Décès de Claude Lanzmann, témoin de la Shoah

Que peut le cinéma ? interrogeait Jean-Luc Godard. Avec Shoah, Claude Lanzmann a répondu de manière magistrale. En neuf heures et demie de ce qu’il appelait lui-même un « monstre », il a donné à voir et à entendre l’Holocauste de façon totalement inédite, au point que ce terme a été remplacé par celui de Shoah dans le vocabulaire courant après la sortie de son très long métrage en 1985.
Un scandale sans aucune consolation
« Ce film sans cadavres, sans aventure individuelle, dont le sujet unique est la mise à mort d’un peuple et non pas la survie, est probablement un scandale », écrira-t-il. Un scandale parce que, à rebours de décennies de discours sur les camps qui s’attachent, jusqu’à aujourd’hui, aux survivants, Shoah n’apporte aucune consolation.
Destins de femmes dans la Shoah
Des officiers SS, des Juifs des Sonderkommandos et des habitants des abords des camps d’extermination y relatent l’assassinat au quotidien de millions d’hommes, de femmes et d’enfants juifs, avec une foule de détails que réclame avidement Lanzmann pour « l’incarnation », pour que le concret surgisse de l’abstrait. Pas d’images d’archives, pas de commentaires. Simplement la parole brute des témoins et acteurs de la machine d’extermination nazie.
« Je n’aurais pas pu faire ce film si j’avais été moi-même déporté », dira celui que rien ne prédestinait à cette œuvre. Issu avec sa sœur et son frère (Jacques, le futur écrivain et scénariste), de deux familles de Juifs des pays de l’est, cet enfant né en 1925 est élevé hors de toute religion.
Son père, qui a emmené ses enfants en Auvergne au début de la guerre, leur apprend à échapper à une rafle nazie : mimant les SS et leurs chiens, il les réveille à 3 heures du matin ; ils doivent alors s’habiller et se dissimuler le plus rapidement et silencieusement possible – il leur passe un savon lorsque, invariablement, il les trouve. « Il avait raison, c’est ce qui nous a sauvés », dira Claude Lanzmann qui s’est engagé ensuite dans la Résistance.
Embrasser la destruction des Juifs dans sa totalité
Après-guerre, il étudie la philosophie à la Sorbonne puis en Allemagne pour « voir des Allemands en civil », avant d’enseigner à Berlin. En 1946, il se reconnaît pleinement dans Réflexions sur la question juive de Jean-Paul Sartre. D’un voyage en Israël en 1952, Claude Lanzmann, journaliste, revient avec un film Pourquoi Israël et un projet soufflé par un officier israélien : réaliser un film « qui embrasserait la destruction des Juifs par les nazis dans sa totalité. » Il accepte. « Je n’imaginais pas l’éprouvante expérience dans laquelle je m’embarquais. »
Claude Lanzmann y consacre douze années de sa vie – sept ans de tournage dans quatorze pays, cinq ans d’un montage intelligent qui donne sens aux neuf heures de témoignages retenues sur plus de trois cents heures de rushes. Cette œuvre radicale fait le tour de la planète et récolte partout des prix.
Des millions de personnes l’ont vu. « Je ne m’attendais pas à ça. Trois mille m’auraient suffi. Il fallait juste que Shoah soit fait et qu’il soit absolument parfait. » Au-delà du document essentiel à la compréhension de l’Holocauste, le talent du cinéaste est salué par de nombreux prix et la reconnaissance de ses pairs. Comme d’autres, le réalisateur Arnaud Desplechin qualifie Shoah d’un des plus grands films au monde.
Claude Lanzmann, Ulysse de notre temps
En 1994, Claude Lanzmann suscite la polémique avec son film suivant, Tsahal, consacré à « la réappropriation de la force et de la violence par les Juifs », souvent perçu comme une apologie de l’armée israélienne.
À partir des rushes non utilisés dans Shoah, il réalise quatre longs-métrages autour de quatre personnages : Un vivant qui passe en 1997 sur Maurice Rossel ; Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures en 2001 sur Yehuda Lerner ; Le Rapport Karski en 2010 sur Jan Karski ; et Le Dernier des injustes en 2013 dans lequel il réhabilite le rabbin Benjamin Murmelstein, haï pour avoir été le dernier doyen du conseil juif de Theresienstadt.
En 2009, il publie ses mémoires, Le Lièvre de Patagonie, autoportrait qui surplombe avec son énergie de « grand vivant » toute une époque. Il revient sur sa participation à la lutte pour l’indépendance de l’Algérie et, dans des pages saluées pour leur beauté, sa passion pour Simone de Beauvoir, dont il a été le compagnon pendant sept ans et à qui il a succédé, à sa mort en 1986, à la tête de la revue Les Temps Modernes, cofondée par Jean-Paul Sartre.
Dans ce livre, à 84 ans, il avoue avec gourmandise : « J’aime la vie à la folie et, proche de la quitter, je l’aime plus encore, au point de ne pas croire ce que je viens d’énoncer, proposition d’ordre statistique, donc de pure rhétorique, à laquelle rien ne répond dans mes os et mon sang.
Claude Lanzmann, Ulysse de notre temps
Cinéastes, écrivains, philosophes et personnalités de tous horizons rendent hommage au grand monsieur de 91 ans, donnant à comprendre. Donc à aimer…
Lanzmann, un voyant dans le siècle, sous la direction de Juliette Simont, Gallimard, 322 p.,
La splendeur et le vague à l’âme vont chez lui de pair. Claude Lanzmann, avec sa force traversée de fêlures, sa tendresse rugissante et ses colères mélancoliques, provoque de fichus sentiments indociles. Il émeut à la manière de Boris Karloff dans Frankenstein : on voudrait voler au secours de cet émule qui se débat, or c’est lui qui nous affranchit, éreinté mais survivant.
Il se tue à la tâche pour échapper au deuil qui le poursuit de son maléfice, récemment à la manière du roi des Aulnes – son fils chéri de 23 ans, celui qu’il allait chercher à l’école dans le quartier du Montparnasse et avec lequel il récitait Le Bateau ivre de Rimbaud, Félix Lanzmann, est mort d’un cancer le 13 janvier 2017. Les Temps modernes, que dirige vaillamment son père, lui a consacré un numéro dans la foulée : avez-vous déjà entendu le cri de douleur d’une revue ?
Une apparition de 1958
Et Claude Lanzmann continue de se décarcasser avec constance. Il présentait le mois dernier à Cannes Napalm, un film qui le voit errer dans Pyongyang à la recherche d’une apparition marquante de 1958 : une infirmière nord-coréenne fugace mais éternelle avec laquelle rien ne put s’accomplir lors d’un voyage dans le pays de Kim Il-sung, sauf une ardente promenade en barque sur le fleuve Taedong. Ainsi que le racontait, en une vingtaine de pages nimbées d’une rare puissance d’évocation, Claude Lanzmann dans Le Lièvre de Patagonie (2009). Ce livre prodigieux, il dit l’avoir dicté, comme si un souffle inouï avait propagé une œuvre en quelque sorte incréée. Il ne déplaît pas à M. Lanzmann d’être comparé à Dieu plutôt qu’à un prophète…
On pourrait en ricaner – l’époque est à la dérision. Mieux vaut lire ce qu’écrit le cinéaste Arnaud Desplechin : « L’orgueil de Claude est extrême, il n’a d’égal que son humilité vraie. Je n’ai jamais rencontré un artiste qui soit à ce point l’enfant de son œuvre. »
Dans ce livre qui se veut ronde et forage chez l’auteur de Shoah – cette spirale prodigieuse ressuscitant, jusqu’à leur supplice, les exterminés sans sépulture de la barbarie nazie –, nous découvrons des pistes philosophiques, biographiques, littéraires, psychologiques et politiques, qui mènent au mystère Lanzmann. Les témoignages deviennent, notamment sous la plume de Jean-Pierre Martin, magnifique herméneutique.
Nous réalisons à quel point compte la voix chez cet Ulysse de notre temps. Il aura voulu entendre le chant de toutes les sirènes. Et il n’envisage de création que chorale. Nonagénaire entré dans une décennie dont bien peu sortent, Claude Lanzmann garde le cap en se récitant des milliers de vers, qui le porteront haut et loin jusqu’au grand calme : « Ô, toi qui pèches infiniment contre la mort et le déclin des choses » (Saint-John Perse).
Claude Lanzmann et le ghetto de Theresienstadt
À 87 ans, l’auteur de « Shoah » livre un film fleuve, qui donne longuement la parole à Benjamin Murmelstein, dernier président du conseil juif du ghetto de Therensienstadt.
LE DERNIER DES INJUSTES***
de Claude Lanzmann
Documentaire français, 3 h 38
Le Festival de Cannes à connu ce week-end des 18 et 19 mai deux moments de profonde gravité. La présentation de L’Image manquante de Rithy Panh, dimanche après-midi, fut suivie, en soirée, par celle du Dernier des injustes, de Claude Lanzmann. Quarante ans après son premier film, Pourquoi Israël, un peu moins de trente ans après Shoah, le cinéaste de 87 ans a ressenti la nécessité de revenir longuement sur la figure contestée de Benjamin Murmelstein, dernier président du Conseil juif du ghetto de Theresienstadt (Terezin, Tchécoslovaquie), qu’il avait interviewé pendant une semaine, en 1975 à Rome, alors qu’il préparait Shoah.
Exploitant pour la première fois ce matériau filmique qui avait été versé aux archives de l’Holocauste Memorial Museum de Washington, aux États-Unis, Claude Lanzmann livre une œuvre essentielle, qui met un peu plus en lumière le mensonge nazi et les logiques qui conduisirent à la mise en œuvre de la Solution finale dans l’est de l’Europe.
Theresienstadt, instrument de propagande du IIIe Reich
Impossible de donner ici plus qu’un bref aperçu du contenu extrêmement riche et précis de ce film de plus de trois heures trente. Tout au plus peut-on s’arrêter sur le caractère singulier du ghetto de Theresienstadt, enfer concentrationnaire transformé en instrument de propagande, « poudre aux yeux » lancée par le IIIe Reich en direction de la Croix-Rouge internationale et des Alliés, seul ghetto à n’avoir pas été « liquidé » avant la fin de la guerre.
Dernier « doyen des Juifs » – ainsi que les appelaient les nazis, qui voyaient en eux des marionnettes – encore vivant après la défaite nazie, Benjamin Murmelstein, fortement mis en cause et emprisonné à la fin de la guerre, fut jugé et innocenté, ce qui n’empêcha pas l’historien et philosophe juif Gershom Scholem de demander sa pendaison.
Derrière le rappel minutieux des noms, des faits, des logiques sournoises et implacables qui jalonnèrent cet épisode terrible de l’Histoire du XXe siècle, Claude Lanzmann évoque sans concession le rôle des Conseils juifs. Et tente, de manière vertigineuse, de s’approcher de la vérité forcément complexe d’un homme « courageux et brillant », qui fut en contact régulier avec Eichmann, parvint à faire émigrer plus de 120 000 Juifs, et tenta d’être « une marionnette qui tirait elle-même ses fils ».
Le réalisateur de «Shoah», également écrivain et journaliste, est mort ce jeudi à l’âge de 92 ans.
Claude Lanzmann, une vie pour la mémoire
C’était l’été dernier, à Jérusalem, au festival international de cinéma. Claude Lanzmann, 92 ans, monument du cinéma français, était invité à présenter son dernier film, Napalm : «Une histoire personnelle, singulière qui ne m’a jamais quitté», expliquait-il au public venu voir le réalisateur de Shoah. Parmi les cent vies du gargantuesque Lanzmann, Napalm est en effet à ranger dans les souvenirs amoureux. L’écrivain l’avait raconté dans son autobiographie, le Lièvre de Patagonie : en 1958, lui qui arpentait la planète depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, avait réussi à se glisser en Corée du Nord, sous la coupe du dictateur Kim Il-sung. Là, il était tombé malade et… amoureux de son infirmière. Claude Lanzmann n’a jamais pu oublier son aventure avec la jeune Coréenne à la poitrine brûlée par le napalm durant la guerre de Corée. A plus de 90 ans il était retourné en Corée du Nord, à la recherche de cet amour disparu au pays de Kim Jong-un.
Mais la grande histoire de sa vie, c’est Shoah – récit global minutieux, reconstitué, de l’extermination des juifs d’Europe par les nazis et leurs complices. Un film de neuf heures et trente minutes qui sidéra le monde en 1985 : «Ce n’est pas un film de souvenirs (les souvenirs sont choses du passé) mais par excellence un film de la mémoire au présent,écrivait-il dans Libération en 2011 pour attaquer les historiens qui le critiquaient. Grâce à Shoah le savoir historique change de nature, on assiste, pendant neuf heures trente, à une incarnation de la vérité, le contraire de la faculté d’aseptisation de la science, même de la science historique.» Dans Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, un film sur la révolte du camp d’extermination, il montrera ensuite l’héroïsme des Juifs qui, sachant leur mort proche, avaient choisi de se battre. Plus tard, en 2010, il reprendra dans le Rapport Karski, l’interview du résistant polonais Jan Karski, envoyé à Washington pour expliquer au président Roosevelt que les Juifs n’allaient pas survivre dans l’Europe hitlérienne. Un document unique qui révélera l’indifférence du président Roosevelt au sort des Juifs et la responsabilité des Alliés dans la Solution finale.
En 2013, Lanzmann affrontera la question douloureuse de la soi-disant participation des Juifs à leur propre mort dans le Dernier des Injustes, portrait de Benjamin Murmelstein, un ancien dirigeant des conseils juifs (Judenrats) accusés de «collaboration». On y voit Lanzmann, 87 ans, retourner sur les lieux des massacres, revivant le drame de ces dirigeants juifs tentant de sauver ce qui pouvait l’être. Il nous avait alors confié «être Murmelstein», pendant le tournage dans le camp de Theresienstadt : «Cet homme se sentait investi d’une mission, il a sauvé des milliers de Juifs. C’était un aventurier.» Ce cycle entamé avec Shoah s’achèvera en 2018 avec un nouveau film, les Quatre Sœurs,diffusé en janvier sur Arte et en salle depuis mercredi, consacré à quatre survivantes des camps de la mort.
Claude Lanzmann est donc venu seul à Jérusalem en cet été 2017 pour montrer Napalm au public. Et nager comme à son habitude dans la piscine de l’hôtel Mount Zion. Mais dans la nuit, il fera une chute dans sa chambre, et il faudra appeler en urgence des médecins qui lui conseilleront de rentrer se faire soigner à Paris. «Pas question ! avait-il rugi, je veux assister à toutes les projections de mon film. Et je veux aller à Tel-Aviv voir mon neveu, le fils de mon frère Jacques. J’ai loué une voiture.» On ne négociait pas avec Lanzmann. Il restera jusqu’à la fin du festival mais on l’empêchera tout juste de prendre le volant. C’est qu’à 90 ans, l’homme n’avait pas renoncé à conduire. Il avait perdu les derniers points de son permis pour avoir franchi une ligne continue devant l’Assemblée nationale ? Qu’à cela ne tienne, il repassera son permis seize fois et finira par le récupérer. Ce qui lui permettra d’acheter une grosse Audi pour aller retrouver une de ses amies en Suisse.
Cent vies
«Je ne suis ni blasé ni fatigué du monde, cent vies, je le sais, ne me lasseraient pas», a dit Claude Lanzmann. Infatigable, incontrôlable, insupportable, inépuisable, insatiable, excessif, tous les adjectifs extrêmes peuvent être utilisés pour décrire le personnage. Les premières de ses cent vies commencent pendant la Seconde Guerre mondiale. A 18 ans, communiste au lycée de Clermont-Ferrand, il transporte des armes avec une jeune camarade et combat dans les maquis en Haute-Loire. Il vient d’une famille recomposée originaire de Biélorussie et d’Ukraine. Son frère, Jacques Lanzmann, écrivain, sera un célèbre parolier, on lui doit les chansons de Jacques Dutronc. Comme avec tout le monde, Claude se fâchera puis se réconciliera avec Jacques. Les frères ont une sœur, Evelyne, actrice connue sous le nom d’Evelyne Rey, qui se suicidera à 36 ans.
Claude Lanzmann a 20 ans à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il termine sa scolarité au Lycée Louis-le-Grand. Il est déjà un aventurier grandi dans la guerre, il va devenir journaliste. Lecteur à l’université libre de Berlin – en secteur américain –, il fait ses premiers reportages, une série pour le Monde, «L’Allemagne derrière le rideau de fer», en passant clandestinement à Berlin-Est. De retour à Paris, il se laisse emporter par la fascination pour le couple Simone de Beauvoir-Jean-Paul Sartre qui règne sur Saint-Germain-des-Prés. Il rejoint le comité de la revue les Temps modernes, fondée en 1945 par Sartre et Beauvoir, au cœur des débats, des réflexions, des engagements des intellectuels de gauche en ces années d’Après-Guerre. Lanzmann est impressionné intellectuellement par Sartre «cette formidable machine à penser, bielles et pistons fabuleusement huilés», décrit-il dans le Lièvre de Patagonie.
Avec Beauvoir, c’est le grand amour. Le «Petit Lanzmann» et le «Castor» – surnom de Simone de Beauvoir – vivront ensemble de 1952 à 1958, rue Victor-Schœlcher, au-dessus du cimetière Montparnasse. Il sera le seul homme à emménager chez Beauvoir. Couple en avance sur son temps, elle a 44 ans, un âge où, à cette époque, une femme est vieille – d’ailleurs elle se sent vieille –, il a dix-sept ans de moins. Une passion. Les lettres de Beauvoir, dont certaines ont été publiées, sont torrides, Lanzmann a raconté en détail leur amour dans le numéro spécial des Temps modernes en 2008 – revue qu’il dirige depuis la mort du Castor en 1986 –, pour fêter le centenaire de Beauvoir : «Le Castor et moi étions entrés ensemble, cœur battant dans ce logis – le premier et le seul dont elle fut jamais propriétaire – et y avions fait une très amoureuse pendaison de crémaillère… […] J’en avais passé le seuil avec elle, j’y avais vécu cinq années cruciales de mon existence et, même après notre séparation, je le franchissais au moins deux soirs par semaine, car nous restâmes, jusqu’à la fin, unis par une indestructible amitié, relation égalitaire, nouée d’amour.» Pendant leurs années amoureuses, ils voyagent beaucoup, en Egypte, en Israël, en Chine, en Algérie. Lanzmann s’engage dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, signe le manifeste des 121 contre la torture, milite contre le colonialisme avec Frantz Fanon. Ils voyagent parfois à trois, Beauvoir, Lanzmann et Sartre, les amours «contingentes» comme ils disent, ne gênent pas le pacte éternel qui lie Sartre et Beauvoir.
Journaliste aventurier
Jusqu’en 1970, Claude Lanzmann a une double identité : intellectuel sophistiqué aux Temps modernes, avec Beauvoir et Sartre et les autres écrivains du Flore et des Deux-Magots, journaliste people pour Elle afin de gagner sa vie. Très bon journaliste, vrai écrivain, il a fini par republier en 2012 ses articles «alimentaires» dans un livre illustré par la mosaïque de Paestum : la Tombe du divin plongeur. Lanzmann avait compris ce que la contre-culture américaine appellera plus tard le «nouveau journalisme». Il faut lire son interview ratée avec Richard Burton, son interview de Gainsbourg en 1965 au Touquet qui balance «J’écris froidement pour les jeunes en leur donnant ce qu’ils veulent…» ses rencontres avec des débutants comme Charles Aznavour, fils de pauvres artistes arméniens fuyant le génocide.
En 1962, il rédige pour Elle le portrait d’un comédien de 25 ans qui joue Brecht, Sami Frey. Le magazine ne l’a pas envoyé pour parler de Brecht mais pour recueillir les confidences de Sami Frey sur son histoire d’amour avec Brigitte Bardot. Erreur de casting : Lanzmann écrit un très bel article sur Sami Frey: «Juif polonais, il n’a parlé que la langue de ses pères, le yiddish, jusqu’à l’âge de 6 ans. Puis, pendant deux ans, on lui a ordonné de se taire, sous peine de mort. Sa voix l’aurait trahi, l’aurait désigné comme bête à abattre. Il s’est tu donc et “depuis”, la communication lui est douleur.» La mère de Sami Frey est morte en déportation à l’âge de 25 ans. Lanzmann, après avoir oublié la romance de Frey avec Bardot, daigne à la dernière ligne conclure : «Du boulevard de Belleville et de la plus lointaine Pologne à l’avenue Paul-Doumer – où Sami habite avec Brigitte – la route était fantastiquement longue.»Lanzmann avait de l’humour et, déjà, ses obsessions.
Baroudeur, il manque se noyer en Israël, devenir sourd en plongeant avec Cousteau, mourir dans de multiples accidents de voiture, se perdre dans les montagnes, mais il rebondit tel son lièvre de Patagonie. Aucune envie de mourir. En 1967, il réussit à publier un numéro spécial des Temps modernes, à la veille de la guerre des Six-Jours : «Le conflit israélo-arabe.» Pour la première fois, des intellectuels juifs et arabes se répondent dans les mêmes pages d’une revue. C’est à cause de ce conflit, et encore d’une passion amoureuse, qu’il devient cinéaste avec son premier film documentaire Pourquoi Israël en 1973. Un film qui commence et se termine par l’Holocauste. Anticolonialiste militant et soutien d’Israël ? «Il n’y a jamais eu de contradiction pour moi, dit-il, j’ai en quelque sorte la question juive dans les os.»
«Notre cœur, notre chair»
Il passera douze années de sa vie à travailler sur Shoah. Trois cent cinquante heures de rushs, d’interviews dans les camps, en Pologne et partout dans le monde où subsistent des survivants. Il force la porte des bourreaux qui refusent de lui parler, il prend des risques. Dans le grand dossier que Libération avait consacré à Shoah dès le 25 avril 1985, après avoir éprouvé physiquement le choc d’une projection de neuf heures et trente minutes qui met la mort en scène, nous écrivions : «Pas un documentaire d’archives, pas une ligne de commentaire : intellectuel-cinéaste, Claude Lanzmann fait revivre le massacre par la seule force des témoignages et d’images d’aujourd’hui. Reconstruisant, reconstituant et, finalement, revivant ce qui semblait à jamais effacé.»Et nous ajoutions que pendant ces années «à revivre le cauchemar de l’insoutenable événement, si, sur le terrain, au cours de l’enquête, il a su rester froid – “il le fallait” – il lui est arrivé de pleurer dans l’obscurité de la salle de montage».
Simone de Beauvoir écrira un texte qui servira de préface au livre publié avec le film : «Malgré toutes nos connaissances, l’affreuse expérience restait à distance de nous. Pour la première fois, nous la vivons, dans notre tête, notre cœur, notre chair. Elle devient la nôtre.» Lanzmann et Shoah ont fini par se confondre. Il a consacré des années à ce film, il passera des années à le compléter, jusqu’à ces derniers mois. Et à le défendre. Il n’hésitera pas à mener une croisade contre Steven Spielberg qui a osé traiter du sujet sous forme de fiction avec la Liste de Schindler,alors que Lanzmann, lui, s’est toujours interdit de fictionnaliser l’Holocauste. Selon lui, il n’y a pas d’autre film à faire sur le génocide après Shoah et les films qui l’ont complété. Il éructe contre les journalistes qui écrivent des articles sur l’Holocauste sans mentionner Shoah à chaque fois. Il se lance dans des anathèmes et des polémiques autour du témoignage du résistant Jan Karsky utilisé dans le roman du même nom de Yannick Haenel, il attaque Jonathan Littell qui a écrit les Bienveillantes. Claude Lanzmann est un bagarreur, les conflits ne lui font pas peur. D’ailleurs rien ne lui fait peur. Il peut menacer de mort ceux qui critiquent Shoah ou le «Shoah Business». Il se fâche avec le monde entier et se réconcilie. Comme avec Derrida, Sollers, Spielberg…
Le lièvre qui court toujours
Lanzmann ne s’inquiète ni de la vieillesse ni de la mort. Si son livre autobiographique s’intitule le Lièvre de Patagonie, c’est parce qu’il court comme un lièvre. Ce livre qu’il a dicté de son lit d’hôpital parce qu’il avait attrapé une sale maladie en nageant dans la mer du Nord, et qu’il était incapable de tenir un stylo, est pourtant un grand livre d’écrivain. «Les lièvres, j’y ai pensé chaque jour tout au long de la rédaction de ce livre, ceux du camp d’extermination de Birkenau, qui se glissaient sous les barbelés infranchissables pour l’homme, ceux qui proliféraient dans les grandes forêts de Serbie tandis que je conduisais dans la nuit, prenant garde à ne pas les tuer. Enfin, l’animal mythique qui surgit dans le faisceau de mes phares après le village patagon d’El Calafate, me poignardant littéralement le cœur de l’évidence que j’étais en Patagonie, qu’à cet instant la Patagonie et moi étions vrais ensemble. C’est cela l’incarnation. J’avais près de 70 ans, mais tout mon être bondissait d’une joie sauvage, comme à 20 ans.»
Celui qui a eu le courage de consacrer des années de sa vie à la Shoah– «la mort même, la mort et non pas la survie» – aura la force, le 18 janvier 2017, dans un froid glacial au cimetière Montparnasse, de se tenir droit, sur une petite tribune dans le vent, devant la tombe de son fils de 23 ans, Félix, pour lire la lettre écrite par ce dernier au docteur Charles Honoré. Un journal de bord qui raconte les trois années de bataille contre cette maladie que le jeune homme avait décidé de gagner. «Dès le début de toute cette affaire, écrit-il, j’ai eu le sentiment formidable et vertigineux qu’enfin, dans la maladie, ma liberté pouvait naître. Face à la nuit éternelle j’édictais ma propre loi.» Un texte magnifique de cet étudiant – alpiniste qui a réussi Normale Sup malgré le cancer et écrit sur son lit d’hôpital, en 2016, ces lignes lues par son père au cimetière : «Voilà qu’à 22 ans, comme projeté très loin en avant dans mon propre temps, je me retrouvais soudain avec la même espérance de vie que mon père qui en avait 90. C’était à couper le souffle : comme lorsqu’on lance une pierre, après la légèreté aérienne du jet, et le bruit fracassant du choc final, il se fit le silence, juste à l’orée du vide.»
Des photos de Félix à tous les âges tapissent l’appartement de Claude Lanzmann, anéanti, mais refusant, comme toujours, d’abandonner le combat. Et la vie. «On aura compris, dit-il, que j’aime la vie à la folie et que, proche de la quitter, je l’aime plus encore, au point de ne même pas croire à ce que je viens d’énoncer, proposition d’ordre statistique, donc de pure rhétorique, à laquelle rien ne répond dans mes os et mon sang. Je ne sais ni quel sera mon état ni comment je me tiendrai quand sonnera l’heure du dernier appel. Je sais par contre que cette vie si déraisonnablement aimée aura été empoisonnée par une crainte de même hauteur, celle de me conduire lâchement.»
Journal La Croix du 5 juillet 2018
INTERVIEW
«C’EST UNE HISTOIRE FOLLE, L’ACMÉ DE LA CRUAUTÉ»
Par Annette Lévy-Willard— 17 mai 2013 à 22:06
Dans «le Dernier des Injustes», Claude Lanzmann restitue la mémoire des «conseils juifs», accusés d’avoir prêté main-forte aux nazis.
C’est un film. Un grand film de Claude Lanzmann. Et, en ce sens, il a sa place dans l’agitation cannoise. Avec son indispensable durée (3 h 38, seulement…), le Dernier des Injustes va rompre avec l’éphémère du Festival et plonger dans l’histoire à travers deux personnages shakespeariens : le héros, ou antihéros, Benjamin Murmelstein, qui s’est surnommé lui-même «le dernier des injustes» en référence au chef-d’œuvre d’André Schwarz-Bart, le Dernier des Justes. Nommé par les nazis à la tête du conseil juif du camp de Theresienstadt pour exécuter leurs plans meurtriers, «collabo» malgré lui. Claude Lanzmann l’avait longuement interviewé à Rome, en 1975, au début du tournage de Shoah. Mais n’avait pas utilisé les rushes, qui avaient été confiés aux archives du Musée de l’Holocauste, à Washington. Après avoir fait Shoah, les neuf heures sur la destruction des Juifs d’Europe, après avoir montré la révolte et leur héroïsme dans Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, après être revenu sur l’indifférence des Alliés, et en particulier de Roosevelt, dans le Rapport Karski, Lanzmann affronte, dans le Dernier des Injustes, la question de la collaboration. Et, à 87 ans, boucle l’histoire avec cette question. Et sa réponse.
Pourquoi avoir fait ce film, aujourd’hui, avec pour personnage principal Benjamin Murmelstein, un ancien dirigeant de ces conseils juifs accusés d’avoir collaboré avec les nazis ?
En fait, Murmelstein a été le premier protagoniste de tous ces films que j’ai tournés, je l’ai interviewé à Rome, en 1975. J’étais fasciné dès le début par les conseils juifs, j’en ai fait un tournage à part, avant Shoah. Je suis d’abord allé à Jérusalem quand j’ai appris qu’un type qui s’appelait Lev Garfunkel, numéro 2 du conseil de Kovno, en Lituanie, était mourant. J’ai alors constitué une équipe à toute vitesse et j’ai pu l’interviewer : je lui demande comment ça s’est passé, ce que les Juifs emmenaient avec eux, et j’entends une petite voix mourante qui vient du fond du corps : «Des livres ! Des livres !»
Le lendemain, je suis parti voir Murmelstein à Rome. J’avais lu beaucoup de choses sur ces conseils. Aux Etats-Unis, un énorme livre paru en 1977, Judenrat, d’Isaiah Trunk, étudiait les conseils dans de nombreux ghettos de Pologne et montrait comment chacun s’était débrouillé avec les ordres allemands. Il est arrivé que le conseil tout entier se suicide, la même nuit, parce qu’ils savaient que les gens allaient partir le lendemain pour les camps de la mort. Comme Adam Czerniakow, le président de celui du ghetto de Varsovie, qui s’est suicidé quand les déportations ont commencé. Mais lui était seul.
Vous avez montré Sobibor dans votre précédent film, la révolte…
A Varsovie, Sobibor, Treblinka, oui, il y a eu des révoltes, mais ils finissaient par mourir. Ils étaient conscients, ils avaient perdu espoir, ils savaient qu’ils étaient condamnés, mais ils allaient mourir en en tuant d’autres. Le suicide était l’ultime résistance de gens totalement coincés, à bout de souffle, sans aucun pouvoir.
Les nazis étaient des pervers fantastiques. Ils donnaient des ordres dont ils savaient qu’ils ne pouvaient pas être exécutés, et ils les rendaient encore plus inexécutables en les multipliant. D’ailleurs, Murmelstein dit à un moment dans le film : «On n’avait pas le temps de penser.» Tout le temps sous pression.
J’étais très conscient des contradictions sauvages dans lesquelles se trouvaient ces personnes qui n’étaient pas volontaires pour ce travail, qui avaient été choisies par les Allemands qui, quand ils ne trouvaient pas assez de gens, les prenaient dans la rue. J’ai voulu montrer que ces soi-disant collabos juifs n’étaient pas des collabos. Ils n’avaient jamais voulu tuer des Juifs, ils ne partageaient pas l’idéologie des nazis, c’était des malheureux sans pouvoir. On voit bien qui sont les tueurs.
Murmelstein a passé sept ans à côtoyer Eichmann, qui n’avait rien d’un «petit bureaucrate» aux ordres, tel que l’a vu Hannah Arendt à Jérusalem. On apprend qu’il a participé à la Nuit de cristal, alors qu’il le nie à son procès…
Le procès Eichmann a été un mensonge tout à fait scandaleux, un procès d’ignorants, le procureur Gideon Hausner mélangeait tout, confondait les noms. En plus, je sais à quel point il est difficile d’interroger les gens pour les faire parler d’expériences limites. Il fallait de la douceur, du tact et de la brutalité à la fois. Ils ont peu parlé. Comme dit très bien Murmelstein : «C’est une blague.» Murmelstein a été le nègre de Eichmann, qui lui demandait de rédiger des pages et des pages.
On apprend qu’Eichmann était, en plus, un grand voleur…
Eichmann voulait de l’argent. Il était le seul à avoir sa propre caisse grâce à un fonds d’immigration qu’il gérait. Il envoyait les responsables juifs, comme Murmelstein, grand rabbin de Vienne, négocier avec les Américains pour qu’ils paient. C’est ainsi que Murmelstein a réussi à sauver 121 000 Juifs en échange de leur argent. Enfin, pas vraiment sauvés parce que certains ont été repris en France quand les Allemands l’ont occupée. «La banalité du mal», le concept d’Hannah Arendt, est d’une grande faiblesse. Eichmann ne recule devant aucune inhumanité pourvu qu’il y trouve son compte. Et il est tellement malin qu’il réussit à s’échapper en Argentine sous le nom de Ricardo Klement. Au début, il réfléchit à l’immigration, mais il passe très vite à la ségrégation, à la persécution ouverte et à l’extermination. En 1944, Murmelstein est nommé «doyen des Juifs» du faux camp modèle de Theresienstadt.
Pourquoi Eichmann avait-il besoin de ce «Disneyland» de la déportation ?
C’était soi-disant une «ville offerte aux Juifs» – un «cadeau» du Führer – construite en 1941 pour tromper l’étranger, surtout les Etats-Unis, qui n’étaient pas encore en guerre : il y avait des relations diplomatiques. Pour tromper aussi les Juifs, surtout les Juifs allemands. C’était tellement parfait qu’on leur mentait dès le départ, on leur proposait des appartements au soleil contre de l’argent, on les dépouillait avant même qu’ils arrivent à Theresienstadt. La Gestapo de Francfort proposait à des femmes âgées de donner tous leurs biens pour une belle chambre dans le camp… Une pensée diabolique, parce que c’était véritablement un camp de concentration avec toutes les duretés du camp de concentration. Mais il fallait le maquiller pour la Croix-Rouge, qui avait demandé à le visiter en juin 1944.
Le mensonge, le camouflage, le non-dit sont au centre du projet nazi…
Ils se mentent aussi à eux-mêmes, le langage est codé et camouflé dès janvier 1942. Cela les aidait à accepter l’immensité du crime qu’ils allaient commettre et qu’ils connaissaient très bien. S’ils avaient pu utiliser les mots, les crimes n’auraient pas été commis. Pour les tueurs aussi. Il faut tenter d’imaginer ce qu’ils appelaient eux-mêmes le «fardeau de l’âme». C’est un concept clé pour moi. Himmler en a parlé plusieurs fois dans ses discours en disant : «Nous avons à accomplir quelque chose que personne dans l’humanité n’a fait avant vous, et que personne après vous ne fera, vous devez être fiers d’avoir supporté le fardeau de l’âme…»
Cette fois, vous êtes acteur du film. Avec Benjamin Murmelstein, on vous suit sur le chemin de l’histoire qui commence, bien sûr par des trains…
Je ne pouvais pas faire autrement. Theresienstadt, c’est une histoire folle, c’est pour moi l’acmé de la cruauté. Quand j’étais à la gare de Bohusovice, je me suis dit que c’était moi qui devais exposer la chose. Je ne pouvais pas faire un film objectif là-dessus, ce n’était pas un film d’historien. C’est pourquoi j’ai commencé par :«Qui connaît le nom de cette gare ?»
Au début, j’ai foiré, j’ai recommencé plusieurs fois, j’étais trop long. J’avais un problème : il faut pas mal de culot pour se montrer à deux âges de sa vie, c’est-à-dire à 87 ans et à 50 ans. On voit le passage du temps. J’avais la trouille comme une coquette de cinéma. Mais la construction est venue assez vite. La montée des marches dans la caserne a été très importante, parce que j’ai l’âge que j’ai. Je ne voulais pas m’arrêter pour reprendre mon souffle, ce que j’aurais fait si je n’avais pas une caméra. J’ai voulu raconter moi-même sur place la mort des deux dirigeants des conseils juifs Paul Epstein et Jacob Edelstein et les pendaisons, devant la potence.
Je n’avais pas prévu d’intervenir à ce point dans le film, mais je voulais les ressusciter. Ce film est important, si tard dans ma vie. Cela a été un gros effort et je pense qu’il ajoute quelque chose d’important à ce que j’ai fait jusqu’à présent.
On sent que vous êtes fasciné et séduit par le personnage de Murmelstein…
J’ai une sympathie formidable pour son intelligence, pour les contes mythologiques qu’il raconte, par sa présence d’esprit, par sa combativité. Il se sentait investi d’une mission, il a sauvé des milliers de Juifs. C’était un aventurier.
Pendant que vous filmez, vous vous voyez à sa place ?
Oui.
http://www.liberation.fr/france/2018/07/05/claude-lanzmann-une-vie-pour-la-memoire_1661282
http://next.liberation.fr/cinema/2013/05/17/c-est-une-histoire-folle-l-acme-de-la-cruaute_903854
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