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La théologie du corps selon Jean-Paul II

La « théologie du corps » de Jean-Paul II, une vision de la sexualité audacieuse mais idéalisée

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Entre 1979 et 1984, le pape Jean-Paul II a proposé chaque mercredi une catéchèse autour du couple, de la sexualité et du mariage. Si des catholiques ont trouvé dans cette « théologie du corps » un enseignement éclairant leur vie conjugale, d’autres en pointent les limites. Corps et âme (5/6)

Carême 2023 : corps et âme

Épisode 8/12

Mercredi 5 septembre 1979, place Saint-Pierre à Rome. Les pèlerins qui affluent au petit matin pour l’audience générale ne savent pas que Jean-Paul II compte leur parler ce jour-là du couple et du mariage. Ce sera la première des 129 catéchèses données par le pape polonais, chaque mercredi, jusqu’en novembre 1984. Elles forment ce qu’il est convenu d’appeler sa « théologie du corps », qui est surtout une théologie de la sexualité et de la conjugalité.

L’intérêt de Jean-Paul II pour ces questions remonte loin : aux premières années de son ministère quand il était aumônier d’étudiants, puis à son enseignement en théologie morale à l’Université catholique de Lublin (Pologne). « L’amour humain a toujours passionné Jean-Paul II, dès les tout débuts de son ministère de prêtre, dans l’accompagnement des jeunes et des fiancés, de qui, de son aveu, il a tout appris, souligne François de Muizon, philosophe et professeur de théologie à l’Université catholique de l’Ouest (UCO) (1). Dès les années 1950, il a fait preuve d’une grande audace pour aborder le corps et la sexualité, avec les ressources de la sexologie et de la psychologie, qu’il a intégrées au dynamisme global de la personne. C’était très novateur pour un prêtre, en Pologne et avant le Concile, d’aborder ces sujets-là. »

« Le corps est considéré comme expression de la personne »

Ces catéchèses sont aussi une manière de répondre aux débats, et même au scandale, provoqués parmi les catholiques par l’encyclique Humanae vitae (1968), qui a condamné les moyens modernes de contraception. « La théologie du corps de Jean-Paul II est en fait une réécriture d’Humanae vitae, à partir du concept de personne humaine préféré à celui de loi naturelle, devenu difficile à comprendre », explique la théologienne Francine Charoy, ancienne enseignante de théologie morale à l’Institut catholique de Paris (ICP).

Ce travail de reformulation passe par une méditation très personnelle de l’Écriture, notamment de la Genèse, des prophètes, du Cantique des Cantiques et du Livre de Tobie. S’y mêlent des influences philosophiques empruntant au personnalisme de Max Scheler et à la phénoménologie, « où le corps est considéré comme expression de la personne, manifestation de l’invisible, corps-sujet, corps signifiant et langage, et pas seulement corps-objet ou organisme », indique François de Muizon. Son enseignement est également nourri de références à la spiritualité de Jean de la Croix et à « la nuptialité de l’amour ».

Une méditation sur la condition humaine originelle

Que contient la « théologie du corps » ? Elle commence par une méditation sur la condition humaine originelle « dont nous gardons un écho en nous sous la forme d’une aspiration fondamentale à aimer et à nous donner », explique François de Muizon. Le corps sexué est considéré comme portant la trace du Créateur, comme langage du Créateur et de la personne.

Le propos se prolonge ensuite avec une méditation sur la condition historique, où l’homme et la femme apparaissent marqués par le péché, qui se manifeste dans la tentation d’instrumentaliser le corps et d’en faire un objet de convoitise. Elle se poursuit par une réflexion sur la « condition glorieuse » à venir des corps dans la résurrection.

 Jean-Paul II entend ainsi répondre au contexte culturel de la libération sexuelle, mais aussi à ceux qui, au sein du christianisme, portent encore un regard condescendant sur la sexualité. Il veut proposer un discours qui mette fin au soupçon pesant sur le corps, au dualisme entre corps et esprit, et reconnaisse pleinement le mariage comme un chemin de sainteté. Mais son discours entend aussi fixer la norme de l’amour humain authentique.

 « Jean-Paul II procède à un travail de renforcement de la doctrine. Il n’hésite pas à aller plus loin qu’Humanae vitae, en affirmant qu’une union sexuelle qui n’est pas ouverte à la vie n’est pas une relation authentiquement humaine, fait remarquer Francine Charoy. En affirmant que les époux rejouent dans l’acte sexuel l’acte créateur, ce discours donne à la sexualité un sens profond, mais aussi éminemment normatif. »

« Un discours un peu iréniste »

De fait, la « théologie du corps » laisse dans l’obscurité tout ce qui sort de la norme du mariage unique, hétérosexuel et indissoluble : la sexualité hors mariage, la réalité des divorcés remariés et des célibataires, l’homosexualité…

 « On est dans un discours idéalisé et un peu iréniste, comme si la sexualité était une réalité sans ombres, objectivable et maîtrisable par le savoir ou l’effort sur soi, relève le psychanalyste Jacques Arènes. Ce discours ne tient pas compte de la pulsion de mort qui la traverse. Il passe aussi sans cesse de ce qui est “souhaitable” à ce qui serait “sacré”. Ce qui fait peser un poids énorme sur les épaules des catholiques et peut susciter une angoisse terrible de ne pas être “à la hauteur’’. »

Dans sa recherche, Jean-Paul II mobilise les Écritures, mais il met en œuvre une lecture qui privilégie ce qui vient conforter la doctrine, sans relever les dissonances ou les silences qui pourraient la nuancer. Quitte parfois à tordre les textes. Dans son interprétation de la Genèse, il lie ainsi la bénédiction d’Adam et Ève à celle de leur fécondité. Il propose aussi une méditation sur la solitude originelle de l’homme, qui questionne des théologiens.

Une théologie qui mériterait d’être l’objet de discussions paisibles

« Cela a de grandes implications pour le statut des femmes, fait remarquer le théologien Philippe Bordeyne. Quand vous partez d’une solitude originelle et non d’une relation originelle entre l’homme et la femme, vous avez beaucoup plus tendance à développer la spécificité du féminin à partir d’une reconstruction masculine. C’est en quelque sorte une autoroute pour une pensée patriarcale. »

Quarante ans après sa formulation, cette théologie du corps mériterait d’être l’objet de discussions critiques paisibles. « C’est malheureusement souvent impossible. Si on la discute, on passe pour ne pas l’avoir lue ou comprise », regrette Francine Charoy.

 La crise des abus sexuels dans l’Église devrait pourtant rendre ce travail incontournable, tant son langage a pu être dévoyé par les abuseurs, dont certains furent des proches de Jean-Paul II. « Toute cette théologie du corps, qui a fait vibrer beaucoup de clercs, a été le royaume de la perversion pour des abuseurs, poursuit la théologienne. Des victimes ont été confrontées au renversement complet de son discours sur la donation totale par la sexualité. »

 

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Pour aller plus loin

La Théologie du corps, Jean-Paul II, Cerf, 2014, 784 p., 39 €.

Quelle éthique théologique de la procréation et de la filiation pour les débats actuels ?, Bruno Saintôt, Revue d’éthique et de théologie morale, n°297, mars 2018.

L’invention chrétienne du corps, Adolphe Gesché, Revue théologique de Louvain, n°2, 2004.

Eros enchaîné. Les chrétiens, la famille et le genre, André Paul, Albin Michel, 2014, 320 p., 20 €

Après la CIASE, penser ensemble l’Église et l’éthique des relations, Revue d’éthique et de théologie morale, n°317, février 2023.

Un corps pour se donner. Aimer en vérité selon Jean-Paul II, Mame, 160 p.

https://www.la-croix.com/Religion/theologie-corps-Jean-Paul-II-vision-sexualite-audacieuse-idealisee-2023-03-23-1201260376

AU XXè SIECLE LE CHRISTIANISME FAIT DU CORPS LE LIEU DE SAINTETE DES EPOUX, CARÊME 2023, CAREME, EGLISE CATHOLIQUE

AU XXè SIECLE LE CHRISTIANISME FAIT DU CORPS LE LIEU DE SAINTETE DES EPOUX

 « Au XXe siècle, le christianisme fait du corps le lieu de sainteté des époux »

Pendant le Carême, La Croix se penche sur l’histoire du christianisme et sur son rapport au corps. Cette semaine, le XXe siècle, ou le déploiement de la spiritualité conjugale et la revalorisation de la sexualité. Corps et âme (4/6)

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Historien du catholicisme, chargé de recherche pour la Ciase

La Croix : La crise que traverse l’Église pose des questions plus profondes sur le rapport des catholiques au corps. De quoi sommes-nous héritiers ? Au XXe siècle, comment le rapport au corps change-t-il ?

Paul Airiau : Le XXe siècle est marqué par une prise en compte plus positive du corps dans le christianisme. Il n’est pas seulement un tombeau, comme le laissait entendre une pensée pessimiste, mais il a une fonction propre pour la croissance spirituelle et pour l’épanouissement de la personne.

Cette nouvelle valorisation s’observe dès la fin du XIXe siècle, en premier lieu dans l’intégration de la pratique sportive. Au début, certains milieux catholiques résistent à admettre qu’il puisse y avoir une beauté, une légitimité et même une recherche de performance dans l’action de la chair, mais cette dimension va l’emporter, d’autant qu’une telle vision rejoint la dimension de l’ascèse dans la vie chrétienne dont saint Paul parle en partant de l’image des athlètes s’entraînant au stade. Le sport s’inscrit ainsi dans la continuité d’une idée chrétienne très ancienne. S’appliquer à l’effort en bordant sa volonté, en renonçant à des satisfactions pour obtenir un but… Il véhicule une dimension presque pénitentielle facilement intégrable dans un discours chrétien.

Le christianisme est ainsi un des acteurs importants de la valorisation de l’effort physique par le biais du corps dans la société, au XXe siècle, en particulier à travers l’essor des patronages qui proposent de la gymnastique et d’autres pratiques sportives aux jeunes. La devise des Jeux olympiques – « citius, altius, fortius » (« plus vite, plus haut, plus fort ») est d’ailleurs inspirée par un dominicain, le père Didon, proche de Pierre de Coubertin.

L’autre domaine dans lequel on observe une revalorisation du corps à cette époque, c’est celui de la vie conjugale, en particulier dans sa dimension sexuelle, comme lieu de sainteté du couple.

La spiritualité conjugale est-elle une nouveauté au XXe siècle ?

  1. A. : C’est une tradition en réalité beaucoup plus ancienne (1). Dès les années 1620-1630, apparaît un discours inspiré par François de Sales (1567-1622), porté par des clercs mais aussi des laïcs qui prodiguent des conseils sur la manière de se sanctifier dans le mariage, et dans l’harmonie du corps – même si ce n’est pas dit aussi clairement.

Cette tradition est mise sous le boisseau après 1750, à la période dite du jansénisme, mais elle ne disparaît jamais totalement, d’autant qu’une partie des manuels du XVIIe siècle destinés aux couples sont réédités jusqu’au milieu du XIXe siècle ; et parce qu’elle va rencontrer la thématique de l’amour romantique qui est le propre de la modernité à partir des années 1750.

À quel moment est-ce formalisé sous le terme de spiritualité conjugale ?

 

  1. A. : De manière explicite, pas avant les années 1930-1940, avec l’abbé Viollet, puis avec l’abbé Caffarel, qui fonde la revue L’Anneau d’or et les Équipes Notre-Dame. C’est le moment où, très explicitement, est assumée par une partie des militants catholiques et du clergé, l’idée que le mariage étant un sacrement, le couple – et pas seulement la famille – est le lieu de réalisation de la sainteté des époux… Et que la relation sexuelle entre conjoints est elle aussi destinée à construire cette sainteté.

Dans les années 1920-1930 déjà, on repère ces thématiques en particulier dans des lettres adressées à l’abbé Viollet, le fondateur de l’Association du mariage chrétien (2) : des militants catholiques sont confrontés à la question de la limitation des naissances à une époque où le discours catholique est désormais nataliste – ce qui n’était pas tout à fait le cas précédemment. Ces catholiques témoignent du fait que ce qui est le propre du couple, ces moments d’intimité physique, sont bons pour leur vie de couple non pas seulement pour le plaisir qu’ils y prennent mais aussi pour leur équilibre psychologique, pour le renforcement de leur union spirituelle, etc.

L’Église, au fond, a vécu sa révolution sexuelle au XXe siècle ?

  1. A. : Elle a vécu une forme de révolution sexuelle qui n’est pas celle du reste de la société mais elle n’en a jamais été autonome de toute façon… Il y a des formes d’intégration de la jouissance dans le catholicisme dès les années 1930.

En quoi cette vision renouvelée du corps a-t-elle un impact sur la vie religieuse ?

  1. A. : L’impact est fort en ce sens que les religieux, célibataires et continents, sont exclus de la valorisation de la vie de couple marié. Or elle peut être mise au même niveau de réalisation de sainteté qu’une vie ascétique, pénitente et continente de religieux ou de prêtres. L’idée que le choix de la continence est une voie supérieure, privilégiée d’accès au salut est ainsi battue en brèche, alors qu’elle prédominait au moins depuis Tertullien (vers 220 après J.-C.). C’est la remise en cause d’une tradition bien ancrée, portée par les clercs…

Eux-mêmes, du reste, réinterrogent leur tradition de pratiques ascétiques et quasiment d’identités de genre dans les années 1960-70… Est-on vraiment homme et femme de ce temps en étant chaste et continent alors qu’on est religieux ? La consécration religieuse implique-t-elle une castration amoureuse ? Se développe la théorie de la « troisième voie ».

C’est-à-dire ?

  1. A. : C’est l’idée que le religieux s’engage à être continent mais que cela n’empêche pas d’être amoureux, et bien plus, que cette relation amoureuse doit servir à la croissance spirituelle. Il y a une sorte de « conjugalisation » de la vie religieuse : un religieux aura une religieuse dont il sera amoureux et réciproquement, et leur amitié amoureuse leur permettra de croître vers la sainteté. C’est à l’époque une manière de récupérer le discours sur la vie conjugale, ou tout un discours plus ancien sur l’amitié spirituelle, au profit de conditions nouvelles et d’équilibre psychologique individuel.

Ce qui permet aussi le passage à des pratiques sexuelles plus ou moins acceptées dans certains cas, avec cette idée que « Oui, on aura des échecs, on va coucher ensemble mais à terme on réussira à être un religieux et une religieuse continents, nous aimant chastement pour la gloire de Dieu ». Par exemple, dans les années 1980, un prêtre, à la fin d’une conférence sur la spiritualité conjugale, a vu venir à lui un prêtre et une religieuse, qui le remercièrent d’avoir mis des mots sur ce qu’ils vivaient. Ils étaient tombés amoureux et avaient en toute bonne conscience des relations sexuelles. Le fait même que le Saint-Siège ait rappelé fortement dans les années 1990 ce qu’est la continence religieuse dit bien qu’un problème se posait. Mais la théorisation la plus nette a été celle de « l’amour d’amitié » du père Marie-Dominique Philippe…

  

Mais avec le père Philippe, on parle d’abus…

  1. A. : Oui (même s’ils ne sont pas toujours vécus comme tels par les victimes). Et lorsque sœur Noëlle Hausman, théologienne spécialisée dans la vie consacrée, rappelle que le célibat consacré, par principe, n’est pas compatible avec une « troisième voie », et que la direction spirituelle est un lieu de potentiels abus, elle a parfaitement raison (3).

 

La direction spirituelle au cours de laquelle le prêtre se présente comme un révélateur ou un guérisseur de la féminité de la religieuse ou de la femme qu’il accompagne, c’est une source d’abus qu’on retrouve régulièrement dans les archives, par exemple chez les jésuites dès les années 1960. Ce n’est pas du tout limité aux communautés nouvelles.

Paul Airiau, un expert sollicité par la Commission Sauvé

Pendant deux ans, Paul Airiau a participé à l’équipe de recherche socio-historique de la Commission Sauvé sur les abus dans l’Église. Une plongée dans les archives ecclésiales et diocésaines qui lui a permis d’ « apprendre énormément » sur l’Église et son rapport à la sexualité, de confirmer aussi des intuitions nées de ses recherches antérieures.

Passionné par son sujet, cet agrégé et docteur en histoire de 51 ans s’est spécialisé dans la recherche sur l’identité sacerdotale aux XIXe-XXIe siècles, le catholicisme apocalyptique et les systèmes de croyance et de culture catholiques. Il a consacré sa thèse de doctorat au Séminaire français de Rome à l’époque de l’abbé le Floch (1904-1927), qui vit passer les futurs ténors du traditionalisme français. Il enseigne par ailleurs en classes préparatoires, au lycée Chaptal à Paris. Marié et père de neuf enfants, Paul Airiau est membre de la communauté Aïn Karem.

Henri Caffarel, un précurseur

  1. Naissance à Lyon.
  2. Ordination à Paris.
  3. Première rencontre des Équipes Notre-Dame (END), qu’il fonde pour répondre à l’appel de couples voulant vivre le sacrement de mariage. Il développe alors toute une théologie du mariage.
  4. Fondation de la revue L’Anneau d’Orsur la spiritualité conjugale. Il s’intéresse à la vie conjugale, mais surtout à la réalité de la vie spirituelle du couple, estimant que le mariage est un lieu de sainteté.
  5. Fondation de la revue Cahiers sur l’oraison.
  6. Il quitte de lui-même son service des END.
  7. Mort à Troussures (Oise) où il a fondé une « Maison de prière ».
  8. Ouverture de sa cause de béatification, qui sera déposée à la Congrégation des causes des saints à Rome en novembre 2014.

(1) Voir Agnès Walch, La Spiritualité conjugale dans le catholicisme français, XVIe-XXe siècle. Paris, Cerf, 2002

(2) Martine Sevegrand, L’Amour en toutes lettres. Questions à l’abbé Viollet sur la sexualité (1924-1943), Paris, Albin Michel, 1996.

(3). Noëlle Hausman, « Former en prévenant les abus. Démaîtrise et responsabilité ecclésiale », Nouvelle revue théologique, 2018/1, p. 55-73

https://www.la-croix.com/Religion/Au-XXe-siecle-christianisme-fait-corps-lieu-saintete-epoux-2023-03-16-1201259393

AU XIXè SIECLE L'EGLISE CHERCHE A CONTRÔLER LA SEXUALITE, CARÊME 2023, CAREME, EGLISE CATHOLIQUE

AU XIXè siècle l’Eglise cherche à contrôler la sexualité

Caroline Muller, historienne :

« Au XIXe siècle, l’Église cherche à contrôler la sexualité »

Pendant le Carême, La Croix se penche sur l’histoire du christianisme et sur son rapport au corps. Cette semaine, Caroline Muller, historienne spécialiste du catholicisme et du genre à l’université Rennes 2, analyse le discours de l’Église sur le corps au XIXe siècle. Corps et âme (3/6)

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« Le principal moyen » de l’Église pour exercer un contrôle la sexualité des fidèles « est la confession », selon l’historienne Caroline Muller.DOMINIKA – STOCK.ADOBE.COM

 

La Croix : Au XIXe siècle, quel discours l’Église tient-elle sur la sexualité ?

Caroline Muller : Le dogme ne change pas. La sexualité détachée d’un but procréatif est condamnée au XIXe siècle, mais elle l’était déjà aux siècles précédents. La grande évolution concerne donc le discours délivré aux fidèles, c’est-à-dire la pastorale. Vers les années 1860-1870, on a clairement pris conscience que de nombreux couples, en particulier en France, régulent les naissances au sein de leur foyer. Les « funestes secrets » de la contraception – c’est-à-dire essentiellement la connaissance du coitus interruptus – se sont répandus et la société française connaît une évolution malthusienne avant les autres pays européens. Face à cette situation, Rome demande aux curés de rappeler quelles sont les exigences de l’Église sur ce point. On assiste donc à un très net durcissement pastoral sur la sexualité. Cela entraîne régulièrement des tensions avec les fidèles, car nombreux sont ceux qui ne souhaitent pas qu’un prêtre leur dise ce qu’ils doivent faire dans leur chambre à coucher… Et qui ont encore moins envie de se conformer aux prescriptions !

Comment l’Église cherche-t-elle à exercer ce contrôle sur la sexualité des fidèles ?

  1. M. : Le principal moyen est la confession. On ne s’est jamais autant confessé qu’au XIXe siècle. Lorsqu’ils reçoivent les pénitents, les prêtres posent donc désormais un certain nombre de questions précises sur le comportement sexuel. L’enseignement de l’Église est rappelé à ceux qui l’enfreignent et des pénitences sont imposées. Puisque les hommes se confessent plus rarement et acceptent moins de se soumettre au prêtre, on développe aussi une pastorale spécifiquement masculine qui passe par des « causeries ». Le prêtre profite de discussions anodines, dans lesquelles il n’occupe pas une position d’autorité, pour prodiguer ses conseils… Enfin, la production d’écrits est un autre grand moyen employé par l’Église pour normer les comportements. Des dizaines de romans édifiants et de manuels de bonne conduite sont produits afin de promouvoir une culture catholique du corps.

Pourquoi ce contrôle de la sexualité a-t-il une si grande importance pour l’Église au XIXe siècle ?

  1. M. : On peut d’abord dire que l’Église se concentre sur la sphère de l’intime au moment où le pouvoir politique lui échappe. Cela est particulièrement vrai en France, et notamment sous la IIIeRépublique. Cependant, on peut aller plus loin en disant qu’existe un objectif de reconquête démographique. En incitant les familles catholiques à avoir beaucoup d’enfants, on espère que le catholicisme pourra à terme accroître son influence sur la société. Cependant, il ne faut pas imaginer que l’Église espère ainsi obtenir des vocations plus nombreuses. Au XIXesiècle, le nombre de clercs est largement suffisant pour couvrir les besoins. Le but est plutôt de favoriser la montée en puissance numérique des laïcs catholiques qui contribueront à faire évoluer la société dans un sens favorable à l’Église.

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Pour aller plus loin

Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello ont dirigé une très riche Histoire du corps en trois volumes, parue au Seuil entre 2005 et 2006. Cette somme contient, pour les différentes périodes de la Renaissance jusqu’à nos jours, des chapitres consacrés aux rapports que le christianisme entretient avec le corps.

Sur le discours de l’Église à propos de la sexualité au XIXe siècle, on lira avec profit l’ouvrage de Caroline Muller Au plus près des âmes et des corps (Puf, 2019), un livre qui se penche notamment sur les questionnements spirituels des hommes et ces femmes de ce temps à propos de leur vie intime.

https://www.la-croix.com/Religion/Caroline-Muller-historienne-XVIe-XVIIe-siecles-lEglise-cherche-controler-sexualite-2023-03-09-1201258439

AUX XVIè ET XVIè SIECLES SOUFFRIR POUR GAGNER LE CIEL, CARÊME 2023, CAREME, EGLISE CATHOLIQUE

Aux XVIè et XVIIè siècles, souffrir pour gagne le ciel

Aux XVIe et XVIIe siècles, souffrir pour gagner le ciel

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Pendant le Carême, La Croix se penche sur l’histoire du christianisme et sur son rapport au corps. Cette semaine, les XVIe et XVIIe siècles, grande époque de l’exaltation de la souffrance. Corps et âme (3/6)

Au cours des siècles, le dogme de l’Incarnation a conféré une importance considérable au corps dans le christianisme.ELOÏSE

« Et homo factus est » – « Et il s’est fait homme » : en prononçant ces quelques mots du Credo, les chrétiens se souviennent que le Christ « a pris chair de la Vierge Marie ». Au cours des siècles, le dogme de l’Incarnation a ainsi conféré une importance considérable au corps dans le christianisme.

Sur ce sujet, une période singulière s’ouvre dans l’histoire de l’Église catholique à la fin du XVIe siècle et surtout au XVIIe siècle : c’est la grande époque d’une exaltation de la souffrance physique qu’on appellera plus tard « dolorisme ». L’atmosphère de Contre-Réforme y contribue assurément : en acceptant, voire en recherchant les tourments du corps, on témoigne en effet des vertus héroïques du catholicisme dont seraient privés les hérétiques protestants.

Éloigner les tentations et expier ses péchés

L’heure est donc à célébrer la douleur car elle est un moyen de s’approcher de Dieu. Il existe un triple fondement à cette idée. Souffrir est d’abord un moyen de dresser le corps afin d’éloigner les tentations. Les tourments endurés dans sa chair sont ensuite un moyen d’expier ses péchés pour gagner le Ciel. Enfin, l’Église insiste sur les incommensurables souffrances infligées à Jésus sur la croix ; de nombreux catholiques entendent donc vivre dans leur chair les douleurs endurées par le Christ. On souhaite « s’incorporer au Christ », pour reprendre les mots de l’historien Jacques Gélis (1).

Dans les siècles précédents, c’est le martyre qui permettait de participer pleinement à la Passion. Avec la fin de la Reconquista et l’épuisement de la croisade, les occasions de mourir pour la foi se font désormais rares. La mortification apparaît alors comme le moyen privilégié d’accompagner le Christ dans son supplice. Au « martyre rouge » se substitue le « martyre blanc » que l’on s’inflige à soi-même dans le secret.

Ascèse alimentaire, réveil en pleine nuit…

Les ouvrages de piété évoquent les multiples manières de se mortifier. On pratique l’ascèse alimentaire, en se privant de nombreux aliments. On porte une robe de bure qui irrite la peau, et le cilice qui fait couler le sang. On se couche à même la pierre, la terre battue. On se réveille en pleine nuit, aux heures où le démon rôde, pour se donner la discipline avec des verges. Pour éteindre le feu de la concupiscence, certains s’immergent dans l’eau glacée.

Au milieu du XVIIe siècle, le pénitent breton Pierre de Keriolet se jette ainsi dans une fosse ennoyée avant de marcher pendant des heures dans un froid glacial en portant ses vêtements humides. Précisons ici une chose : si des laïcs nombreux s’infligent des souffrances volontaires, ce sont les religieux qui poussent le plus loin les exigences de la mortification.

Le cas de Véronique Giuliani, religieuse italienne

Vouloir participer aux souffrances du Christ peut conduire à ce que les traces visibles de la Passion se manifestent dans le corps. Le XVIIe siècle est le grand siècle des stigmatisations. Plusieurs auteurs de l’époque les recensent, aboutissant à des chiffres qui vont d’une dizaine de cas à plus de trente. Cette multiplication des stigmatisations va de pair avec l’essor du courant mystique.

À la fin du XVIIe siècle, Véronique Giuliani, religieuse italienne de 33 ans – l’âge du Christ sur la croix – voit ainsi apparaître autour de sa tête un cercle rouge bosselé sur lequel se distinguent des taches en forme d’épines : c’est la couronne de la Passion. Quelques mois plus tard, le Vendredi saint de l’année 1697, le Christ lui apparaît. Il lui demande ce qu’elle désire, elle répond qu’elle souhaite être crucifiée avec lui. Les cinq plaies du Christ se forment alors sur son corps.

La souffrance comme extase

Un autre phénomène mystique dans lequel la souffrance physique occupe une place essentielle est caractéristique de la période : la transverbération. C’est ce qu’a connu Thérèse d’Avila (1515-1582). La carmélite raconte qu’un rayon de lumière ardente s’est enfoncé dans ses chairs comme une lame. « La suavité de cette immense douleur, note sainte Thérèse, est si excessive qu’on ne peut désirer qu’elle s’apaise. » La souffrance, chez la mystique espagnole, participe à l’extase.

Dans certains cas, transverbération et stigmatisation vont de pair. C’est ce qui arrive à la mère Marie-Magdelaine de la Très Sainte Trinité. Son biographe, le père Piny, écrit que son corps, marqué comme l’est celui du Christ, fait d’elle « une copie achevée de lui-même quand il fut cloué sur la croix ». Suprême accomplissement.

Tout ce qui affaiblit le corps élève l’âme

L’exaltation de la souffrance conduit aussi à regarder positivement la maladie. Elle permet d’abord de se préserver de la faute. Le jansénisme, spécialement intransigeant dans ses exigences morales, contribue à cette valorisation des pathologies du corps. Antoine Arnauld, l’un des principaux chefs de file de ce courant, explique ainsi doctement que « le feu brûlant d’une fièvre éteint un autre feu plus brûlant qui est celui des passions ». Dans le combat entre le corps et l’âme, tout ce qui affaiblit le premier élève la seconde.

Parmi les maladies, il en est une qui occupe une place particulière : la tumeur. Face à elle, la médecine du temps est absolument démunie alors que l’on sait qu’elle entraînera d’épouvantables souffrances et une mort certaine. Elle est, pour cela, parfois regardée comme un signe d’élection. En envoyant ce mal, Dieu a manifesté sa confiance dans la capacité du fidèle à supporter l’épreuve.

Apaiser les douleurs du prochain

Une multitude de biographies spirituelles du XVIIe siècle évoquent les exemples édifiants de religieuses qui supportent dans le secret les affres d’un « ulcère malin » qu’on ne découvre qu’après leur mort, lorsque l’on procède à la toilette du corps. Endurer beaucoup – et en silence – est un moyen efficace de gagner le Paradis. L’Église en est convaincue : la souffrance participe du salut.

Reste que le catholicisme du XVIIe siècle ne se résume pas à cette apologie des tourments du corps. En 1633 sont fondées les Filles de la Charité par saint Vincent de Paul. Selon lui, les religieuses doivent se rendre « dix fois le jour » auprès des malades pour chaque fois y trouver Dieu. La tâche du chrétien, cette fois, n’est pas d’exalter sa propre souffrance, mais d’apaiser les douleurs du prochain. Sans doute ce visage du catholicisme de jadis nous convient-il davantage aujourd’hui…

(1) Histoire du corps dirigée par Georges Vigarello, Alain Corbin et Jean-Jacques Courtine (3 volumes), Éd du Seuil, 2005-2006.

https://www.la-croix.com/Religion/XVIe-XVIIe-siecles-souffrir-gagner-ciel-2023-03-09-1201258440