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Charles Péguy par Arnaud Teyssier

Charles Péguy 

Arnaud Teyssier

Paris, Tempus, 2014. 336 pages

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Résumé

Par la modestie de ses origines, ses brillantes études, sa rectitude morale, ses engagements intellectuels et politiques entre socialisme et catholicisme de progrès, sa mort héroïque au combat le 5 septembre 1914 à quarante-et un ans, Charles Péguy est l’une des figures les plus pures de ce que la France a de meilleur. Séduisant, irritant, poète inspiré et polémiste redoutable, il a laissé, après quinze années d’une activité intellectuelle et littéraire intense, une empreinte ineffaçable chez ses contemporains et pour la postérité

Sous la plume d’Arnaud Teyssier, on croise les personnalités majeures de notre imaginaire politique et on décèle, grâce à l’intelligence lumineuse de Péguy et sa profonde humanité, quelques traits très actuels de notre impuissance démocratique.

Biographie de l’auteur

Né en 1958, ancien élève de l’ENS et de l’ENA, historien et haut fonctionnaire, Arnaud Teyssier a publié, chez Perrin, des biographies de Lyautey et de Louis-Philippe. Il a présenté une nouvelle édition du Testament politique de Richelieu, dont il achève, toujours pour Perrin, une biographie appelée à faire date

Critique 

Aujourd’hui encore la figure de Charles Péguy est un mystère tant le l’écrivain est inclassable tant par son itinéraire que par sa pensée. Peu lu aujourd’hui il est cependant connu pour être mort au début de la guerre 1914-1918 et par ses écrits mystiques surtout dans les sphères chrétiennes.

Cette biographie bien documentée nous fait revivre l’écolier, l’homme de lettres mais aussi le citoyen engagé dans son époque et prenant part à tous les combats de la IIIè République. Cet ouvrage illustre fort bien le gouffre qui sépare le normalien d’origine paysanne, aux engagements sans concession, à son amour de la France ainsi qu’à à la prose mystique, de notre époque.

Arnauld Teyssier parvient à remettre en perspective l’itinéraire de Péguy : des derniers jours de la République opportuniste à l’Union sacrée, en passant par son engagement majeur, pour l’innocence de Dreyfus, mais aussi sa proximité avec les courants socialistes de cette époque, il retrace les écrits, les amitiés et les positions de l’écrivain, d’abord socialiste puis converti peu à peu à un christianisme mystique et personnel.
Ce faisant il rend intelligible l’itinéraire avant tout solitaire de ce franc-tireur qui pourtant après sa mort sera récupéré par le régime de Vichy et par la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. Teyssier retrace son refus du système, du professorat, des compromissions et des honneurs, la lutte quotidienne pour la survie de son entreprise indépendante (les cahiers de la quinzaine fondés avec quelques amis), loin de la société mondaine et des succès faciles (ceux d’Anatole France notamment).
Difficile d’accès, traversée par une recherche sans compromission de la vérité autour de quelques figures tutélaires (Jeanne d’Arc et le Christ), l’œuvre de Péguy aurait cependant mérité des développements plus longs : ses écrits sont évoqués mais seulement dans le cadre de ses combats. Teyssier semble en effet vouloir contourner l’écueil que forment les textes de l’écrivain : en ne les abordant que trop superficiellement on ignore quelle impact ils eurent réellement à cette époque qui fut une époque troublée par les scandales, l’affaire Dreyfus, le boulangisme puis la montée de l’Action française.

 Cette biographie évacue aussi l’impact de l’écrivain sur le XXe siècle par une trop rapide conclusion. A la décharge de l’auteur du livre, Péguy reste difficilement accessible à l’historien, et les lecteurs de Péguy aujourd’hui ne s’intéressent qu’à son oeuvre mystique délaissant tous ses écrits qui donnent un panorama de cette France qui se cherche dans ses institutions. Teyssier le reconnaît lui-même, du fait de l’immensité de ses écrits et de la somme produite par ses exégètes.

La modestie du projet éditorial (300 pages) et l’ampleur des éléments de contexte à livrer limitent considérablement les développements de fond et ont malheureusement contraint Teyssier à une approche très synthétique mais qui a le mérite de mieux nous faire comprendre l’homme et ses combats.
Ainsi, par souci pédagogique, il plante son Péguy dans le contexte historique (opportunisme, boulangisme, affaire Dreyfus, socialisme, Barrès et Maurras, antagonisme franco-allemand), même si on aurait souhaité en savoir davantage sur l’écrivain et ses oeuvres. Après la lecture, il reste un étrange sentiment : la vie de Péguy est mieux connue, mais l’œuvre elle-même reste mystérieuse. 

Au lecteur de se plonger dans cette oeuvre 

Charles Péguy (1873-1614)

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Charles Pierre Péguy est un écrivain, poète et essayiste français.

Après des études dans sa ville natale, il va à Paris préparer le concours de l’École Normale Supérieure, auquel il est reçu en 1894. En 1896, il écrit un drame, Jeanne d’Arc. Attiré par les idées socialistes, il expose son point de vue dans « Marcel, premier dialogue de la cité harmonieuse » (1898) et milite pour la révision du procès Dreyfus.

Bientôt, il abandonne la carrière universitaire, se sépare du parti socialiste et fonde, en 1900, une revue indépendante, les Cahiers de la Quinzaine, qui se propose d’informer les lecteurs et de « dire la vérité ». C’est de « la Boutique », installé en face de la Sorbonne, que Péguy mènera le combat ; en dépit des difficultés financières, les Cahiers, auxquels collaborent Jérôme et Jean Tharaud, Daniel Halévy, François Porché et Romain Rolland, paraîtront jusqu’à la guerre de 1914.

Les grandes œuvres en prose de Péguy y trouvent place ; ce sont Notre Patrie (1905), où il dénonce le danger allemand et la menace de guerre, Notre jeunesse (1910), où il oppose mystique et politique, L’Argent (1913), où il évoque le monde de son enfance qui ne connut pas la fièvre de l’argent.

En 1908, il déclarait à Joseph Lotte: « J’ai retrouvé la foi ». De sa méditation, naissent de grandes œuvres poétiques : Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910), Le Porche du mystère de la deuxième vertu (1911) et Le Mystère des saints-innocents (1911). Reprenant le geste du bûcheron qui, dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu mettait ses enfants sous la protection de la Vierge, Péguy fait, en 1912, plusieurs pèlerinages à Notre-Dame de Chartres. On retrouve l’écho de ces événements dans La Tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc  (1912), écrite en reconnaissance pour la guérison de son fils Pierre, et dans La Tapisserie de Notre-Dame (1912) ; Péguy n’hésite pas à écrire Ève (1913), une œuvre d’une longueur inusitée, qui comporte huit tragédies en cinq actes et 8000 alexandrins.

Il songeait à évoquer le Paradis dans un nouveau poème, quand survint la guerre, où il trouva la mort. La plupart des archives sur Péguy sont aujourd’hui rassemblées au Centre Charles Péguy d’Orléans, fondé par Roger Secrétain en 1964. On y trouve notamment la quasi-totalité de ses manuscrits.

Bibliographie

Essais

De la raison, 1901.

De Jean Coste, 1902.

Notre Patrie, 1905.

Situations, 1907-1908.

Notre Jeunesse, 1910.

Victor-Marie, Comte Hugo, 1910 ; réédition Fario 2014.

Un nouveau théologien, 1911.

L’Argent, Paris, Allia, 2019, 112 p. 

L’Argent suite, 1913 ; rééd. La Délégation des siècles, L’Argent & l’Argent suite (réunion des deux textes), 265 p., 2020.

Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne, 1914.

Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, 1914 (posth.).

Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, 1931 (posth.).

Par ce demi-clair matin, 1952 (posth.) (recueil de manuscrit inédits dont les deux suites de Notre Patrie)

Un poète l’a dit… , Gallimard, 1953 (posth.)

Véronique. Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, Gallimard, 1972 (posth.)

Poésie

La Tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc, 1913.

La Tapisserie de Notre-Dame, 1913.

Ève, 1913 ;

dont : « Prière pour nous autres charnels », adapté par Max Deutsch et Jehan Alain.

Mystères lyriques

Jeanne d’Arc, film musical, adaptation des œuvres Jeanne d’Arc (1897) et Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910).

Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, 1910.

Le Porche du Mystère de la deuxième vertu, 1911.

Le Mystère des Saints Innocents, 1912.

Extraits

La bénédiction de son patriotisme par Dieu s’inscrit dans le courant de pensée majoritaire des années d’avant-guerre qui, après les années d’abattement dues à la défaite de 1870, attendait et espérait une revanche :

« Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,
Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre. (…)
Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
Couchés dessus le sol à la face de Dieu (…)
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés. »

Elle fait écho aux Béatitudes.

 

Charles Péguy, mort pour la France en 1914, est un des plus grands écrivains français du début du xxe siècle. Revenu au catholicisme en 1909, il engendra une œuvre chrétienne d’une grande force.

Commentaire selon saint Luc (Lc 2, 22-35) :

Heureux Syméon !

« Heureux celui qui le vit dans le Temple ; et ensuite ; car cela suffit ; fut rappelé comme un bon serviteur. C’était un vieil homme de ce pays-là ; un homme qui approchait du soir et qui touchait au soir, au dernier soir de sa vie. Mais il ne vit pas se coucher son dernier soir sans avoir vu se lever le soleil éternel. Heureux cet homme qui prit l’enfant Jésus dans ses bras, qui l’éleva dans ses deux mains, le petit enfant Jésus, comme on prend, comme on élève un enfant ordinaire, un petit enfant d’une famille ordinaire d’hommes ; de ses vieilles mains tannées, de ses vieilles mains ridées, de ses pauvres vieilles mains sèches et plissées de vieil homme. De ses deux mains ratatinées. De ses deux mains toutes parcheminées. Et voici qu’il y avait un homme en Jérusalem, nommé Syméon, et cet homme juste et craignant Dieu, attendant la consolation d’Israël, et l’Esprit Saint était en lui (cf. Lc 2, 25).

Heureux, le plus heureux de tous, il ne connut plus nulle autre histoire de la terre.

Il pouvait se vanter, celui-là aussi, de s’être trouvé au bon endroit. Il avait tenu, car il avait tenu, dans ses faibles mains, le plus grand dauphin du monde, le fils du plus grand roi, roi lui-même, le fils du plus grand roi ; roi lui-même Jésus Christ ; dans ses mains il avait élevé le roi des rois, le plus grand roi du monde, roi par-dessus les rois, par-dessus tous les rois du monde. »

— Charles Péguy. Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910), in Œuvres complètes, vol. 5, Paris, Gallimard, 1916, p. 72-74.

Tout n’est pas perdu

« Un homme avait deux fils. De toutes les paroles de Dieu, c’est celle qui a éveillé l’écho le plus profond.
C’est la seule que le pécheur n’a jamais fait taire dans son cœur.

Elle tient l’homme au cœur, en un point qu’elle sait, et ne lâche pas. Elle n’a pas peur. Elle n’a pas honte. Et si loin qu’aille l’homme, cet homme qui se perd, en quelque pays, en quelque obscurité, loin du foyer, loin du cœur, et quelles que soient les ténèbres où il s’enfonce, les ténèbres qui voilent ses yeux, toujours une lueur veille, toujours une flamme veille, un point de flamme. Toujours une lumière veille qui ne sera jamais mise sous boisseau. Toujours une lampe. Toujours un point de douleur cuit. Un homme avait deux fils. Un point qu’il connaît bien. Dans la fausse quiétude un point d’inquiétude, un point d’espérance.

Elle a pour ainsi dire et même réellement porté un défi au pécheur. Elle lui a dit : Partout où tu iras, j’irai. On verra bien. Avec moi tu n’auras pas la paix. Je ne te laisserai pas la paix. Et c’est vrai, et lui le sait bien. Et au fond il aime son persécuteur. Tout à fait au fond, très secrètement. Car tout à fait au fond, au fond de sa honte et de son péché il aime ne pas avoir la paix. Cela le rassure un peu.

Un point douloureux demeure, un point de pensée, un point d’inquiétude. Un bourgeon d’espérance.
Une lueur ne s’éteindra point et c’est la Parabole troisième, la tierce parabole de l’espérance. Un homme avait deux fils. »

— Charles Péguy. Le Porche du Mystère de la deuxième vertu, in Œuvres complètes, vol. 5, Paris, NRF, 1916, p. 394-396

CHRISTIAN BOBIN (1951-2022), ECRIVAIN CHRETIEN, ECRIVAIN FRANÇAIS, LITTERATURE, LITTERATURE CHRETIENNE, LITTERATURE FRANÇAISE, SPIRITUALITE

Christian Bobin (1951-2022)

Christian Bobin (1951-2022)

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Mort de Christian Bobin : écrire l’éphémère éternel

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Portrait 

L’écrivain et poète est décédé à 71 ans. Son œuvre, riche d’une soixantaine d’ouvrages, a su capter la grandeur de la vie dans toute sa simplicité.

e Muguet rouge. C’est le titre que Christian Bobin avait donné à son dernier recueil, paru en octobre dernier. On n’imaginait pas alors que cette fleur rêvée, écarlate et palpitante de vie, serait à déposer sur le cercueil de l’écrivain et poète, décédé le mercredi 23 novembre, à 71 ans. Alors qu’il s’absente, Christian Bobin laisse ce signe de fragilité et de beauté, comme s’il l’avait d’avance préféré aux imposantes couronnes mortuaires qui semblent toujours prendre la mort trop au sérieux.

Christian Bobin avait prévenu ses fidèles lecteurs : il considérait la mort comme un passage. Vivant, il l’était d’autant plus qu’il tenait la main des morts, sans morbidité, mais avec amour et reconnaissance. « Les morts n’ont pas quitté la vie mais ses cloisons prétendument étanches », écrivait-il. Livre après livre, il s’était habitué à l’idée de les suivre. « Un jour, il nous faudra traverser une vitre sans la briser. L’effort sera terrible, qui changera notre cœur en rayon de soleil. »

Ce rayon de soleil, Christian Bobin l’avait perçu pour la première fois le 24 avril 1951, au Creusot (Saône-et-Loire). Il s’était imprimé en lui de manière irréversible, réchauffant cette ville industrielle, « berceau d’acier », marqué par la rudesse de la condition ouvrière et les inégalités sociales. « Je n’ai jamais vu le paradis qu’adossé à l’enfer, en contrepoint, contrechant », notait-il dans Les Différentes Régions du ciel.

Une soif de justice

Plutôt que de pourfendre avec violence un ordre social injuste, Christian Bobin avait refusé d’y consentir. Il avait pris le chemin des mots comme d’autres prennent le large, pour montrer qu’une autre vie est possible, loin des fausses grandeurs. « Il serait temps de remettre au centre nerveux de notre société ceux qui servent la vie, ceux qui remaillent sans fin le tissu de la vie », confiait-il à La Croix, en 2017. « Tout cela peut se faire sans violence, ajoutait-il. Simplement parce qu’on marquerait un désintérêt profond pour ceux qui ont le sourcil froncé sur les budgets et les graphiques ».

Christian Bobin était entré en écriture comme d’autres choisissent la vie monastique, avec conviction et zèle, simplicité et authenticité. Après avoir étudié la philosophie, il avait travaillé un temps pour la bibliothèque municipale d’Autun, l’Écomusée du Creusot, puis comme rédacteur à la revue Milieu(x).

Après avoir publié ses premiers textes chez Brandes et Fata Morgana dans les années 1970, il fit paraître La Part manquante en 1989 chez Gallimard, exprimant dans une écriture pudique les thèmes qui devaient rester les siens : l’attention à la vie, la quête de l’amour, l’errance des humains, leur endurance, leur espérance…

« Entendre, enfin, la voix aimante du Christ »

Cette espérance, Christian Bobin ne faisait pas mystère qu’elle s’enracinait pour lui dans l’Évangile. En 1992, Le Très-bas, sur François d’Assise, avait fait souffler un vent de fraîcheur dans l’édition religieuse. Il s’y faisait l’apôtre de la simplicité évangélique et d’un christianisme prenant au sérieux l’annonce du Christ que « les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers » (Matthieu 20,16).

Sous sa plume, la foi chrétienne retrouvait verdeur et douceur, mais aussi puissance révolutionnaire et salvifique. « Nous sommes, comme jamais, dans des temps bibliques. Les âmes fondent sous le soleil de l’avidité. L’argent remplace les yeux. C’est maintenant que tout est perdu que nous avons une chance d’entendre, enfin, la voix aimante du Christ », confiait-il encore à La Croix.

 Au fil des années, Christian Bobin s’était fait plus soucieux de l’évolution de la société contemporaine, craignant son matérialisme, son efficacité brutale, sa vitesse – « un grand diable » , auquel il préférait le rythme régulier des saisons. Il y opposait une autre manière d’être, au plus proche de la nature, fuyant la notoriété pour la solitude, préférant l’écriture au feutre à l’ordinateur, choyant la présence des livres, dont il partageait l’amour avec sa compagne, la poétesse Lydie Dattas.

Dans une société trop bavarde et impulsive à ses yeux, Christian Bobin cultivait le silence, la retenue et la joie, dans une attitude toute franciscaine. Il choisissait ses mots, comme on compose avec attention un bouquet. « Écrire est un art aussi fragile que vivre. Un rien les fausse. »

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Une vie en mots

24 avril 1951. Naissance au Creusot (Saône-et-Loire) d’un père dessinateur à l’usine Schneider et d’une mère calqueuse.

  1. La Part manquante(Gallimard).
  2. Une petite robe de fête (Gallimard).
  3. Le Très-bas(Gallimard), prix des Deux-Magots en 1993 et grand prix catholique de littérature, en 1996.
  4. L’Homme qui marche(Le temps qu’il fait), méditation sur Jésus de Nazareth.
  5. La Plus que vive(Gallimard), hommage à sa compagne Ghislaine, morte à 44 ans.
  6. La Grande Vie(Gallimard).
  7. Noireclaire (Gallimard).
  8. Prix d’Académie de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.
  9. Le Muguet rouge(Gallimard) accompagne la sortie du volume Les Différentes Régions du ciel, qui rassemble une vingtaine de ses œuvres.

https://www.la-croix.com/Culture/Mort-lecrivain-Christian-Bobin-lage-71-ans-2022-11-25-1201243758

 « Les Différentes Régions du ciel » et « Le Muguet rouge » :

Christian Bobin, gardien des mots

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Les Différentes Régions du ciel

de Christian Bobin

Quarto Gallimard, 1 018 p., 26 €

Le Muguet rouge

de Christian Bobin

Gallimard, 80 p., 12,50 €

On aurait aimé commencer cet article en se mettant d’emblée dans les pas de Christian Bobin. Suivre son allure feutrée, se laisser porter par la musique vivifiante de ses mots. Partir observer avec lui les arbres de l’automne ou les pierres humides du Creusot, déceler la vie qui y palpite, prendre en filature les pensées qui y grimpent… Mais la courte biographie de l’écrivain qui ouvre ce recueil d’œuvres choisies oblige à débuter autrement. Et par un soupir…

Ce texte succinct, placé sur le rabat de la couverture, rappelle l’essentiel du parcours de Christian Bobin. Il mentionne à juste titre l’importance du Très-Bas, sans doute l’un des plus beaux textes de l’écrivain, mais pourquoi ajoute-t-il qu’il fut « consacré de façon prémonitoire au poète hérétique François d’Assise ». François d’Assise, « poète hérétique » ? Jusque dans les introductions aux livres de Christian Bobin, les mots sont-ils aujourd’hui en danger de perdre leur sens? On aura compris que François d’Assise ne répond pas aux clichés que certains associent, pour toutes sortes de raisons, au christianisme, alors le plus simple n’est-il pas de l’arracher à son Église ? Être qualifié d’hérétique le rendra fréquentable et intéressant. Et tant pis pour la simple vérité.

Ce recueil de Christian Bobin témoigne heureusement d’un tout autre respect des mots. Lui est de ceux qui reconnaissent leur consistance, s’inclinent devant leur majesté, avant de les manier avec une infinie précaution. « Écrire est un art aussi fragile que vivre. Un rien les fausse », relève-t-il. Et un peu plus loin : « L’écriture tient le cœur comme un verre de grand vin, délicatement, par en dessous, elle y fait tourner la lumière puis l’avale en quelques phrases. »

Un pacte avec la vie

Le petit cabinet de curiosités qui introduit cette anthologie, mêlant photos, textes et objets personnels, est nimbé de cet amour des mots. On y trouve une presse typographique, un manuscrit, une photo de bibliothèque, une lettre, une table de travail en bois, un billet de TGV annoté… Il invite aussi à déchiffrer l’écriture muette des pierres de l’abbaye de Conques ou celle d’un visage aimé…

Chez Bobin, la littérature est un pacte avec la vie. L’écriture est une quête et un étonnement. « Ce que je connais, je ne l’écris pas. Ce que je ne connais pas, je l’écris. » Les pages qui s’écrivent sous cette bannière sont prudentes, lestées. « On ne devrait jamais écrire une seule phrase que l’on ne puisse chuchoter à l’oreille d’un agonisant », pose avec gravité Bobin, en citant le poète Henri Pichette. Ses livres sont un tamis de l’essentiel. Ils disent la vie sans craindre la mort, accueillent la mort sans lâcher la vie. Ce qui les rend anachroniques et précieux en notre temps où la mort n’a plus de mots.

L’écriture de Bobin porte la couleur du sang et a sa nécessité vitale. « J’ai de l’encre dans les poumons, j’ai de l’encre dans le cœur. J’ai de l’encre dans le sang. Sans écriture, il y a longtemps que j’aurais cessé de respirer. » Ce rouge inonde littéralement l’un de ses premiers textes jusqu’ici inédit, L’Eau des miroirs, lent récit d’un suicide étonnamment rédigé au féminin. Il palpite encore dans le titre de son nouveau livre, Le Muguet rouge : « muguets rouges fraîchement poussés » qui « s’apprêtent à incendier la plaine », comme les poèmes lorsqu’ils enflamment la page blanche. Chez Bobin, la poésie est « le réel absolu » et « don de lire la vie ». C’est dire pourquoi les mots doivent être choyés.

https://www.la-croix.com/Culture/Differentes-Regions-ciel-Le-Muguet-rouge-Christien-Bobin-gardien-mots-2022-10-05-1201236309

ECRIVAIN CHRETIEN, LITTERATURE CHRETIENNE, LIVRE, LIVRES, LIVRES - RECENSION, LUC WEIZMANN (1957-....), SIMONE PACOT (1924-2017), SIMONE PACOT : PASSANTE DE VIE, SPIRITUALITE

Simone Pacot : passante de vie

Simone Pacot : passante de vie

Luc Weizmann

Paris, Salvator, 2022. 306 pages.

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C’est grâce à plusieurs ouvrages de spiritualité, notamment L’évangélisation des profondeurs, que Simone Pacot (1924-2017) a connu la célébrité. Elle a su proposer un trajet de restauration de l’être, lors de sessions assurées par les équipes de l’association Bethasda, toujours très active. Luc Weizmann nous propose de découvrir son parcours de vie et l’essentiel de son message, articulant foi chrétienne et approche psychologique. Avant son engagement dans un domaine où elle a été pionnière, Simone Pacot fut avocate, investie dans le combat contre le racisme et pour les relations entre juifs, chrétiens et musulmans, compagne de la Communauté de l’Arche de Lanza del Vasto, militante à l’Action civique non-violente et juriste spécialisée dans le droit de la famille. Dès sa retraite professionnelle, elle se consacrera entièrement à l’accompagnement spirituel et à la diffusion d’un message fondé sur la parole de Dieu. Profondément oecuménique, elle révélera en filigrane de la Bible cinq « lois de vie » intimement constitutives de la personne humaine. Pour une invitation à la libération intérieure proposée par le Christ. AUTEUR Luc Weizmann est architecte, membre de l’Académie d’architecture et auteur de plusieurs ouvrages. Filleul et ami proche de Simone Pacot, il connaît particulièrement bien sa vie et son enseignement spirituel.

 

 

Critique

 

 « Simone Pacot », de Luc Weizmann : portrait d’une femme des profondeurs 

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Cet ouvrage d’un proche permet de découvrir le parcours de vie et les nombreux engagements d’une femme qui a su articuler foi chrétienne et approche psychologique.

Parue en 1997, L’Évangélisation des profondeurs de Simone Pacot a marqué durablement de nombreux lecteurs. Mais peu savent précisément qui est cette autrice née en 1924 et décédée en 2017. Luc Weizmann, son filleul et ami, comble donc un manque avec cet ouvrage bien informé qui, sans éviter quelques pointes hagiographiques, parvient à dresser un portrait nuancé de sa marraine, présentant toutes les richesses et les complexités d’une forte personnalité qui a été une aide pour de nombreuses personnes tout au long de son existence.

Une jeunesse heureuse

Fille d’un avocat en vue de Casablanca, Simone Pacot, qui resta toujours célibataire, vécut une jeunesse heureuse sous le soleil marocain. Jeune avocate au cabinet de son père, elle quitte le Maroc à la fin du protectorat et, en France à partir de 1957, s’engage à fond (comme tout ce qu’elle fit !) dans la communauté de l’Arche de Lanza del Vasto, à Bollène, puis sur le Larzac, avant de retourner dans le sud de son pays natal, à Tata, dans une petite fraternité au service des plus pauvres, en particulier des femmes berbères.

En 1969, nouvelle rupture dans une longue existence qui en comptera un certain nombre, elle revient en France et s’engage dans le cabinet d’avocats Ornano où le patron « souhaita(it) unifier exercice professionnel et engagement de vie ». C’est durant cette période que sa foi se renouvela complètement, où elle se rapprocha du Christ par une véritable consécration personnelle et vécut une guérison intérieure qui la marqua définitivement.

 Après de gros soucis de santé, qui la handicapèrent à vie, et sa retraite professionnelle en 1987, Simone Pacot s’engage dans la communauté Béthanie, fondée entre autres par le jésuite Étienne Garin et alliant spiritualité ignatienne, psychologie et dynamisme du mouvement charismatique alors naissant. Elle emménagera d’ailleurs à Vanves pour se rapprocher de la Maison de Lazare, installée à proximité depuis 1985 « en vue de l’écoute et de l’accompagnement de détresses manifestes ou secrètes ».

Fondatrice des sessions Bethasda

Mais les choses se gâtèrent pour cette femme que son biographe n’hésite pas à décrire comme « excessive dans les éloges et les critiques », et elle dut quitter Béthanie. Cette rupture lui laissa « une blessure (qui) resta longtemps ouverte », mais lui permit aussi de voler de ses propres ailes et de déployer ses intuitions personnelles, tout en acceptant de se confronter à d’autres, comme le père Xavier Thévenot. Et bien qu’elle s’en défendît souvent, elle fit alors œuvre de fondatrice avec les sessions Bethasda, qui, de plus en plus nombreuses, attirèrent toujours davantage de participants qui y trouvèrent un grand profit.

 L’Évangélisation des profondeurs et les trois autres ouvrages qu’elle écrivit dans la décennie suivante contribuèrent à élargir son audience en France et à l’étranger. « Les écrits de Simone Pacot ouvrent des portes. Ils se sont imposés comme une référence incontournable dans les milieux d’Église, même s’ils demeurent un peu inclassables sur les étagères des librairies et des bibliothèques », explique Luc Weizmann, qui décrit avec précision et nuances la pensée originale et parfois dérangeante de sa chère marraine.

« Ancrée dans l’apport précieux des sciences humaines et dans le terreau de la tradition juive et chrétienne, Simone a découvert la vie psychique, puis cherché pas à pas sa juste articulation avec la vie spirituelle. Elle n’a eu de cesse d’explorer les confins de ses profondeurs en visitant sa vulnérabilité dans l’énergie du Souffle », écrit-il.

Atteinte par l’âge, elle doit quitter son appartement de Vanves. Celle qui avait été marquée plus jeune par la communauté protestante des sœurs de Grandchamp en Suisse et par son amitié avec sœur Minke, termine sa longue existence dans une maison de retraite des sœurs diaconesses de Reuilly. L’auteur, tout en restant pudique, n’occulte pas ces dernières années, marquées à la fois par les difficultés de la dépendance physique de plus en plus grande et le soutien d’une foi toujours plus intériorisée.

https://www.la-croix.com/Culture/Simone-Pacot-Luc-Weizmann-femme-profondeurs-2022-07-06-1201223718

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Simone Pacot

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27 janvier 2004: Simone PACOT, avocate honoraire à la Cour d’appel de Paris, anime depuis de nombreuses années des sessions avec l’équipe de l’association Bethasda, Issy les Moulineaux (92), France.

Simone Pacot, née le 14 novembre 1924 à Casablanca et morte le 28 avril 2017 à Paris, est une ancienne avocate à la cour d’appel de Paris, engagée dans le combat contre le racisme et dans les relations entre musulmans, juifs et chrétiens, qui s’est lancée, une fois retraitée, dans la mise en place d’un parcours de guérison intérieure.

 

Biographie

En 1961, alors militante de l’Action civique non-violente et secrétaire de son journal, elle est condamnée à une peine de six mois de prison avec sursis pour « provocation de militaires à la désobéissance ».

Elle est cofondatrice avec une équipe œcuménique de l’association « Bethasda » qui organise depuis plusieurs années des sessions intitulées « Évangélisation des profondeurs »  dans différentes villes de France, en Suisse, en Belgique et au Canada.

Elle a également fait partie d’une équipe de juristes bénévoles au sein du groupe d’information et de soutien des immigrés, une association à but non lucratif de défense et d’aide juridique des étrangers en France.

 

Approche spirituelle

Simone Pacot identifie cinq paroles de Dieu qui sont, selon elle « lois de vies »  : Il faut renoncer à la connivence avec la mort (« Choisis la vie », Dt 30,19), il faut accepter sa condition humaine (« interdiction de manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal », Gn 2, 16)7, il faut rechercher l’unité de son être (« tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force, de tout ton esprit », Dt 6, 5), il faut déployer son identité propre (« va vers toi », Gn 12, 1), et il faut accueillir sa fécondité (« soyez féconds », Gn 1, 28).

 

Parcours « Bethasda »

Le nom du parcours, « Bethasda », est tiré du nom de la piscine de Bethesda, où Jésus guérit un paralysé (Jn 5, 1-18). Il articule foi chrétienne et approche psychologique et s’appuie sur les propres expériences de Simone Pacot.

Simone Pacot forma divers laïcs, prêtres catholiques et pasteurs protestants à sa pédagogie et coanima avec eux les sessions « Bethasda ». Lors de celles-ci, on repérait la transgression de ces cinq lois qui conduisent vers des chemins de mort, en travaillant successivement sur l’événement blessant (que m’est-il arrivé ?), la racine de la fausse route (comment ai-je réagi ?), la Parole de Dieu (que me dit-elle ?), la repentance issue de cette Parole (à quel mouvement intérieur m’amène-t-elle ?) et la conversion (quel pas puis-je poser ?).

 

Ouvrages

Elle a écrit une trilogie, publiée aux éditions du Cerf, sur le thème de l’évangélisation des profondeurs :

L’Évangélisation des profondeurs, 1997

Reviens à la vie !, 2002

Ose la vie nouvelle! 2003

Ouvrir la porte à l’Esprit, 2007

Elle a coécrit :

Itinéraires : Des chrétiens témoignent (2000) en collaboration avec Jean Boissonnat, Jacques Poujol et Frédéric de Coninck, éd. Empreinte Temps Présent

 

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Nos amis les saints de Georges Bernanos

NOS AMIS LES SAINTS, DE GEORGES BERNANOS

toussaint

Georges Bernanos, « Nos amis les Saints »  Tunis, 1947.

 Nos amis les saints… Ces grandes destinées échappent, plus que toutes les autres, à n’importe quel déterminisme : elles rayonnent, elles resplendissent d’une éclatante liberté. Si le père de Foucauld en personne m’avait demandé cette conférence, je me demande si je n’aurais pas réussi à trouver quelque raison de lui refuser et son indulgence l’eût probablement jugée valable. Mais il m’a fait demander la chose par ses filles, et me voilà ici devant vous, nous voilà tous rassemblés ici pour bien prouver que les filles du père de Foucauld finissent toujours par faire ce qu’elles veulent. Ce n’est peut-être pas tout à fait un miracle, mais ça y ressemble déjà pas mal. Admettons que ce soit un miracle préparatoire. Car ayant imprudemment décidé de vous parler ce soir d’un pays où je n’ai jamais mis les pieds, bien que je sois un vieux voyageur, dont je ne suis même nullement sûr d’avoir jamais rencontré un seul habitant authentique, un seul autochtone, bref, puisque j’ai décidé de vous parler des saints et de la sainteté, le miracle, le vrai miracle, le miracle incontestable serait que vous réussissiez à m’écouter sans ennui… Enfin que voulez-vous que je vous dise ? Tâchez d’être le plus indulgent possible : c’est mon premier sermon. Vous me direz que j’aurais pu choisir un autre sujet. Ce n’est pas sûr ; le plus souvent, voyez-vous, ce n’est pas nous qui choisissons le sujet, c’est le sujet qui nous choisit. Les amateurs de littérature croient volontiers qu’un écrivain fait ce qu’il veut de son imagination. Hélas, l’autorité de l’écrivain sur son imagination d’écrivain est à peu près celle que le Code civil nous garantit vis-à-vis de nos charmantes et pacifiques compagnes, vous voyez d’ici ce que je veux dire ?

Lorsque m’est parvenue la lettre que Sœur Simone du Cœur Eucharistique m’avait fait l’honneur de m’écrire, mon premier mouvement – je crois l’avoir déjà dit – a été de me dérober, dans le sens où on dit qu’un cheval se dérobe. Si je ne refuse pas l’obstacle du premier coup, j’aime autant, après, le sauter à fond comme les vieux chevaux consciencieux qui le prennent toujours au centre à l’endroit le plus haut… « Ah ! c’est donc comme ça, ai-je pensé. Tant pis pour eux ! Je vais leur parler de la sainteté. » Mais, soyons francs, le sujet, le fameux sujet m’avait déjà mis le grappin dessus, et je sentais très bien que le sort en était jeté, que je ne pourrais pas vous parler d’autre chose. Et d’abord qu’est-ce que je me propose de faire en parlant des saints ? Oh ! certainement pas de vous édifier ! Si je vous édifie ce sera du moins sans le faire exprès, je vous assure. Nous allons essayer de parler des saints, tranquillement, comme les enfants parlent entre eux des grandes personnes. Nous ne prétendons rien d’autre qu’échanger nos impressions sur ces hommes à la fois si éloignés et si proches de nous. Cela me rappelle un vers célèbre d’Éluard dans son poème Guernica : « La Mort si difficile… et si facile… ». On pourrait très bien en dire autant de la sainteté… Elle nous paraît terriblement difficile, peut-être simplement parce que nous ne savons pas, nous ne nous demandons même jamais sérieusement ce qu’elle est. Il en est de même pour les enfants qui parlent des grandes personnes. Ils ne savent pas ce qu’ils en pensent, ils n’osent pas savoir ce qu’ils en pensent, ils se contentent de jouer au monsieur et à la dame. Puis, peu à peu, à force de jouer ainsi aux grandes personnes, ils deviennent grands à leur tour. Peut-être la recette est-elle bonne ?

Peut-être, à force de jouer aux saints, finirions-nous par le devenir ? En tout cas, il semble bien que la petite Sœur Thérèse ne s’y soit pas prise autrement. On pourrait dire qu’elle est devenue sainte en jouant aux saints avec l’Enfant Jésus, comme un petit garçon qui, à force de faire tourner un train mécanique devient, presque sans y penser, ingénieur des chemins de fer, ou même plus simplement chef de gare… Permettez-moi de m’en tenir un moment à cette comparaison de chemin de fer. Je ne la trouve pas si bête, après tout… On peut parfaitement imaginer l’Église ainsi qu’une vaste entreprise de transport, de transport au paradis, pourquoi pas ? Eh bien, je le demande, que deviendrions-nous sans les saints qui organisent le trafic ? Certes, depuis deux mille ans, la compagnie a dû compter pas mal de catastrophes, l’arianisme, le nestorianisme, le pélagianisme, le grand schisme d’Orient, Luther … pour ne parler que des déraillements et télescopages les plus célèbres.

Mais, sans les saints, moi je vous le dis, la chrétienté ne serait qu’un gigantesque amas de locomotives renversées, de wagons incendiés, de rails tordus et de ferrailles achevant de se rouiller sous la pluie. Aucun train ne circulerait plus depuis longtemps sur les voies envahies par l’herbe. Oh ! je sais bien que certains d’entre vous se disent en ce moment que je fais la part trop belle aux saints, que je donne trop d’importance à des gens tout de même un peu en marge, et que j’ai tort de les comparer à de paisibles fonctionnaires, d’autant plus qu’en dépit de toute tradition administrative, ils bénéficient de l’avancement au mérite et non pas à l’ancienneté, qu’on les voit passer brusquement du modeste emploi d’homme d’équipe à celui d’inspecteur général ou de directeur de la compagnie, alors même qu’ils en ont été fichus brutalement à la porte, comme Jeanne d’Arc, par exemple. Mais je crois qu’il vaut mieux arrêter là mes comparaisons ferroviaires, ne serait-ce que pour épargner l’amour-propre, toujours un peu scrupuleux, de MM. les ecclésiastiques particulièrement ; c’est trop naturel, de ceux qui m’ont fait l’honneur de venir m’entendre et qui doivent se demander avec inquiétude de quoi ils sont, au juste, chargés dans cette imaginaire compagnie de transport : la distribution des billets ou la police des gares ? …

Je voudrais que vous reteniez seulement de mon propos cette idée que l’Église est en effet un mouvement, une force en marche, alors que tant de dévots et de dévotes ont l’air de croire, feignent de croire, qu’elle est seulement un abri, un refuge, une espèce d’auberge spirituelle à travers les carreaux de laquelle on peut se donner le plaisir de regarder les passants, les gens du dehors, ceux qui ne sont pas pensionnaires de la maison, marcher dans la crotte. Oh ! il est certainement parmi vous de ces hommes du dehors que scandalise profondément la sécurité des chrétiens médiocres, sécurité qui ressemble à la légendaire sécurité des imbéciles – probablement parce que c’est la même – …

Mon Dieu, croyez-moi, je ne me fais pas tellement d’illusions sur la sincérité de certains incroyants, je n’entre pas dans tous leurs griefs, je sais que beaucoup d’entre eux s’efforcent de justifier leur propre médiocrité par la nôtre, rien de plus. Mais je ne peux pas m’empêcher de les aimer, je me sens terriblement solidaire de ces gens qui n’ont pas encore trouvé ce que j’ai reçu moi-même sans l’avoir mérité, sans l’avoir seulement demandé, dont je jouis dès le berceau, pour ainsi dire, et par une sorte de privilège dont la gratuité m’épouvante.

Car je ne suis pas un converti, j’ai presque honte de l’avouer, puisque depuis une vingtaine d’années la mode est aux convertis, peut-être parce que les convertis parlent beaucoup, parlent énormément de leur conversion, un peu à la manière de ces malades guéris qui ne nous font grâce d’aucun des détails de leur ancienne maladie, vous assomment d’élixirs et de pilules. Faut-il ajouter que les cléricaux ont beaucoup de goût pour cette sorte de gens, et il est certain que leur témoignage a la même valeur publicitaire que celui de ces messieurs dont on voit la photographie à la quatrième page des journaux.

L’histoire religieuse – l’histoire religieuse est sans doute un mot trop prétentieux – disons donc la chronique dévote de la première moitié du siècle est pleine de conversions littéraires. Une des plus célèbres fut celle de M. Paul Claudel qui nous a retracé toutes les circonstances de ce matin mémorable où, dissimulé derrière une colonne de Notre-Dame de Paris, il a senti tout à coup ce mystérieux mouvement intérieur, ce spasme spirituel, cette espèce d’éternuement de l’âme par laquelle a commencé une prestigieuse carrière de poète catholique qui vient de recevoir son couronnement à l’Académie française comme sa nomination au poste envié de Washington avait mis le sceau suprême à la carrière, non moins prestigieuse, du fonctionnaire. Nous avons connu d’autres conversions littéraires presque aussi retentissantes, bien que souvent moins solides, celle de M. Cocteau par exemple, signée par M. Jacques Maritain (les conversions littéraires peuvent être signées comme des toiles de maître) ou celle -portant la même signature- de ce pauvre Sachs qui alla, lui, jusqu’au séminaire et dont la première soutane avait été coupée chez Paquin. N’importe ! Je m’excuse de m’être laissé aller à ces plaisanteries sur les convertis, mais elles ne leur font pas grand mal, et je leur reproche de ne pas comprendre toujours grand-chose à ceux dont ils ont partagé auparavant l’erreur, ce qui est d’ailleurs parfaitement naturel, car il est rare qu’un converti ne se soit pas un peu converti aux dépens de quelqu’un ou de quelque chose…

Mais un chrétien tel que moi, ou que beaucoup d’entre vous pour lesquels la foi catholique est un élément hors duquel ils ne pourraient pas plus vivre qu’un poisson hors de l’eau, comment voudriez-vous qu’ils ne sentissent pas de l’angoisse, et comme une sorte de honte, en face de ceux de leurs frères incompréhensiblement privés de ce qui ne leur a jamais manqué une seconde ? Si j’étais converti pour ma part, j’aurais beau me répéter sans cesse que ce n’est pas moi qui ai trouvé Dieu, que c’est Lui qui m’a trouvé, c’est là un de ces raisonnements dont on cherche plutôt à se rassurer qu’à se convaincre. Au lieu que je ne saurais pas plus me vanter d’être chrétien que de parler correctement ma langue maternelle.

Comment voudriez-vous que je ne me sente pas gravement et profondément engagé vis-à-vis de ceux qui doivent, pour apprendre ce langage, oublier péniblement le leur, celui dont ils se sont toujours servis ? Que les chrétiens qui m’écoutent veuillent bien me pardonner. N’y eût-il parmi eux qu’un seul étranger à notre foi, c’est pour lui seul que je parlerais en ce moment. Je rougirais trop qu’il s’imaginât que je m’adresse à lui du plus profond, du plus creux de ma sécurité de croyant -comme d’un gîte sûr et tiède-, que je reste étranger à son risque.

Ce n’est pas vrai, non ce n’est pas vrai que la foi est une sécurité, du moins au sens humain du mot. Oh ! sans doute, on rencontre, de par le monde, beaucoup de chrétiens médiocres qui ne demandent pas mieux que de se faire des illusions là-dessus, se croient sûrs de la grâce de Dieu, et mettent au compte de la religion l’espèce de contentement de soi qu’ils partagent avec tous les imbéciles, croyants ou non-croyants. La foi ne saurait être comparée en rien à ces évidences dont celle du « deux et deux font quatre » passe pour le type le plus ordinaire. Je comprends très bien l’agacement ou même l’indignation des incrédules en face de gens auxquels ils attribuent faussement des certitudes analogues à celle-ci en tout ce qui concerne le monde invisible, la mort et l’au-delà de la mort.

Parfois la colère ou l’indignation font place à l’envie : « Vous avez bien de la chance de croire », disent-ils avec une naïveté déconcertante. « Moi, je ne peux pas. » Et c’est vrai qu’ils s’efforcent de croire, du moins ils s’efforcent de croire qu’ils croient, et s’étonnent de n’aboutir à rien, comme ces insomnieux qui se répètent à eux-mêmes qu’ils vont dormir, et se tiennent ainsi éveillés, car le sommeil est toujours imprévu. Qui l’attend peut-être sûr de ne jamais le voir venir, car on ne le voit pas venir. Ils souhaitent de croire, ils s’efforcent de croire, ils s’efforcent de croire qu’ils croient, et d’ailleurs ils ne savent pas très bien ce que nous croyons nous-mêmes, ils attachent volontiers autant d’importance à n’importe laquelle des aventures merveilleuses de la Bible qu’à la Sainte Incarnation du Verbe, ils se travaillent pour croire que Jonas a été quelques jours locataire d’une confortable baleine, que le passage de la mer Rouge fut vraiment tel que le représente une enluminure célèbre où l’on voit les Hébreux passer entre deux hautes murailles liquides à travers lesquelles les poissons contemplent le spectacle, comme on regarde, de sa fenêtre, passer le cortège du Mardi gras…

Hélas ! il y a trop de dévots et de dévotes pour égarer sur ce point la bonne foi des mécréants, non seulement par ignorance ou par sottise, mais aussi par cette sorte de vanité imbécile qui porte certains croyants à renchérir sur leur propre croyance. Les convertis littéraires dont je parlais tout à l’heure ont la spécialité de ces vantardises où l’orgueil a son compte.

Il est clair que l’incrédule peut rester indifférent lorsque vous faites devant lui profession de croire aux grands mystères de la foi qu’il entend mal, et qui ne disent pas grand-chose à son imagination. Si vous lui affirmez au contraire, sans la moindre hésitation, que la loi de la gravitation universelle s’est trouvée suspendue afin de permettre à Josué de retarder d’une heure sa montre, il vous traitera peut-être de fou en se frappant le front de l’index mais il n’en commencera pas moins à vous juger : un type intéressant, formidable, un phénomène. Hé oui, que voulez-vous, c’est pourtant vrai. Un chrétien n’est nullement tenu de prendre comme on dit « à la lettre » l’histoire de Jonas ou de Josué. Remarquez bien qu’en ce qui me concerne, j’y croirais volontiers, je ne demanderais qu’à y croire, les miracles ne m’intéressent pas en ce sens que les miracles n’ont jamais converti grand monde. C’est Notre-Seigneur qui a pris la peine de le dire lui-même dans l’Évangile en se moquant de ceux qui lui demandaient des prodiges. Trop souvent les miracles frappent l’esprit mais endurcissent le cœur parce qu’ils donnent l’impression d’une espèce de mise en demeure brutale, d’une sorte de viol du jugement et de la conscience par un fait qui est, en apparence du moins, une violation de l’ordre.

Je ne saurais m’étendre plus longtemps sur ce sujet, mais il ne me faut pas seulement penser à mes incroyants qui se disent peut-être en ce moment que les bonnes dévotes viennent d’en prendre un sacré petit coup, et qui n’en sont pas tellement mécontents. Après tout, ces bonnes âmes ont bien le droit d’être rassurées si mes plaisanteries leur paraissent sentir le fagot. Je leur conseille fortement de relire l’Histoire Sainte de Daniel-Rops, parue ces dernières années avec le Nihil Obstat et l’Imprimatur de l’archevêché de Paris. Elles y verront, par exemple, qu’on a des raisons de supposer que les sonneries de trompettes étaient le signal convenu pour prévenir les sapeurs d’avoir à sortir des galeries, en mettant le feu à la boiserie, afin de faire écrouler les murailles car telle était la technique des sapeurs à ce moment-là, faute de poudre.

À propos de la traversée du Jourdain à pied sec par l’armée de Josué, à la hauteur de la ville d’Adom, elles liraient encore ceci : la ville d’Adom est probablement El Damieh, à 25 kilomètres en amont de Jéricho. Là, le fleuve coule entre deux talus d’argile hauts de 15 mètres qui glissent aisément. En 1927, à la suite d’un léger séisme, ils s’écroulèrent et barrèrent le lit à tel point que le flot fut interrompu vingt et une heures, reproduisant ainsi exactement les circonstances rapportées par la Bible qui parle, elle aussi, de séisme dans son langage oriental : « les montagnes sautèrent comme des béliers, les collines comme des agneaux ». Je répète que le livre de Daniel-Rops est revêtu de l’Imprimatur.

Je répète que ces questions ne me passionnent nullement. J’admettrais volontiers que les Juifs ont traversé sans se mouiller les pieds non seulement la mer Rouge, mais l’océan Atlantique, que m’importe ?

Je dis seulement qu’il m’est affreusement pénible de penser que des hommes de bonne foi puissent être tenus éloignés du Christ par des scrupules sans fondement et sans objet véritables. Si Dieu avait voulu nous gagner par des miracles, Il ne s’en serait certainement pas tenu à celui de Cana, ou même à la résurrection de Lazare. Il ne lui en eût rien coûté de s’imposer par des prodiges beaucoup plus extraordinaires, cosmiques. Au lieu que ce que les Saints Évangiles nous rapportent des phénomènes qui ont marqué la mort du Sauveur, le soleil qui s’obscurcit, le voile du temple qui se déchire, la terre qui tremble, sont bien peu de chose comparés aux effets de la bombe de Hiroshima. Mais allons plus loin, réfléchissons encore un peu. Pourquoi nous regagner en forçant notre volonté par des miracles ? Contrainte pour contrainte, il eût été tellement plus facile de ne jamais nous perdre en accordant une fois pour toute la volonté humaine à la volonté divine, comme une planète qui tourne autour de son soleil. C’est que Dieu n’a pas voulu nous faire irresponsables, je veux dire incapables d’amour, car il n’y a pas de responsabilité sans liberté et l’amour est un choix libre ou il n’est rien.

Je parais peut-être m’écarter de mon sujet. Vous auriez pourtant tort de le croire. Une théorie matérialiste du monde ne saurait expliquer l’homme moral. Mais il ne suffit pas non plus de placer par l’imagination au principe et à la tête du monde un être suprême, une intelligence suprême, un dieu-géomètre pour justifier l’existence des saints. Plus je vois l’univers, disait à peu près Voltaire, et moins je puis songer que cette horloge marche et n’ait pas d’horloger ; vers idiots qui ont néanmoins rempli d’aise d’innombrables générations de chanoines tout fiers de penser que le bon Dieu existait désormais avec l’autorisation de M. de Voltaire, tout joyeux et contents de l’excellent tour que le bon Dieu avait joué à son ennemi personnel – « Écrasons l’infâme ! » en profitant d’un moment d’inattention de M. de Voltaire pour lui faire signer un petit papier de reconnaissance… Hélas ! en écrivant ces vers de mirliton, M. de Voltaire ne se souciait nullement des saints, et les chanoines qui le citaient avec honneur aux distributions de prix ne s’en préoccupaient peut-être pas beaucoup davantage… Que diable – c’est le cas de le dire ! -un horloger pourrait-il faire des saints, je me le demande ? Il n’y a rien de moins libre qu’une horloge, puisque tous les engrenages s’y trouvent dans la plus étroite dépendance les uns des autres. Vous me répondrez probablement que l’univers physique offre assez l’exemple d’une mécanique de précision ? Mais êtes-vous certains de ne pas prendre le signe pour la chose, comme un être d’une intelligence absolument différente de la nôtre, ignorant tout du langage et de l’écriture, qui s’extasierait sur le rythme des voix, la symétrie d’une page d’imprimerie, s’efforcerait de dégager les lois de l’une et de l’autre, sans rien savoir de l’essentiel – de cela qui seul importe -, la pensée, la pensée toujours vivante et libre sous la contrainte apparente des caractères ou des sons qui l’expriment. Si la vie était la pensée libre de ce monde en apparence déterminé ?

La vie, c’est-à-dire cette énergie mystérieuse, immatérielle, à laquelle la physique moderne réduit la matière elle-même. L’univers matérialiste n’a que faire de l’homme moral. L’univers des déistes, à la manière de l’auteur de la Henriade, n’a pas de place pour les saints – le saint serait aussi déplacé dans ce monde qu’un poète lyrique à l’école des Ponts et Chaussées… Comment pourrais-je continuer à vous parler des saints et de la sainteté sans vous rappeler – ou vous apprendre que pour nous chrétiens, Dieu est Amour, la Création est un acte d’amour. Je ne parle pas ainsi dans l’intention de vous convaincre, je vous demande seulement d’entrer avec moi, un moment, dans une telle hypothèse, autrement nous nous parlerions en vain. Oh! je sais, je sais, vous pensez aussitôt à ce gémissement de la douleur universelle qui ne se tait ni jour ni nuit. Vous vous rappelez les vers de Baudelaire :

Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage

Que nous puissions donner de notre dignité

Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge

Et vient mourir au bord de votre éternité.

Mais réfléchissons bien que c’est au nom de la Raison et de la Justice que vous dénoncez la cruauté de ce monde, et dans cette voie, une longue expérience prouve que vous ne pouvez aller qu’à la révolte, au désespoir ou à la négation absolue. Il est vrai que nous avons été créés à l’image et à la ressemblance de Dieu. Nous lui ressemblons même beaucoup plus que nous n’osons le penser, que les philosophes nous permettent de le penser. « Créé à l’image et à la ressemblance de Dieu » – comme une telle expression est mystérieuse et redoutable -, mais comme elle a perdu peu à peu sa signification par l’usage, ainsi qu’une pièce de monnaie son effigie, pour avoir passé dans trop de mains ! Je voudrais cependant que vous vous y arrêtiez une minute.

Combien d’entre nous, chrétiens, avons vraiment conscience d’être à l’image et à la ressemblance de Dieu ? Qui se préoccupe du sens réel de ces paroles si surprenantes ? S’il est vrai que nous sommes créés à l’image de Dieu, comment mépriserions-nous une des plus hautes facultés de l’homme ? Vous me répondrez que sans la mépriser, je viens de la déclarer impuissante. Non pas impuissante à tirer parti de la création, mais incapable d’en pénétrer le sens, de la comprendre, au sens exact du mot. Si la création était l’œuvre de la seule intelligence, l’intelligence humaine pourrait faire mieux que de découvrir quelques-unes de ses lois, afin d’exploiter cette connaissance, ainsi qu’on se sert d’une mécanique. Elle ne serait pas toujours prête à la condamner au nom de la logique ou de la justice. C’est que la création est une œuvre d’amour. L’intelligence, réduite à ses propres forces, ne croit trouver dans la nature qu’indifférence et cruauté, mais c’est sa propre cruauté qu’elle y découvre. À proprement dire ce n’est pas la souffrance qu’elle condamne, c’est ce qui lui paraît une anomalie, un gaspillage, une mauvaise organisation de la souffrance. L’intelligence est plus cruelle que la nature. Nous commençons, par exemple, à comprendre qu’une société organisée par elle – ou du moins par cette forme dégradée de l’intelligence qui s’appelle la technique – sera sans pitié non seulement pour les éléments suspects de produire moins qu’ils ne consomment, mais encore pour tout ce qui ne pensera en accord avec la monstrueuse conscience collective…

Oui, à ne parler que des mal fichus, la nature en laisse subsister des millions qui n’échapperont sûrement pas demain aux techniciens chargés de maintenir et d’augmenter sans cesse le rendement de la colossale usine universelle. En réalité l’intelligence ne s’indigne pas contre la souffrance, elle la refuse, comme elle refuse un syllogisme mal construit, quitte à s’en servir elle-même, selon ses méthodes, après avoir remis le syllogisme d’aplomb. Qui parle de la Douleur comme d’une intolérable violation de l’âme, ou même d’une absurdité toute pure, est certain de l’approbation des imbéciles. Mais pour un petit nombre de révoltés sincères, combien d’autres qui ne cherchent dans la révolte contre la souffrance qu’une justification plus ou moins sournoise de leur indifférence et de leur égoïsme vis-à-vis de ceux qui souffrent ? Sinon, par quel miracle les hommes qui acceptent le plus humblement, sans le comprendre, ce scandale permanent de la souffrance et de la misère, sont-ils presque toujours ceux qui se dévouent le plus tendrement aux souffrants et aux misérables : saint François d’Assise ou saint Vincent de Paul ?

Le scandale de l’univers n’est pas la souffrance, c’est la liberté. Dieu a fait libre sa création, voilà le scandale des scandales, car tous les autres scandales procèdent de lui. Oh ! je sais bien, nous paraissons être ici en pleine métaphysique. Que voulez-vous que j’y fasse ? Si je me fais mal comprendre de quelques-uns d’entre vous, c’est que je me serai mal expliqué, voilà tout. Expliquer, d’ailleurs, à quoi bon ? Il y a en ce moment, dans le monde, au fond de quelque église perdue, ou même dans une maison quelconque, ou encore au tournant d’un chemin désert, tel pauvre homme qui joint les mains et du fond de sa misère, sans bien savoir ce qu’il dit, ou sans rien dire, remercie le bon Dieu de l’avoir fait libre, de l’avoir fait capable d’aimer. Il y a quelque part ailleurs, je ne sais où, une maman qui cache pour la dernière fois son visage au creux d’une petite poitrine qui ne battra plus, une mère près de son enfant mort qui offre à Dieu le gémissement d’une résignation exténuée, comme si la Voix qui a jeté les soleils dans l’étendue ainsi qu’une main jette le grain, la Voix qui fait trembler les mondes, venait de lui murmurer doucement à l’oreille «Pardonne-moi, un jour, tu sauras, tu comprendras, tu me rendras grâce. Mais maintenant, ce que j’attends de toi, c’est ton pardon, pardonne. » Ceux-là, cette femme harassée, ce pauvre homme, se trouvent au cœur du mystère, au cœur de la création universelle et dans le secret même de Dieu. Que vous en dire ? Le langage est au service de l ’intelligence. Et ce que ces gens-là ont compris, ils l’ont compris par une lucidité supérieure à l’intelligence, bien qu’elle ne soit nullement en contradiction avec elle, ou plutôt par un mouvement profond et irrésistible de l’âme qui engageait toutes les facultés à la fois qui engageait à fond toute leur nature… Oui, au moment où cet homme, cette femme acceptaient leur destin, s’acceptaient eux-mêmes, humblement le mystère de la Création s’accomplissait en eux, tandis qu’ils couraient ainsi sans le savoir tout le risque de leur conduite humaine, se réalisaient pleinement dans la charité du Christ, devenant eux-mêmes, selon la parole de saint Paul, d’autres Christ. Bref, ils étaient des saints.

S’engager tout entier… Vous le savez, la plupart d’entre nous n’engagent dans la vie qu’une faible part, une petite part, une part ridiculement petite de leur être, comme ces avares opulents qui passaient, jadis, pour ne dépenser que le revenu de leurs revenus. Un saint ne vit pas du revenu de ses revenus, ni même seulement de ses revenus, il vit sur son capital il engage totalement son âme. C’est d’ailleurs en quoi il diffère du sage qui sécrète sa sagesse à la manière d’un escargot, sa coquille, pour y trouver un abri. Engager son âme !

Non ce n’est pas là simple image littéraire. Il ne faudrait même pas la pousser très loin pour lui donner une signification sinistre. Dans son récent livre, Les Problèmes de la vie , l’illustre professeur à l’Université de Genève, M. Guyénot, reprend la distinction entre le corps, l’esprit et l’âme. Si l’on admet cette hypothèse, que saint Thomas ne repousse pas, on se dit avec épouvante que des hommes sans nombre naissent, vivent et meurent sans s’être une seule fois servi de leur âme, réellement servi de leur âme, fût-ce pour offenser le bon Dieu. Qui permet de distinguer ces malheureux ? En quelle mesure n’appartenons-nous pas nous-mêmes à cette espèce ?

La Damnation ne serait-elle pas de se découvrir trop tard, beaucoup trop tard, après la mort, une âme absolument inutilisée, encore soigneusement pliée en quatre, et gâtée comme certaines soies précieuses, faute d’usage ? Quiconque se sert de son âme, si maladroitement qu’on le suppose, participe aussitôt à la Vie universelle, s’accorde à son rythme immense, entre de plain-pied, du même coup, dans cette communion des Saints qui est celle de tous les hommes de bonne volonté auxquels fut promise la Paix, cette sainte Église invisible dont nous savons qu’elle compte des païens, des hérétiques, des schismatiques ou des incroyants, dont Dieu seul sait les noms. La communion des saints… Lequel d’entre nous est sûr de lui appartenir ? Et s’il a ce bonheur, quel rôle y joue-t-il ? Quels sont les riches et les pauvres de cette étonnante communauté ? Ceux qui donnent et ceux qui reçoivent ? Que de surprises ! Tel vénérable chanoine pieusement décédé, dont le Bulletin diocésain aura fait l’éloge pompeux, dans le style particulier à ces publications, ne risque-t-il pas d’apprendre, par exemple, qu’il a dû sa vocation et son salut à quelque incrédule notoire, secrètement harcelé par l’angoisse religieuse, et auquel Dieu avait incompréhensiblement refusé les consolations mais non pas les mérites de la foi ?

 Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé. Oh ! rien ne paraît mieux réglé, plus strictement ordonné, hiérarchisé, équilibré que la vie extérieure de l’Église. Mais sa vie intérieure déborde des prodigieuses libertés, on voudrait presque dire des divines extravagances de l’Esprit, l’Esprit qui souffle où il veut. Lorsqu’on songe à la stricte discipline qui maintient presque implacablement à sa place assignée chaque membre de ce grand corps ecclésiastique depuis le modeste vicaire jusqu’au Saint-Père avec ses privilèges, ses titres, on voudrait presque dire son vocabulaire particulier n’est-ce pas en effet comme une extravagance, ces promotions soudaines, parfois très soudaines, de religieuses obscures, de simples laïques, ou même de mendiants faits brusquement patrons, protecteurs et parfois docteurs de l’Église universelle ?

Oh ! Il ne s’agit pas d’opposer l’Église visible à l’Église invisible Église visible, que voulez-vous, ce n’est pas seulement la hiérarchie ecclésiastique, c’est vous, c’est moi, elle n’est donc pas toujours agréable et elle a même été parfois très désagréable, à regarder de près, au XVème siècle par exemple, au temps du Concile de Bâle, et dans ces cas-là on est naturellement tenté de regretter que ce ne soit pas elle, l’invisible ; oui, on regrette qu’un cardinal soit reconnaissable de si loin à sa belle cape écarlate tandis qu’un saint, de son vivant, ne se distingue par aucun détail vestimentaire… Oh ! Je sais bien que ce qui paraît ici une plaisanterie est pour beaucoup d’âmes une idée parfois torturante. On a tort de raisonner comme si l’Église visible et l’Église invisible étaient en réalité deux Églises, alors que l’Église visible est ce que nous pouvons voir de l’Église invisible, et cette part visible de l’Église invisible varie avec chacun de nous

Car nous connaissons d’autant mieux ce qu’il y a en elle d’humain que nous sommes moins dignes de connaître ce qu’elle a de divin. Sinon, comment expliqueriez-vous cette bizarrerie que les plus qualifiés pour se scandaliser des défauts, des déformations ou même des difformités de l’Église visible – je veux dire les saints -soient précisément ceux qui ne s’en plaignent jamais ? Oui, l’Église visible est ce que chacun de nous peut voir de l’Église invisible, selon ses mérites et la grâce de Dieu.

C’est bien joli de dire : « J’aimerais mieux voir autre chose que ce que je vois. » Oh ! Bien sûr, si le monde était le chef-d’œuvre d’un architecte soucieux de symétrie, ou d’un professeur de logique, d’un Dieu déiste, en u mot, l’Église offrirait le spectacle de la perfection, de l’ordre, la sainteté y serait le premier privilège du commandement, chaque grade dans la hiérarchie correspondant à un grade supérieur de sainteté, jusqu’au plus saint de tous, Notre Saint-Père le Pape, bien entendu. Allons ! Vous voudriez d’une Église telle que celle-ci ? Vous vous y sentiriez à l’aise ? Laissez-moi rire, loin de vous y sentir à l’aise, vous resteriez au seuil de cette Congrégation de surhommes, tournant votre casquette entre les mains, comme un pauvre clochard à la porte du Ritz ou du Claridge.

L’Église est une maison de famille, une maison paternelle, et il y a toujours du désordre dans ces maisons-là, les chaises ont parfois un pied de moins, les tables sont tachées d’encre, et les pots de confitures se vident tout seuls dans les armoires, je connais ça, j’ai l’expérience… La maison de Dieu est une maison d’hommes et non de surhommes. Les chrétiens ne sont pas des surhommes. Les saints pas davantage, ou moins encore, puisqu’ils sont les plus humains des humains.

Les saints ne sont pas sublimes, ils n’ont pas besoin du sublime, c’est le sublime qui aurait plutôt besoin d’eux. Les saints ne sont pas des héros, à la manière des héros de Plutarque. Un héros nous donne l’illusion de dépasser l’humanité, le saint ne la dépasse pas, il l’assume, il s’efforce de la réaliser le mieux possible, comprenez-vous la différence ? Il s’efforce d’approcher le plus près possible de son modèle Jésus-Christ, c’est-à-dire de Celui qui a été parfaitement homme, avec une simplicité parfaite, au point, précisément, de déconcerter les héros en rassurant les autres, car le Christ n’est pas mort seulement pour les héros, il est mort aussi pour les lâches. Lorsque ses amis l’oublient, ses ennemis, eux, ne l’oublient pas. Vous savez que les nazis n’ont cessé d’opposer à la Très Sainte Agonie du Christ au jardin des Oliviers la mort joyeuse de tant de jeunes héros hitlériens. C’est que le Christ veut bien ouvrir à ses martyrs la voie glorieuse d’un trépas sans peur, mais il veut aussi précéder chacun de nous dans les ténèbres de l’angoisse mortelle. La main ferme, impavide, peut au dernier pas chercher appui sur son épaule, mais la main qui tremble est sûre de rencontrer la sienne…

Oh ! … Je voudrais que nous finissions sur une pensée qui n’a cessé de m’accompagner tout au long de cette causerie ainsi que le fil du tisserand qui court sous la trame. Ceux qui ont tant de mal à comprendre notre foi sont ceux qui se font une idée trop imparfaite de l’éminente dignité de l’homme dans la création, qui ne le mettent pas à sa place dans la création, à la place où Dieu l’a élevé afin de pouvoir y descendre. Nous sommes créés à l’image et à la ressemblance de Dieu, parce que nous sommes capables d’aimer. Les saints ont le génie de l’amour. Oh ! remarquez-le, il n’en est pas de ce génie-là comme de celui de l’artiste, par exemple, qui est le privilège d’un très petit nombre. Il serait plus exact de dire que le saint est l’homme qui sait trouver en lui, faire jaillir des profondeurs de son être, l’eau dont le Christ parlait à la Samaritaine : « Ceux qui en boivent n’ont jamais soif… » Elle est là en chacun de nous, la citerne profonde ouverte sous le ciel. Sans doute, la surface en est encombrée de débris, de branches brisées, de feuilles mortes, d’où monte une odeur de mort. Sur elle brille une sorte de lumière froide et dure, qui est celle de l’intelligence raisonneuse. Mais au-dessous de cette couche malsaine, l’eau est tout de suite si limpide et si pure ! Encore un peu plus profond, et l’âme se retrouve dans son élément natal, infiniment plus pur que l’eau la plus pure, cette lumière incréée qui baigne la création tout entière – en Lui était la Vie, et la Vie était la lumière des hommes – in ipso Vita erat et Vita erat lux hominum.

La foi que quelques-uns d’entre vous se plaignent de ne pas connaître, elle est en eux, elle remplit leur vie intérieure, elle est cette vie intérieure même pas quoi tout homme, riche ou pauvre, ignorant ou savant, peut prendre contact avec le divin, c’est-à-dire avec l’amour universel, dont la création tout entière n’est que le jaillissement inépuisable. Cette vie intérieure contre laquelle conspire notre civilisation inhumaine avec son activité délirante, son furieux besoin de distraction et cette abominable dissipation d’énergies spirituelles dégradées, par quoi s’écoule la substance même de l’humanité.

Au commencement, je vous disais que le scandale de la création n’était pas la souffrance mais la liberté. J’aurais pu aussi bien dire l’Amour. Si les mots avaient gardé leur sens, je dirais que la Création est un drame de l’Amour. Les moralistes considèrent volontiers la sainteté comme un luxe. Elle est une nécessité. Aussi longtemps que la charité ne s’est pas trop refroidie dans le monde, aussi longtemps que le monde a eu son compte de saints, certaines vérités ont pu être oubliées. Elles reparaissent aujourd’hui comme le roc à marée basse.

C’est la sainteté, ce sont les saints qui maintiennent cette vie intérieure sans laquelle l’humanité se dégradera jusqu’à périr. C’est dans sa propre vie intérieure en effet que l’homme trouve les ressources nécessaires pour échapper à la barbarie ou à un danger pire que la barbarie, la servitude bestiale de la fourmilière totalitaire. Oh ! Sans doute, on pourrait croire que ce n’est plus l’heure des saints, que l’heure des saints est passée. Mais comme je l’écrivais jadis, l’heure des saints vient toujours.

ECRIVAIN CHRETIEN, ECRIVAIN FRANÇAIS, GEORGES BERNANOS, GEORGES BERNANOS (1888-1948), JOURNAL D'UN CURE DE CAMPAGNE, MEDITATION DE GEORGES BERNANOS SUR LA VIERGE MARIE, NATIVITE DE LA VIERGE MARIE, VIERGE MARIE

Méditation de Georges Bernanos sur la Vierge Marie

Regard de Georges Bernanos sur la Vierge Marie

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Georges Bernanos (1888-1948) livre une meditation sur la Vierge Marie, dans son roman « Journal d’un curé de campagne », par le biais du curé de Torcy rendant visite au jeune curé pour l’encourager :

« Elle est notre mère, c’est entendu. Elle est la mère du genre humain, la nouvelle Eve. Mais elle est aussi sa fille.

L’ancien monde, le douloureux monde, le monde d’avant la grâce l’a bercée longtemps sur son cœur désolé -des siècles et des siècles- dans l’attente obscure, incompréhensible d’une « virgo genitrix« …

Des siècles et des siècles, il a protégé de ses vieilles mains chargées de crimes, ses lourdes mains, la petite fille merveilleuse dont il ne savait même pas le nom.

Une petite fille, cette reine des anges! Et elle l’est restée, ne l’oublie pas!…

Notre pauvre espèce ne vaut pas cher, mais l’enfance émeut toujours ses entrailles, l’ignorance des petits lui fait baisser les yeux – ses yeux qui savent le bien et le mal, ses yeux qui ont vu tant de choses ! Mais ce n’est que l’ignorance, après tout.

La Vierge était l’innocence…

Oui, mon petit, pour la bien prier, il faut sentir sur soi ce regard qui n’est pas tout à fait celui de l’indulgence – car l’indulgence ne va pas sans quelque expérience amère – mais de la tendre compassion, de la surprise douloureuse, d’on ne sait quel sentiment encore, inconcevable, inexprimable, qui la fait plus jeune que le péché, plus jeune que la race dont elle est issue et, bien que Mère par la grâce, Mère des grâces, la cadette du genre humain. »

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Georges BERNANOS, Journal d’un curé de campagne (Plon 1936), éditions « Le livre de poche », Paris, 1966, p. 180, 182

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ECRIVAIN CHRETIEN, ECRIVAIN FRANÇAIS, GEORGES BERNANOS, GEORGES BERNANOS (1888-1948), NATIVITE DE JESUS, NOËL, NOËL AURA-T-IL LIEU ?

Noël aura-t-il lieu ? Georges Bernanos (1947)

Georges Bernanos, « Noël aura-t-il lieu ? », 25 décembre 1947

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Dans le désenchantement qui a suivi les espoirs nés de la fin de la guerre et de la Libération, il écrit ceci

On imagine très bien les hommes s’interrogeant entre eux un matin du 26 décembre : « Mais, dites donc, n’était-ce pas hier Noël ? – Noël ? Voyons, voyons, nous étions hier le 24, consultez le calendrier… – Alors, c’est aujourd’hui Noël ?… – Pas du tout, nous sommes aujourd’hui le 26, fête de saint Étienne. Étienne, c’est justement le nom de mon oncle. – Sacrebleu ! il y a maldonne, on devrait téléphoner aux savants de l’Observatoire. Après tout, ils sont payés pour mesurer le temps, il faudra bien qu’ils nous rendent compte d’un jour de moins… »

Mais les savants de tous les observatoires du monde multiplieraient en vain leurs calculs, personne ne retrouverait jamais les vingt-quatre heures mystérieusement perdues. Comme la guerre de Troie du pauvre Giraudoux, Noël n’aurait pas eu lieu ! Car on est en droit de se demander s’il y aura encore longtemps des nuits de Noël, avec leurs anges et leurs bergers, pour ce monde féroce, si éloigné de l’enfance, si étranger à l’esprit d’enfance, au génie de l’enfance, avec son réalisme borné, son mépris du risque, sa haine de l’effort qui inspire la plupart de ses rêveries mécaniques – haine de l’effort qui s’accorde beaucoup moins paradoxalement qu’on ne pense à son délire d’activité, à son agitation convulsive. Que viendra faire dans un monde tel que celui-ci un jour consacré depuis deux millénaires à l’enfance éternelle qui, à chaque génération, fait déborder à travers nos cloaques son flot irrésistible d’enthousiasme et de pureté ?

Noël est la fête de l’enfance. Car l’enfance est le vrai nom de la jeunesse, ce que nous appelons l’esprit d’enfance est l’esprit même de la jeunesse, et ce génie qui de siècle en siècle féconde et renouvelle l’histoire est proprement le génie de l’enfance. (…)

Chers jeunes lecteurs auxquels ces lignes, écrites à propos de Noël, paraîtront sans doute bien austères, méfiez-vous ! Il ne s’agit pas ici d’une simple controverse scolaire entre les Anciens et les Modernes… Lorsque l’esprit de jeunesse s’affaiblit dans le monde, c’est l’esprit de vieillesse qui l’emporte…

Georges Bernanos, Essais et Écrits de combat (La Pléiade, Tome II

ECRIVAIN CHRETIEN, ECRIVAIN FRANÇAIS, GEORGES BERNANOS, GEORGES BERNANOS (1888-1948), NOS AMIS LES SAINTS, SAINTETE, SAINTS, SPIRITUALITE

Nos amis les saints de Georges Bernanos

Nos amis les saints de Georges Bernanos

(Tunis, 1947)

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Georges Bernanos, «Nos amis les saints» 1 1 Tunis, 1947.

Nos amis les saints Ces grandes destinées échappent, plus que toutes les autres, à n importe quel déterminisme : elles rayonnent, elles resplendissent d une éclatante liberté. Si le père de Foucauld en personne m avait demandé cette conférence, je me demande si je n aurais pas réussi à trouver quelque raison de lui refuser, que son indulgence eût probablement jugée valable. Mais il m a fait demander la chose par ses filles, et me voilà ici devant vous, nous voilà tous rassemblés ici pour bien prouver que les filles du père de Foucauld finissent toujours par faire ce qu elles veulent. Ce n est peut-être pas tout à fait un miracle mais ça y ressemble déjà pas mal. Admettons que ce soit un miracle préparatoire. Car ayant imprudemment décidé de vous parler ce soir d un pays où je n ai jamais mis les pieds, bien que je sois un vieux voyageur, dont je ne suis même nullement sûr d avoir jamais rencontré un seul habitant authentique, un seul autochtone, bref, puisque j ai décidé de vous parler des saints et de la sainteté, le miracle, le vrai miracle, le miracle incontestable serait que vous réussissiez à m écouter sans ennui… Enfin que voulez-vous que je vous dise? Tâchez d être le plus indulgent possible : c est mon premier sermon. Vous me direz que j aurais pu choisir un autre sujet. Ce n est pas sûr, le plus souvent, voyez-vous, ce n est pas nous qui choisissons le sujet, c est le sujet qui nous choisit. Les amateurs de littérature croient volontiers qu un écrivain fait ce qu il veut de son imagination. Hélas l autorité de l écrivain sur son imagination d écrivain est à peu près celle que le Code civil nous garantit vis-à-vis de nos charmantes et pacifiques compagnes, vous voyez d ici ce que je veux dire? Lorsque m est parvenue la lettre que sœur Simone du Cœur Eucharistique m avait fait l honneur de m écrire, mon premier mouvement – je crois l avoir déjà dit – a été de me dérober, dans le sens où on dit qu un cheval se dérobe. Si je ne refuse pas l obstacle du premier coup, j aime autant après le sauter à fond comme les vieux chevaux consciencieux qui le prennent toujours au centre à l endroit le plus haut… «Ah! c est donc comme ça, ai-je pensé. Tant pis pour eux! Je vais leur parler de la sainteté.» Mais, soyons francs, le sujet, le fameux sujet m avait déjà mis le grappin dessus, et je sentais très bien que le sort en était jeté, que je ne pourrais pas vous parler d autre chose. Et d abord qu est-ce que je me propose en parlant des saints? Oh! certainement pas de vous édifier! Si je vous édifie ce sera du moins sans le faire exprès, je vous assure. Nous allons essayer de parler des saints, tranquillement, comme les enfants parlent entre eux des grandes personnes, nous ne prétendons rien d autre qu échanger nos impressions sur ces hommes à la fois si éloignés et si proches de nous. Cela me rappelle un vers célèbre d Eluard dans son poème Guernica : «La Mort si difficile… et si facile…» On pourrait très bien en dire autant de la sainteté… Elle nous paraît terriblement difficile, peut-être simplement parce que nous ne savons pas, nous ne nous demandons même jamais sérieusement ce qu elle est. Il en est de même pour les enfants qui parlent des grandes personnes. Ils ne savent pas ce qu ils en pensent, ils n osent pas savoir ce qu ils en pensent, ils se contentent de jouer au monsieur et à la dame. Puis, peu à peu, à force de jouer ainsi aux grandes personnes, ils deviennent grands à leur tour. Peut-être la recette est-elle bonne? Peut-être, à force de jouer aux saints, finirions-nous par le devenir? En tout cas, il semble bien que la petite sœur Thérèse ne s y soit pas prise autrement, on pourrait dire qu elle est devenue sainte en jouant aux saints avec l Enfant Jésus, comme un petit garçon qui, à force de faire tourner un train mécanique devient, presque sans y penser,  ingénieur des chemins de fer, ou même plus simplement chef de gare… Permettez-moi de m en tenir un moment à cette comparaison de chemin de fer. Je ne la trouve pas si bête, après tout… On peut parfaitement imaginer l Eglise ainsi qu une vaste entreprise de transport, de transport au paradis, pourquoi pas? Eh bien, je le demande, que deviendrions-nous sans les saints qui organisent le trafic? Certes, depuis deux mille ans, la compagnie a dû compter pas mal de catastrophes, l arianisme, le nestorianisme, le pélagianisme, le grand schisme d Orient, Luther… pour ne parler que des déraillements et télescopages les plus célèbres. Mais, sans les saints, moi je vous le dis, la chrétienté ne serait qu un gigantesque amas de locomotives renversées, de wagons incendiés, de rails tordus et de ferrailles achevant de se rouiller sous la pluie. Aucun train ne circulerait plus depuis longtemps sur les voies envahies par l herbe. Oh! je sais bien que certains d entre vous se disent en ce moment que je fais la part trop belle aux saints, que je donne trop d importance à des gens tout de même un peu en marge, et que j ai tort de comparer à de paisibles fonctionnaires, d autant plus qu en dépit de toute tradition administrative, ils bénéficient de l avancement au mérite et non pas à l ancienneté, qu on les voit passer brusquement du modeste emploi d homme d équipe à celui d inspecteur général ou de directeur de la compagnie, alors même qu ils en ont été fichus brutalement à la porte, comme Jeanne d Arc, par exemple. Mais je crois qu il vaut mieux arrêter là mes comparaisons ferroviaires, ne serait-ce que pour épargner l amour-propre, toujours un peu scrupuleux, de MM. les ecclésiastiques, particulièrement, c est trop naturel, de ceux qui m ont fait l honneur de venir m entendre et qui doivent se demander avec inquiétude de quoi ils sont au juste chargés dans cette imaginaire compagnie de transport : la distribution des billets ou la police des gares?… Je voudrais que vous reteniez seulement de mon propos  cette idée que l Eglise est en effet un mouvement, une force en marche, alors que tant de dévots et de dévotes ont l air de croire, feignent de croire, qu elle est seulement un abri, un refuge, une espèce d auberge spirituelle à travers les carreaux de laquelle on peut se donner le plaisir de regarder les passants, les gens du dehors, ceux qui ne sont pas pensionnaires de la maison, marcher dans la crotte. Oh! il est certainement parmi vous de ces hommes du dehors que scandalise profondément la sécurité des chrétiens médiocres, sécurité qui ressemble à la légendaire sécurité des imbéciles – probablement parce que c est la même… Mon Dieu, croyez-moi, je ne me fais pas tellement d illusions sur la sincérité de certains incroyants, je n entre pas dans tous leurs griefs, je sais que beaucoup d entre eux s efforcent de justifier leur propre médiocrité par la nôtre, rien de plus. Mais je ne peux pas m empêcher de les aimer, je me sens terriblement solidaire de ces gens qui n ont pas encore trouvé ce que j ai reçu moi-même sans l avoir mérité, sans l avoir seulement demandé, dont je jouis dès le berceau, pour ainsi dire, et par une sorte de privilège dont la gratuité m épouvante. Car je ne suis pas un converti, j ai presque honte de l avouer, puisque depuis une vingtaine d années la mode est aux convertis, peut-être parce que les convertis parlent beaucoup, parlent énormément de leur conversion, un peu à la manière de ces malades guéris qui ne nous font grâce d aucun des détails de leur ancienne maladie, vous assomment d élixirs et de pilules. Faut-il ajouter que les cléricaux ont beaucoup de goût pour cette sorte de gens, et il est certain que leur témoignage a la même valeur publicitaire que celui de ces messieurs dont on voit la photographie à la quatrième page des journaux. L histoire religieuse – l histoire religieuse est sans doute un mot trop prétentieux – disons donc la chronique dévote de la première moitié du siècle est pleine de conversions littéraires. Une des plus célèbres fut celle de M. Paul Claudel qui nous a retracé toutes les circonstances de ce matin mémorable où, dissimulé derrière une colonne de Notre-Dame de Paris, il a senti tout à coup ce mystérieux mouvement intérieur, ce spasme 5 spirituel,  cette  espèce  d éternuement  de  l’âme  par  laquelle  a commencé  une  prestigieuse  carrière  de  poète  catholique  qui  vient de  recevoir  son  couronnement  à  l’Académie  française  comme  sa nomination  au  poste  envié  de  Washington  avait  mis  le  sceau suprême  à  la  carrière,  non  moins  prestigieuse,  du  fonctionnaire. Nous  avons  connu  d’autres  conversions  littéraires  presque  aussi retentissantes, bien que souvent moins solides, celle de M. Cocteau par  exemple,  signée  par  M.  Jacques  Maritain  (les  conversions littéraires peuvent être signées comme des toiles de maître) ou celle -portant  la  même  signature -de  ce  pauvre  Sachs  qui  alla,  lui, jusqu’au  séminaire  et  dont  la  première  soutane  avait  été  coupée chez  Paquin. N’importe ! Je  m’excuse  de  m’être laissé aller à ces plaisanteries sur les convertis, mais elles ne leur font pas grand mal, et  je  leur  reproche  de  ne  pas  comprendre  toujours  grand-chose  à ceux  dont ils ont  partagé auparavant  l’erreur,  ce  qui  est  d’ailleurs parfaitement naturel, car il est rare qu’un converti ne se soit pas un peu converti aux dépens de quelqu’un ou de quelque chose… Mais un chrétien tel que moi, ou que beaucoup d’ entre vous pour lesquels la  foi  catholique  est  un  élément  hors  duquel  ils ne  pourraient  pas  plus  vivre  qu ’un  poisson  hors  de  l’eau,  comment  voudriez – vous qu’ ils ne sentissent pas de l’angoisse, et comme une sorte de honte, en face de ceux de leurs frères, incompréhensiblement privés de ce qui ne leur a jamais manqué une seconde ? Si j’étais converti pour ma  part, j ’aurais beau  me  répéter  sans cesse  que  ce n’est  pas  moi qui ai trouvé Dieu, que c’est Lui qui m’a trouvé, c’est là un de ces raisonnements   dont   on   cherche   plutôt   à   se   rassurer   qu’à   se convaincre.  Au  lieu  que  je  ne  saurais  pas  plus  me  vanter  d’être chrétien   que   de   parler   correctement   ma   langue   maternelle. Comment  voudriez-vous  que  je  ne  me  sente  pas  gravement  et profondément engagé vis-à-vis de ceux qui doivent, pour apprendre ce  langage,  oublier  péniblement  le  leur,  celui dont  ils  se  sont toujours servis ? Que les chrétiens qui m’écoutent veuillent bien me pardonner. N’y eût-il parmi eux qu’un seul étranger à notre foi, c’est pour lui seul   que   je   parlerais   en   ce   moment.   Je   rougirais   trop   qu’il 7s’imaginât que je m’adresse à lui du plus profond, du plus creux de ma sécurité de croyant -comme d’un gîte sûr et tiède-, que je reste étranger à son risque. Ce n’est pas vrai, non ce n’est pas vrai que la foi  est  une  sécurité,  du  moins  au  sens  humain  du  mot.  Oh ! sans doute,  on  rencontre,  de  par  le  monde,  beaucoup  de  chrétiens médiocres qui ne demandent pas mieux que de se faire des illusions là-dessus, se croient sûrs de la grâce de Dieu, et mettent au compte de la religion l’espèce de contentement de soi qu’ils partagent avec tous les imbéciles, croyants ou non-croyants. La foi ne saurait être comparée en rien à ces évidences dont celle du « deux et deux font quatre » passe pour le type le plus ordinaire. Je comprends très bien l’agacement ou même l’indignation des incrédules en face de gens auxquels  ils  attribuent  faussement  des  certitudes  analogues  à celle-ci  en  tout  ce  qui  concerne  le  monde  invisible,  la  mort  et l’au-delà de la mort. Parfois la colère ou l’indignation font place à l’envie :«Vous avez bien de la chance de croire », disent-ils avec une  naïveté  déconcertante.  «  Moi,  je  ne  peux  pas.  »  Et  c’est  vrai qu’ils s’efforcent de croire, du moins ils s’efforcent de croire qu’ils croient,  et  s’étonnent  de  n’aboutir  à  rien,  comme  ces  insomnieux qui se répètent à eux-mêmes qu’ils vont dormir, et se tiennent ainsi éveillés, car le sommeil est toujours imprévu. Qui l’attend peut être sûr  de  ne  jamais  le  voir  venir,  car  on  ne  le  voit  pas  venir. Ils souhaitent  de  croire,  ils  s’efforcent  de  croire,  ils  s’efforcent  de croire qu’ils croient, et d’ailleurs ils ne savent pas très bien ce que nous    croyons    nous-mêmes,    ils    attachent    volontiers    autant d’importance à n’importe  laquelle  des  aventures  merveilleuses de la Bible qu’à la Sainte Incarnation du Verbe, ils se travaillent pour croire  que Jonas  a  été  quelques  jours  locataire  d’une  confortable baleine,  que  le  passage  de  la  mer  Rouge  fut  vraiment  tel  que le représente une enluminure célèbre où l’on voit les Hébreux passer entre   deux   hautes   murailles   liquides   à   travers   lesquelles   les poissons contemplent  le  spectacle,  comme  on  regarde,  de  sa fenêtre, passer  le  cortège  du  Mardi  gras…  Hélas ! il  y  a  trop  de dévots  et  de  dévotes  pour  égarer  sur  ce  point  la  bonne  foi  des mécréants, non seulement par ignorance ou par sottise, mais aussi8par  cette  sorte  de  vanité  imbécile  qui  porte  certains  croyants  à renchérir sur leur propre croyance. Les convertis littéraires dont je parlais tout à l’heure ont la spécialité de ces vantardises où l’orgueil a son compte

Il  est  clair  que l’incrédule  peut  rester indifférent lorsque  vous faites devant lui profession de croire aux grands mystères de la foi qu’il   entend   mal,   et   qui   ne   disent   pas   grand-chose   à   son imagination.  Si  vous  lui  affirmez  au  contraire,  sans  la  moindre hésitation,  que  la  loi  de  la  gravitation universelle  s’est  trouvée suspendue  afin  de  permettre  à  Josué  de  retarder  d’une  heure  sa montre, il vous traitera peut-être de  fou  en  se  frappant le front  de l’index  mais  il  n’en  commencera  pas  moins  à  vous  juger  un  type intéressant,  formidable,  un  phénomène.  Hé  oui,  que  voulez-vous, c’est  pourtant  vrai,: un  chrétien  n’’est  nullement  tenu  de  prendre comme  on  dit  «à  la  lettre»  l’histoire  de  Jonas  ou  de  Josué. Remarquez bien qu’en ce qui me concerne, j’y croirais volontiers, je ne demanderais qu’à y croire, les miracles ne m’intéressent pas en  ce  sens  que  les  miracles  n’ont  jamais  converti  grand  monde, c’est  Notre-Seigneur  qui  a  pris  la  peine  de  le  dire  lui-même  dans l’Evangile en se moquant de ceux qui lui demandaient des prodiges. Trop  souvent  les  miracles  frappent  l’esprit  mais  endurcissent  le cœur parce qu’ils  donnent  l’impression  d’une  espèce  de  mise  en demeure   brutale,   d’une   sorte   de   viol   du   jugement   et   de   la conscience par un fait qui est, en apparence du moins, une violation de l’ordre.

Je ne saurais m’étendre plus longtemps sur ce sujet, mais il ne me  faut  pas  seulement  penser  à  mes  incroyants  qui  se  disent peut-être  en  ce  moment  que  les  bonnes  dévotes  viennent  d’en prendre  un  sacré  petit  coup,  et  qui  n’en  sont  pas  tellement mécontents.  Après  tout,  ces bonnes  âmes  ont  bien  le  droit  d’être rassurées si mes plaisanteries leur paraissent sentir le fagot. Je leur conseille  fortement  de  relire  l’Histoire Sainte de  Daniel-Rops, parue ces dernières années avec le Nihil Obstat et l’Imprimatur de l’archevêché  de  Paris.  Elles  y  verront,  par  exemple,  qu’on  a  des raisons de supposer que les sonneries de trompettes étaient le signalconvenu pour prévenir les sapeurs d’avoir à sortir des galeries, en mettant le feu à la boiserie, afin de faire écrouler les murailles car telle était la technique des sapeurs à ce moment-là, faute de poudre.

A propos de la traversée du Jourdain à pied sec par l’armée de Josué, à la hauteur de la ville d’Adom, elles liraient encore ceci :la ville  d’Adom  est  probablement  El  Damieh,  à  25  kilomètres  en amont de Jéricho. Là, le fleuve coule entre deux talus d’argile hauts de 15 mètres qui glissent aisément. En 1927, à la suite d’un léger séisme, ils s’écroulèrent et barrèrent le lit à tel point que le flot fut interrompu  vingt  et  une  heures,  reproduisant  ainsi  exactement  les circonstances rapportées par la Bible, qui parle elle aussi de séisme dans  son  langage  oriental :les  montagnes  sautèrent  comme  des béliers,  les  collines comme  des agneaux.  Je  répète  que  le  livre de Daniel-Rops est revêtu de l’Imprimatur.

Je  répète  que  ces  questions  ne me  passionnent  nullement. J’admettrais volontiers que les juifs ont traversé sans se mouiller les pieds,  non  seulement  la  mer  Rouge,  mais l’océan  Atlantique,  que m’importe ?

Je dis seulement qu’il  m’est affreusement  pénible de penser que des hommes de bonne foi puissent être tenus éloignés du Christ par des scrupules sans fondement et sans objet véritables. Si Dieu  avait  voulu  nous  gagner  par  des  miracles,  il  ne  s’en  serait certainement pas tenu à celui de Cana, ou même à la résurrection de Lazare.  Il  ne  lui  en  eût  rien  coûté  de  s’imposer  par  des  prodiges beaucoup  plus  extraordinaires, cosmiques. Au  lieu  que  ce  que  les Saints Evangiles nous rapportent des phénomènes qui ont marqué la mort du Sauveur, le soleil qui s’obscurcit, le voile du temple qui se  déchire,  la  terre  qui  tremble,  sont  bien  peu  de  chose  comparés aux  effets  de  la  bombe  de Hiroshima.  Mais  allons  plus  loin, réfléchissons  encore  un  peu.  Pourquoi  nous  regagner  en  forçant notre  volonté  par  des  miracles ? Contrainte  pour  contrainte,  il  eût été tellement plus facile de ne jamais nous perdre en accordant une fois pour toutes la volonté humaine à la volonté divine, comme une planète  qui  tourne  autour  de  son  soleil.  C’est  que  Dieu  n’a pas voulu  nous  faire  irresponsables,  je  veux  dire  incapables  d’amour,car il n’y a pas de responsabilité sans liberté et l’amour est un choix libre, ou il n’est rien.

Je parais peut-être m’écarter de mon sujet. Vous auriez pourtant tort  de  le  croire.  Une  théorie  matérialiste  du  monde  ne  saurait expliquer l’homme moral. Mais il ne suffit pas non plus de placer par l’imagination au principe et à la tête du monde un être suprême, une    intelligence    suprême,    un    dieu-géomètre    pour    justifier l’existence  des  saints.  Plus  je  vois  l’univers,  disait  à  peu  près Voltaire, et moins je puis songer que cette horloge marche et n’ait pas   d’horloger,   vers   idiots   qui   ont   néanmoins   rempli   d’aise d’innombrables générations de chanoines tout fiers de penser que le bon Dieu existait désormais avec l’autorisation de M. de Voltaire, tout  joyeux  et  contents  de  l’excellent  tour  que  le  bon  Dieu  avait joué à son ennemi personnel -«Ecrasons l’infâme !» en profitant d’un moment d’inattention de M. de Voltaire pour lui faire signer un petit papier de reconnaissance… Hélas ! en écrivant ces vers de mirliton, M. de Voltaire ne se souciait nullement des saints, et les chanoines qui le citaient avec honneur aux distributions de prix ne s’en préoccupaient peut-être pas beaucoup davantage… Que diable -c’est le cas de le dire ! -un horloger pourrait-il faire des saints, je me  le  demande ? Il  n’y  a  rien  de  moins  libre  qu’une  horloge, puisque  tous  les  engrenages  s’y  trouvent  dans  la plus  étroite dépendance  les  uns  des  autres.  Vous  me  répondrez  probablement que l’univers  physique  offre  assez  l’exemple d’une mécanique de précision ? Mais êtes-vous certains de ne pas prendre le signe pour la  chose,  comme  un  être  d’une intelligence absolument  différente de  la  nôtre,  ignorant  tout  du  langage  et  de  l’écriture,  s’extasierait sur  le  rythme  des  voix,  la  symétrie  d’une  page  d’imprimerie, s’efforcerait de dégager  les  lois  de  l’une  et  de  l’autre,  sans  rien savoir de l’essentiel -de cela qui seul importe -, la pensée, la pensée toujours vivante et libre sous la contrainte apparente des caractères ou  des  sons  qui  l’expriment.  Si  la  vie  était  la  pensée  libre  de  ce monde en apparence déterminé ? La vie, c’est-à-dire cette énergie mystérieuse,  immatérielle,  à  quoi  la  physique  moderne  réduit  la matière elle-même.

L’univers   matérialiste   n’a   que   faire   de   l’homme   moral. L’univers des déistes, à la manière de l’auteur de la Henriade, n’a pas  de  place  pour  les  saints -le  saint  serait  aussi  déplacé  dans  ce monde  qu’un  poète  lyrique  à  l’école  des  Ponts  et  Chaussées… Comment  pourrais-je  continuer  à  vous  parler  des  saints  et  de  la sainteté  sans  vous  rappeler -ou  vous  apprendre -que  pour  nous chrétiens, Dieu est Amour, la Création est un acte d’amour. Je ne parle  pas  ainsi  dans  l’intention  de  vous  convaincre,  je  vous je  vous demande seulement d’entrer avec moi, un moment, dans une telle hypothèse, autrement nous nous parlerions en vain. Oh! je sais, je sais,   vous   pensez   aussitôt   à   ce   gémissement   de   la   douleur universelle qui ne se tait ni jour ni nuit. Vous vous rappelez les vers de Baudelaire :

Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage

Que nous puissions donner de notre dignité

Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge

Et vient mourir au bord de votre éternité Mais réfléchissons bien que c’est au nom de la Raison et de la Justice  que  vous  dénoncez  la  cruauté  de  ce  monde,  et  dans  cette voie, une longue expérience prouve que vous ne pouvez aller qu’à la révolte, au désespoir ou à la négation absolue. Il est vrai que nous avons  été  créés  à  l’image  et  à  la  ressemblance  de  Dieu.  Nous  lui ressemblons même beaucoup plus que nous n’osons le penser, que les philosophes nous permettent de le penser. « Créé à l’image et à la  ressemblance  de  Dieu  » -comme  une telle  expression  est mystérieuse  et  redoutable,  mais comme  elle  a  perdu  peu  à  peu  sa signification par l’usage, ainsi qu’une pièce de monnaie son effigie, pour  avoir  passé  dans  trop  de  mains ! Je  voudrais  cependant  que vous vous y arrêtiez une minute. Combien d’entre nous, chrétiens, avons vraiment conscience d’être à l’image et à la ressemblance de Dieu ? Qui   se   préoccupe   du   sens   réel   de   ces   paroles   si surprenantes ? S’il  est  vrai  que  nous  sommes  créés  à  l’image  de Dieu, comment mépriserions-nous une des plus hautes facultés de l’homme ? Vous me répondrez que sans la mépriser, je viens de la déclarer  impuissante. Non  pas.  Non  pas  impuissante.  Non  pas impuissante à tirer parti de la création, mais incapable d’en pénétrer le sens, de la comprendre, au sens exact du mot. Si la création était l’œuvre de la seule intelligence, l’intelligence  humaine  pourrait faire  mieux  que  de  découvrir  quelques-unes  de  ses lois,  afin d’exploiter cette connaissance, ainsi qu’on se sert d’une mécanique. Elle  ne  serait  pas  toujours  prête  à  la  condamner  au  nom  de  la logique  ou  de  la  justice.  C’est  que  la  création  est  une  œuvre d’amour.  L’intelligence,  réduite  à  ses  propres  forces,  ne  croit trouver  dans  la  nature  qu’indifférence  et  cruauté,  mais  c’est  sa propre cruauté qu’elle y découvre. A proprement dire ce n’est pas la souffrance qu’elle condamne, c’est ce qui lui paraît une anomalie, un gaspillage,   une   mauvaise   organisation   de   la   souffrance. L’intelligence est plus cruelle que la nature. Nous commençons, par exemple,  à  comprendre  qu’une  société  organisée  par  elle -ou  du moins  par  cette  forme  dégradée  de  l’intelligence  qui  s’appelle  la technique -sera sans pitié non seulement pour les éléments suspects de produire moins qu’ils ne consomment, mais encore pour tout ce qui  ne  pensera  pas  d’accord  avec  la  monstrueuse  conscience collective… Oui, à ne parler que des mal fichus, la nature en laisse subsister des millions qui n’échapperont sûrement pas demain aux techniciens  chargés  de  maintenir  et  d’augmenter  sans  cesse  le rendement    de    la    colossale    usine    universelle.    En    réalité l’intelligence  ne  s’indigne  pas  contre  la  souffrance,  elle  la  refuse, comme elle refuse un syllogisme mal construit, quitte à s’en servir elle-même,  selon  ses  méthodes,  après  avoir  remis  le  syllogisme d’aplomb.  Qui  parle  de  la  Douleur  comme  d’une  intolérable violation de l’âme, ou même d’une absurdité toute pure, est certain de  l’approbation  des  imbéciles.  Mais  pour  un  petit  nombre  de révoltés sincères, combien d’autres qui ne cherchent dans la révolte contre la souffrance qu’une justification plus ou moins sournoise de leur   indifférence   et   de   leur   égoïsme   vis-à-vis   de   ceux   qui souffrent ? Sinon,  par  quel  miracle  les  hommes  qui  acceptent  le plus humblement, sans le comprendre, ce scandale permanent de la souffrance  et  de  la  misère,  sont-ils  presque  toujours  ceux  qui  se dévouent le plus tendrement aux souffrants et aux misérables : saint François d’Assise ou saint Vincent de Paul ?

Le scandale de l’univers n’est pas la souffrance, c’est la liberté. Dieu a fait libre sa création, voilà le scandale des scandales, car tous les  autres  scandales  procèdent de  lui.  Oh ! je sais  bien,  nous paraissons être ici en pleine métaphysique. Que voulez -vous que j’y fasse ? Si je me fais mal comprendre de quelques-uns d’entre vous, c’est que je me serai mal expliqué, voilà tout. Expliquer, d’ailleurs, à quoi bon ? Il y a en ce moment, dans le monde, au fond de quelque église perdue, ou même dans une maison quelconque, ou encore au tournant d’un chemin désert, tel pauvre homme qui joint les mains et du fond de sa misère, sans bien savoir ce qu’il dit, ou sans rien dire,  remercie  le  bon  Dieu  de  l’avoir  fait  libre,  de  l’avoir  fait capable  d’aimer.  Il  y  a  quelque  part  ailleurs,  je  ne  sais  où,  une maman  qui  cache  pour la  dernière  fois  son visage  au  creux  d’une petite poitrine qui ne battra plus, une mère près de son enfant mort qui  offre  à  Dieu  le  gémissement  d’une  résignation  exténuée, comme si la Voix qui a jeté les soleils dans l’étendue ainsi qu’une main jette le grain, la Voix qui fait trembler les mondes, venait de lui  murmurer  doucement  à  l’oreille «Pardonne-moi.  Un  jour,  tu sauras, tu comprendras,  tu  me  rendras grâce.  Mais maintenant, ce que  j’attends  de  toi,  c est  ton  pardon,  pardonne.» Ceux-là,  cette femme  harassée,  ce  pauvre  homme,  se  trouvent  au  cœur  du mystère, au cœur de la création universelle et dans le secret même de   Dieu.   Que vous en   dire ? Le   langage  est   au   service   de l ’intelligence. Et ce que ces gens-là ont compris, ils l’ont compris par  une  lucidité  supérieure  à  l’intelligence,  bien  qu’elle  ne  soit nullement en contradiction avec elle -ou plutôt par un mouvement profond et irrésistible de l’âme qui engageait toutes les facultés à la fois ;qui engageait à fond toute leur nature… Oui, au moment où cet homme,   cette   femme   acceptaient   leur   destin,   s’acceptaient eux-mêmes,    humblement -le    mystère    de    la    Création s’accomplissait en eux, tandis qu’ils couraient ainsi sans le savoir tout  le  risque  de  leur  conduite  humaine,  se  réalisaient  pleinement dans la charité du Christ, devenant eux-mêmes, selon la parole de saint Paul, d’autres Christ. Bref, ils étaient des saints.

S’engager tout  entier…  Vous  le  savez,  la  plupart  d’entre  nous n’engagent dans la vie qu’une faible part, une petite part, une part ridiculement  petite  de  leur  être,  comme  ces  avares  opulents  qui passaient,  jadis, pour  ne  dépenser  que  le revenu de  leurs revenus. Un saint ne vit pas du revenu de ses revenus, ni même seulement de ses  revenus,  il  vit  sur  son  capital,  il  engage  totalement  son  âme. C’est d’ailleurs en quoi il diffère du sage qui sécrète sa sagesse à la manière d’un escargot, sa coquille, pour y trouver un abri. Engager son âme!

Non ce n’est pas là simple image littéraire. Il ne faudrait même  pas  la  pousser  très  loin  pour  lui  donner  une  signification sinistre.  Dans  son  récent  livre,  lesProblèmes  de  la  vie ,  l’illustre professeur  à  l’Université  de  Genève,M.  Guyénot,  reprend  la distinction  entre  le  corps,  l’esprit  et  l’âme.  Si  l’on  admet  cette hypothèse,  que  saint  Thomas  ne  repousse  pas,  on  se  dit  avec épouvante   que   des   hommes   sans   nombre   naissent,   vivent   et meurent  sans  s’être  une  seule  fois  servi  de  leur âme,  réellement servi de leur âme, fût-ce pour offenser le bon Dieu. Qui permet de distinguer ces malheureux ? En quelle mesure n’appartenons-nous pas nous-mêmes à cette espèce ? La Damnation ne serait-elle pas de se découvrir trop tard, beaucoup trop tard, après la mort, une âme absolument  inutilisée,  encore  soigneusement  pliée  en  quatre,  et gâtée comme certaines soies précieuses, faute d’usage ? Quiconque se  sert  de  son  âme,  si  maladroitement  qu’on  le  suppose,  participe aussitôt à la Vie universelle, s’accorde à son rythme immense, entre de plain-pied, du même coup, dans cette communion des saints qui est celle de tous les hommes de bonne volonté auxquels fut promise la  Paix,  cette  sainte Eglise  invisible  dont  nous  savons  qu’elle compte  des  païens,  des  hérétiques,  des  schismatiques  ou  des incroyants, dont Dieu seul sait les noms. La communion des saints… Lequel d’entre nous est sûr de lui appartenir ? Et s’il a ce bonheur, quel rôle y joue-t-il ? Quels sont 16les riches et les pauvres de cette étonnante communauté ? Ceux qui donnent  et  ceux  qui  reçoivent ? Que  de  surprises ! Tel  vénérable chanoine pieusement  décédé,  dont  le Bulletin  diocésain aura  fait l’éloge  pompeux,  dans  le  style  particulier  à  ces  publications,  ne risque-t-il pas d’apprendre, par exemple, qu’il a dû sa vocation et son  salut  à  quelque  incrédule  notoire,  secrètement  harcelé  par l’angoisse  religieuse,  et  auquel  Dieu  avait  incompréhensiblement refusé les consolations mais non pas les mérites de la foi ?

(Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé.) Oh ! rien ne paraît mieux réglé, plus strictement ordonné, hiérarchisé, équilibré que la vie  extérieure  de  l’Eglise.  Mais  sa  vie  intérieure  déborde  des prodigieuses   libertés,   on   voudrait   presque   dire   des   divines extravagances de l’Esprit -l’Esprit qui souffle où il veut. Lorsqu’on songe à la stricte discipline qui maintient presque implacablement à sa place assignée chaque membre de ce grand corps ecclésiastique depuis le modeste vicaire jusqu’au Saint-Père avec ses privilèges, ses  titres,  on  voudrait  presque  dire  son  vocabulaire  particulier n’est-ce  pas  en  effet  comme  une  extravagance,  ces  promotions soudaines,  parfois  très  soudaines,  de  religieuses  obscures,  de simples laïques, ou même de mendiants faits brusquement patrons, protecteurs et parfois docteurs de l’Eglise universelle ?

Oh ! il  ne  s’agit  pas  d’opposer  l’Eglise  visible  à  l’Eglise invisible Eglise visible, que voulez-vous, ce n’est pas seulement la  hiérarchie  ecclésiastique,  c’est  vous,  c’est  moi,  elle  n’est  donc pas toujours agréable et elle a même été parfois très désagréable à regarder de près, au XV esiècle par exemple, au temps du Concile de  Bâle,  et  dans  ces  cas-là  on  est  naturellement  tenté  de  regretter que ce ne soit pas elle, l’invisible -oui, on regrette qu’un cardinal soit reconnaissable de si loin à sa belle cape écarlate tandis qu’un saint, de son vivant, ne se distingue par aucun détail vestimentaire… Oh ! je  sais  bien  que  ce  qui  paraît  ici  une  plaisanterie  est  pour beaucoup d’âmes une idée parfois torturante. On a tort de raisonner comme si l’Eglise visible et l’Eglise invisible étaient en réalité deux Eglises, alors que l’Eglise visible est ce que nous pouvons voir de l’Eglise  invisible,  et  cette  part  visible  de  l’Eglise  invisible  varie avec chacun de nous

Car nous connaissons d’autant mieux ce qu’il y a en elle d’humain que nous sommes moins dignes de connaître ce  qu’elle  a  de  divin.  Sinon,  comment  expliqueriez-vous  cette bizarrerie que les plus qualifiés pour se scandaliser des défauts, des déformations ou même des difformités de l’Eglise visible -je veux dire  les  saints -soient  précisément  ceux  qui  ne  s’en  plaignent jamais ? Oui, l’Eglise visible est ce que chacun de nous peut voir de l’Eglise invisible, selon ses mérites et la grâce de Dieu. C’est bien joli  de  dire:«  J’aimerais  mieux  voir  autre  chose  que  ce  que  je vois.» Oh ! bien  sûr,  si  le  monde  était  le  chef -d’œuvre  d’un architecte  soucieux  de  symétrie,  ou  d’un  professeur  de  logique, d’un  Dieu  déiste,  en  un  mot,  l’Eglise  offrirait  le  spectacle  de  la perfection,  de  l’ordre,  la  sainteté  y  serait  le  premier  privilège  du commandement,  chaque  grade  dans  la  hiérarchie  correspondant  à un  grade  supérieur  de  sainteté,  jusqu’au  plus  saint  de  tous,  Notre Saint-Père  le  pape,  bien  entendu.  Allons !vous  voudriez  d’une Eglise   telle   que   celle-ci ? Vous   vous   y   sentiriez   à   l’aise ? Laissez-moi  rire,  loin  de  vous  y  sentir  à  l’aise,  vous  resteriez  au seuil de cette Congrégation de surhommes, tournant votre casquette entre les mains, comme un pauvre clochard à la porte du Ritz ou du Claridge. L’Eglise   est   une   maison   de   famille,   une   maison paternelle,  et  il  y  a  toujours  du  désordre  dans  ces  maisons-là,  les chaises  ont  parfois  un  pied  de  moins,  les  tables  sont  tachées d’encre,  et  les  pots  de  confitures  se  vident  tout seuls  dans  les armoires, je connais ça, j’ai l’expérience..

La  maison  de  Dieu  est  une  maison  d’hommes  et  non  de surhommes.  Les  chrétiens  ne  sont  pas  des  surhommes.  Les  saints pas  davantage,  ou  moins  encore,  puisqu’ils  sont  les  plus  humains des humains.

Les saints ne sont pas sublimes, ils n’ont pas besoin du  sublime,  c’est  le  sublime  qui  aurait  plutôt  besoin  d’eux.  Les saints ne sont pas des héros, à la manière des héros de Plutarque. Un héros  nous  donne  l’illusion  de  dépasser  l’humanité,  le  saint  ne  la dépasse pas, il l’assume, il s’efforce de la réaliser le mieux possible, comprenez-vous la différence ? Il s’efforce d’approcher le plus près possible de son modèle Jésus-Christ, c’est-à-dire de Celui qui a été 18parfaitement   homme,   avec   une   simplicité   parfaite,   au   point, précisément, de déconcerter les héros en rassurant les autres, car le Christ  n’est  pas  mort  seulement  pour  les  héros,  il  est  mort  aussi pour les lâches. Lorsque ses amis l’oublient, ses ennemis, eux, ne l’oublient pas. Vous savez que les nazis n’ont cessé d’opposer à la Très Sainte Agonie du Christ au jardin des Oliviers la mort joyeuse de  tant  de  jeunes  héros  hitlériens.  C’est  que  le  Christ  veut  bien ouvrir à ses martyrs la voie glorieuse d’un trépas sans peur, mais il veut aussi précéder chacun de nous dans les ténèbres de l’angoisse mortelle.  La  main  ferme,  impavide,  peut  au  dernier  pas  chercher appui  sur  son  épaule,  mais  la  main  qui  tremble  est  sûre  de rencontrer la sienne… Oh! …  je  voudrais  que  nous  finissions  sur  une  pensée  qui  n’a cessé de m’accompagner tout au long de cette causerie ainsi que le fil du tisserand qui court sous la trame. Ceux qui ont tant de mal à comprendre notre foi sont ceux qui se font une idée trop imparfaite de l’éminente dignité de l’homme dans la création, qui ne le mettent pas à sa place dans la création, à la place où Dieu l’a élevé afin de pouvoir  y  descendre.  Nous  sommes  créés  à  l’image  et  à  la ressemblance  de  Dieu,  parce  que  nous  sommes  capables  d’aimer. Les saints ont le génie de l’amour. Oh ! remarquez-le, il n’en est pas de ce génie-là comme de celui de l’artiste, par exemple, qui est le privilège d’un très petit nombre. Il serait plus exact de dire que le saint   est   l’homme   qui   sait   trouver   en   lui,   faire   jaillir   des profondeurs de   son   être,   l’eau   dont   le   Christ   parlait   à   la Samaritaine : « Ceux qui en boivent n’ont jamais soif… » Elle est là en  chacun  de  nous,  la  citerne  profonde  ouverte  sous  le  ciel.  Sans doute, la surface en est encombrée de débris, de branches brisées, de  feuilles  mortes,  d’où  monte  une  odeur  de  mort.  Sur  elle  brille une  sorte  de  lumière  froide  et  dure,  qui  est  celle  de  l’intelligence raisonneuse.  Mais  au-dessous  de  cette  couche  malsaine,  l’eau  est tout de suite si limpide et si pure ! Encore un peu plus profond, et l’âme se retrouve dans son élément natal, infiniment plus pur que l’eau la plus pure, cette lumière incréée qui baigne la création tout entière -en Lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes -in ipso vita erat et vita erat lux hominum

.La  foi  que  quelques-uns  d’entre  vous  se  plaignent  de  ne  pas connaître,  elle  est  en  eux,  elle  remplit  leur  vie  intérieure,  elle  est cette  vie  intérieure  même  par  quoi  tout  homme,  riche  ou  pauvre, ignorant ou savant, peut prendre contact avec le divin, c’est-à-dire avec  l’amour  universel,  dont  la  création  tout  entière  n’est  que  le jaillissement   inépuisable.   Cette   vie   intérieure   contre   laquelle conspire  notre  civilisation  inhumaine  avec  son  activité  délirante, son  furieux  besoin  de  distraction  et  cette  abominable  dissipation d’énergies  spirituelles  dégradées,  par  quoi  s’écoule  la  substance même de l’humanité.

Au commencement je vous disais que le scandale de la création n était pas la souffrance mais la liberté. J aurais pu aussi bien dire l Amour. Si les mots avaient gardé leur sens, je dirais que la Création est un drame de l Amour. Les moralistes considèrent volontiers la sainteté comme un luxe. Elle est une nécessité. Aussi longtemps que la charité ne s est pas trop refroidie dans le monde, aussi longtemps que le monde a eu son compte de saints, certaines vérités ont pu être oubliées. Elles reparaissent aujourd hui comme le roc à marée basse. C est la sainteté, ce sont les saints qui maintiennent cette vie intérieure sans laquelle l humanité se dégradera jusqu à périr. C est dans sa propre vie intérieure en effet que l homme trouve les ressources nécessaires pour échapper à la barbarie ou à un danger pire que la barbarie, la servitude bestiale de la fourmilière totalitaire. Oh! sans doute, on pourrait croire que ce n est plus l heure des saints, que l heure des saints est passée. Mais comme je l écrivais jadis, l heure des saints vient toujours.


Georges Bernanos (1888-1948)

 

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Georges Bernanos est un écrivain français.

Après des études de droit et de lettres, Georges Bernanos milite chez « Les Camelots du roi » ligue d’extrême-droite et collabore à divers journaux monarchistes, avant d’en diriger un à Rouen.

Décoré après la Première Guerre mondiale, il se marie et devient inspecteur des assurances à La Nationale. Durant ses tournées, il rédige « Sous le soleil de Satan » dont le succès est éclatant, et lui permet, au seuil de la quarantaine, de se consacrer entièrement à la littérature.

Il obtient le Prix Femina en 1929 pour « La Joie » puis connaît sa plus grande fécondité littéraire lors de son séjour à Majorque entre 1934 et 1937.

Bernanos s’installe aux Baléares en 1934, en partie pour des raisons financières. Il y écrit « Le Journal d’un curé de campagne ». Publié en 1936, il est couronné par le Grand prix du roman de l’Académie française.

Surpris par la guerre d’Espagne, il revient en France puis s’embarque pour le Paraguay et le Brésil, où il achève en 1940 « Monsieur Ouine ».

Lorsque la guerre éclate en Europe, il multiplie les articles dans la presse brésilienne et devient l’un des plus grands animateurs spirituels de la Résistance française.

Le général de Gaulle, qui l’a invité à revenir en France (« Votre place est parmi nous », lui a-t-il fait savoir dans un câble daté du 16 février 1945), veut lui donner une place au gouvernement. En dépit d’une profonde admiration pour le dirigeant, le romancier décline l’offre. De Gaulle confiera plus tard, à propos de Bernanos : « Celui-là, je ne suis jamais parvenu à l’attacher à mon char ».

En juin 1945, il vient poursuivre ce combat dans la France libérée, et écrit pour la presse de la Libération. Il passe ses dernières années en Tunisie où il compose l’un de ses chefs-d’œuvre « Dialogues de Carmélites », qui depuis sont joués sur toutes les scènes du monde.

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Le Sang du Pauvre de Léon Bloy

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Léon Bloy

Le Sang du pauvre

Stock, Delamain et Boutelleau, 1932

 

Mon discours, dont vous vous croyez peut-être les juges, vous jugera au dernier jour.

Bossuet. Oraison funèbre de la Princesse Palatine.

Le Sang du Pauvre, c’est l’argent. On en vit et on en meurt depuis les siècles. Il résume expressivement toute souffrance. Il est la Gloire, il est la Puissance. Il est la Justice et l’Injustice. Il est la Torture et la Volupté. Il est exécrable et adorable, symbole flagrant et ruisselant du Christ Sauveur, in quo omnia constant.

Le sang du riche est un pus fétide extravasé par les ulcères de Caïn. Le riche est un mauvais pauvre, un guenilleux très puant dont les étoiles ont peur.

La Révélation nous enseigne que Dieu seul est pauvre et que son Fils Unique est l’unique mendiant. « Solus tantummodo Christus est qui in omnium pauperum universitate mendicet », disait Salvien. Son Sang est celui du Pauvre par qui les hommes sont « achetés à grand prix ». Son Sang précieux, infiniment rouge et pur, qui peut tout payer !

Il fallait donc bien que l’argent le représentât : l’argent qu’on donne, qu’on prête, qu’on vend, qu’on gagne ou qu’on vole ; l’argent qui tue et qui vivifie comme la Parole, l’argent qu’on adore, l’eucharistique argent qu’on boit et qu’on mange. Viatique de la curiosité vagabonde et viatique de la mort. Tous les aspects de l’argent sont les aspects du Fils de Dieu suant le Sang par qui tout est assumé.

Faire un livre pour ne dire que cela est une entreprise qui pourra paraître déraisonnable, C’est offrir sa face à tous les bourreaux chrétiens qui déclarent heureux les riches que Jésus a détestés et maudits. Cependant il y a peut-être encore des cœurs vivants dans cet immense fumier des cœurs et c’est pour ceux-là que je veux écrire.

Hier c’était le cataclysme sicilien, prélude ou prodrome de beaucoup d’autres, dernier avis préalable à l’accomplissement des menaces de la Salette. On dit que Messine était une ville superbe, peu éloignée de la Pentapole. Deux cent mille êtres humains y sont morts d’un frisson de la terre. Quelqu’un a-t-il pensé que cent mille tout au plus ont dû être tués sur le coup ? Soit cent mille agonies réparties sur quinze ou vingt jours.

Amoureux de la justice, je veux croire que les riches ont été favorisés de ce privilège, après tant d’autres privilèges, et que cette occasion ne leur a pas été refusée de méditer, dans le vestibule de l’enfer, sur les délices et la solidité des richesses. On a parlé d’une survivante, immobilisée sous les décombres, de qui la main avait été dévorée par son chat enseveli avec elle. Était-ce la « droite » ou la « gauche », cette main faite pour donner, comme toutes les mains ? Oublieuse des affamés, elle avait peut-être servi à nourrir cette seule bête qui lui continuait ainsi sa confiance.

Leçons terribles, si l’on veut, rudimentaires pourtant, mais combien perdues ! Il en faudra de plus terribles et on les sent venir… Le Christianisme est en vain, la Parole de Dieu est En vain, Donc, voici le « Bras pesant » qui fut annoncé, le Bras visible et indiscutable !

Ah ! il en est temps ! Le droit à la richesse, négation effective de l’Évangile, dérision anthrophagique du Rédempteur, est inscrit dans tous les codes. Impossible d’arracher ce ténia sans déchirer les entrailles, et l’opération est urgente. Dieu y pourvoira. — Tu n’as pas le droit de jouir quand ton frère souffre ! hurle, chaque jour, de plus en plus haut, la multitude infinie des désespérés.

Le présent livre sera l’écho de cette clameur.

 

Paris-Montmartre, 23 Janvier 1909.

Fiançailles de la Sainte Vierge.

 

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Le Sang du Pauvre de Léon Bloy

Crédits photographiques : Micah Albert (Redux Images).

Le Sang du Pauvre

«Le Sang du Pauvre est peut-être ce que j’ai fait de plus important. En tout cas, c’est un livre d’une exceptionnelle générosité, en ce temps de bassesse et de lâcheté à tous les étages. C’est aussi le livre d’un écrivain désormais incontestable. Dans la pénurie effrayante et tout à fait inouïe de l’intellectualité contemporaine, alors que l’Académie en enfance est réduite à inaugurer des cabotins, une attention singulière commence à se fixer sur moi. Il se dit déjà, même chez mes ennemis qui en écument, que je suis le seul. Il n’est donc pas déraisonnable ni téméraire d’espérer le retentissement d’un tel livre signé de mon nom et lancé par un éditeur puissant… Nulle personnalité choquante. Je parle au-dessus de l’actualité. C’est un Miserere chrétien où j’ai voulu ramasser la douleur universelle.»
Léon Bloy, Le Vieux de la montagne 1907-1910Journal de Léon Bloy, t. 3, Mercure de France, 1963, pp. 89-90, l’auteur souligne).

Le Sang du Pauvre est l’un des plus beaux et l’un des plus véhéments textes de Léon Bloy qui écrit à son sujet, le 5 février 1909 : «Ce livre que je porte depuis des années, sort de moi, comme un flot de mon propre sang, si on me perçait le cœur. C’est nouveau, inouï dans toute ma vie d’écrivains. Les deux ou trois auditeurs choisis qui en connaissent les premiers chapitres, s’étonnent, persuadés que j’accomplis l’œuvre qui me dépasse» (in Le Vieux de la montagne 1907-1910op. cit., pp. 88-9). Ce livre, avec Le Salut par les Juifs aurait été apprécié, dit-on, par Franz Kafka lui-même peut-être parce que, justement, Léon Bloy y manifestait plus que dans tout autre livre sa hauteur de vue et son invincible solitude, alors que le cochon Zola bâfrait avec les échotiers et, selon Bloy, devenait, de livre en livre, millionnaire : «Il y a plus : le Juif Franz Kafka s’est réclamé de Bloy. Il aimait le Salut par les Juifs et le Sang du Pauvre. Il a dit à son ami Janouch : «Bloy sait vitupérer de façon tout à fait extraordinaire… Bloy est animé d’un feu qui rappelle l’ardeur des prophètes. Que dis-je ! Il vitupère mieux qu’eux : et cela s’explique : son feu se nourrit de tout le fumier de notre temps» (cité par Georges Cattaui, in Léon Bloy, Lettre-Préface de J. Maritain et Avant-propos de Pierre Emmanuel, Éditions Universitaires, coll. Classiques du XXe siècle, 1954, p. 94).

C’est en 1909 que paraît, chez l’éditeur Juvent, Le Sang du Pauvre (1), dont le thème est le même que celui du Salut par les Juifs. Léon Bloy, pour sa propre stupéfaction (cf. son Journalop. cit., à la date du 17 avril 1909) a écrit très rapidement ce livre, de janvier à mars de cette même année et car  cette rapidité nous prouve  incontestablement  qu’il sait de quoi il parle lorsqu’il évoque deux sujets qui n’en forme qu’un : le Pauvre et l’Argent puisque, comme l’écrivain l’affirme dès les toutes premières lignes du premier chapitre, «Le Sang du Pauvre, c’est l’argent. On en vit et on en meurt depuis les siècles. Il résume expressivement toute souffrance» (p. 87). C’est avec son sang que le Christ a racheté les pauvres mais aussi les riches, une horreur eschatologique que Léon Bloy ne manque jamais de souligner. Si le sang du Christ coule, littéralement, sur le monde entier depuis des siècles, «Il fallait donc bien que l’argent le représentât : l’argent qu’on donne, qu’on prête, qu’on vend, qu’on gagne ou qu’on vole; l’argent qui tue et qui vivifie comme la Parole, l’argent qu’on adore, l’eucharistique argent qu’on boit et qu’on mange. Viatique de la curiosité vagabonde et viatique de la mort. Tous les aspects de l’argent sont les aspects du Fils de Dieu suant le Sang par qui tout est assumé» (Ibid., l’auteur souligne).
Ceci établi, Léon Bloy va se contenter de dérouler le fil de plusieurs métaphores. L’une d’entre elles, la plus frappante sans doute, est celle de la dévoration : le Riche consomme le pauvre, ou, en d’autres termes, il le mange : «Le Sang et la Chair du Pauvre sont le seuls aliments qui puissent nourrir, la substance du riche étant un poison et une pourriture» (p. 94). Innombrables sont les rappels de cette évidence, qu’il s’agisse des propriétaires qui doivent manger (cf. p. 112), d’un «modeste collier de perles de soixante mille francs» qui représente «l’addition du déjeuner de soixante requins» mais aussi «la mort affreuse de soixante créatures à la ressemblance de Dieu que nourrissait à peine leur épouvantable métier» (p. 115), l’égoïsme des riches étant celui de «cannibales» (p. 124), les gérants ne pouvant être qualifiés que de «carnassiers» (p. 125).
Il est arrivé à Léon Bloy d’apprécier certains des romans d’anticipation d’H. G. Wells comme La Machine à explorer le Temps ou bien L’Île du Docteur Moreau et la métaphore filée de la dévoration réelle, pas seulement symbolique, des pauvres par les riches, nous fait irrésistiblement songer au monde décrit par Harry Harrison dans le classique Make room ! Make room ! improprement traduit par Soleil vert, titre français du roman mais aussi de l’adaptation cinématographique qui en a été tirée, par Richard Fleischer, livre et film qui trouvent leur prolongement dans l’étrange roman d’O. Sarban (pseudonyme de John W. Hall) intitulé Le Son du cor, dans lequel l’auteur décrit une dystopie où les Nazis, victorieux du monde libre, organisent, pour se divertir, des chasses à l’homme dans d’immenses propriétés hantées par des êtres tout droit sortis des éprouvettes du Docteur Moreau.
Si la chair des pauvres est dévorée par les riches, leurs propres enfants étant «fortifiés avec du jus de viande de pauvre et [leur] cuisine [étant] pourvue de pauvre concentré» (p. 94), c’est aussi leur sang, le Sang du Christ, qui est bu par les riches qui se pourlèchent «en songeant à l’agonie des locataires malheureux qui s’exterminent pour son estomac de vautour femelle et pour son boyau culier» (p. 111), alors qu’ils ne leur manquent, pour devenir des vampires, «vraiment que du sang à boire, du sang humain de première marque» (ibid.), le sang des pauvres étant aussi celui des ouvriers crevant à la tâche, qui «s’ajoute au torrent de sang préalablement répandu pour la conquête monstrueuse de ce pays» (p. 113), peu importe lequel finalement, puisque l’universelle rapine se déchaîne dans toutes les colonies, comme l’indique le très beau chapitre intitulé Jésus-Christ aux colonies (2), soit l’histoire de la conquête des Amériques qui peut se résumer à «une longue rigole de sang noire qui coule derrière» les conquérants auxquels «les belles-mamans, éblouies, leur mijoteront des vierges» (p. 120), retour des pays chauds.
La richesse s’exprime par la dévoration mais aussi la succion. Le riche vampirise.
La Pauvreté, elle, ne saurait être confondue avec la Misère, comme l’écrivain le rappelle en quelques lignes magnifiques, qui auraient pu être écrites par son ami, Ernest Hello : «La Pauvreté groupe les hommes, la Misère les isole, parce que la pauvreté est de Jésus, la misère du Saint-Esprit. La Pauvreté est le Relatif, – privation du superflu. La Misère est l’Absolu, – privation du nécessaire. La Pauvreté est crucifiée, la Misère est la Croix elle-même. Jésus portant la Croix, c’est la Pauvreté portant la Misère. Jésus en croix, c’est la Pauvreté saignant sur la Misère» (p. 92).
Cette distinction n’intéressera finalement que peu de monde que car en fait, qu’il s’agisse de pauvreté ou de misère, les prélats, le clergé contemporains et l’ensemble des catholiques français (et belges, ajoute Bloy, perfidement) ne semblent, aux yeux de l’écrivain, pas dignes d’étreindre ces deux mots, parce qu’ils les confondent, probablement, comme ils confondent d’ailleurs tous les mots qu’ils emploient les uns à la place des autres : «Prêtres élégants, éloignez [des riches] le lit d’amour de Jésus-Christ, la croix misérable, infiniment douloureuse, plantée au milieu d’un charnier de criminels, parmi les ordures et les puanteurs, la vraie Croix simplement hideuse, bonnement infâme, atroce, ignominieuse, parricide, matricide, infanticide; la croix du renoncement absolu, de l’abandon et du reniement à jamais de tous ceux, quels qu’ils soient, qui n’en veulent pas; la croix du jeûne exténuant, de l’immolation des sens, du deuil de tout ce qui peut consoler; la croix du feu, de l’huile bouillante, du plomb fondu, de la lapidation, de la noyade, de l’écorchement, de l’écartellement (sic), de l’intercision, de la dévoration par les animaux féroces, de toutes les tortures imaginées par les bâtards des démons… La Croix noire et basse, au centre d’un désert de peur aussi vaste que le monde; non plus lumineuse comme dans les images des enfants, mais accablée sous un ciel sombre que n’éclaire pas même la foudre, l’effrayante croix de la Déréliction du Fils de Dieu, la Croix de Misère !» (pp. 92-3).

La préoccupation première de Bloy est, comme pour tout écrivain qui se respecte, de faire œuvre de langue. Si tout est inversé depuis la Chute, si nous voyons le monde, selon le mot énigmatique de l’apôtre, comme au travers d’un miroir et en énigme, l’écrivain véritable est celui qui va tenter de redresser les mots gauchis, et d’abord celui de pauvreté, galvaudé par ce siècle de sueur (cf. le chapitre 16 intitulé Le système de la sueur) : «L’homme est si près de Dieu que le mot pauvre est une expression de tendresse. Lorsque le cœur crève de compassion ou de tendresse, lorsqu’on ne peut plus retenir ses larmes, c’est le mot qui vient sur les lèvres» (p. 102, l’auteur souligne).
Notons que c’est la ressemblance même entre l’homme et Dieu qui fait du langage, aussi imparfait soit-il (3), Léon Bloy le sait mieux que nul autre qui a toujours tenté d’exprimer ce qui dépasse la parole, un instrument de salut qu’il ne faut jamais dédaigner : «Catastrophe de la Parole tombée dans la boue» (p. 135), qu’il faut donc laver et utiliser, à l’instar du poète juif Morris (Moïse-Jacob) Rosenfeld sur lequel Léon Bloy écrit des phrases magnifiques, pour chanter humblement et sincèrement la misère des hommes, et ainsi l’élever jusqu’à Dieu. L’écriture est intercession ou elle n’est rien : «[…] les poètes font ce qu’ils veulent. Ce jargon cosmopolite formé des guenilles de toutes les langues, il en a fait une musique de harpe lamentatrice» (p. 138).
Écrire, c’est donc redonner, du moins pour un artiste de race qui, toujours, aimera la douleur et la pauvreté (4), leur sens aux mots de la tribu, qu’un usage bourgeois a falsifiés, démonétisés, selon la règle très stricte de l’inversion parodique, de la dérision : «La dérision du Désir des pauvres est l’iniquité impardonnable, puisqu’elle est l’attentat contre la suprême étincelle du flambeau qui fume encore et qu’il est tant recommandé de ne pas éteindre» (p. 102).
En fin de compte, nous pourrions avancer l’hypothèse selon laquelle le lent travail de l’écriture redonnant aux mots galvaudés leur sens véritable n’est que la métaphore d’un autre retour à l’ordre ô combien vital aux yeux du catholique intransigeant qu’est Léon Bloy, qui mieux que nul autre a compris la mission (du moins à ses yeux) du peuple juif (5) : «Lorsqu’ils se convertiront, ainsi qu’il est annoncé, leur puissance commerciale se convertira de même. Au lieu de vendre cher ce qui leur aura peu coûté, ils donneront à pleines mains ce qui leur aura tout coûté. Leurs trente deniers, trempés du Sang du Sauveur, deviendront comme trente siècles d’humilité et d’espérance, et ce sera inimaginablement beau» (p. 136).
Ne nous attardons point sur cette dimension que nous avons explorée dans notre note sur Le Salut par les Juifs, et remarquons plutôt que c’est à propos de ce même livre, qui lui fut si cher, que Léon Bloy utilise, pour décrire son travail exégétique, la métaphore de l’artisan humble qui façonne les mots à l’exemple d’un sculpteur : «Celui de tous mes livres que j’estime le plus et qui m’a le plus coûté. J’ai voulu être le statuaire de la Parole» (6).
Au fond, comme les tragédies de Shakespeare, les meilleurs livres de Léon Bloy, qui sont souvent les plus ramassés et énigmatiques comme Le Sang du Pauvre, miment l’unique mouvement qu’il importe d’instaurer, au sein même de l’écriture : le constat de l’inversion du monde, sa déchéance depuis la Chute, la prostitution des mots qui en découle, puis l’effort pour tenter de rédimer ce qui gît dans les ordures du lieu commun. Ainsi, au moment où les Juifs reconnaîtront le Christ, l’ordre naturel sera de nouveau réinstauré, et les pauvres logiquement placés à la place éminente dont ils n’auraient jamais dû être chassés si les mots avaient conservé leur sens : «Celui qui parle ainsi [il s’agit du poète Rosenfeld] est, aux yeux du monde, un peu moins qu’un ver. Mais il a raison infiniment et Dieu lui-même n’a pas pu mieux dire. Les Juifs sont les aînés de tous et, quand les choses seront à leur place, leurs maîtres les plus fiers s’estimeront honorés de lécher leurs pieds de vagabonds. Car tout leur est promis et, en attendant, ils font pénitence pour la terre» (p. 140). Léon Bloy : nous pourrions, de même, caractériser son œuvre en affirmant qu’elle a fait ou tenté de faire pénitence pour la terre entière.
Il n’est ainsi point étonnant qu’une fois de plus, l’écrivain lie intimement les Juifs et les Pauvres, les uns et les autres ne constituant à ses yeux qu’une seule réalité, bien évidemment invisible (7) pour les bourgeois et les catholiques de son temps, qu’il faudrait sans doute regrouper au sein d’une même appellation péjorative, celle de cochons.
Mais les Juifs refuseront sans doute, c’est là je crois la grande, l’unique peur de Bloy, de reconnaître le Christ pour leur unique Messie, ce refus étant peut-être lié à la permanence, puis à l’accroissement inéluctable, des pauvres parmi nous. Ainsi, le dernier pauvre sera très probablement un Juif, même si Léon Bloy ne pose pas cette affirmation aussi clairement que je le fais : «On a demandé souvent ce que pourrait bien être l’Iota du Sermon sur la Montagne, lequel iota doit subsister et s’accomplir avant que passent le ciel et la terre. Un enfant répondrait à cette question. C’est précisément le Règne du Pauvre, le royaume des pauvres volontaires, par choix et par amour. Tout le reste est vanité, mensonge, idolâtrie et turpitude» (p. 149, l’auteur souligne).
Et c’est ainsi, à sa façon trouble, tortue, que Léon affirme, ne peut qu’affirmer le fait que sa mission d’écrivain est par avance vouée à l’échec et, qu’après lui, d’autres horribles travailleurs ne devront pas craindre d’intercéder, au moyen de leur art, auprès de Celui qu’il importe seul d’invoquer.

Notes
(1) Le Sang du pauvreŒuvres de Léon Bloy, t. 9 (Mercure de France, 1983). Les pages entre parenthèses renvoient, sauf exception, à notre édition.
(2) La condamnation de la colonisation par Léon Bloy est sans la moindre équivoque : «[…] on peut dire avec certitude et sans documents, que la condition des autochtones incivilisés, dans tous les pays conquis, est le dernier degré de la misère humaine pouvant être vue sur terre. C’est l’image stricte de l’Enfer, autant qu’il est possible d’imaginer cet Empire du Désespoir» (p. 120). Et, afin d’accentuer la culpabilité des catholiques tripatouilleurs d’affaires et toujours prêts à ruser par les bons offices des préceptes jésuitiques qui, dans ce livre comme dans les autres, constituent la première cible sur laquelle Léon Bloy ne se lasse jamais de tirer : «Tout chrétien partant pour les colonies emporte nécessairement avec lui l’empreinte chrétienne. Qu’il le veuille ou non, qu’il le sache ou qu’il l’ignore, il a sur lui le Christ Rédempteur, le Christ qui saigne pour les misérables, le Christ Jésus qui meurt, qui descend aux enfers, qui ressuscite et qui juge vivants et morts» (ibid.).
(3) «Le mal de ce monde est d’origine angélique et ne peut être exprimé dans une langue humaine. La Désobéissance d’abord, le Fratricide ensuite. Voilà toute l’Histoire» (p. 147).
(4) «Instinctivement, sans qu’il ait besoin de le savoir, [l’artiste] tend vers la Douleur, la Pauvreté, le Dépouillement complet, parce qu’il n’y a pas d’autres gouffres et que son attraction est au fond des gouffres» (p. 135). Léon Bloy, quelle qu’ait été son expérience, ô combien douloureuse, de la pauvreté, n’en idéalise volontairement pas moins cette situation qu’il n’a pas voulue mais subie : «L’argent est pour la Gloire de Dieu, sachez-le bien, et la Gloire de Dieu est au sein des pauvres. Tout autre usage qu’on en peut faire est une prostitution et une idolâtrie. Mais, avant tout, c’est un vol. Il n’y a qu’un moyen de ne pas détrousser les autres, c’est de se dépouiller soi-même» (p. 129).
(5) Une fois de plus, la conversion finale au christianisme des Juifs donne à Bloy l’occasion de vitupérer contre les catholiques de son temps : «L’abjection juive peut invoquer la foudre, l’abjection commerciale des chrétiens ne peut attirer que des giboulées de crachats et de déjections» (p. 136).
(6) Il s’agit d’une dédicace à un ami sculpteur, consignée le 30 octobre 1909, cf. em>Le Vieux de la montagne 1907-1910, op. cit., p. 118.
(7) C’est ce même thème de l’invisibilité de l’action divine dans notre monde qui a permis à Léon Bloy de justifier la thèse selon laquelle certains grands hommes, relativement à leur rôle dans l’Histoire, ont pu représenter le bras de Dieu : «Il y a des hommes, innocents ou criminels, en qui Dieu semble avoir tout mis, parce qu’ils prolongent son Bras et Napoléon est un de ces hommes» (p. 90). Notons que c’est dès 1909 que Léon Bloy va commencer à rédiger son ouvrage sur l’Empereur, comme il l’écrit le 17 avril 1909 : «Maintenant, je vais me jeter à Napoléon. 1809, hélas ! fut le commencement de son déclin. Cent ans après, je tâcherai de le remettre à cheval, ce plus grand des hommes qui m’attend peut-être», in Journalop. cit., p. 117.

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ECRIVAIN CHRETIEN, FABRICE HADJADJ (1971-....), PHILOSOPHE CHRETIEN, PHILOSOPHIE

Fabrice Hadjadj

Fabrice Hadjadj (1971.—-)

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Œuvres principales

Réussir sa mort : Anti-méthode pour vivre (2005)

La Foi des Démons ou l’athéisme dépassé (2009)

 Fabrice Hadjadj, né le 15 septembre 1971 à Nanterre (Hauts-de-Seine), est un écrivain et philosophe français, directeur de l’Institut Philanthropos. Ses principaux livres sont consacrés à la critique de la technologie et à la chair.

 

Biographie

Fabrice Hadjadj est diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et agrégé de philosophie.

Il est né dans une famille de tradition juive de parents alors militants maoïstes à l’université Paris-Nanterre. Il se déclare athée et anarchiste jusqu’en 1998, date à laquelle il se convertit au christianisme.

Il est père de huit enfants: Esther (2003), Judith (2004), Marthe (2006), Elisabeth (2008), Jacob (2010), Joseph (2012), Pierre (2016), Moise (2018).

En 1995, il fait paraître son premier ouvrage : Objet perduUn collectif d’inspiration nihiliste qu’il dirige en collaboration avec Claude Alexandre et John Gelder et auquel collabore notamment Michel Houellebecq.

En 1998, il se marie à l’actrice Siffreine Michel.

Il consacre la plupart de ses essais à la question du salut, de la technique et du corps, s’inspirant notamment d’Aristote, de Thomas d’Aquin, de Heidegger, d’Emmanuel Lévinas et de Günther Anders.

En 2012, après avoir vécu plusieurs années à proximité de Brignoles, dans le Var, où il enseigne la philosophie en lycée, il s’installe à Fribourg en Suisse où il dirige l’Institut Philanthropos.

Il se présente comme « juif de nom arabe et de confession catholique ».

Œuvre

Fabrice Hadjadj a publié plus d’une quinzaine de livres, qui recoupent trois différents genres littéraires :

le théâtre : À quoi sert de gagner le monde (2002), Massacre des Innocents (2006), Pasiphaé (2009) ;

l’essai : Et les violents s’en emparent (1999), La Terre chemin du ciel (2002), Réussir sa mort (2005), La profondeur des sexes (2008), La foi des démons ou l’athéisme dépassé (2009), Le Paradis à la porte (2011) ;

le livre d’art : Passion Résurrection avec Arcabas (2004), L’Agneau mystique : le retable des frères Van Eyck (2008), Jugement dernier, le retable de Beaune de Rogier van der Weyden (2010).

Depuis 2015, il est conseiller de rédaction de la revue d’écologie intégrale Limite. Comme les autres contributeurs, lecteurs de Karl Marx, de Jacques Ellul et d’Ivan Illich, il collabore à sa mesure au développement d’une pensée critique du capitalisme industriel, de l’idéologie de la croissance et de la consommation.

 

Écrits

Fabrice Hadjadj, converti au catholicisme, est professeur de philosophie, dramaturge et essayiste.

Croyez en moi, le Ressuscité

« La foi en un certain charpentier galiléen nommé Jésus, mort et ressuscité à Jérusalem « sous Ponce Pilate » – c’est-à-dire dans une petite province de l’Empire gouverné par un fonctionnaire de l’administration romaine –, fut très efficace pour me remettre les pieds sur terre. Cette foi est trop circonstanciée pour être de nature à nous laisser planer parmi les abstractions des « science » ou des « spiritualités ». Le fait de la résurrection, surtout, est un principe de réalité assez sévère.
Ceux qui y ont cru étaient des pêcheurs sachant réparer leurs mailles, des maçons capables de bâtir des cathédrales, des moines habiles à défricher et labourer des champs, autant dire des gens extrêmement pratiques et concrets. Croire au Ressuscité, c’était pour eux aussi solide que planter du blé ou construire une basilique romane. Et plus solide encore, puisqu’ils s’appuyaient sur cette foi pour élever la voûte comme l’épi.
Les Évangiles de Pâques vont tous en ce sens. Ils prennent nos chimères à rebrousse-poil. Immanquablement, si nous devions nous imaginer un homme entré dans la gloire divine, nous nous le représenterions réalisent des choses extraordinaires – brillant mieux qu’une vedette à la cérémonie des Oscars. Or, il faut se rendre à l’évidence, Jésus ressuscité ne fait rien de tout cela. Après tout, il y a mieux que de faire des choses extraordinaires : c’est d’illuminer l’ordinaire de l’intérieur. »

— Fabrice Hadjadj. Résurrection, mode d’emploi, Magnificat, 2016, p. 11-13.

 

Distinctions

2006 : Grand prix catholique de littérature pour Réussir sa mort : anti-méthode pour vivre.

2009 : prix du Cercle Montherlant – Académie des Beaux-Arts pour L’Agneau mystique, le retable des frères Van Eyck.

2010 : prix de littérature religieuse pour La Foi des démons.

2013 : prix spiritualités d’aujourd’hui pour Comment parler de Dieu aujourd’hui.

Le 6 février 2014, il est nommé membre du Conseil pontifical pour les laïcs.

Collaboration

Il collabore régulièrement au magazine d’art contemporain Artpress, au Figaro littéraire, à La Vie, au magazine de littérature Transfuge, à la revue d’écologie Limite ou au journal La Décroissance.

Publications

Tetsuo-Marcel Kato, Traité de Bouddhisme zen à l’usage du bourgeois d’Occident, Parc, coll. « Collection grise 10 x 15 », 1998, 80 p.

Essai. Ouvrage de Hadjadj écrit sous pseudonyme.

Fabrice Hadjadj, Et les violents s’en emparent, Saint-Victor-de-Morestel, Les Provinciales, 10 juin 1999, 200 p.

Essai

Fabrice Hadjadj, La Terre chemin du ciel, Paris / Saint-Victor-de-Morestel, Cerf / Les Provinciales, coll. « Les Provinciales », 23 octobre 2002, 96 p.

Essai

Fabrice Hadjadj, À quoi sert de gagner le monde : Une vie de saint François Xavier, Saint-Victor-de-Morestel, Les Provinciales, 2002, 120 p.

Pièce de théâtre. Réédition : Les Provinciales, 31 janvier 2004

Fabrice Hadjadj et Gérard Breuil, La Salle capitulaire, Saint-Victor-de-Morestel, Les Provinciales, 2003, 64 p.

Pièce de théâtre

Arcabas et Fabrice Hadjadj (préf. Paul Poupard), Passion Résurrection, Paris, Cerf / CFRT, coll. « Images & Beaux livres », avril 2004 (réimpr. 2007), 128 p.

Texte de Hadjadj : « Gabbatha »

Fabrice Hadjadj, Réussir sa mort : Anti-méthode pour vivre, Paris, Presses de la Renaissance, 20 octobre 2005, 408 p., 150 x 225 mm

Essai. Grand Prix catholique de littérature 2006. Réédition : Seuil, coll. « Points », 11 février 2010

Fabrice Hadjadj, Massacre des innocents : Scènes de ménage et de tragédie, Saint-Victor-de-Morestel, Les Provinciales, 2006, 204 p.

Pièce de théâtre

Philippe Barbarin et Fabrice Hadjadj, Jardins intérieurs, regards croisés sur l’art et la foi, Parole et Silence, 2007, 189 p.

Fabrice Hadjadj, La Profondeur des sexes : Pour une mystique de la chair, Paris, Seuil, coll. « Les dieux et les hommes », 21 février 2008

Essai. Réédition : Seuil, coll. « Points / Essais », 3 février 2011

Fabrice Hadjadj, L’Agneau mystique : Le retable des frères Van Eyck, Paris, L’Œuvre, 14 novembre 2008, 80 p., 300 x 300 mm

Essai/commentaire sur le retable L’Agneau mystique des frères Hubert et Jan van Eyck. Prix du Cercle Montherlant – Académie des Beaux-Arts )

Fabrice Hadjadj, Pasiphaé : ou comment l’on devient la mère du Minotaure, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Littérature ouverte », 26 février 2009, 149 p

Pièce de théâtre

Fabrice Hadjadj, La Foi des démons ou l’athéisme dépassé, Paris, Salvator, coll. « Forum », 25 mars 2009, 298 p., 14 x 22 cm

Essai. Prix de littérature religieuse 2010. Réédition : Albin Michel, coll. « Espaces libres », 6 avril 2011

Fabrice Hadjadj et Fabrice Midal, Qu’est-ce que la vérité ?, Paris, Salvator, coll. « Controverses », 22 septembre 2010, 112 p., 13 x 20 cm

Entretien/dialogue

Fabrice Hadjadj, Jugement dernier : Le retable de Beaune, Paris, L’Œuvre, 9 ou 17 novembre 2010, 80 p., 300 x 300 mm

Essai/commentaire sur le retable du Jugement dernier de Rogier van der Weyden

Fabrice Hadjadj, Le Paradis à la porte : Essai sur une joie qui dérange, Paris, Seuil, coll. « Les dieux et les hommes », 3 mars 2011

Essai

Fabrice Hadjadj, Job ou la torture par les amis, Paris, Salvator, mars 2011, 60 p., 13 x 20 cm

Pièce de théâtre

Fabrice Hadjadj, Comment parler de Dieu aujourd’hui : Anti-manuel d’évangélisation, Paris, Salvator, coll. « Forum », 13 septembre 2012

Essai

Fabrice Hadjadj, Rien à faire : Solo pour un clown, Magnanville, Le Passeur, 29 août 2013, 78 p.

Récit

Fabrice Hadjadj, Puisque tout est en voie de destruction : Réflexions sur la fin de la culture et de la modernité, Le Passeur, 10 avril 2014, 192 p.

Récit

Fabrice Hadjadj, Qu’est-ce qu’une famille ?, Salvator, 25 septembre 2014, 253 p.

Essai

Fabrice Hadjadj, L’aubaine d’être né en ce temps, Éditions de l’Emmanuel, 3 octobre 2015, 64 p.

Essai

Fabrice Hadjadj, Résurrection, mode d’emploi, Magnificat, 19 février 2016, 192 p.

Essai

Natacha Polony, Fabrice Hadjadj et Paul Préaux, Chrétiens français ou français chrétiens, Salvator, 2017, 128 p.

Fabrice Hadjadj, Dernières nouvelles de l’homme (et de la femme aussi), Tallandier, 2017, 340 p.

Fabrice Hadjadj, A moi la gloire, Salvator, 2019, 157 p.

A PHILEMON : REFLEXIONS SUR LA LIBERTE CHRERIENNE, ADRIEN CANDIARD, CHJRISTIANISME, ECRIVAIN CHRETIEN, EGLISE CATHOLIQUE, LIVRE, LIVRES, LIVRES - RECENSION, LIVRES DE SPIRITUALITE, Non classé

A Philémon : réflexions sur la liberté chrétienne

 

A Philémon. Réflexions sur la liberté chrétienne

Adien Candiard

Paris, Le Cerf 2019. 144 pages.

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Qu’est-ce qu’un chrétien est obligé de faire ? Qu’est-ce qui lui est interdit ? Et qu’est-ce que cela signifie pour ceux qui ne croient pas ? La morale a aujourd’hui mauvaise presse, mais ce questionnement est plus présent que jamais. Les prêtres le savent bien, à qui on ne cesse de poser ce genre de questions. Ceux qui les posent ne sont pas des névrosés, mais des personnes estimables – croyants ou non croyants – qui s’efforcent de bien vivre, de bien faire, et qui pour cela se débattent de leur mieux avec le grand bazar contradictoire de leurs désirs, de leurs convictions, de leurs attachements, de leurs devoirs, de leurs envies, de leurs fatigues, s’efforçant de faire rentrer le réel compliqué dans des catégories simples : le permis, le défendu, l’obligatoire.

Dans un des livres les plus courts de la Bible, la lettre qu’il écrit à son ami Philémon à propos de la liberté d’un esclave, l’apôtre saint Paul ouvre pourtant un tout autre chemin : celui d’une authentique et exigeante liberté, sous la conduite de l’Esprit Saint.

C’est ce chemin magnifique que ce livre redécouvre.

Dominicain vivant au couvent du Caire, Adrien Candiard est notamment l’auteur de Veilleur, où en est la nuit ?Comprendre l’islam, ou plutôt : pourquoi on n’y comprend rien, et Quand tu étais sous le figuier… Il est l’une des voix majeures de la spiritualité d’aujourd’hui.

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Contre le cléricalisme, le frère Adrien Candiard plaide pour la conscience

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Une méditation sur la place irremplaçable de la conscience dans la foi chrétienne, y compris dans sa dimension morale.

Dans sa Lettre au peuple de Dieu, le pape François dénonce vigoureusement le cléricalisme, à la source selon lui des « abus sexuels, abus de pouvoir et de conscience ». Pour le vaincre, une« transformation ecclésiale et sociale » est nécessaire, pour laquelle il ne ménage pas ses efforts. Mais il ne s’en tient pas là. « Sois le changement que tu veux pour le monde », disait Gandhi. « Réveillons notre conscience », lance le pape dans sa lettre.

Cette révolution à laquelle appelle ce pape jésuite trouve un pertinent appui dans le petit livre que publie le frère Adrien Candiard : À Philémon. Réflexions sur la liberté chrétienne (Cerf, 2019). Que va donc rechercher le jeune dominicain dans cette épître de Paul, la plus courte et sans doute la moins connue, adressée à son ami Philémon, et relative à l’esclave de ce dernier, Onésime ? Une phrase surtout : « Je n’ai rien voulu faire sans ton accord, pour que tu accomplisses ce bien non pas sous la contrainte mais librement ».

Forcer une conscience

« On l’a connu plus direct, et même plus sanguin », convient Adrien Candiard. « Mais il y a une chose que Paul ne peut pas faire (tout apôtre et converti et fondateur de communautés chrétiennes, etc., etc. qu’il est, pourrait-on ajouter): forcer une conscience ».

Paul est bien conscient de ce qu’il demande à son ami Philémon : non seulement affranchir Onésime, qui – après s’être enfui de chez lui – est venu visiter Paul en prison et lui a finalement demandé le baptême, et même l’accueillir en « frère bien aimé »… Ce n’est pas rien. Et pourtant l’apôtre refuse de prendre la décision à la place de l’intéressé. « Il se souvient sans doute trop bien de quel pharisaïsme scrupuleux il a été libéré sur le chemin de Damas, et c’est ce qui motive son refus brutal de toutes les formes d’asservissement à la Loi sous lesquels nous aimons nous réfugier », avance l’auteur.

Mais alors, comment se fait-il que tant d’entre nous aujourd’hui – « jeune catholique pratiquant qui se demande comment bien vivre son désir d’aimer; quadragénaire New Age rencontrée en auto-stop s’interrogeant sur la suite de sa carrière; jeune retraité s’essayant depuis peu à l’art d’être grand-père; mère de famille jonglant de son mieux entre la famille et son travail » – en venions à demander à un jeune prêtre, dominicain ou pas, comment nous devons vivre ? Aurions-nous collectivement oublié ce trésor de la foi chrétienne qui fait de la sainteté non pas « l’accomplissement de telle ou telle consigne impérative, (ou) l’ascension héroïque et épuisante vers des sommets de perfection qui le défient, mais l’alliance, l’amitié avec le Christ, la vie avec Dieu » ?

Nous donner envie d’accomplir ce qui est bon

« Voilà pourquoi il n’y a pas, dans la foi chrétienne, de vie morale sans vie spirituelle », insiste Adrien Candiard un peu plus loin. « Parce que c’est l’amitié avec le Christ, c’est la présence de Dieu en nous – que nous appelons l’Esprit Saint – qui peut à la fois nous éclairer sur ce qui est bon, nous donner envie de l’accomplir et nous libérer patiemment de tout ce qui nous retient. »

Cette approche vaut même en matière de sexualité, domaine dans lequel l’Église a pris l’habitude de manier l’interdit, ou au moins la mise en garde, parfois culpabilisante.

Pour l’auteur, c’est là faire fausse route. Car « l’inhibition n’est pas la vertu mais sa caricature, peut-être son cadavre ». Faire du plaisir un bien désirable « mais interdit » risque surtout d’enfermer le fidèle « dans une nasse de culpabilité morbide ».

« Je ne suis pas sûr que ce soit un objectif souhaitable, ni une manière saine et chrétienne d’envisager la sexualité », écrit-il dans des pages qui résonnent fortement avec le sommet qui a lieu ces jours-ci à Rome sur la lutte contre les abus sexuels. « Le bien est-il si peu attirant qu’il nous faille jouer sur la peur du mal? »

Invité par la présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France à parler devant leurs 400 supérieurs majeurs réunis à Lourdes en novembre, le frère Adrien Candiard les avait déjà invités à méditer sur cette épître à Philémon et ses implications dans leurs pratiques pastorales ou d’accompagnement spirituel, dans leur manière d’approcher « le sanctuaire inviolable et sacré de la conscience humaine ».

Cette fois, il interpelle tout un chacun, parfois trop heureux « qu’une parole d’autorité (nous) tombe du ciel, non pour (nous) aider à éclairer laborieusement (notre) conscience, mais pour la remplacer ». L’exact opposé de ce que demande le pape François.

https://www.la-croix.com/Religion/Catholicisme/France/Contre-clericalisme-frere-Adrien-Candiard-plaide-conscience-2019-02-21-1201004165

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Épître à Philémon

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L’Épître à Philémon est un livre canonique du Nouveau Testament dont l’auteur est l’apôtre Paul de Tarse (« Saint Paul »). C’est une brève lettre personnelle de Paul adressée à Philémon, un chrétien de Colosse et l’un de ses disciples.

 

Le document

L’apôtre Paul écrit cette lettre ‘de sa propre main’ (Phm. v19) pendant son premier emprisonnement à Rome. Elle est envoyée à son disciple Philémon, chrétien de Colosse. Très brève elle n’est pas divisée en chapitres et est considérée comme la plus personnelle de Paul. Bien que ‘personnelle’, la lettre n’en est pas strictement privée pour autant car Paul y salue la communauté chrétienne : « l’église qui s’assemble dans ta maison » (Phm. v2)

 Origine et datation

Les mentions répétées de la captivité de Paul de Tarse peuvent laisser penser que la lettre a été composée à Rome, Césarée ou Ephèse, , cette dernière étant la meilleure candidate dans la mesure où elle répond le mieux à l’épisode du refuge d’Onésime chez Paul tandis que la tradition manuscrite inclinerait davantage vers Rome. La date de rédaction de la lettre est vraisemblablement à situer lors du séjour de Paul en Asie Mineure entre 51 et 55.

 Contenu

Paul a un problème à régler avec Philémon. Onésime, esclave de  Philémon, à la suite d’une ‘indélicatesse’ (« s’il t’a fait quelque tort… » : Phm. v18) a pris la fuite. Rencontrant Paul il s’est attaché à lui, s’est converti et en a reçu le baptême. Il est même devenu un collaborateur. Paul sait cependant que la loi romaine l’oblige à rendre l’esclave fugitif à son maître. Ce qu’il fait.

Paul renvoie donc Onésime à Colosse en compagnie de Tychique (Col 4,9. Il est porteur de cette lettre où la personnalité de Paul apparaît sous un jour très humain. Il ne force rien, n’ordonne rien, mais invite Philémon à recevoir son ancien esclave comme un frère bien-aimé (« Il l’est tellement pour moi. Reçois-le comme si c’était moi » : Phm v16). Si tort lui a été fait, que cela soit mis sur le compte de Paul (« C’est moi qui paierai… » : Phm v19). Paul se fait presque suppliant : « je sais que tu feras encore plus que je ne dis… » Phm v21).

Paul conclut la lettre par l’annonce de sa visite et les salutations d’usage aux proches de Philémon et autres membres de l’église (communauté chrétienne) de Colosse.