incertitudes et ses réticences devant la feuille blanche du cahier qu’il lui faut apprendre à vaincre pour ne pas se contenter de ces grandes idées vagues qui parfois la grisaient. Voici ce qu’elle se dit s’adressant à elle-même, dialectiquement, à la seconde personne :

« Garde tes pressentiments et ton intuition, c’est une source où tu puises, mais tâche de ne pas t’y noyer ! Organise un peu ce fatras, un peu d’hygiène mentale, que diable ! Ton imagination, tes émotions intérieures, etc., sont le grand océan sur lequel tu dois conquérir de petits lambeaux de terre, toujours menacés de submersion. » 

Mais la découverte de soi, à laquelle se livre Etty en s’efforçant, à travers l’écriture de son Journal, de tirer au clair ses sentiments et les attitudes qu’elle découvre chez les autres, ne tarde pas à se révéler comme la rencontre de Dieu au plus profond d’elle-même. La voie qui conduit Etty à la rencontre de Dieu est donc celle de l’immanence.

« Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu. Parfois je parviens à l’atteindre. Mais plus souvent, des pierres et des gravats obstruent ce puits, et Dieu est enseveli. Alors il faut le remettre au jour. » 

Certes, c’est, grâce à Spier, qui lui s’agenouille et prie tous les jours, qu’Etty apprend à se sentir habitée par Dieu, si elle ne lui ferme pas la porte de son moi. Un moi qui, souvent, se fait trop exigeant, trop encombrant et qu’elle ne tarde pas à ressentir comme un obstacle à ce que la vie circule en elle sans entraves. De là, la lutte qu’elle entreprend contre sa « possessivité », sa sensualité, sa vanité qui l’exaspère et qu’elle analyse sans complaisance. De cette lutte elle sort, me semble-t-il, tout à fait victorieuse. Or une telle libération, qui l’ouvre à Dieu et aux autres, se dit chez elle d’une manière très vivante et concrète – et qui fut aussi celle de grands mystiques comme Thérèse d’Avila, à savoir à travers des métaphores franchement spatiales, qui sont, à mes yeux, le témoignage même de notre incarnation.

Voici ce qu’elle écrivait dans son Journal en septembre 1942, dans les jours qui suivirent la mort de Julius Spier à laquelle elle avait pu heureusement assister, car elle se trouvait à ce moment-là à Amsterdam, bénéficiant d’un congé pour se soigner elle-même :

« Les gens sont parfois pour moi des maisons aux portes ouvertes. J’entre, j’erre à travers des couloirs, des pièces : dans chaque maison l’aménagement est un peu différent, pourtant elles sont toutes semblables et l’on devrait faire de chacune d’elles un sanctuaire pour toi, mon Dieu. Et je te le promets, je te le promets, je te chercherai un logement et un toit dans le plus grand nombre de maisons possible. C’est une image amusante : je me mets en route pour te chercher un toit. Il y a tant de maisons inhabitées, où je t’introduirai comme invité d’honneur. Pardonne-moi cette image assez peu raffinée. » 

Quelques lignes auparavant, dans le sillage sans doute de cette attention aux autres qu’elle avait appris avec Spier, Etty notait :

« Il ne suffit pas de te prêcher, mon Dieu, pour te mettre au jour dans le cœur des autres. Il faut dégager chez l’autre la voie qui mène à toi, mon Dieu, et pour ce faire il faut être un grand connaisseur de l’âme humaine. »

Outre l’aspect psychologique qu’Etty met ici en relief, il y a surtout à souligner ce qui est pour elle l’essentiel, à savoir que chacun peut retrouver Dieu en soi-même, à condition d’être à l’écoute de sa vie profonde au fond de nous.

Le soir du même jour de septembre 1942, et alors qu’il ne lui restera plus qu’un an à vivre avant son départ pour Auschwitz le 7 septembre 1943, assise dans son cher bureau de la maison de Han Wegeriff à Amsterdam, Etty écrit dans son Journal qu’elle avait appris à aimer Westerbork et qu’elle en avait la nostalgie. Cet aveu a de quoi étonner plus d’un. La vie dans ce camp de transit était horrible, c’était un espace réduit, où s’entassaient de milliers des gens, et concentrant à l’intérieur de ses barbelés un résumé de la souffrance humaine. Comment pouvait-elle vouloir y retourner ? Certains de ses amis avaient tout fait pour la convaincre de se cacher et d’échapper au sort qui allait être le sien. Pourquoi refusait-elle de ne pas partager la fatalité, le « destin de masse » qui allait échouer à son peuple ?

Tout d’abord, pour ne pas se dérober, pour ne pas jouir d’un statut de privilégiée, comme le faisaient, à n’importe quel prix, ceux qu’elle avait côtoyés au sein du Bureau juif d’Amsterdam. Etty Hillesum y avait été prise, d’abord, comme secrétaire, avant d’obtenir d’être envoyée à Westerbork pour aider ceux qui s’y trouvaient déjà internés. Dans le camp, malgré la dureté de la vie qu’elle partageait avec les prisonniers, non seulement elle témoignait de l’amour qui l’habitait mais elle était devenue « le cœur pensant de la baraque » ainsi qu’elle le disait elle-même.

Avant de regarder de plus près comment Etty fit face à la situation qui se présentait à elle dans le camp, quelques petites précisions encore s’imposent. Commençons par la géographie. Le camp de Westerbork était situé à proximité de la frontière allemande dans l’une des plus pauvres et inhospitalières régions de Hollande : la Drenthe.

27D’ailleurs, lorsqu’il est question de Westerbork, je ne vois signalé nulle part que ce fut justement dans cette région de la Drenthe que Van Gogh se retira en 1883, à la recherche de solitude après une déception amoureuse. Il laissa plusieurs dessins de ce coin, quelque peu perdu, de son pays.

Mais revenons à Etty et « à ses hauts plateaux intérieurs », comme elle le dit. À propos de son expérience au camp, il importe de relever trois points qui me paraissent essentiels pour que l’on puisse interpréter avec justesse ce qu’elle ne cessera de répéter au sujet de la bonté de la vie, malgré tout.

Etty a eu pleine conscience de ce qui était en marche, autrement dit de l’anéantissement des juifs d’Europe. En témoigne la réflexion qu’elle consigne en juillet 1942 :

« Notre fin, notre fin probablement lamentable, qui se dessine déjà d’ores et déjà dans les petites choses de la vie courante, je l’ai regardée en face et lui ai fait une place dans mon sentiment de la vie, sans qu’il s’en trouve diminué pour autant. Je ne suis ni amère, ni révoltée, j’ai triomphé de mon abattement, et j’ignore la résignation ». 

En juillet de l’année suivante, quelques mois donc avant sa mort, les mots qu’elle écrit à une amie et collègue de son père, Christine van Nooten, dont la solidarité à la famille Hillesum se manifesta jusqu’à la fin par l’envoi fréquent de colis, etc., ne laisse planer aucun doute sur la conscience qu’elle eut de ce qui les attendait :

« Ce que des dizaines et des dizaines de milliers de gens ont supporté avant nous, nous serons bien capables de le supporter à notre tour. Pour nous, je crois, il ne s’agit déjà plus de vivre, mais plutôt de l’attitude à adopter face à notre perte. » 

Signalons encore qu’en 1942 Etty avait vu passer par Westerbork, et en transit pour les camps d’extermination, ces moines et moniales d’origine juive arrachés à leur couvent en représailles de l’attitude anti-persécution des évêques hollandais. C’est par là du reste que transitèrent, entre autres, Edith Stein et sa sœur Rosa.

Or cette clairvoyance n’empêcha pas Etty de contempler la beauté du monde et, surtout, de louer la bonté de la vie, vie qui, comme elle le rappelle, inclut la mort. Douée d’une extraordinaire capacité réflexive, c’est elle-même qui constate que sa sensibilité poétique à la beauté de la nature a subi une métamorphose grâce à ce qui s’opérait dans son for intérieur au fur et à mesure que régressaient les aspects possessifs de sa personnalité. C’est ainsi qu’elle note dans une des premières pages de son Journal:

« La beauté me faisait souffrir, je ne savais qu’en faire. J’avais besoin d’écrire, d’écrire des vers, mais les mots ne venaient jamais. Alors j’étais comme une âme en peine. Je me gavais littéralement de la beauté du paysage et cela m’épuisait. Je dépensais une énergie infinie. Je dirais aujourd’hui que c’était de l’onanisme. L’autre soir, en revanche, j’ai réagi autrement. J’ai accueilli avec joie l’intuition de la beauté, en dépit de tout, du monde crée par Dieu. » 

Dans une longue lettre écrite en juillet 1943 à son ami Han Wegeriff et à ceux de sa maisonnée, elle laisse entrevoir combien est précieuse la consolation qu’apporte la contemplation de la nature au milieu de l’épuisement physique et moral qui s’abat sur les internés du camp, soumis aux privations et à toutes sortes de tracasseries :

« Aussi, désormais, j’essaie de vivre au-delà (jenseits) des tampons verts, rouges, bleus et des “listes de convoi”, et je vais de temps à autre rendre visite aux mouettes, dont les évolutions dans les grands ciels nuageux suggèrent l’existence de lois, de lois éternelles d’un ordre différent de celles que nous produisons, nous autres hommes. Jopie – qui se sent malade comme un chien et “vidé” (erledigt) en ce moment – et sa petite “sœur d’armes”, Etty, sont restés cet après-midi un bon quart d’heure àcontempler un de ces oiseaux noir et argent, à suivre son vol parmi les puissants nuages bleu sombre gorgés de pluie, et soudain nous avons eu le cœur moins lourd. » 

Pour les prisonniers qu’ils sont, l’oiseau qui vole est l’image même de la liberté, d’une liberté qu’ils n’ont plus l’espoir de reconquérir, en termes de déplacement dans le monde, mais qui est encore à leur portée au tréfonds d’eux-mêmes. On a reproché à Etty – ce fut le cas de Tzvetan Todorov, qui pourtant l’admire – de s’être trop facilement résignée au sort que les Allemands réservaient aux juifs. Mais, consciente de ne plus pouvoir agir, la résistance d’Etty est pourtant remarquable, dans la mesure où jusqu’à la fin elle a su préserver son autonomie de jugement et sa vie la plus profonde.

Un peu plus tard, et alors que l’heure de son départ, d’abord non prévu, pour Auschwitz est tout proche, elle livrera encore, dans une lettre à son amie Marie Tuinzinga, le sentiment qu’éveille en elle le coucher de soleil :

« De l’autre côté de cette tente, le soleil nous offre soir après soir le spectacle d’un coucher inédit. Ce camp perdu dans la lande de la Drenthe abrite des paysages variés. Je crois que la beauté du monde est partout, même là où les manuels de géographie nous décrivent la terre comme aride, infertile et sans accidents. » 

C’est aussi en dépit de tout, et il convient de le souligner tant les circonstances historiques sont terribles et absurdes, qu’Etty Hillesum affirme, sans la moindre hésitation, la bonté de la vie et ce, à la grande stupéfaction de ceux qui l’entendent. Ses réitérations sur le sentiment qu’elle éprouve au sujet de la vie comme foncièrement belle et bonne sont tellement nombreuses que je dois me contenter ici de quelques exemples pris les uns à son Journal, les autres à ses Lettres. Nous sommes encore en juin 1942, mais les nouvelles se font de plus en plus alarmantes. Voici ce qu’elle écrit :

« La radio anglaise a révélé que depuis avril de l’année dernière, sept cent mille juifs ont été tués en Allemagne et dans les territoires occupés. Et si nous survivons, ce seront autant de blessures que nous devrons porter en nous pour le restant de nos jours. Dieu n’a pas à nous rendre des comptes pour les folies que nous commettons. C’est à nous de rendre des comptes ! J’ai déjà subi mille morts dans mille camps de concentration. Tout m’est connu, aucune information nouvelle ne m’angoisse plus. D’une façon ou d’une autre, je sais déjà tout. Et pourtant je trouve cette vie belle et riche de sens. À chaque instant. »

Remarquons qu’à aucun moment de ce qu’elle appelle elle-même « notre calvaire », Etty Hillesum ne se retourne vers Dieu pour se plaindre de son sort et du sort des siens et encore moins pour lui manifester une quelconque révolte. Si la vie « est devenue ce qu’elle est, ce n’est pas le fait de Dieu, dit-elle, mais le nôtre ». Le plus inattendu ici est que ce « nôtre », se réfère aux êtres humains en général et non pas à tel ou tel groupe humain, fussent-ils les Allemands, qui faisaient alors l’objet d’une haine farouche, assez explicable d’ailleurs. Mais dès le départ de l’occupation allemande, Etty s’est vite aperçue que la haine n’apporte rien de bon, qu’elle rend le monde encore plus irrespirable. Elle se place en fait au-delà de l’opposition si fréquente entre « eux » et « nous ». Elle sait que le mal n’est pas le fait d’une communauté humaine particulière et que c’est d’abord au-dedans de nous-mêmes qu’on doit lui résister, pour ne pas avoir à y céder quand on est pris dans les rouages de ce qu’elle appelle un « système », à savoir les configurations de forces sociales qui incitent à commettre les pires exactions. C’est pourquoi toute tentative de construire un monde meilleur après la guerre dépendra de l’effort de chacun pour se défaire de ce que l’emprisonne, l’enferme dans ses intérêts particuliers sans égard pour les autres, tous les autres. Etty y songe quand il lui arrive d’envisager l’action qu’elle pourrait mener une fois la guerre finie.

À la suite de l’affirmation que nous venons de citer à propos de la responsabilité qui est la nôtre, relativement aux situations infernales que les hommes peuvent instaurer sur Terre, elle révèle la disposition intérieure qui est désormais la sienne :

« On dirait qu’à chaque instant des fardeaux de plus en plus nombreux tombent de mes épaules, que toutes les frontières séparant aujourd’hui hommes et peuples s’effacent devant moi, on dirait parfois que la vie m’est devenue transparente et le cœur humain aussi ; je vois, je vois, je comprends sans cesse plus de choses, je sens une paix, une paix grandissante et j’ai une confiance en Dieu dont l’approfondissement rapide, au début, m’effrayait presque, mais qui fait de plus en plus partie de moi-même. » 

Dans ses lettres, Etty Hillesum revient fréquemment sur le sentiment qui est le sien à l’égard de la vie, une vie qu’il revient à chacun de libérer au-dedans de soi, pour qu’elle puisse irriguer et faire vivre, sans frontières, toute l’humanité.

« […] oui » écrit-elle en juillet 1943 à Klaas Smelik et à la fille de celui-ci, Johana, « la détresse est grande, et pourtant il m’arrive souvent le soir, quand le jour écoulé a sombré derrière moi dans les profondeurs, de longer d’un pas souple les barbelés, et toujours je sens monter de mon cœur – je n’y peux rien, c’est ainsi, cela vient d’une force élémentaire – la même incantation : la vie est une chose merveilleuse et grande, nous aurons à construire un monde entièrement nouveau et, à chaque nouvelle exaction, à chaque nouvelle cruauté, nous devrons opposer un petit supplément d’amour et de bonté à conquérir sur nous-mêmes. »  

Et elle poursuit :

« Nous avons le droit de souffrir, mais pas de succomber. Et si nous survivons à cette époque, sains de corps et d’âme, d’âme surtout, sans amertume, sans haine, nous aurons peut-être notre mot à dire après la guerre. Je suis peut-être une femme ambitieuse : j’aimerais bien avoir un tout petit mot à dire. »

C’est à nous maintenant de transmettre le petit mot qu’Etty avait à dire et que, grâce à ses écrits et aux soins de ses amis, son extermination n’est pas parvenu à anéantir. Une victoire de plus de la vie sur la mort, comme elle aurait pu le faire remarquer.

Un dernier et poignant témoignage de la gratitude d’Etty envers la vie est celui que l’on trouve dans la lettre datée du 2 septembre à son amie Maria Tuinzinga, écrite donc cinq jours avant son départ pour Auschwitz.

« L’année dernière, nous étions encore des jeunots sur cette lande, Maria ; aujourd’hui, nous avons pris un peu d’âge. On ne s’en rend pas encore très bien compte : on est devenu un être marqué par la souffrance, pour la vie. Et pourtant cette vie, dans sa profondeur insaisissable, est étonnamment bonne, Maria, j’y reviens toujours. Pour peu que nous fassions en sorte, malgré tout, que Dieu soit chez nous en de bonnes mains, Maria… » 

Tel est un des derniers aveux d’Etty, qui laisse transparaître le secret qui l’habite. En creusant les profondeurs insaisissables de la vie qui était en elle, elle a rencontré la source de la vie, source menacée, pourtant, de ne pas jaillir, si nous n’en prenons pas soin, si nous ne veillons pas sur elle.

En méditant sur cet aveu, on comprend mieux qu’Etty puisse parfois se référer à Dieu comme le nom à donner à la couche la plus profonde de son être (dans une telle approche elle était marquée par Rilke et, probablement aussi par saint Augustin), sans pour autant jamais renier le Dieu qui est au-delà de nous, voire au-delà de toute créature. Chez elle immanence et transcendance ne sont pas incompatibles ; au contraire, elles sont exigées ensemble dès qu’il ne s’agit pas seulement de poser ou de postuler l’existence de Dieu, mais de Le faire vivre en nous, de Le faire habiter parmi nous.

Cela se cristallise dans la notion d’« écouter au-dedans » qu’elle énonce en allemand et qu’elle explicite par le propos suivant :

« Hineinhorchen, “écouter au-dedans”, je voudrais disposer d’un verbe bien hollandais pour dire la même chose. De fait, ma vie n’est qu’une perpétuelle écoute au-dedans de moi-même, des autres, de Dieu. Et quand je dis que j’écoute “au-dedans”, en réalité c’est plutôt Dieu en moi qui est à l’écoute. Ce qu’il y a de plus essentiel et de profond en moi écoute l’essence et la profondeur de l’autre. Dieu écoute Dieu. »

Or pour qu’une écoute de cet ordre-là soit possible, il faut se taire et s’ouvrir à un silence plein. Etty fut, en fait, très consciente du rôle que doit jouer le silence pour que s’épanouisse notre vie intérieure.

Mais l’expression « que Dieu soit chez nous en bonnes mains » de la précédente citation fournissait une image concrète de la manière dont il nous faut nous occuper de Dieu, en nous, pour qu’il puisse être présent à notre monde. Autrement dit, pour qu’il ne soit pas le Dieu absent, un Dieu en exil, comme on pouvait le croire devant ce qui se passait alors dans les camps ou ce qui se passe toujours dans certains lieux du monde, même si on y invoque Dieu, en prenant son nom, ô combien, en vain.

De même que Simone Weil pensait que Dieu ne peut agir ici-bas sans l’intermédiaire de l’homme, sans l’aide de l’homme, ce qu’elle rapportait à son abdication créatrice , Etty Hillesum finira, à travers son expérience, par penser qu’il y a des moments où il revient à nous d’aider Dieu. Devant les bruits qui se répandent sur les atrocités allemandes contre les juifs, elle note déjà en juillet 1942 : « Et si Dieu cesse de m’aider, ce sera à moi d’aider Dieu. » Et tout d’abord, il importe d’entretenir la flamme de Dieu en nous, comme elle le dit avec une merveilleuse simplicité au milieu des plus vives inquiétudes concernant l’avenir :

« Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peut nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce que nous pouvons sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre dans les cœurs martyrisés des autres. » 

Dans la suite du passage cité, Etty réitère l’idée si souvent exprimée que ce n’est pas à nous de demander des comptes à Dieu, mais à Lui un jour de nous demander des comptes. En attendant nous avons à L’aider.

Il ne fait pas de doute qu’Etty a accueilli le Seigneur ici-bas, L’a fait demeurer autant que faire se peut à Westerbork, tout en habitant déjà sa maison. D’ailleurs, son tout dernier mot, écrit à Christine Van Nooten et jeté du train où elle avait dû monter pour se retrouver à quelques wagons de ses parents et de son frère Mischa – ce mot fut ramassé par un paysan qui l’a posté – commence ainsi : « Christine, j’ouvre la Bible au hasard et trouve ceci : “Le Seigneur est ma chambre haute”. » 

De la profondeur à la hauteur, et retour, tel fut le va-et-vient de l’itinéraire d’Etty Hillesum. D’où tire-t-elle un tel élan, une telle force d’âme si ce n’est de sa capacité à aimer ? Avec elle nous suivons la métamorphose d’un amour humain en amour divin, lequel s’étend à tous, tant l’amour de Dieu est vécu chez elle en conjonction étroite avec l’amour du prochain.

C’est sous cet aspect essentiel de l’amour du prochain que je souhaite conclure cette présentation du témoignage d’Etty Hillesum. Mais avant d’y venir n’oublions pas qu’à l’exemple de Spier, Etty se recueille et prie. Le 18 mai 1942, elle note dans son Journal :

« Les menaces extérieures s’aggravent sans cesse et la terreur s’accroît de jour en jour. J’élève la prière autour de moi comme un mur protecteur plein d’ombre propice, je me retire dans la prière comme dans la cellule d’un couvent et j’en ressors plus concentrée, plus forte, plus “ramassée”. »

Ce passage sur la force de la prière se poursuit encore et se termine par la remarque suivante :

« Je conçois tout à fait qu’il vienne un temps où je resterais des jours et des nuits agenouillée jusqu’à sentir enfin autour de moi l’écran protecteur des murs qui m’empêcheraient de m’éparpiller, de me perdre et de m’anéantir. » 

Quelques mois plus tard, Etty trouvera un équilibre plus compatible avec sa propre vocation et avec la vie qu’elle va connaître dans le camp de Westerbork : elle y parvient à se recueillir tout en étant en communication avec les autres.

De plus, si l’image qu’elle choisit, dans le passage cité, pour dire le recueillement de la prière, est celle du mur ou de la cellule bien close, cela n’exclut pas la présence chez elle d’images d’ouverture. Car, dans les deux cas, il s’agit de se désencombrer.

Ainsi lorsqu’elle approche la question du silence, dont elle a compris le rôle qu’il doit jouer dans l’acte même d’écriture, Etty le fait à travers une comparaison avec l’espace, voire le vide, qui entoure les figures dans les estampes japonaises. La pertinence de la comparaison est telle qu’il serait dommage de ne pas l’évoquer :

« Cet après-midi, regardé des estampes japonaises avec Glassner. Frappée d’une évidence soudaine : c’est ainsi que je veux écrire. Avec autant d’espace autour de peu de mots. Je hais l’excès de mots. Je voudrais n’écrire que des mots insérés organiquement dans un grand silence, et non des mots qui ne sont là que pour dominer et déchirer ce silence. En réalité les mots doivent accentuer le silence. Comme cette estampe avec une branche fleurie dans un angle inférieur. Quelques coups de pinceau délicats – mais quel rendu du plus infime détail ! – et tout autour un grand espace, non pas un vide, disons plutôt un espace inspiré. » 

Telles étaient les dispositions d’Etty peu avant son engagement à Westerbork, où elle arrive en juillet 1942 et d’où elle peut s’échapper pour venir se reposer et se soigner à Amsterdam. C’est, comme nous l’indiquions en commençant, grâce à un de ses premiers congés qu’elle a pu être présente au moment du décès de Spier dont elle a noté dans son Journal les derniers mots. Du tout dernier mot de Spier, resté incomplet « Hertha, j’espère… » et adressé à celle qui avait d’abord été sa rivale, Etty fut sincèrement reconnaissante. Signe qu’elle avait atteint une grande maturité et surmonté en elle tout ce qui aurait pu se dresser comme obstacle sur son cheminement vers un amour de plus en plus vrai du prochain. Parmi les dernières paroles de Spier, qu’elle se contente de transcrire, en voici une qui mérite d’être évoquée : « Je fais des rêves bien étranges, j’ai rêvé que le Christ me baptisait. »

Etty ni ne s’étonne de ce rêve de Spier, ni le commente. À mon sens, à la différence de Spier qui était très attiré par la personne du Christ, ou d’une Simone Weil qui, elle, s’est sentie prise par le Christ, Etty Hillesum parle à Dieu et ne parle que de Dieu, tout en étant en même temps travaillée de l’intérieur par l’enseignement des Évangiles sur l’amour universel du prochain. Et c’est cet amour qu’elle vit en acte là où elle se trouve.

Dans une de ses lettres datée du 18 août 1943, elle transcrit une sorte de prière, notée auparavant dans un de ses cahiers de Westerbork, lequel ne fut pas retrouvé. Au tout début de cette prière, elle adresse à Dieu une demande ainsi formulée :

« Toi qui m’as tant enrichie, mon Dieu, permets-moi aussi de donner à pleines mains. »

Écrivant à Han Wegeriff, aussi en août 1943, donc peu de temps avant qu’elle ne soit contrainte à prendre le train vers Auschwitz, elle remarque avec un très grand discernement :

« Hier soir, luttant une fois de plus pour ne pas me laisser consumer de pitié pour mes parents, une pitié qui me paralyserait totalement si j’y cédais, je l’ai traduite aussi en ces termes : on ne doit pas se noyer dans le chagrin et l’inquiétude que l’on éprouve pour sa famille, au point de ne plus être capable d’attention ni d’amour pour son prochain. »

Et elle ajoute de façon très christique, tout en étant consciente que l’on peut l’accuser d’aller contre-nature :

« L’idée s’impose de plus en plus clairement à moi que l’amour du prochain, de tout être humain rencontré, de toute “image de Dieu”, devrait s’élever bien au-dessus de l’amour des parents par le sang. »

Un an auparavant elle avait copié dans son Journal ce propos de Jésus dans l’Évangile de Matthieu (5, 23-24) : « Si donc tu présentes ton offrande sur l’autel et que là tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi, laisse ton offrande devant l’autel et va d’abord te réconcilier avec ton frère, puis viens présenter ton offrande. » 

C’est dans une telle disposition d’esprit qu’Etty fut à même d’éclairer les sombres paysages du camp de Westerbork. Dans la lettre que son ami Jopie Vleeschouwer, lui aussi interné à Westerbork, envoya aux amis d’Etty, pour leur raconter les événements qui avaient ponctué la journée de son départ inattendu, il note, comme pour tout dire :

« Après son départ, j’ai parlé à la petite Russe dont elle s’occupait et à plusieurs autres de ses protégées. Et la simple réaction de ces gens à son départ en disait long sur l’amour et le dévouement qu’elle leur avait donnés. » 

Oui, la prière d’Etty Hillesum à Dieu avait été largement satisfaite. Remplie d’un amour véritable, ménageant à Dieu une place de plus en plus grande dans sa vie, vie pour laquelle, elle n’a cessé de se montrer reconnaissante, malgré tout, Etty nous donne toujours et à pleines mains…

 

Maria Villela-Petit

Dans Transversalités 2011/1 (N° 117), pages 103 à 120

https://doi.org/10.3917/trans.117.0103

CAMPS DE CONCENTRATION, ETTY HILLESUM (1914-1943), GUERRE MONDIALE 1939-1945, JOURNAUX INTIMES, SHOAH, TEMOIGNAGE, VIE SPIRITUELLE

Etty Hillesum

Etty Hillesum (1914-1943)

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Etty Hillesum, une vie illuminée

 

La jeune juive néerlandaise Etty Hillesum est une passionnée, une audacieuse, une amoureuse de la vie et des hommes. Sa rencontre avec Dieu la bouleverse. Elle meurt à Auschwitz à l’âge de 29 ans.

Esther Hillesum est née le 15 janvier 1914 à Middelburg en Zélande, une province des Pays-Bas. Son père, professeur de langues classiques, est proviseur du lycée de Deventer. Sa mère, née en Russie, avait gagné Amsterdam après un pogrom, en 1907. Ses parents sont juifs et athées. Elle a un grand-père rabbin dans les provinces du Nord. Etty est l’aînée. Elle connaît des moments de sombre dépression, tandis que ses deux frères souffrent de graves troubles mentaux.

Après avoir passé un bac littéraire, elle quitte ses parents, pour étudier à Amsterdam le droit et les langues slaves (elle apprend aussi l’hébreu). Elle fréquente alors des milieux sionistes, antifascistes et évolue dans un cercle intellectuel et artistique bohème. Elle mène une existence de femme libre, prête à bien des audaces, passionnée, amoureuse de la vie, devenant bientôt la maîtresse de Han Wegerif, un veuf nettement plus âgé qu’elle, chez qui elle loue une chambre et dont elle tient le ménage.

Elle rencontre Julius Spier, un homme d’âge mûr, divorcé, père de deux enfants, dont la fiancée vit à Londres. Un mélange d’attirance et de répulsion anime Etty jusqu’à ce qu’une puissante passion amoureuse l’embrase. Elle ne quitte pas Han Wegerif  ; lui reste aussi fidèle à sa fiancée… à sa manière.

« S », comme elle le désigne dans son journal, devient pour elle un maître, qui l’initie à la Bible, à Saint Aufstin, à Maître Eckart… qui viendront enrichir la bibliothèque idéale d’Etty où siègent en bonne place le poète Rilke, les écrivains Dostoïevki et Tolstoï. Julius Spier tombe malade et mourra d’un cancer du poumon en septembre 1942.

Personnalité lumineuse

En juillet 1942, Etty obtient un emploi auprès du Conseil juif, une administration voulue par les nazis, pour organiser la vie dans les ghettos. Le mois suivant, elle demande et reçoit son affectation pour Westerbork, camp de transit et de rassemblement réservé aux Juifs.

À Westerbork, Etty est affectée à l’enregistrement des arrivants et joue un rôle d’assistante sociale, de psychologue et de conseiller spirituel. Les rescapés de cette période témoignent de sa «personnalité lumineuse». Elle finit par en tomber malade mais, vu son statut, peut revenir se soigner à Amsterdam.

Le 5 juin 1943, alors que des amis lui proposent de l’aider à se cacher, elle choisit de retourner à Westerbork et d’y rester pour continuer son travail. Elle a alors l’occasion d’y aider aussi ses parents et son frère Misha, victimes de la grande rafle des 20-21 juin.

Le 7 septembre 1943, sur une carte postale jetée du train qui l’emmène à Auschwitz, Etty Hillesum adresse ces mots à une amie. « J’ouvre la Bible au hasard et trouve ceci : “Le Seigneur est ma chambre haute.” Je suis assise sur mon sac à dos, au milieu d’un wagon de marchandises bondé. Papa, maman et Misha sont quelques wagons plus loin… »

Ses parents sont officiellement morts le 10 septembre. Etty serait morte le 30 novembre suivant, et Misha, son plus jeune frère, un pianiste de grand talent, le 31 mars 1944. Jaap, son autre frère, qui se destinait à être médecin, sera déporté à Bergen Belsen en février 1944 et mourra au printemps 1945.

Son œuvre  : un journal et des lettres

Etty Hillesum avait le projet de devenir écrivain. Elle considérait parfois son journal comme un travail préparatoire pour un roman. Ce journal et ses lettres, rédigés de 1941 à 1943, sont devenus son œuvre. Elle y fait preuve d’une lucidité sans faille sur elle-même, sur les autres, sur les événements…

Il faut attendre 1981-1982 pour que les huit cahiers qu’elle a noircis soient publiés en français et en anglais sous le titre Une vie bouleversée.

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Vendredi 21 mars 1941, 8 heures et demie du matin.

En fait, je ne veux rien noter : je me sens si légère, si rayonnante, si allègre, que face à tant de grâce le moindre mot a des semelles de plomb. Pourtant, ce matin, j’ai dû conquérir cette joie intérieure sur un cœur inquiet et palpitant. Mais après m’être lavée à l’eau glacée de la tête aux pieds, je me suis étendue sur le carrelage de la salle de bains assez longtemps pour retrouver un calme parfait. Je suis désormais « prête au combat » et ce combat n’est pas sans me remplir d’une certaine excitation sportive. […]

Je dois apprendre à vaincre ce vague sentiment d’angoisse. Certes, la vie est dure, c’est un combat de tous les instants (allons, n’exagérons rien, ma chérie !), mais ce combat m’attire. Avant, je me projetais dans un futur chaotique, car je refusais de vivre l’instant d’après, le futur immédiat. Comme une enfant gâtée, je voulais que tout me fût offert. J’avais parfois la conviction (encore qu’elle fût très vague) de « devenir quelqu’un », de « faire de grandes choses », alternant avec la crainte chaotique de disparaître sans laisser de traces. Je commence à compren­dre pourquoi.

Je refusais d’accomplir les tâches qui se présentaient à moi, de m’élever degré par degré vers cet avenir. Mais aujourd’hui, où chaque minute est pleine de vie, d’expériences, de lutte, de victoires ou de rechutes, suivies d’un retour à la lutte, aujourd’hui je ne pense plus à l’avenir : il m’est indifférent de faire ou non de grandes choses, parce que j’ai l’intime conviction que de la réus­site ou de l’échec il sortira toujours quelque chose.

Avant, je vivais au stade préparatoire, j’avais l’impression que tout ce que je faisais ne comptait pas vraiment, n’était que la préparation à autre chose, à quelque chose de grand, de vrai. Tout cela m’a quitté. Aujourd’hui, à la minute présente, je vis, je vis pleinement, la vie vaut d’être vécue et si j’apprenais que je dois mourir demain, je dirais : dommage, mais je ne regrette rien.

 

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Etty Hillesum, broyée par l’étau nazi

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Comme tous les juifs d’Amsterdam, Etty Hillesum est prise dans l’étau des mesures mises en place par les nazis, jusqu’à l’application de la « solution finale ».

Les dernières années de la vie d’Etty Hillesum sont inséparables de celle de la communauté juive d’Amsterdam et des Pays-Bas. Son journal témoigne de l’effet de plus en plus oppressant des mesures anti-juives des nazis qui ont envahi les Pays-Bas le 9 mai 1940.

En septembre 1940, les premières mesures anti-juives prennent effet avec l’interdiction de presque tous les journaux juifs. Les mesures de recensement obligatoires (160 000 personnes en tout) auprès des autorités se conjuguent avec leur exclusion de l’administration, de l’université…

En février 1941, le Conseil juif est créé sous la pression des nazis. Etty y travaillera. Les juifs ne peuvent plus circuler librement  : les transports publics, les parcs, les piscines, les champs de course, les hôtels, sont interdits aux juifs. Un couvre-feu entre en vigueur. Les enfants sont renvoyés des écoles. Les terres et les commerces tenus par des juifs sont confisqués. Les premières arrestations et déportations commencent…

En 1942, pour préparer les déportations massives, les juifs sont regroupés dans des ghettos à Amsterdam, à Westerbork, où Etty travaillera avant d’être déportée, et à Vught. Le port de l’étoile jaune devient obligatoire.

A partir de l’été 1942, les trains vers les camps d’extermination se succèdent chaque mardi.  « On reçoit son ordre en pleine nuit, quelques heures avant le départ du convoi », précise Etty dans une lettre de juin 1943.

Le 7 septembre 1943, Etty, son frère Mischa et ses parents montent, à leur tour, dans les wagons à bestiaux. Direction  : Auschwitz. A bord, elle rédige un mot sur une carte qu’elle jette du train. Des paysans la retrouvent et la postent à sa destinataire. Ce sont les derniers mots d’Etty.

 

20 juin 1942. Samedi soir, minuit et demi. [ … ]

Pour humilier, il faut être deux. Celui qui humilie et celui qu’on veut humilier, mais surtout : celui qui veut bien se laisser humilier. Si ce dernier fait défaut, en d’autres termes si la partie passive est immunisée contre toute forme d’humiliation, les humiliations infligées s’évanouissent en fumée. Ce qui reste, ce sont des mesures vexatoires qui bouleversent la vie quotidienne, mais non cette humiliation ou cette oppression qui accable l’âme. Il faut éduquer les Juifs en ce sens.

Ce matin en longeant à bicyclette le Stadionkade, je m’enchantais du vaste horizon que l’on découvre aux lisières de la ville et je respirais l’air frais qu’on ne nous a pas encore rationné. Partout, des pancartes interdisaient aux Juifs les petits chemins menant dans la nature. Mais au-dessus de ce bout de route qui nous reste ouvert, le ciel s’étale tout entier.

On ne peut rien nous faire, vraiment rien. On peut nous rendre la vie assez dure, nous dépouiller de certains biens matériels, nous enlever une certaine liberté de mouvement tout extérieure, mais c’est nous-mêmes qui nous dépouillons de nos meilleures forces par une attitude psychologique désastreuse.

En nous sentant persécutés, humiliés, opprimés. En éprouvant de la haine. En crânant pour cacher notre peur. On a bien le droit d’être triste et abattu, de temps en temps, par ce qu’on nous fait subir ; c’est humain et compréhensible. Et pourtant, la vraie spoliation c’est nous-mêmes qui nous l’infligeons.

Je trouve la vie belle et je me sens libre. En moi des cieux se déploient aussi vastes que le firmament. Je crois en Dieu et je crois en l’homme, j’ose le dire sans fausse honte. La vie est difficile mais ce n’est pas grave. Il faut commencer par «prendre au sérieux son propre sérieux», le reste vient de soi-même. Travailler à soi-même, ce n’est pas faire preuve d’individualisme morbide.

Si la paix s’installe un jour, elle ne pourra être authentique que si chaque individu fait d’abord la paix en soi-même, extirpe tout sentiment de haine pour quelque race ou quelque peu­ple que ce soit, ou bien domine cette haine et la change en autre chose, peut-être même à la longue en amour – ou est-ce trop demander ? C’est pourtant la seule solution.

Je pourrais continuer ainsi des pages entières. Ce petit morceau d’éternité qu’on porte en soi, on peut l’épuiser en un mot aussi bien qu’en dix gros traités. Je suis une femme heureuse et je chante les louanges de cette vie, oui vous avez bien lu, en l’an de grâce 1942, la énième année de guerre.

 

A Christine Van Nooten. Près de Glimmen.
Mardi 7 septembre 1943.
Cachet de la poste: 15 septembre 1943.

Christine, j’ouvre la Bible au hasard et trouve ceci: « Le Seigneur est ma chambre haute. » Je suis assise sur mon sac à dos, au milieu d’un wagon de marchandises bondé. Papa, maman et Mischa sont quelques wagons plus loin.

Ce départ est tout de même venu à l’improviste. Ordre subit de La Haye, spécialement pour nous. Nous avons quitté ce camp en chantant, père et mère très calmes et courageux, Mischa également.

Nous allons voyager trois jours. Merci de tous vos bons soins. Les amis restés au camp vont écrire à Amsterdam, peut-être te fera-t-on suivre ? Peut-être aussi ma dernière longue lettre ?

Un au revoir de nous quatre.

Etty

Extrait de Une vie bouleverséejournal. Points Seuil.

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Julius Spier, l’accoucheur de son âme

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La rencontre d’Etty Hillesum avec le thérapeute Julius Spier est déterminante. Il devient son ami, son maître sensuel et spirituel qui l’ouvre à la vie intérieure.

Parce qu’Etty va très mal, elle s’adresse à Julius Spier, un disciple du psychiatre Carl Gustav Jung. Ce chirologue de 55 ans étudie la personnalité de ses patients à partir des lignes de la main. Il a exercé à Berlin qu’il a quitté pour Amsterdam après son divorce (il a deux enfants) et à cause de la montée du nazisme. Sa fiancée, Herta Levi, s’est installée à Londres dès 1937.

Julius Spier mène Etty sur la voie de l’introspection, ce qui la pousse à rédiger son journal intime. Jour après jour, elle consigne combien la présence de « S. », comme elle le nomme, la bouleverse…

Grand lecteur et priant de la Bible, Julius Spier initie Etty à la Torah et au Nouveau Testament. Avec lui, elle entreprend un parcours psychanalytique au cours duquel elle apprend à s’aimer, à habiter sa solitude, à écouter sa voix intérieure, à goûter la joie profonde d’exister.

Ce thérapeute, avec lequel elle entretient une relation spirituelle, sensuelle et magnétique, lui apprend à faire la paix avec elle-même. Et l’ouvre à une autre présence…

Il meurt chez lui d’un cancer du poumon le 15 septembre 1942. Ses derniers mots sont pour Herta, sa fiancée. Dans son journal, Etty lui est reconnaissante pour cette « fidélité ». Elle confie combien cet homme, qu’elle a aimé « à la folie », fut « l’accoucheur de [s]on âme ».

Dimanche [16 mars 1941], 11 heures.

Ce jour-là, [S.] m’avait un peu raconté sa vie. Il m’avait parlé de sa première femme, avec qui il est resté en relations épistolaires, de son amie, qu’il a l’intention d’épouser, mais qui pour l’instant vit à Londres « solitaire et malheureuse », et aussi d’une ancienne amie, une chanteuse, une très jolie femme, à qui il écrit toujours. […]

Je voulais qu’il fût à moi. Pourtant ce n’était pas l’homme en lui que je désirais, sexuellement il ne m’a pas vraiment touchée (même si une certaine tension sensuelle reste toujours présente), mais il m’a touchée au plus profond de mon être, et c’est cela l’important. […]

Lundi 4 août 1941, 2 heures et demie.

Il dit que l’amour de tous les hommes vaut mieux que l’amour d’un seul homme. Car l’amour d’un seul homme n’est jamais que l’amour de soi-même.

C’est un homme mûr de cinquante-cinq ans, parvenu au stade de l’amour universel après avoir, durant sa longue vie, aimé beaucoup d’individus. Je suis une petite bonne femme de vingt-sept ans et je porte en moi aussi un amour très fort de l’humanité, mais je me demande si, toute ma vie, je ne serai pas à la recherche d’un homme unique. […]

 

Dimanche [5 juillet 1942], 8 heures et demie du matin.

Il y a du soleil sur le toit en terrasse et une orgie de cris d’oiseaux, et cette chambre m’entoure déjà si bien que je pourrais y prier.

Nous avons tous les deux une vie agitée derrière nous, pleine de succès amoureux de part et d’autre, et il est resté là en pyjama bleu clair, assis au bord de mon lit, il a posé un moment sa tête sur mon bras nu, nous avons parlé et il est ressorti. C’est très touchant. Ni lui ni moi n’avons le mauvais goût d’exploiter une situation facile.

Nous avons derrière nous une vie passionnée et débridée, nous avons visité toutes sortes de lits, mais à chacune de nos rencontres nous retrouvons la timidité de la première fois. Je trouve cela très beau et j’en suis heureuse. Maintenant je mets mon peignoir multicolore et je descends lire la Bible avec lui. Toute la journée je vais me tenir dans un coin de cette grande salle de silence qui est en moi.

Mercredi [16 septembre 1942], 1 heure du matin.

Te voilà donc couché dans ce petit deux-pièces, cher, grand et bon ami. Je t’ai écrit un jour : mon cœur volera toujours vers toi comme un oiseau libre, où que je sois sur terre, et te trouvera toujours. […]

J’avais encore mille choses à te demander et à apprendre de ta bouche ; désormais je devrai m’en tirer toute seule. Je me sens très forte, tu sais, je suis persuadée de réussir ma vie. C’est toi qui as libéré en moi ces forces dont je dispose. Tu m’as appris à prononcer sans honte le nom de Dieu. Tu as servi de médiateur entre Dieu et moi, mais maintenant, toi le médiateur, tu t’es retiré et mon chemin mène désormais directement à Dieu ; c’est bien ainsi, je le sens. Et je servirai moi-même de médiatrice pour tous ceux que je pourrai atteindre.

Extrait de Une vie bouleverséejournal. Points Seuil.

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Etty Hillesum, une prière en liberté

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C’est un Dieu intérieur qui s’est révélé à Etty Hillesum, au fil de son introspection, de l’écriture de son journal et des mesures anti-juives à Amsterdam. Elle prie à genoux ce Dieu qu’elle découvre, petit à petit.

Le Dieu d’Etty Hillesum est un Dieu d’amour, qu’elle aime en retour. Elle lui parle et Dieu lui répond, par mille signes. C’est une relation très libre, elle lui parle comme à un ami.

Elle invente un langage, une forme de dialogue qui peut nous donner des clés pour parler à Dieu. Car nous chrétiens pouvons prier de manière ritualisée, mais notre prière peut passer aussi par le chant ou la danse !

Sa prière  n’est pas ritualisée. C’est pourquoi je crois qu’elle à notre époque, et même aux athées, car elle n’est pas confessionnelle. Elle parle à tous ceux qui sont en recherche de spiritualité, car elle parle simplement de la relation de l’homme au divin, et de l’essence de ce qu’est la foi.

18 mai 1942.

Les menaces extérieures s’aggravent sans cesse et la terreur s’accroît de jour en jour. J’élève la prière autour de moi comme un mur protecteur plein d’ombre propice, je me retire dans la prière comme dans la cellule d’un couvent et j’en ressors plus concentrée, plus forte, plus « ramassée ». Cette retraite dans la cellule bien close de la prière prend pour moi une réalité de plus en plus forte, devient aussi plus simple.

Cette concentration intérieure dresse autour de moi de hauts murs entre lesquels je me retrouve et me rassemble, échappant à toutes les dispersions. Je conçois tout à fait qu’il vienne un temps où je resterais des jours et des nuits agenouillée jusqu’à sentir enfin autour de moi l’écran protecteur de murs qui m’empêcheraient de m’éparpiller, de me perdre et de m’anéantir.

Prière du dimanche matin [12 juillet 1942].

Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. Cette nuit pour la première fois, je suis restée éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre une chose, mon Dieu, oh, une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m’inspire l’avenir ; mais cela demande un certain entraînement. Pour l’instant, à chaque jour suffit sa peine.

Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les cœurs martyrisés des autres.

Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon cœur que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous.

Extrait de Une vie bouleverséejournal. Points Seuil.

 

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Etty Hillesum et son Dieu intérieur

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Écrivains russes, poètes allemands, auteurs spirituels chrétiens nourrissent l’imaginaire spirituel d’Etty Hillesum, qui découvre un Dieu qui parle en elle.

Le Dieu d’Etty Hillesum a à voir avec le Dieu des chrétiens, elle s’en inspire de manière évidente. Au cours de sa psychanalyse, son thérapeute lui avait donné à lire des écrits chrétiens, la Bible, les Evangiles, saint Augustin Maître Eckhart,. Saint Augustin a joué pour elle un grand rôle en lui faisant découvrir un Dieu intérieur.

Elle a lu aussi des écrits d’autres traditions, de sagesse orientale notamment, et des écrits moins religieux, mais qui ont creusé son intériorité : Tolstoï, Dostoïevski, Rilke qui l’accompagnait partout. Rilke est le poète de l’intériorité, de l’arrière-monde, qui apprend à creuser une forme de transcendance, au sens large du terme, au sein de soi.

Pour autant, ce n’est pas un Dieu bricolé, c’était une intellectuelle érudite, très cérébrale. C’est un Dieu très structuré, qu’elle découvre dans un parcours qui va de soi vers autrui. Elle découvre l’amour de l’humanité, un amour universel au sein duquel Dieu s’impose.

Le Dieu d’Etty Hillesum a bien sûr des inspirations chrétiennes, mais il serait dommage de le réduire à une confession. C’est un Dieu personnel, très singulier, a-dogmatique et donc très universel.

C’est un Dieu très incarné, proche donc du Dieu chrétien, avec lequel elle entretient un dialogue semblable au dialogue chrétien avec Dieu.

Mais en même temps, dans la forme de méditation qu’elle expérimente aussi, elle est proche du bouddhisme. Quand elle parle de « grand flux », de « grand tout », de « cosmos », elle est plus dans l’abstraction que dans la prière.

Mardi 26 août [1941] au soir.

Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu. Parfois je parviens à l’atteindre. Mais plus souvent, des pierres et des gravats obstruent ce puits, et Dieu est enseveli. Alors il faut le remettre au jour.

Il y a des gens, je suppose, qui prient les yeux levés vers le ciel. Ceux-là cherchent Dieu en dehors d’eux. Il en est d’autres qui penchent la tête et la cachent dans leurs mains, je pense que ceux-ci cherchent Dieu en eux-mêmes.

25 septembre [1943], 11 heures du soir.

Je trottinais aux côtés de Ru et, à l’issue d’une très longue discussion où nous avions agité une fois de plus les « ultimes questions », je m’arrêtai pile au milieu de la Govert Flinckstraat 1, si étriquée et si monotone, et je lui dis : « Et tu sais, Ru, j’ai encore un autre trait puéril, qui me fait trouver toujours la vie belle et m’aide peut-être à tout supporter aussi bien. »

Ru me lançait un regard interrogateur et je lui dis, comme si c’était la chose du monde la plus naturelle (n’est-ce pas le cas, d’ailleurs ?) : « Vois­-tu, je crois en Dieu. »

Il en fut un peu déconcerté, je pense, et me considéra un moment comme pour lire une indication mystérieuse sur mon visage – mais avec un peu de recul il se dit très content pour moi. Peut-être est-ce pour cela que je me suis sentie tout le reste de la journée si rayonnante et si forte ? D’avoir su dire si simplement, comme une chose coulant de source, dans la grisaille de ce quartier populaire : « Oui, vois-tu, je crois en Dieu. » (…)

Je vis constamment dans la familiarité de Dieu comme si c’était la chose la plus simple du monde, mais il faut aussi régler sa vie en conséquence. Je n’en suis pas encore là, oh non, et parfois je me conduis pourtant comme si j’avais atteint mon but.

Je suis joueuse, j’aime mes aises, j’appréhende souvent les choses en artiste plutôt qu’en femme responsable, et j’ai en moi aussi le goût du bizarre, du caprice et de l’aventure.

Mais assise à ce bureau, dans la nuit qui s’avance, je sens en moi la force contraignante et directrice d’une gravité toujours plus présente, toujours plus profonde, sorte de voix silen­cieuse qui me dicte ce que je dois faire et m’oblige à noter en toute franchise : de toutes parts j’ai failli à ma mission, mon vrai travail ne fait que commencer. Jusqu’ici, au fond, je m’amusais.
26 septembre [1943], 9 heures et demie.

Je te remercie, mon Dieu, de m’avoir fait rencontrer aussi complètement l’une de tes créatures et dans ma chair, et dans mon âme.

Je devrais m’en remettre à toi de beaucoup plus de cho­ses, mon Dieu. Et cesser de te poser des conditions : « Si je reste en bonne santé, alors… » Même si je ne suis pas en bonne santé, cela n’empêche pas la vie de continuer et d’être toujours la meilleure possible. Comment pourrais-je
formuler des exigences ? Aussi bien m’en garderai-je. Et mes maux d’estomac se sont améliorés d’un coup dès lors que je m’en suis « dessaisie ».

Tôt ce matin j’ai feuilleté mes cahiers. Les souvenirs m’ont assaillie par milliers. Quelle année d’une richesse extraordinaire l Et combien chaque jour apporte de richesses nouvelles ! Merci de m’avoir donné assez d’espace intérieur pour les abriter toutes.

 

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Etty Hillesum, un rayonnement mondial

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Dès sa publication en 1981 sous le titre Une vie bouleversée, le journal d’Etty Hillesum connaît un succès foudroyant et ne cesse d’inspirer une foule d’artistes, d’universitaires et de croyants.

Etty Hillesum avait le projet de devenir écrivain. Elle considérait parfois son journal comme un travail préparatoire pour un roman. Ce journal et ses lettres sont devenus son œuvre. Elle y fait preuve d’une lucidité sans faille sur elle-même, sur les autres, sur les événements…

Et ce qui aurait pu verser dans la complaisance narcissique est traversé par un humour tenace et une humilité remarquable.

Huit cahiers, couverts d’une petite écriture serrée, ont été conservés par une amie d’Etty.

Publié en 1981 aux Pays-Bas, le livre connaît un succès foudroyant et plusieurs réimpressions en quelques mois. Son livre est traduit dans une quarantaine de langues dont le français, en 1985. Les écrits d’Etty Hillesum ont été publiés en français : Une vie bouleversée, journal 1941-1943, suivi de Lettres de Westerbork (points Seuil).

Son cheminement intérieur qui est aussi un témoignage de première main sur la mise en œuvre de la « solution finale » aux Pays-Bas, bouleverse les lecteurs.

Son journal n’a cessé d’inspirer écrivains, musiciens, dessinateurs, metteurs en scène, universitaires, et bien sûr, des chercheurs de Dieu et des croyants de tous horizons. Pour beaucoup, Etty Hillesum est un guide de sagesse, un maître spirituel pour aujourd’hui.

« De cette jeune femme intensément éprise de la vie, de l’amour, et follement prodigue de vie et d’amour, tout reste à apprendre, à recevoir, à méditer », résume l’écrivaine Sylvie Germain, qui a lui a consacré un ouvrage (Etty Hillesum. Ed. Pygmalien/Gérard Watelet).

Eh bien, allons-y ! Moment pénible, barrière presque infranchissable pour moi : vaincre mes réticences et livrer le fond de mon cœur à un candide morceau de papier quadrillé. Les pensées sont parfois très claires et très nettes dans ma tête, et les sentiments très profonds, mais les mettre par écrit, non, cela ne vient pas encore. C’est essentiellement, je crois, le fait d’un sentiment de pudeur. Grande inhibition ; je n’ose pas me livrer, m’épancher librement, et pourtant il le faudra bien, si je veux à la longue faire quelque chose de ma vie, lui donner un cours raisonnable et satisfaisant.

De même, dans les rapports sexuels, l’ultime cri de délivrance reste toujours peureusement enfermé dans ma poitrine. En amour, je suis assez raffinée et, si j’ose dire, assez experte pour compter parmi les bonnes amantes; l’amour avec moi peut sembler parfait, pourtant ce n’est qu’un jeu éludant l’essentiel et tout au fond de moi quelque chose reste emprisonné. Et tout est à l’avenant.

J’ai reçu assez de dons intellectuels pour pouvoir tout sonder, tout aborder, tout saisir en formules claires ; on me croit supérieurement informée de bien des problèmes de la vie ; pourtant, là, tout au fond de moi, il y a une pelote agglutinée, quelque chose me retient dans une poigne de fer, et toute ma clarté de pensée ne m’empêche pas d’être bien souvent une pauvre godiche peureuse.

 

22 septembre 1942

J’ai écrit un jour dans un de mes cahiers: je voudrais suivre du bout des doigts les contours de notre temps. J’étais assise à mon bureau et ne savais comment approcher la vie. C’était parce que je n’avais pas encore accédé à la vie qui était en moi. C’est à ce bureau que j’ai appris à rejoindre la vie que je portais en moi. Puis j’ai été jetée sans transition dans un foyer de souffrance humaine, sur l’un des nombreux petits fronts ouverts à travers toute l’Europe.

Et là, j’ai fait soudain l’expérience suivante: en déchiffrant les visages, en déchiffrant des milliers de gestes, de petites phrases, de récits, je me suis mise à lire le message de notre époque – et un message qui en même temps la dépasse. Ayant appris à lire en moi-même, je me suis avisée que je pouvais lire aussi dans les autres.

Là-bas j’ai vraiment eu l’impression de suivre à tâtons, d’un doigt sensible aux moindres aspérités, les contours de ce temps et de cette vie. Comment se fait-il que ce petit bout de lande enclos de barbelés, traversé de destinées et de souffrances humaines qui viennent s’y échouer en vagues successives, ait laissé dans ma mémoire une image presque suave ? Comment se fait-il que mon esprit, loin de s’y assombrir, y ait été comme éclairé et illuminé ?

J’y ai lu un fragment de ce temps qui ne me paraît pas dépourvu de sens. A ce bureau, au milieu de mes écrivains, de mes poètes et de mes fleurs, j’ai tant aimé la vie. Et là-bas, au milieu de baraques peuplées de gens traqués et persécutés, j’ai trouvé la confirmation de mon amour de cette vie. Ma vie, dans ces baraques à courants d’air, ne s’opposait en rien à celle que j’avais menée dans cette pièce calme et protégée. A aucun moment je ne me suis sentie coupée d’une vie qu’on prétendait révolue: tout se fondait en une grande continuité de sens.

Comment ferai-je pour décrire tout cela? Pour faire sentir à d’autres comme la vie est belle, comme elle mérite d’être vécue et comme elle est juste – oui : juste. Peut-être Dieu me fera-t-il trouver les mots qu’il faut, quelques mots simples ? Des mots colorés, passionnés et graves aussi. Mais par-dessus tout des mots simples.

Comment camper en quelques touches tendres, légères mais puissantes, ce petit village de baraques entre ciel et lande ? Comment faire pour que d’autres lisent avec moi à livre ouvert dans tous ces gens qu’il faut déchiffrer comme des hiéroglyphes, trait par trait, jusqu’à ce qu’ils composent un tout lisible et intelligible, un monde pris entre ciel et lande ?

En tout cas j’ai d’ores et déjà une certitude: jamais je ne pourrai écrire tout cela comme la vie l’a écrit devant moi en lettres mouvantes. J’ai tout lu, de mes yeux et de tous mes sens. Mais je ne pourrai jamais le raconter tel quel. Cela me désespérerait si je n’avais appris à accepter la nécessité de travailler avec les forces insuffisantes dont on dispose mais d’en tirer le meilleur parti possible.

Dimanche soir, 4 octobre 1942

J’aime les contacts humains. L’intensité de mon attention réussit à tirer d’eux, dirait-on, ce qu’ils ont de plus profond et de meilleur; ils s’ouvrent à moi et chaque être m’est une histoire, que me conte la vie même. Et mes yeux émerveillés ne cessent de lire son grand livre.

La vie me confie tant d’histoires que je devrais raconter à mon tour et exposer en termes clairs à tous ceux qui ne savent pas lire à livre ouvert le texte de la vie. Mon Dieu, tu m’as donné le don de lire, voudras-tu me donner aussi celui d’écrire ?

 

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L’esprit d’amour et de sagesse repose sur Etty Hillesum, voici sept enseignements qu’elle nous transmet pour aujourd’hui.

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Le journal d’Etty Hillesum est une traversée intérieure, les yeux, les mains et le cœur, grands ouverts sur la réalité d’un désastre et sur la splendeur du monde.

Armée du brandon de l’amour, Etty s’est enfoncée dans les ténèbres sans désespérer, confiante que celles-ci n’ont pas arrêté la lumière. Son témoignage en est la preuve.

Voici sept enseignements qu’on peut tirer à son écoute.

  1. Écoute-toi, entre en toi-même !

« Être à l’écoute de soi-même. Se laisser guider, non plus par les incitations du monde extérieur, mais par une urgence intérieure. » (31 décembre 1941)

« Si chacun de nous écoutait seulement un peu plus sa voix intérieure, s’il essayait seulement d’en faire retentir une en soi-même – alors il y aurait beaucoup moins de chaos dans le monde » (2 octobre 1942)

  1. Si tu veux changer le monde, convertis-toi d’abord

« Je ne crois plus que nous puissions corriger quoi que ce soit dans le monde extérieur, que nous n’ayons d’abord corrigé en nous. » (19 février 1942)

  1. Regarde la réalité en face, sans désespérer de l’homme

« On a parfois le plus grand mal à concevoir et à admettre, mon Dieu, tout ce que tes créatures terrestres s’infligent les unes aux autres en ces temps déchaînés. Mais je ne m’enferme pas pour autant dans ma chambre, mon Dieu, je continue à tout regarder en face, je ne me sauve devant rien, je cherche à comprendre et à disséquer les pires exactions, j’essaie toujours de retrouver la trace de l’homme dans sa nudité, sa fragilité, de cet homme bien souvent introuvable. » (26 mai 1942).

  1. Accepte la mort, c’est la vie aussi

« Regarder la mort en face et l’accepter comme partie intégrante de la vie, c’est élargir la vie. À l’inverse, sacrifier dès maintenant à la mort un morceau de cette vie, par peur de la mort et refus de l’accepter, c’est le meilleur moyen de ne garder qu’un pauvre petit bout de vie mutilée, méritant à peine le nom de vie. Cela semble paradoxal: en excluant la mort de sa vie on se prive d’une vie complète, et en l’y accueillant on élargit et on enrichit sa vie. » (3 juillet 1942)

  1. Vis la communion, malgré tout

« Dans ce monde saccagé, les chemins les plus courts d’un être à un autre sont des chemins intérieurs » (11 juillet 1942)

  1. Agenouille-toi !

« Et si les turbulences sont trop fortes, si je ne sais plus comment m’en sortir, il me restera toujours deux mains à joindre et un genou à fléchir. C’est un geste que nous ne nous sommes pas transmis de génération en génération, nous autres Juifs. J’ai eu du mal à l’apprendre. C’est l’héritage le plus précieux de l’homme dont j’ai déjà presque oublié le nom, mais dont la meilleure part prolonge sa vie en moi. Quelle étrange histoire, tout de même, que la mienne, celle de la file qui ne savait pas s’agenouiller. Ou – variante – de la fille qui a appris à prier. C’est mon geste le plus intime encore que ceux que j’ai dans l’intimité d’un homme. On ne peut tout de même pas déverser tout son amour sur un seul être? » (10 octobre 1942)

  1. Fais confiance à Dieu

« Je suis prête à tout accepter, tout lieu de la terre où il plaira à Dieu de m’envoyer, prête aussi à témoigner à travers toutes les situations et jusqu’à la mort, de la beauté et du sens de cette vie: si elle est devenue ce qu’elle est, ce n’est pas le fait de Dieu mais le nôtre. Nous avons reçu en partage toutes les possibilités d’épanouissement, mais n’avons pas encore appris à exploiter ces possibilités. […] je vois, je vois et je comprends sans cesse plus de choses, je sens une paix intérieure grandissante et j’ai une confiance en Dieu dont l’approfondissement rapide, au début, m’effrayait presque, mais qui fait de plus en plus partie de moi-même. Et maintenant, au travail. » (7 juillet 1942)

 

Jeudi 17 septembre [1942], 8 heures du matin.

Le sentiment de la vie est si fort en moi, si grand, si serein, si plein de gratitude, que je ne chercherai pas un instant à l’exprimer d’un seul mot. J’ai en moi un bonheur si complet et si parfait, mon Dieu. Ce qui l’exprime encore le mieux, ce sont ses mots à lui : « se recueillir en soi-même ». C’est peut-être l’expression la plus parfaite de mon sentiment de la vie : je me recueille en moi-même. Et ce « moi–même », cette couche la plus profonde et la plus riche en moi où je me recueille, je l’appelle « Dieu ».

Dans le journal de Tide, j’ai rencontré souvent cette phrase : « Pre­nez-le doucement dans vos bras, Père. » Et c’est bien mon sentiment perpétuel et constant : celui d’être dans tes bras, mon Dieu, protégée, abritée, imprégnée d’un sentiment d’éternité. Tout se passe comme si chacun de mes souffles était pénétré de ce sentiment d’éternité, comme si le moindre de mes actes, la parole la plus anodine s’inscrivait sur un fond de grandeur, avait un sens profond. Il m’écrivait dans une de ses premières lettres : « Et chaque fois que je peux dispenser autour de moi un peu de ce trop-plein de forces, je suis heureux. » (…)

De fait, ma vie n’est qu’une perpétuelle écoute « au-dedans » de moi-même, des autres, de Dieu. Et quand je dis que j’écoute « au-dedans », en réalité c’est plutôt Dieu en moi qui est à l’écoute. Ce qu’il y a de plus essentiel et de plus profond en moi écoute l’essence et la profondeur de l’autre. Dieu écoute Dieu.

Comme elle est grande la détresse intérieure de tes créatures terrestres, mon Dieu. Je te remercie d’avoir fait venir à moi tant de gens avec toute leur détresse. Ils sont en train de me parler calmement, sans y prendre garde, et voilà que tout à coup leur détresse perce dans sa nudité. Et j’ai devant.moi une petite épave humaine, désespérée et ignorant comment continuer à vivre. C’est là que mes difficultés commencent.

II ne suffit pas de te prêcher, mon Dieu, pour te mettre au jour dans le cœur des autres. Il faut dégager chez l’autre la voie qui mène à toi, mon Dieu, et pour ce faire il faut être un grand connaisseur de l’âme humaine.

Il faut avoir une formation de psychologue : rapports au père et à la mère, souvenirs d’enfance, rêves, sentiments de culpabilité, complexes d’infériorité, enfin tout le magasin des accessoires.

Dans tous ceux qui viennent à moi, je commence alors une exploration prudente. Les outils qui me servent à frayer la voie vers toi chez les autres sont encore bien rudimentaires. Mais j’en ai déjà quelques-uns et je les perfectionnerai, lentement et avec beaucoup de patience.

Et je te remercie de m’avoir donné le don de lire dans le cœur des autres. Les gens sont parfois pour moi des maisons aux portes ouvertes. J’entre, j’erre à travers des couloirs, des pièces : dans chaque maison l’aménagement est un peu différent, pourtant elles sont : toutes semblables et l’on devrait pouvoir faire de chacune d’elles un sanctuaire pour toi, mon Dieu. Et je te le promets, je te le promets, mon Dieu, je te chercherai un logement et un toit dans le plus grand nombre de maisons possibles. C’est une image amusante : je me mets en route pour te chercher un toit. Il y a tant de maisons inhabitées, où je t’introduirai comme invité d’honneur.

CAMPS DE CONCENTRATION, CHANT DES DEPORTES, CHANTS DES MARAIS, GUERRE MONDIALE 1939-1945, JOURNEE DE LA DEPORTATION

Chants des marais : chant des déportés

Le Chant des marais

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Loin, vers l’infini, s’étendent

Les grands prés marécageux.

Pas un seul oiseau ne chante

Dans les arbres secs et creux.

Ô terre de détresse

Où nous devons sans cesse piocher, piocher !

 

Dans ce camp morne et sauvage,

Entouré de murs de fer,

Il nous semble vivre en cage,

Au milieu d’un grand désert.

Ô terre de détresse

Où nous devons sans cesse piocher, piocher !

 

Bruit des pas et bruit des armes,

Sentinelles jour et nuit,

Et du sang, des cris, des larmes,

La mort pour celui qui fuit.

Ô terre de détresse

Où nous devons sans cesse piocher, piocher !

 

Mais un jour dans notre vie,

Le printemps refleurira,

Libre alors, ô ma Patrie !

Je dirai : tu es à moi.

Ô terre enfin libre

Où nous pourrons revivre, aimer !

Ô terre enfin libre

Où nous pourrons revivre, aimer, aimer.

 

Chant composé en 1934 par des détenus politiques allemands du camp de Börgermoor (le « camp des marais »), devenu l’hymne commémoratif de tous les anciens déportés après la Seconde Guerre mondiale

  

Le Chant des déportés

 Le Chant des déportés ou Chant des marais (en allemand Moorsoldatenlied, « chanson des soldats de marécage », ou Börgermoorlied, « chant de Börgermoor » ou Die Moorsoldaten) est l’adaptation en français d’un chant allemand composé en 1933 par des prisonniers du camp de concentration, pour détenus politiques, de Börgemoor dans le Pays de l’Ems en Basse-Saxe.

Ce chant de déportés allemands est donc devenu un chant militaire français, connu également sous le nom de Chant des marais, et chanté par diverses chorales militaires françaises, de parachutistes et même de la Légion étrangère.

 

Histoire

Les paroles de cette chanson ont été écrites par le mineur Johann Esser et l’acteur metteur en scène Wolfgang Langhoff, , la musique a été composée par Rudi Goguel  un employé de commerce ; tous trois étaient détenus au camp de concentration de Börgermoor,  ouvert en 1933 et administré par la SA. Les cadres SA (puis SS) des camps exigeaient traditionnellement des prisonniers qu’ils chantent pour se rendre au travail. Ainsi le chant serait-il né en août 1933 de la tradition concentrationnaire de faire chanter les détenus, et de la volonté de ceux-ci de rendre compte des conditions de détention (strophe 1 et 2 l’isolement, et refrain qui évoque le travail d’assèchement des marais et d’extraction de la tourbe), des violences subies (les cris, les coups, les larmes de la troisième strophe), mais aussi de leur conviction de voir abattue la tyrannie nazie (dernière strophe et dernier refrain).

Les détenus du camp étaient pour la plupart des prisonniers politiques du régime nazi, détenus à la suite des lois spéciales promulguées le lendemain de l’incendie de Reichtag. Le titre de la chanson évoque les travaux forcés dans les marécages du camp : extraction de la tourbe à l’aide d’outils rudimentaires.

Quelques-uns des déportés de Börgermoor, libérés à l’issue de leur condamnation, choisirent de s’exiler et firent connaître le chant en Angleterre.   C’est là qu’en 1936 le compositeur Hans Eisler, collaborateur musical de Bertolt Brecht en fit une adaptation pour le chanteur Ernst Busch. Celui-ci rejoignit en 1937 les Brigades internationales en Espagne, de sorte que le Chant des déportés, chanté par les volontaires allemands des Brigades, acquit rapidement une grande notoriété.

Parallèlement, il se répandit en Allemagne, d’un camp de concentration    à l’autre, puis en Pologne occupée, et finit même par atteindre certains déportés du camp d’extermination d’Auschwitz.

 

Le 27 août 1933 (souvenirs de Rudi Goguel)

Le Chant des déportés a été chanté le 27 août 1933 lors d’un événement appelé Zirkus Konzentrani (Cirque des concentrationnaires) ; les chanteurs étaient issus pour la plupart de l’association ouvrière de chant de Solingen .

Dans ses Mémoires, Rudi Goguel raconte :

« Les seize chanteurs, pour la plupart membres de l’association ouvrière de chant de Solingen, défilaient bêche à l’épaule dans leurs uniformes de police verts (nos vêtements de prisonnier de cette époque-là). Je menais la marche, en survêtement bleu, avec un manche de bêche brisé en guise de baguette de chef d’orchestre. Nous chantions, et déjà à la deuxième strophe, presque tous les mille prisonniers commençaient à entonner en chœur le refrain. De strophe en strophe, le refrain revenait de plus belle et, à la dernière, les SS, qui étaient apparus avec leurs commandants, chantaient aussi, en accord avec nous, apparemment parce qu’ils se sentaient interpellés eux aussi comme « soldats de marécage ».

« Aux mots « Alors n’envoyez plus les soldats du marécage bêcher dans les marécages », les seize chanteurs plantèrent leur bêche dans le sable et quittèrent l’arène, laissant les bêches derrière eux. Celles-ci donnaient alors l’impression de croix tombales. »

  

Paroles

Il existe plusieurs versions de ce chant populaire, qui sont très semblables les unes aux autres. En voici quatre :

I
Loin vers l’infini s’étendent
De grands prés marécageux
Et là-bas nul oiseau ne chante
Sur les arbres secs et creux

Refrain
Ô terre de détresse
Où nous devons sans cesse
Piocher, piocher.

II
Dans ce camp morne et sauvage
Entouré de murs de fer
Il nous semble vivre en cage
Au milieu d’un grand désert.

III
Bruit des pas et bruit des armes
Sentinelles jours et nuits
Et du sang, et des cris, des larmes
La mort pour celui qui fuit.

IV
Mais un jour dans notre vie
Le printemps refleurira.
Liberté, liberté chérie
Je dirai : « Tu es à moi. »

Dernier refrain
Ô terre enfin libre
Où nous pourrons revivre,
Aimer, aimer.

 

 

I
Loin vers l’infini s’étendent
Des grands prés marécageux.
Pas un seul oiseau ne chante
Sur les arbres secs et creux.

Refrain
Ô terre de détresse
Où nous devons sans cesse
Piocher, piocher

II
Dans le camp morne et sauvage
Entouré de murs de fer
Il nous semble vivre en cage
Au milieu d’un grand désert

III
Bruit des chaînes et bruit des armes,
Sentinelles jour et nuit,
Et du sang, des cris, des larmes,
La mort pour celui qui fuit.

IV
Mais un jour dans notre vie,
Le printemps refleurira
Libre enfin, ô ma patrie,
Je dirai tu es à moi.

Dernier refrain
Ô terre d’allégresse
Où nous pourrons sans cesse
Aimer, aimer

 

 

I
Loin vers l’infini s’étendent
Les grands prés marécageux.
Pas un seul oiseau ne chante
Sur les arbres secs et creux.

Refrain
Ô terre de détresse
Où nous devons sans cesse
Piocher, piocher

II
Dans ce camp morne et sauvage
Entouré de murs de fer
Il nous semble vivre en cage
Au milieu d’un grand désert

III
Bruit des pas et bruit des armes,
Sentinelles jour et nuit,
Et du sang, des cris, des larmes,
La mort pour celui qui fuit.

IV
Mais un jour dans notre vie,
Le printemps refleurira
Libre alors, ô ma patrie,
Je dirai tu es à moi.

Dernier refrain
Ô terre d’allégresse
Où nous pourrons sans cesse
Aimer, aimer

 

 

I
Loin dans l’infini s’étendent
Les grands prés marécageux,
Pas un seul oiseau ne chante
Dans les arbres secs et creux.

Refrain
Ô terre de détresse
Où nous devons sans cesse
Piocher, piocher.

II
Dans ce camp morne et sauvage
Entouré de fils de fer,
Il nous semble vivre en cage
Au milieu d’un grand désert.

III
Bruits des pas et bruits des armes
Sentinelles jour et nuit
Et du sang, des cris, des larmes,
La mort pour celui qui fuit.

IV
Mais un jour dans notre vie,
Le printemps refleurira,
Liberté, liberté chérie
Je dirai :« Tu es à moi ! »

Dernier refrain
Ô terre d’allégresse
Où nous pourrons sans cesse,
Aimer, aimer.

Source : Wikipédia