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Les religions face aux épidémies par Philippe Martin

Les religions face aux épidémies – De la Peste à la Covid-19

Philippe Martin

Paris, Le Cerf, 2020.  277 pages.

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De la peste médiévale au présent coronavirus, comment les religions ont-elles vécu les épidémies ? Cette enquête sur 3 000 ans et sur l’ensemble de la planète renseigne et interroge, épate et intrigue, amuse et épouvante, mais donne toujours à penser et à méditer. Un voyage sans précédent au cœur du divin face aux catastrophes létales pour l’humanité.

Pourquoi, en passant du corps humain au corps social, l’événement épidémique provoque-t-il immanquablement un séisme religieux ? Comment engage-t-il simultanément toutes les figures de la Providence divine, punisseuse, guérisseuse, horlogère, éthique ou miséricordieuse ? Comment divise-t-il profondément toutes les confessions, les forçant à penser et à agir autrement ?
De la peste antique et médiévale au coronavirus contemporain, en passant par les varioles, les choléras et les grippes modernes, sans oublier le persistant sida, de Paris, Rome, Boston à Istanbul, Moscou, Islamabad, des cathédrales gothiques aux pagodes bouddhiques en passant par les synagogues sépharades et les mosquées chiites, voici le panorama époustouflant du face-à-face historique et mondial des religions face à l’irruption d’un mal invisible, incompréhensible et implacable.
Cette étude sans précédent montre que nous n’avons rien inventé. Les hiérarques religieux ont pavé la voie des gouvernants politiques. Mobilisations sanitaires, mesures préventives, ritualisations collectives, discordances scientifiques, recherches de boucs émissaires, réflexes complotistes, contestations populaires : le clerc d’Église d’autrefois et le clerc d’État d’aujourd’hui ont à affronter la même crise de l’explication, de la certitude, de la résilience. Et ils le font avec les mêmes moyens. Car tous deux doivent restaurer la croyance, ici sacrée, là séculière.
Cette somme sans concession, qui renseigne comme jamais, amuse souvent, effraie parfois, et conduit ainsi à la plus cruciale des questions actuelles : et si les images de Saint-Pierre, Lourdes, La Mecque, Bénarès vides pour la première fois indiquaient que la Covid-19 a effectivement inauguré une nouvelle page dans l’histoire de l’humanité ?

Biographie de l’auteur

Historien, professeur à l’université de Lyon-II, Philippe Martin est également directeur de l’Institut supérieur d’étude des religions et de la laïcité. Il a publié, entre autres, Le théâtre divin. Histoire de la Messe, XVIè-XIXè siècle.

CORONAVIRUS, EPIDEMIES, POEME, POEMES, VIRUS, VIVRE AU RYTME DU VIRUS

Vivre au rythme du virus

Vivre au rythme du virus

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Coronavirus Covid-19

Confiné déconfiné reconfiné

Masques pas-masques

Distanciation gestes barrières

Couvre-feu pas couvre-feu

Vaccins pas-vaccins

Mots qui dansent la sarabande

Dans nos esprits embrumés

Mots qui découpent nos vies

En petites rondelles

Coronavirus Covid-19

Confiné déconfiné reconfiné

Masques pas-masques

Distanciation gestes barrières

Couvre-feu pas couvre-feu

Vaccins pas-vaccins

Mots qui se rient joyeusement  de nous

Tel le dernier de la mort

Mots d’une danse macabre

Qui nous entraînent dans où bon lui semble

®Claude Tricoire

25 janvier 2021

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Les mots qui disent la peste

DES MOTS POUR DIRE LA PESTE

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Peter Bruegel l’Ancien, Le triomphe de la mort

Billet de santé

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En 1720, les attestations de déplacement existaient déjà pour lutter contre la peste

Ce laissez-passer établi publié au 18e siècle en pleine épidémie de peste, qui présente d’intéressantes similitudes avec les actuelles attestations de déplacement liées au coronavirus.

Au 18e siècle, la peste de Marseille a causé la mort de plus de 100.000 personnes. Ce  laissez-passer du 18e siècle… qui ressemble en plusieurs points à l’attestation dérogatoire de déplacement obligatoire en cette période de confinement.

‎Daté du 4 novembre 1720, ce document a été rédigé alors que sévissait dans le sud de la France une épidémie de peste, dite peste de Marseille qui fit plus de 100.000 victimes. C’est l’une des dernières grandes épidémies que connaît la France, excepté la grippe espagole de 1918. Ce sauf-conduit autorise Alexandre Coulomb, consul de 28 ans «de taille médiocre et aux cheveux châtains», à quitter Remoulins (Gard) «où il n’y a aucun soupçon de mal contagieux» pour se rendre à Blauzac (Gard). Le signataire, le juge-consul Fabre, «prie ceux qui sont à prier» de laisser librement circuler le jeune homme.

Comme l’attestation dérogatoire de déplacement actuellement en vigueur, ce formulaire est en partie imprimé, en partie manuscrit. La précision des informations présentes sur ce laissez-passer – taille et couleur de cheveux d’Alexandre Coulomb – peut s’expliquer par la nécessité d’identifier de façon claire son propriétaire.

Bien plus qu’aujourd’hui, ce certificat illustré par les armes de la ville de Remoulins était en effet essentiel pour la personne qui le portait. Aux 18è siècle la répression étant très stricte, il fallait un sauf-conduit émanant d’une autorité pour se déplacer. L’Etat se montre déjà soucieux de surveiller tout un chacun et même, hors épidémie on ne rendrait pas facilement dans une ville : ceci montre que l’Etat est déjà en train de surveiller les individus.

Le bureau de santé

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Bureau de santé sur le Vieux Port, construit en 1719.

Un bureau de santé est créé à Marseille. Sa date de création est inconnue mais forcément avant 1622 car un texte du Parlement de Provence du  daté de cette année fait référence à cet établissement. Ce bureau, renouvelé chaque année par le conseil de ville, est composé de quatorze intendants bénévoles choisis parmi les négociants, marchands et anciens capitaines de vaisseau. La présidence est assurée à tour de rôle chaque semaine par l’un des intendants qui prend le nom d’intendant semainier. Pour assurer une bonne coordination entre le conseil municipal et le bureau de santé, les deux échevins à la sortie de leur charge font partie de droit du bureau de santé, ce qui porte le nombre total de ses membres à seize. Ils sont assistés dans leur tâche par un personnel nombreux : secrétaires, commis, etc. Un médecin et un chirurgien sont attachés à cet établissement

Le siège du bureau de santé se trouve d’abord sur un ponton flottant basé près du fort Saint-Jean, puis à la consigne sanitaire, bâtiment construit à partir de 1719 sur les plans d’Antoine Mazin au pied du fort Saint-Jean. Ce bâtiment est toujours visible.

Les démarches sont strictes : le capitaine d’un vaisseau en provenance du Levant laisse son navire à l’île de Pomègues et se rend en barque au bureau de santé pour présenter la patente qui lui a été délivrée et selon le type de celle-ci, le bureau de santé décide de la durée de la quarantaine à appliquer aux marchandises et aux personnes.

Croque-mort

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Le Joseph Stevens (1819-1892) : Croque-mort, huile sans date (singe déguisé en croque-mort)croque-mort (ou « croque-morts ») ou croquemort est le surnom populairement donné aux employés des pompes-funèbres chargés de la mis en bière des défunts et de leur transport au cimetière. Le mot apparaît vers la fin du XVIIIè siècle, juste avant la Révolution française. Dans l’imaginaire collectif le croquemort est un personnage sinistre et lugubre, voire porteur de malheur ce qui ne correspond plus avec la réalité d’un croque-mort, assistant funéraire.

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Pince à cadavre, MVM 2004 6 10 23

Origine de l’appellation

L’origine du nom vient des épidémies de peste au Moyen-Âge pendant lesquelles les nombreux morts étaient rassemblés avec des crochets (crocs), ou à une ancienne pratique consistant à mordre l’orteil d’un défunt pour s’assurer de son décès par son manque de réaction, ce terme n’apparaît dans les textes écrits qu’en 1788. Mais aussi, contrairement à la légende l’origine du mot croque-mort ne viendrait pas de la pratique de croquer un orteil pour vérifier que la personne est bien décédée. Ce mot attesté en 1788 provient vraisemblablement de l’utilisation du mot « croquer » dans le sens subtiliser, faire disparaître, lors de la mise en bière.

En Belgique, et jusqu’il y a environ 50 ans, les employés des pompes-funèbres, pour s’assurer de la mort d’une personne et dans la hantise d’enterrer un vivant, mordaient le petit doigt du défunt; d’où le nom de « croque-mort ».

Il semble que l’expression signifie que les employés des pompes-funèbres « croquent » (mangent) les morts en leur subtilisant bijoux et valeurs avant de les faire disparaître d’abord dans un cercueil puis sous terre. Cette interprétation est à rapprocher du mot sarcophage, cuve destinée à recevoir un cadavre, dont l’étymologie grecque (sarcos désignant la chair et phagein l’action de manger, dévorer) se traduit littéralement par « mangeur de chairs ».

Lazaret

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Le Lazzarreto-Vecchio de Venise

Le lazaret était un établissement de mise en quarantaine des passagers, équipages et marchandises en provenance de ports où sévissait la peste. De nos jours en France, le mot désigne aussi quelques lieux-dits sur le littoral méditerranéen où un lazaret, aujourd’hui disparu, avait été établi (Nices, Sète, Marseille).

Étymologie et histoire

Le mot « lazaret », désignant un hôpital, tirerait son origine du nom de « Lazare», protagoniste d’une parabole de l’Evangile selon saint Luc.

En effet, dans un enseignement sur la charité, Jésus  décrit l’histoire d’un pauvre nommé Lazare, et d’un mauvais riche : le pauvre, couvert d’ulcères et mourant de faim, vit dans la rue, à la porte de la demeure du riche. Il aurait bien voulu se rassasier des miettes de nourriture qui tombaient de la table du riche, mais personne ne lui en donnait. Le pauvre mourut et  il fut emporté au Ciel. Le riche mourut aussi et on l’enterra. Mais, dans l’Au-delà, il se retrouva en Enfer et connut souffrances et tourments car il ne s’était pas préoccupé du sort du pauvre qui était à sa porte.

Au Moyen Âge, ce Lazare si populaire, dont la geste était racontée dans les sermons, les fresques, la statuaire et les vitraux, est devenu « saint Lazare ». Comme il était malade et couvert d’ulcères, il est devenu le patron des ladres : d’où, à cette époque, les nombreuses ladreries ou maladreries où vivaient à l’écart, reclus, les lépreux, qui éloignaient les gens avec leur crécelle ou leur clochette, car la lèpre était autrefois supposée contagieuse et était alors tellement répandue que toutes les villes avaient leur maladrerie et, encore aujourd’hui, tous les lieux-dits Saint-Lazare font allusion à d’anciennes léproseries disparues.

Saint Lazare (ou saint Ladre) était quelquefois appelé « le Bon Malade » (sans doute par corruption du mot « maladie » ? ou par opposition au « mauvais riche » ?) : et c’est ainsi que sont parfois désignés les lépreux dans les textes anciens.

Le premier État à instituer la quarantaine par la loi, pour le bon fonctionnement des hôpitaux et ainsi prévenir la contagion potentiellement liée à son commerce, est la république de Venise, au xve siècle : le premier lazaret est fondé sur une île, appelée depuis Lazzaretto Vecchio , à proximité de la ville-État, en 1423..

Un décret du duc Charles III de Lorraine daté du 2 avril 1562 autorise « les bons malades de la Madeleine encore qu’ils ne soient de la paroisse de Nancy ou de Saint-Dizier à participer aux aumônes qui se distribuent les dimanches, jeudis et vendredis de chaque semaine ». Dans les campagnes, il existe encore des sources portant le nom de « fontaines du Bon Malade » et qui devaient être réservées jadis aux lépreux.

Étaient désignés comme ladres, aussi, les avares, car l’avarice (ou ladrerie) était considérée comme la « lèpre de l’âme ».

Par la suite, on appela « lazaret », tout établissement où l’on mettait en quarantaine les malades contagieux (lèpre, peste ou choléra)

Outre la lèpre, contre laquelle on invoquait saint Ladre, l’autre grand fléau du Moyen Âge était la peste. Le patron des pestiférés est saint Roch,  d’où le nom d’hôpital Saint-Roch donné aux établissements de soins aux pestiférés. Pour des raisons analogues, d’autres établissements ayant même destination furent placés sous le vocable de Saint-Louis, comme à Paris, ce roi étant supposé mort de la peste devant Tunis.  

À Marseille, l’agrandissement du port à partir du milieu du xixe siècle entraîna la destruction du premier lazaret, fondé en 1526 et qui fonctionna pendant plus de deux siècles. Peu de temps avant (entre 1823 et 1828) avait été bâti sur l’île Ratonneau un lazaret baptisé hôpital Caroline. Ce lazaret présentait l’avantage d’être plus éloigné de la ville et répondait mieux aux prescriptions de l’hygiène. Un port de quarantaine ne tarda pas à être établi entre les îles Pomègues et Ratonneau par la construction d’une digue.

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Plan de Lazaret, dit les Infirmeries, 18éme siécle

En allemand et en russe, ce mot signifie « hôpital militaire» ou « infirmerie de campagne ». En anglais, le mot d’origine vénitienne lazaretto est utilisé pour désigner un lazaret, tandis que le mot pest house désigne une maison de quarantaine située ailleurs que dans un port.

Médecin de peste

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Médecin durant une épidémie de peste à Rome au XVIIe siècle (gravure de Paul Fürst, 1656) : tunique recouvrant tout le corps, gants, bésicles   de protection portées sur un masque en forme de bec, chapeau et baguette. Le surnom « Doctor Schnabel » signifie « Docteur bec ».

Un médecin de peste, appelé aussi docteur de peste, était un médecin spécialisé dans la prise en charge de la peste bubonique.  Engagés et payés par les villes touchées par l’épidémie pour s’occuper des riches et des pauvres, ce sont rarement des médecins ou des chirurgiens expérimentés formés à traiter cette maladie, mais le plus souvent des médecins de second ordre sans grande réussite professionnelle, ou de jeunes médecins essayant de s’établir, car leur contact avec les pestiférés entraîne un taux de mortalité élevé parmi eux. Au XVIIè et au XVIIIè siècle, certains médecins portent un masque en forme de long bec blanc recourbé (ce bec de corbin fait qu’ils sont alors comparés à de lugubres vautours) rempli d’herbes aromatiques conçues pour les protéger de l’air putride selon la théorie des miasmes de l’époque.

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Habits d’un médecin, du garde de santé et d’un chirurgien durant la peste de 1720, lithographie, Coll.Musée du vieux Marseille

 Histoire

Le pape Clément VI engage plusieurs médecins de la peste pendant la Peste noire en 1347 pour assister les malades d’Avignon. À cette occasion il leur accorde le privilège de réaliser des autopsies dans l’espoir de découvrir la cause du mal et sa thérapeutique.

La communauté des docteurs de peste est privilégiée : la ville d’Ovieto embauche Matteo fu-Ange en 1348 pour des honoraires 4 fois plus élevés qu’en temps normal (50 florins par an). Lorsque Barcelone dépêche deux médecins de peste à Tortosa en 1650, des bandits les capturent en route et demandent une rançon payée par la ville de Barcelone.

Costume

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Certains médecins de peste portent un costume spécifique, bien que des sources graphiques montrent une grande variété de vêtements non spécifiques.

Charles Delorme, premier médecin de Louis XIII, imagine en 1619 un costume protecteur : « le nez long d’un demi pied (16 cm) en forme de bec, rempli de parfums n’a que deux trous, un de chaque côté à l’endroit des ouvertures du nez naturel ; mais cela peut suffire pour la respiration et pour porter avec l’air qu’on respire l’impression des drogues renfermées plus avant le bec. Sous le manteau, on porte des bottines, faites de maroquin (cuir de bouc et de chèvre) du levant, des culottes de peau unie qui s’attachent aux dites bottines et une chemisette de peau unie, dont on renferme le bas dans les culottes, le chapeau et les gants sont aussi de même peau… des bésicles sur les yeux ». La tunique en lin ou en toile cirée et le cuir constituent sans doute une carapace contre les puces, protection se révélant efficace à l’usage, découverte empirique car ce mode de transmission n’est pas encore connu à l’époque. D’abord utilisé à Paris, son usage se répand ensuite dans toute l’Europe. Des épices et herbes aromatiques (thym, matières balsamiques, ambre, mélisse, camphre, clous de girofle, laudanum, myrrhe, pétales de rose, styrax, vinaigre des quatre voleurs) sont tassées ou imprègnent des éponges qui sont enfilées à l’intérieur du nez le plus souvent en carton bouilli ou en cuir. Les médecins de la peste utilisaient une baguette de bois pour examiner leurs patients sans contact direct ou pour tenir les gens à distance.

Agents testamentaires et de la santé publique

Les médecins ont servi comme officiers de santé publique (à l’instar des chirurgiens-barbiers et des apothicaires) pendant les périodes d’épidémies. Dirigés par des commissaires de santé (capitaines ou prévôts de santé), leur tâche principale, en plus de prendre soin des victimes de la peste, est l’enregistrement des décès dus à la peste. Enregistrement d’abord épisodique puis systématique dès le XVIIè siècle à Londres dans les Bills of Mortality (registres de mortalité). Leur action a ainsi contribué à la naissance de la statistique sanitaire.

Assistant souvent aux agonies, il lui arrive de conseiller le patient et devenir l’exécuteur testamentaire. Après le Moyen Âge, la nature de la relation entre le médecin et le patient est régie par un code d’éthique de plus en plus complexe pour éviter les abus et escroqueries, notamment en ce qui concernait le legs.

Méthodes

Ces médecins, imprégnés de la théorie des humeurs d’Hippocrate, , pratiquent des saignées et d’autres remèdes magiques comme placer des grenouilles sur les bubons  afin de « rééquilibrer les humeurs ». Ils utilisent une baguette (verge blanche ou rouge dite canne de saint Roch)  pour examiner les malades ou des pinces à long manche pour les opérer à distance (ouverture ou cautérisation des ganglions infectés). Pendant une épidémie, ils sont tenus à l’écart de la population et peuvent également être soumis à quarantaine.

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Mallette de médecin, collection du Musée d’Histoire de Marseille

Médecins de peste connus

Michel de Nostredame, dit Nostradamus dont les conseils sont d’éliminer les cadavres infectés, de ventiler les maisons avec de l’air frais, de boire de l’eau propre et potable ou du jus de cynorrhodon (source de vitamine C). Dans son Traité des fardemens, il recommande de ne pas saigner le patient.

Guy de Chauliac, médecin et chirurgien français, engagé par les papes à Avignon pour soigner les malades de la peste.

Giovanni de Ventura, engagé par contrat comme médecin de peste par la ville italienne de Pavie en 1479. .

Niall-O-Glacain, médecin irlandais qui gagne le respect profond de l’Espagne, de la France et de l’Italie pour son courage dans le traitement de nombreuses victimes de la peste.

Paracelse soigne la peste, mais dans son Traité de la peste, il continue à colporter les croyances populaires de l’époque

Ambroise Paré combat l’épidémie de peste à Lyon en 1564 et rédige en 1568 un Traité de la peste, de la petite vérolle et rougeolle.

Jean Bauhin, médecin officiel de la peste à Genève en 1570, avec la « gaule en main ».

Mur de la peste

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Mur de la peste entre Lagnes et Fontaine de Vaucluse.

Le mur de la Peste est un rempart édifié dans les monts de Vaucluse afin de protéger le Comtat Venaissin de la peste qui frappa Marseille et une partie de la Provence en 1720-1722.

S’étirant sur 27 kilomètres, il est bâti en pierre sèche. Le long de ce mur, des guérites en pierre sèche accueillaient des gardes.

C’est l’architecte, ingénieur et cartographe carpentrassien Antoine d’Allamand qui en définit le tracé, comme il l’indique lui-même dans son Mémoire des ouvrages que j’ai faits et ordonnés depuis 1700 conservé à la bibliothèque Inguimbertine :

« En 1720 je traçois depuis Saint-Hubert jusques à Saint-Ferreol les limites entre le Comtat Venaissin et la Provence, une ligne de 18 000 toises dont 6 000 toises faites avec un parapet de terre et un fossé au devant, et 2 000 toises avec des murs faits en pierre sèche.
En 1720 (j’ai fait) le plan de cette ligne depuis Saint-Hubert jusques à Saint-Ferréol et de là en suivant la Durance jusques à son embouchure dans le Rhône et en remontant le Rhône jusques à Avignon dont la longueur est de 14 lieues. »

Les patentes

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Extrait du registre de patente de santé, MHM

Chaque navire faisant escale dans un port du Levant se voit délivrer une patente, certificat délivré par les consuls des ports orientaux aux capitaines des vaisseaux souhaitant rentrer en France, qui précise l’état sanitaire de la ville. On distingue trois types de patentes :

la patente nette lorsque rien de suspect n’existe dans la région au moment du départ du vaisseau ;

la patente suspecte lorsque règne dans le pays une maladie soupçonnée pestilentielle ;

la patente brute lorsque la région est contaminée par la peste.

En cas de patente nette la durée de la quarantaine est ordinairement de dix-huit jours pour les personnes, vingt-huit pour le navire et trente-huit pour la cargaison. Ces périodes sont portées respectivement à vingt-cinq, trente et quarante si la patente est suspecte et trente-cinq, cinquante et soixante si la patente est brute.

Peste

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La peste est une anthropozoonose,  c’est-à-dire une maladie commune  aux humains et aux animaux. Elle est causée par le bacille Yersinia pestis, découvert par Alexandre Yersin de l’Institut Pasteur en 1894. Ce bacille est aussi responsable de pathologies pulmonaires de moindre gravité chez certains petits mammifères et animaux de compagnie (on parle dans ce cas de peste sauvage).

En raison des ravages qu’elle a causés, surtout au Moyen Âge, la peste a eu de nombreux impacts sur l’économie, la religion et les arts. Ainsi la peste noire de 1347-a profondément marqué l’Europe en éliminant 25 % à 50 % de ses habitants ; dans le royaume de France la population a chuté de 38 %, soit 7 millions de victimes sur les 17 millions de Français de l’époque. Cependant plusieurs épidémies de maladies inconnues à forte mortalité ont pu être qualifiées de peste par les chroniqueurs de l’époque. Par analogie, d’autres maladies à forte morbidité pour d’autres espèces sont également nommées peste, comme la peste aviaire, celle du canard, celle du porc. Elles n’ont pour la plupart rien à voir avec la peste humaine, qui peut prendre trois formes : peste bubonique, peste pneumonique et peste septicémique.

Étymologie

Le terme peste apparaît en moyen français au xve siècle (vers 1460, ou en 1475). Il dérive du latin pestis signifiant d’abord « fléau » au sens propre (l’outil ou l’arme de guerre qui sert à battre ou à frapper) et aussi, au sens figuré, toutes les calamités, ruines et destructions, dont toute épidémie à forte mortalité (pestilence ou « maladie contagieuse, épidémie »).

En ancien français, il existait déjà le terme pester apparu au XIIè siècle, à partir du latin vulgaire pistare pris pour pinsare « piler, broyer ». L’ancien français pester a pour sens 1) broyer, pétrir 2) piétiner, fouler 3) battre. L’ancien français pestel est le pilon, la massue, le haut du bras qui servent à frapper. De la même famille sont les termes d’ancien français pestrir « pétrir » et pestrin « pétrin »

L’ancien français pestilance (pestilence) apparu en 1120, du latin pestilentia, signifie « maladie pestilentielle », fléau ou calamité, carnage ou défaite, ainsi que toute odeur infecte (en particulier celle d’un champ de bataille couvert de cadavres).

Les origines du terme latin pestis sont obscures ou incertaines. Il n’existe pas d’équivalent en grec ancien. Plusieurs termes grecs recouvrent les sens déjà mentionnés comme epidemios « sur le peuple » (epi et demos) ; nosos « maladie » ; phtoros « ruine, destruction » ; loimos « fléau ». Tous ces termes sont utilisés par Thucydide pour désigner « la peste d’Athènes » (le texte grec original n’a pas de titre).

Le terme latin plaga (le coup et son résultat) a donné le français plaie et l’anglais plague (peste). Dans la Septante, traduction de la Bible hébraïque en grec ancien, les juifs grecs d’Alexandrie utilisent le terme loimos pour chacune des 10 plaies d’Egypte en français, the 10 plagues of Egypt en anglais.

Le sens moderne du terme peste se précise progressivement à partir du xvie siècle jusqu’à la fin du xixe siècle (découverte de la bactérie causale).

Bactériologie

Dans le règne des bactéries, Yersinia pestis est un coccobacille de 0,5 à 0,8 μm de largeur sur 1 à 3 μm de longueur, sans motilité, capsulé, Gram négatif, aéro-anaérobie facultatif, appartenant à la famille des Enterobacteriaceae. Il présente une coloration bipolaire en présence des colorants Wright, Giemsa et Wayson et se développe sur des milieux de culture standards en deux jours à 28 °C.

Ce germe est résistant, il reste virulent plusieurs jours dans un organisme en putréfaction. Il est sensible à la chaleur et à la dessiccation (il ne résiste pas longtemps à la lumière solaire), mais il résiste au froid.

Il possède plusieurs facteurs de virulence qui lui permettent de survivre chez l’humain en utilisant les nutriments des cellules hôtes et en empêchant la phagocytose et d’autres mécanismes de défense.

Réservoirs et vecteurs

La peste est d’abord une zoonose affectant surtout les rongeurs. Si l’unanimité est faite sur le modèle général rongeurs-puces-humains, de nombreux problèmes de détail (espèces exactes en cause, modalités et mécanismes…) restent controversés et en cours de discussion.

 Réservoirs

La peste aurait le paradoxe d’être conservée par des espèces qu’elle détruit. Les rongeurs sensibles (qui meurent de peste en moins d’une semaine) compensent cette mortalité par un « turn-over » particulièrement élevé : les rats se reproduisent à l’âge de 4 mois, les rattes ont environ 4 portées par an, chaque portée étant de 6 petits en moyenne.

La peste se répartit en foyers naturels d’endémies animales ou enzooties, plus ou moins permanentes, avec des alternances d’épidémies animales ou épizooties et des phases muettes, principalement en Asie, Afrique et Amérique de l’Ouest.

 Peste tellurique

Il existe une peste tellurique, où la bactérie peut se conserver par le froid et se multiplier dans le sol. C’est particulièrement le cas dans les terriers de rongeurs après une épizootie de peste. Quand une région se repeuple de rongeurs, ils réoccupent les terriers vides et contractent à nouveau la maladie par inhalation ou ingestion lors du fouissement. Ce phénomène pourrait expliquer le caractère cyclique de la peste, après disparition apparente.

Peste selvatique ou sauvage

Le réservoir primaire de la peste est représenté par de très nombreux rongeurs sauvages, constituant un réservoir naturel permanent de la maladie. La nature exacte du réservoir animal principal diffère selon les régions du monde.

Dans ces foyers enzootiques, plus de 200 espèces ont été recensées, dont une quarantaine sont des réservoirs permanents, comme des marmottes (Asie Centrale), des gerbilles (Afrique du Sud) et meriones au Proche-Orient. Les spermophiles écureuils fouisseurs jouent aussi un rôle important en Russie du Sud-Est ; de même dans l’Ouest des États-Unis où l’on trouve aussi les chiens de prairie.

Les rongeurs sauvages hibernants, comme la marmotte, pourraient aussi expliquer la permanence de la maladie d’une année à l’autre. Ceux qui ont contracté la peste ne présentent pas de maladie durant l’hibernation, puis l’infection se réactive brutalement au réveil, entraînant la mort de l’animal.

La bactérie est alors transmise de rongeur à rongeur par piqûre de puce, les différentes espèces de rongeurs étant plus ou moins sensibles ou résistantes. Il y aurait des hôtes primaires principaux, plutôt résistants où la bactérie circule en permanence, et des hôtes secondaires sensibles qui amplifient et disséminent la maladie, en particulier les rongeurs péri-domestiques.

La mort de rongeurs sensibles déclenche un lâcher de puces qui peuvent infecter des hôtes vertébrés de voisinage, comme l’Homme, les lagomorphes (lapin, lièvre) et les carnivores (chien, chat…). Ces derniers peuvent aussi infecter l’humain par contact (si peau lésée) ou morsure d’un animal infecté.

 Peste péri-domestique ou rurale

La peste des rongeurs commensaux des humains est la principale source d’origine de la peste humaine ou peste urbaine. En Europe, les deux espèces responsables des épidémies historiques de peste humaine sont le rat noir   et le rat gris ou surmulot.

Le rat noir est originaire d’Asie du Sud-Est, il s’établit au Proche-Orient dans l’Antiquité et parvient en Méditerranée orientale et en Europe du sud à l’époque romaine. Le rat noir est un animal sédentaire, qui ne se déplace pas activement sur de longue distance. Il vit à proximité de l’homme. Adapté aux activités de l’homme, il vit surtout dans les greniers et à bord des navires. Il peut être transporté parmi les marchandises (sacs de grains, ballots de tissus…). Sensible à la peste, il sort de son trou pour mourir, et les chroniques orientales signalent souvent la mort de rats précédant la peste humaine.

Le rat noir a été progressivement évincé par le rat gris plus gros et plus robuste. Il est originaire d’Asie centrale et supplante le rat noir en Europe à partir de la Renaissance jusqu’au début du xixe siècle. Il est moins lié à l’homme, il sait nager et aime l’humidité, il peut vivre dans les caves et les égouts en zone urbaine, ou en terriers à la campagne. Cependant le rat gris est moins sensible à la peste et il ne sort pas de son trou pour mourir, limitant les cas de contact. Le remplacement du rat noir par le rat gris au xviiie siècle serait l’un des facteurs expliquant le déclin des épidémies en Europe pendant cette période.

Formes cliniques

En zone endémique, toute adénite suppurée doit faire évoquer un bubon pesteux. La peste s’exprime sous trois formes cliniques principales différentes, pouvant parfois se succéder dans le temps :

Peste bubonique

Forme la plus fréquente, la peste bubonique fait suite à la piqûre de la puce. La peste peut se déclarer d’abord chez les rongeurs qui meurent en grand nombre. Les puces perdant leur hôte recherchent d’autres sources de sang, et contaminent l’homme et les animaux domestiques par piqûre. Après une incubation de moins d’une semaine, apparaît brutalement un état septique avec fièvre élevée sans dissociation de pouls, frissons, vertiges, sensation de malaise.

Le bubon apparaît vers le 2e jour après le début fébrile, mais il peut être détecté dès les premières heures par la palpation. C’est une adénopathie   (ou ganglion augmenté de volume), satellite du territoire de drainage de la piqûre de l’ectoparasite.. Les aires ganglionnaires le plus souvent touchées sont l’aire inguinale (pli de l’aine) ou crurale (haut de la cuisse), plus rarement axillaire voire cervicale. Il est d’abord sensible, inflammatoire, puis de plus en plus douloureux à mesure qu’il grossit.

Des signes de déshydratation et de défaillance neurologique vont accélérer l’évolution de la maladie vers une mort en moins de sept jours en l’absence de traitement efficace. On estime entre 20 et 40 % le nombre de malades qui vont guérir spontanément après un temps de convalescence assez long.

Peste septicémique

Cette forme constitue 10 à 20 % des pestes. La peste septicémique est la plupart du temps une complication de la peste bubonique, due à une multiplication très importante des bacilles dans la circulation sanguine. Cette variété de peste apparaît quand les défenses des ganglions lymphatiques et les autres types de défense sont dépassés (peste septicémique secondaire). Le bubon peut être absent, le germe se multipliant immédiatement dans le sang (peste septicémique primaire). Il s’agit d’une forme mortelle sans traitement, mais non contagieuse.

Peste pneumonique ou pulmonaire

Forme plus rare que la peste bubonique, c’est la forme la plus dangereuse car très contagieuse. La peste pneumonique ou pulmonaire survient quand le bacille pénètre directement dans l’organisme par les poumons  ou par complication pulmonaire d’une peste septicémique (peste pulmonaire secondaire). Les humains sont contaminés, et contaminent, par les crachats  et les projections microscopiques (toux, postillons) contenant le germe.

Après une période d’incubation de quelques heures à deux jours, s’installe une pneumopathie   aiguë sévère avec état septique. Même avec un traitement antibiotique approprié, cette forme de peste est souvent mortelle en quelques jours par œdème pulmonaire ou défaillance respiratoire.

Autres formes

La peste pharyngée survient après consommation d’aliments contaminés par Yersinia pestis. Elle se présente comme une pharyngite avec amygdalite, une fièvre élevée, une toux sèche, et une lympadénite (inflammation des ganglions du cou).

 Mesures de protection de santé publique

La peste est une maladie à potentiel épidémique qui justifie un diagnostic précoce et exige une déclaration aux autorités sanitaires nationales et internationales.

En France, la peste fait partie des maladies infectieuses à déclaration auprès des agences régionale de santé. D’après le plan Biotix de la Direction générale de la Santé  française, les mesures de protection à prendre consistent à :

porter un diagnostic précoce ;

déclarer très rapidement aux autorités sanitaires la suspicion d’un cas de peste ;

lancer une enquête épidémiologique pour identifier la source et les personnes exposées ;

hospitaliser tout malade symptomatique dans une structure médicalisée, particulièrement ceux qui sont atteints de formes respiratoires ;

limiter les déplacements pour éviter l’extension de l’épidémie ;

administrer une antibioprophylaxie par cyclines, rifampicine ou streptomycine aux sujets en contact.

La désinsectisation et la lutte contre les réservoirs animaux (dératisation obligatoire des navires) sont déterminantes dans la prévention d’une épidémie. Dans les parcs naturels aux États-Unis, des panneaux préviennent les promeneurs d’éviter tout contact avec les rongeurs.

 Histoire

 Le terme de « peste »

Dans l’Antiquité, le terme de « peste », ou ses équivalents, ne désigne pas nécessairement la maladie aujourd’hui nommée peste, ni même une autre maladie spécifique. Il pouvait s’appliquer à un évènement catastrophique, frappant une cité entière, constituant en lui-même un concept culturel allant au-delà du concept de maladie. La peste, c’est ce contre quoi la religion et la médecine sont impuissantes, ce par quoi la Cité est mortelle sans défense possible. Au cours du temps, le terme peste désigne toute maladie mortelle, en grand nombre, en même temps, en un même lieu.

La première pandémie de peste reconnue avec certitude (du point de vue médical moderne) est la peste de Justinien (seconde moitié du vie siècle). Toutefois, la maladie existait certainement avant cette date.

 Origine de la peste

Yersinia pestis serait issu de Yersinia pseudotuberculosis, la divergence datant de moins de 20 000 ans. Y. pseudotuberculosis est une bactérie à transmission féco-orale (infection intestinale modérée), elle aurait acquis des éléments génétiques modifiant son mode de transmission (voie sanguine, et vecteur puce). Une étude de 2015 révèle que la peste était déjà endémique en Eurasie, il y a 5 000 ans, dès l’âge de bronze, mais avec un bacille moins pathogène. Des études récentes ont montré que l’ADN de la peste peut être détecté dans la pulpe des dents des premiers squelettes de l’âge de bronze en Europe. Jusqu’à 8 % des squelettes étudiés hébergent ce qui était probablement la bactérie qui a causé leur mort.

L’hypothèse majoritaire place l’origine de la peste dans son foyer d’Asie centrale. Une étude a montré que la maladie sévissait déjà dans le voisinage de la Chine, où l’ancêtre commun des bacilles actuels serait à rechercher il y a plus de 2 600 ans.

Description historique

La peste est nommée depuis l’Antiquité. Selon J.-N. Biraben, les médecins décrivent correctement la peste à partir du xve siècle et ne la confondent plus avec aucune autre affection.

Au vie siècle, Grégoire de Tours écrit :

« … on compta, un dimanche, dans une basilique de Saint-Pierre, trois cents corps morts. La mort était subite ; il naissait dans l’aine ou dans l’aisselle une plaie semblable à la morsure d’un serpent  ; et ce venin agissait tellement sur les hommes qu’ils rendaient l’esprit le lendemain ou le troisième jour ; et la force du venin leur ôtait entièrement le sens. »

Plus tard au xvie siècle, Nicolas de Nancel en donne la description suivante :

« Or donques la peste est une fièvre continue, aiguë et maligne, provenante d’une certaine corruption de l’air extérieur en un corps prédisposé : laquelle étant prise par contagion se rend par même moyen communicable & contagieuse : résidente aux trois parties nobles ; accompagnée de très mauvais & très dangereux accidents, & tendante de tout son pouvoir, à faire mourir l’homme, voire tout le genre humain. »

Selon les auteurs anciens, les épidémies de peste peuvent s’annoncer par des signes précurseurs : comètes, éclipses, tremblements de terre, orages violents, vol inhabituel des oiseaux, nuages en forme de cercueil, épidémies bénignes, réveil douloureux des cicatrices buboniques d’anciens pestiférés guéris…

Lorsque l’épidémie est déjà déclarée, les signes généraux du début (fièvre, céphalées, abattement) sont reconnus dès le xive siècle. Les charbons (escarre sur-infectée d’une piqûre de puce) sont mentionnés au xviie siècle (sans la reconnaissance du rôle de la puce). Les bubons sont cités au vie siècle (Grégoire de Tours), leur description est précisée par les médecins arabes, pour être universellement reconnus comme caractère distinctif et essentiel à partir du xve siècle. Il en est de même pour les complications hémorragiques et les formes pulmonaires. Les signes neurologiques (hallucinations, délire…) sont signalés dès le vie siècle.

Les pestes historiques présentent quelques différences avec la peste moderne : plus grande fréquence des morts subites ou formes foudroyantes surtout lorsque l’épidémie commence, et la grande importance des vomissements.

La tradition signale que plusieurs professions sont épargnées : les chevriers, cochers et palefreniers (car l’odeur des chèvres et des chevaux repousse les puces du rat), et les porteurs d’huile (l’huile repousserait aussi les puces), les forgerons (le bruit et le feu de la forge éloignent les rats) ainsi que les tonneliers. D’autres sont à haut risques comme les tailleurs, drapiers, chiffonniers, lavandières … (exposés aux puces), ou encore les meuniers, boulangers, bouchers (exposés aux rats).

 Conceptions historiques

Les multiples interprétations de la peste engendrent autant de réponses qui peuvent se combiner entre elles.

Colère divine

Dans l’Antiquité, des sacrifices étaient faits pour calmer un Dieu offensé. Le christianisme reprend cette conception, et appelle à la clémence divine par les prières, les confessions et les pénitences. Les saints les plus invoqués sont saint Roch et saint Sébastien ; des messes sont dites, des offrandes sont faites (cierges gigantesques, cordons de cire faisant le tour des remparts) ; des processions ou pèlerinages sont organisés (transport de saintes reliques, ou procession des flagellants).

Contagion surnaturelle

La peste est le fait d’êtres surnaturels : certains déclarent avoir vu le génie de la peste sous la forme d’une flamme bleue qui floterait , dans les rues et irait d’une maison à l’autre, dans d’autres lieux on voit un fantôme, une vieille femme, ou le diable lui-même. D’autres pensent que la peste peut se transmettre par le regard des pestiférés. Divers procédés magiques sont utilisés pour repousser les esprits malfaisants : enterrement debout, danses nues, exorcismes, inscriptions, croix fléchée, talisman, amulettes, pierres précieuses, protection par le chiffre quatre…

Empoisonnement provoqué

La peste est répandue volontairement par des groupes malveillants, contre lesquels on exerce représailles ou persécutions. En Russie on accuse les Tatars, en Europe centrale les Bohémiens. Les engraisseurs sont un groupe indéterminé qui enduit les murs et les portes des maisons de graisses maléfiques. Les semeurs de pestes sont des groupes professionnels accusés de tirer profit de la peste (barbiers-chirurgiens, soignants, parfumeurs, croque-morts…). En Europe occidentale, les Juifs et les lépreux sont accusés d’empoisonner les puits et les fontaines .

Contagion aérienne, la théorie miasmatique

La théorie médicale dominante de la peste est la corruption de l’air par des effluves souterraines, le sous-sol étant le lieu de la décomposition et de la corruption. Ces vapeurs infectes (miasmes) réalisent des ascensions venimeuses qui retombent sur les hommes d’une région donnée. Le venin passe à travers les pores de peau pour corrompre les humeurs. Il peut se transmettre par les hommes d’un pays à l’autre. La peste est une pourriture des humeurs.

Contre le venin, on utilise des antidotes et contre-poisons : alexipharmaques, dont les béozards, la thériaque, composée de multiples plantes, a été utilisée. Sa teneur en opium devait diminuer légèrement la diarrhée et les douleurs. On utilise aussi des antidotes animaux (chair, sang… d’animaux venimeux, comme la vipère). On pensait qu’il devait exister un principe de protection dans la vipère, puisque la vipère vit avec son propre venin. La lutte contre les humeurs corrompues passe par leur évacuation : saignée, purge, incision des bubons à maturité, avec des querelles d’écoles sur l’utilisation et la combinaison de ces moyens.

La lutte contre les miasmes de l’air passe par de grands bûchers, des plantes aromatiques, des parfums, la fumée de tabac…  Le masque à bec de canard imaginé par Charles de Lorme, médecin de Louis XIII, contenait des plantes aromatiques, notamment de la girofle et du romarin, aux propriétés désinfectantes mais permettaient surtout de supporter l’odeur de la mort. En fait cette puanteur était considérée comme la cause du mal et sa manifestation tangible. Une éponge, placée devant la bouche et imprégnée de « vinaigre des quatre voleurs » (vinaigre blanc, absinhe, genièvre, marjolaine, sauge, clou de girofle, romarin et camphre) était censée protéger de la contagion.

Le traitement dit « électuaire des trois adverbes » : « cito, longe, tarde », (pars) vite, (va) loin, (reviens) tard – traitement pas toujours facile à mettre en œuvre, et susceptible de propager plus encore la maladie.

 Principales épidémies

Pestes incertaines

La peste était présente dès la haute Antiquité et à l’âge de bronze. Elle s’est probablement manifestée avec l’urbanisation, mais ce qui est décrit sous le terme de peste ne peut être identifié avec certitude (descriptions historiques imprécises, manque de données de paléopathologie).

La peste est évoquée dans l’Ancien Testament   comme un fléau envoyé par Dieu aux Hébreux. Le roi David est châtié par Dieu et doit faire le choix entre subir sept années de famine, trois mois de guerre, ou trois jours de peste ; il choisit la peste (Livre II Samuel 24). La peste des Philistins est au contraire envoyée pour défendre David (livre I Samuel 5), celle-ci a été considérée comme une première mention de peste bubonique, d’autres l’attribuent plutôt à une dysenterie ou à la bilharziose.

Les Grecs ont également subi de telles maladies. Ils attribuaient traditionnellement la peste à la vengeance d’Apollon comme cela est décrit dans l’Illiade. C’est avec un regard plus rationnel que Thucydide évoque une épidémie infectieuse survenue lors du conflit entre Sparte et Athènes, vers -430, et appelée traditionnellement « peste d’Athènes ». De nombreuses hypothèses ont été avancées pour identifier cette épidémie :  la rougeole, la variole, la grippe, le typhus ou encore la fièvre typhoïde. C’est cette dernière maladie qui aurait été identifiée par une recherche ADN sur la pulpe dentaire de cadavres retrouvés dans une sépulture de masse contemporaine de l’épidémie. Cette identification a toutefois été contestée.

L’Empire romain connut d’importantes épidémies, en particulier à partir du IIè siècle de notre ère, la plus connue étant la peste antonine  à Rome en 166. Galien  en a laissé une description qui laisse penser que la maladie en question était en fait la variole. La peste de Cyprien, évêque de Carthage ayant décrit une épidémie vers 250 ap. J.-C., reste indéterminée.

Première pandémie : peste de Justinien

L’Antiquité tardive fut marquée par la peste de Justinien (seconde moitié du vie siècle) identifiée à la peste bubonique. Par la suite la peste semble disparaître de l’Occident au début du Moyen Âge.

Deuxième pandémie : peste noire

En 1347, des navires infectés abordent en Europe et déclenchent une épidémie dont mourra un quart de la population occidentale en quelques années. Les recherches archéologiques récentes ont confirmé qu’il s’agissait d’une épidémie due au bacille Yersinia pestis.

À partir du xvie siècle, l’Europe découvre les mesures d’isolement (exemple : mur de la peste dans le Comtat Venaissin) et séparation des malades dans les hôpitaux, avec désinfection et fumigation des maisons, isolement des malades, désinfection du courrier et des monnaies, création d’hôpitaux hors les murs, incinération   des morts. À cette époque, les théâtres londoniens sont  fermés pour limiter la contagion, lorsque le nombre de morts de la peste dans la capitale dépasse quarante par semaine. Les fermetures durent plusieurs mois, parfois plus d’une année. La mise en place de patente maritime, de billet de santé ou passeport sanitaire, de quarantaine systématique des navires suspects s’avère efficace pour éviter de nouvelles épidémies, chaque relâchement de l’attention rappelant sans tarder les conséquences possibles.

Ainsi, jusqu’au xviiie siècle, des épisodes majeurs de peste sont encore signalés régulièrement en Europe, comme à Toulouse en 1633 et dans le Nord de l’Italie, la grande peste de Londres en 1666, la peste de Marseill en 1720, Londres en 1764, Moscou en 1771.. Des flambées de la maladie se sont également produites dans des territoires proches du continent, comme aux îles Canaries en 1582 . L’ensemble des mesures mises en place à partir du xvie siècle, d’abord municipales puis étatiques comme le cordon sanitaire au xviiie siècle, conduit progressivement à l’élimination de cette pandémie.

Dans le monde musulman, l’Empire ottoman adopte en 1841ces mesures européennes issues de trois siècles d’expérience, pour les appliquer sévèrement sur tout le territoire. Les Turcs éliminent en un an la peste du bassin méditerranéen, même dans les régions où les rats et les puces restent abondants. Il subsiste des cas sporadiques dont les foyers sont rapidement étouffés.

La troisième pandémie (peste moderne)

Appelée aussi peste de Chine ou de Mandchourie, cette pandémie naît au milieu du xixe siècle sur les hauts plateaux d’Asie centrale. En 1891, elle est signalée à la frontière du Tonkin et de la Chine, elle explose à Canton et Hong*Kong (1894), puis à Bombay (1896) et à Calcutta (1898). Elle fait le tour de la mer d’Oman, du golfe Persique et de la mer Rouge. Elle touche de nombreux ports sur tous les continents, où elle est le plus souvent bloquée par les mesures prises. En France, ont été touchés Marseille (1902)  et Paris (1920) u (quartier des chiffonniers de Saint-Ouen), contamination par péniche venue du Havre. La dernière épidémie de peste en France a été celle d’Ajaccio (Corse) en 1945, avec 13 cas dont 10 décès.

 Découvertes scientifiques

Cette dernière pandémie donne lieu à l’ensemble des découvertes modernes sur la peste. Yersin découvre le bacille responsable de la peste (1894) et un sérum anti-pesteux (1896). La sérothérapie sera mise au point en 1908 par Calmette, Yersin et Borrel. En 1912, Édouard Dujardin-Beaumetz démontre le rôle des marmottes comme réservoir sauvage. En 1898, Simond démontre le rôle de la puce, mais sa découverte sera accueillie avec scepticisme pendant une dizaine d’années. En 1963, Balthazard montre l’existence d’une peste tellurique.

Quarantaine

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Lazaret de la grande peste de Vienne de 1679, ex-voto de 1680, Église Saint-Michel de Vienne.

 La quarantaine consiste à isoler des personnes, des animaux, ou des végétaux durant un certain temps, en cas de suspicion de maladies contagieuses, pour empêcher leur propagation. En empêchant les personnes d’avoir des contacts avec des individus sains se trouvant à l’extérieur de la zone de confinement, on rend la contagion impossible et les maladies infectieuses disparaissent d’elles-mêmes. C’est une mesure barrière ;  l’une des méthodes de prévention et de gestion des risques liés aux maladies infectieuses (épidémie, pandémie notamment).

S’il s’agit de personnes malades « confirmées », on parle plutôt d’isolement (soin de santé)

Au figuré le mot désigne aussi la condition d’une personne mise volontairement à l’écart (ostracisme)

En 2020, de nombreux pays décident d’appliquer des mesures de mise en quarantaine de leurs populations afin de ralentir la propagation d’une pandémie de maladie à coronavirus, appelée quatorzaine pour une isolation de 2 semaines.

Étymologie et évolution sémantique

Le mot « quarantaine », attesté en français depuis les années 1180, signifiait « espace de quarante jours » (période du carême). En français, au sens de mesure sanitaire, apparu au XIVè siècle, il dérive de l’italien quaranta (nombre quarante) et remonte à 1635.

La quarantaine sanitaire se définit historiquement comme la séparation, la détention et la ségrégation de sujets suspectés de maladies contagieuses. Le mot désigne ensuite aussi la période de cet isolement de personnes, d’animaux, d’objets ou de marchandises

En épidémiologie, le mot désigne aujourd’hui une restriction complète de déplacement, provisoirement proposée ou imposée, à des personnes apparemment saines potentiellement exposées à une maladie contagieuse (voire des animaux ou objets suspects d’être contaminants tels que bagages, conteneurs, moyens de transport, marchandises…). Si le terme isolement concerne plutôt des malades ou porteurs sains avérés (un malade déclaré est isolé, un sujet en période d’incubation possible est mis en quarantaine).

L’autoisolation prescrite, ou autoprescrite est une forme de quarantaine utilisée en 2020 pour COVID-19, envisagée au domicile de ou des intéressés, devant soit une possible phase d’incubation, soit une pathologie possible non testable, en pénurie de méthode diagnostique.

Histoire

 Origines

La séparation et l’interdiction sociales se sont inscrites d’abord dans le cadre du sacré, avec la notion de tabou, par exemple le tabou alimentaire. La séparation du pur et de l’impur concernant les maladies est manifeste dans la Bible :

« Parlez aux Israélites, vous leur direz : lorsqu’un homme a un écoulement sortant de son corps, cet écoulement est impur
Voici en quoi consistera son impureté tant qu’il a cet écoulement : que sa chair laisse échapper l’écoulement ou qu’elle le retienne, il est impur
Tout lit où couchera cet homme sera impur et tout meuble où il s’assiéra sera impur
Celui qui touchera son lit devra nettoyer ses vêtements, se laver à l’eau, et il sera impur jusqu’au soir. »

— La Bible, Lévitique 15:2-5.

Ce passage a été interprété comme la description d’une gonorrhée avec « déclaration obligatoire de maladie contagieuse » et « isolement et désinfection ». En médecine hébraïque, des textes mentionnent les maladies de peau avec isolement social temporaire, ou avec exclusion définitive (discrimination des lépreux).

L’idée du nombre 40 comme période décisive de temps serait celle d’Hippocrate (vers le ve siècle av. J.-C.) indiquant qu’une maladie aigüe se manifeste dans l’espace de 40 jours. D’autres mentionnent Pythagore qui attribue au chiffre 4 des vertus mystiques. Cette période de 40 jours est adoptée par les premiers textes chrétiens (le jeûne de 40 jours de Jésus-Christ dans le désert).

 Moyen-Âge

En France, la séparation sociale et l’exclusion des lépreux relève de l’ordonnance royale du 21 juin 1321.  Le rejet des lépreux est partout la norme, mais d’application locale très variée. De nombreuses villes ont une léproserie située à l’écart, avec limitation ou contrôle du déplacement des lépreux. Les motifs d’origine sont d’abord religieux et moraux : la lèpre est une maladie de l’âme qui se manifeste par une mort lente du corps.

Avec la survenue de la peste noire, les motifs sanitaires apparaissent au premier plan. Les mesures prises sont le fait des autorités municipales qui s’appuient sur le sens commun d’une contagiosité, notion de peu d’importance pour la médecine médiévale. Les mesures les plus anciennes d’isolement des pestiférés consistent à enfermer les pestiférés (et leur famille) dans leur maison (séquestration), une autre est l’expulsion hors de la ville. Ces mesures, d’ordre juridique sont adoucies à partir du XVIè siècle Plus rarement, les malades sont autorisés à circuler, mais en étant porteurs de signes distinctifs.

Des structures sont mises en place pour concilier l’isolement et le soin : cabanes en bois hors agglomération (en 1348 à Avignon par le pape Clément VI),hôpital de pestiférés (à Venise en 1403). Des léproseries sont converties en hôpital pour pestiférés (à Marseille en 1476).

La quarantaine maritime proprement dite (isolement préventif) est instaurée le 27 juillet 1377, par le Grand Conseil de Raguse qui interdit l’accès de la ville ou de son district à ceux « qui arrivent d’une zone infestée par la peste, à moins qu’ils ne soient restés d’abord à Mrkan ou a Cavtat pour s’y purger pendant un mois », instituant ainsi la première quarantaine officielle reconnue comme telle.

La même année, Venise adopte le procédé de Raguse (isolement sur un îlot proche). Sur l’avis des médecins, la durée est portée à 40 jours, d’après la doctrine hippocratique des jours critiques, où une maladie qui dépasse 40 jours ne peut-être qu’une maladie chronique. La quaranta se répand dans les ports italiens, elle est adoptée par Marseille en 1383, Barcelone en 1458, Edimbourg en 1475. L’application de la quarantaine est renforcée par la fondation de lazarets, dont le premier, celui de Venise (1403), sert de modèles pour d’autres ports (Gênes en 1469, Marseille en 1526).

La quarantaine sur terre est d’abord adoptée en Provence (Brignoles, 1464). Le système de quarantaines est renforcée par les patentes pour les marchandises, et les billets de santé pour les personnes qui sont des certificats attestant la provenance d’une ville saine.

 Période classique

Le système des quarantaines et lazarets devient une administration permanente à partir du XVIè siècle en Italie. Malgré leurs rivalités, les cités-Etats italiennes sont reliées par un réseau d’informations sanitaires provenant de France, de Suisse et des Balkans. Cet exemple est suivi par les cités germaniques ; ailleurs, en France, en Espagne ou en Angleterre, les quarantaines ne sont que des mesures temporaires.

À partir de la fin du XVIIè siècle, le système de quarantaine et de contrôle des épidémies est transféré progressivement de la cité au plan national. La santé devient une question gouvernementale. La coordination la plus avancée est alors celle de la Prusse et d’autres Etats germaniques, où l’expression police médicale est utilisée pour la première fois en 1764 par Wolfgang Thomas Rau (1721-1772).

En Angleterre, les premiers règlements de quarantaines (niveau gouvernemental) sont établis en 1663. En France, le conseil du Roi met toute la Provence en quarantaine lors de la peste de Marseille   en 1720-1722. Au cours du XVIIIè siècle un réseau de surveillance s’établit entre les grands ports méditerranéens d’Europe et du Levant.

Aux Amériques, la première quarantaine maritime est celle de Saint-Domingue en 1519 contre la variole. En Amérique du Nord, la quarantaine est appliquée contre la variole, la première fois en 1647, par la colonie de la baie du Massachussetts pour les navires arrivant des îles Barbade. Puis contre la fièvre jaune, par les villes de New York (1688) et Boston (1691). En 1799, le Congrès américain transfère l’autorité des quarantaines (du niveau de chaque Etat) au niveau fédéral (secrétariat du Trésor jusqu’en 1876).

  Période moderne

 xixe siècle

La deuxième pandémie de choléra touche l’Europe en 1830 et l’Amérique du Nord en 1832. La stratégie officielle est alors de renforcer les méthodes utilisées contre la peste : quarantaines, lazarets et cordons sanitaires, mais celles-ci s’avèrent peu efficaces contre le choléra, ce qui suscite tensions sociales et troubles politiques. Les politiques de quarantaines varient selon les pays, elles peuvent servir de prétexte politique (pour restreindre les libertés de l’adversaire — déplacement, échange, correspondance…) ou économique (protection commerciale).

En 1834, la France appelle à une standardisation internationale des politiques de quarantaine. En 1838, un Conseil Sanitaire International est fondé à Constantinople pour coordonner les mesures frontalières contre les épidémies. En 1851, la première conférence sanitaire internationale se tient à Paris, où le premier règlement sanitaire international est adopté. Il impose aux états signataires les mêmes mesures quarantenaires contre la peste et le choléra mais sur les 12 pays participants à cette première conférence, trois seulement sont signataires : France, Portugal et Sardaigne.

Les conférences suivantes sont parfois le lieu de violentes discussions  : conférence de Rome en 1885, à propos des quarantaines effectuées sur le canal de Suez pour les navires venant d’Inde. Le réel conflit n’était pas d’ordre sanitaire, mais politique (domination britannique ou française sur la région).

Aux Etats-Unis, la politique de quarantaine, dépendante du département du Trésor, est jugée mal appliquée, et une nouvelle législation fédérale de quarantaine est adoptée en 1878. L’autorité des quarantaines est transférée au Marine Hospital Service, un ancêtre du Service de santé publique des Etats-Unis. L’administration d’une quarantaine doit être médicalisée, et sa durée doit se baser sur la période d’incubation spécifique à la maladie.

En 1893, les États-Unis rejoignent le concert sanitaire européen. Les trois maladies quarantenaires internationales sont alors le choléra, la peste et la fièvre jaune.

 xxe siècle

Les premières mesures concrètes, appliquées par un grand nombre de pays signataires sont celles de la 11e conférence internationale de Paris en 1903 (adoption d’une convention de 184 articles). En 1907, l’Office International de l’Hygiène Publique est fondé à Paris. Il devient après la Première Guerre mondiale le Comité d’Hygiène de la Société des Nations (SDN). En 1926, la liste des maladies quarantenaires est portée à cinq, avec l’ajout de la variole et du typhus.

Dans le premiers tiers du XXè siècle les mesures de quarantaines sont médicalisées. Le nouveau savoir microbiologique permet de distinguer les cas confirmés, les cas suspects et les sujets indemnes, ainsi que les modes de transmission et la durée d’incubation spécifiques à chaque maladie infectieuse. Il s’avère que la quarantaine peut être efficace pour limiter certaines maladies, mais aussi inutile ou néfaste pour d’autres

Après la Seconde Guerre mondiale, l’OMS, fondée en 1948, remplace le Comité d’Hygiène de la SDN. L’expression « maladies quarantenaires » disparaît, pour devenir « maladies sous contrôle international » inscrites dans un règlement sanitaire international, adopté par 181 pays, et donnant lieu à déclaration obligatoire. En 1951, elles sont au nombre de 6 : choléra, peste, fièvre jaune, variole, typhus et fièvre récurrente.

Dans la deuxième moitié du xxe siècle, l’importance relative de la quarantaine décroît ; elle apparaît comme une des méthodes, parmi d’autres, utilisées dans un système plus général de surveillance et de contrôle des maladies. Pour les maladies quarantenaires  dans les années 1980 le CDC listait encore 26 maladies pour l’entrée aux États-Unis, en 1992 cette liste est réduite à 7 maladies : fièvre jaune, choléra, diphtérie, tuberculose, peste, suspicion de variole (bioterrorisme) et fièvre hémorragique virale.

Il apparaît alors que la quarantaine n’est pas une panacée, qu’elle a ses limites, surtout lors de l’apparition du sida, pour des raisons biomédicales, mais aussi juridiques et éthiques. Dans d’autres cas, elle peut être validée pour des maladies ou des contextes particuliers. La quarantaine « moderne » est alors un moyen, non pas indistinct ou généralisé, mais « taillé sur mesures » et toujours discutable. Ce fut le cas lors de l’épidémie de SARS de 2003 ou de la pandémie A(H1-N1) de 2009.

xxie siècle

Depuis 2000, les retours d’expérience des épidémies de H5N1, SRAS, du MERS, et des modèles épidémiologiques, ont conduit à affiner les protocoles de quarantaine, ou d’Isolement (soin de santé) pour certaines maladies, et un cadre international a été produit en 2005 par l’OMS. Ainsi :

des quarantaines à l’échelle de la ville ont été imposées en Chine et au Canada contre le SRAS en 2003, et en Afrique de l’Ouest de nombreux villages ont été mis en quarantaine pour freiner et stopper l’épidémie d’Ebola de 2014 ;

en 2019-2020, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité et de l’épidémiologie, l’isolement volontaire (« autoisolation ») et la quarantaine ont été utilisés à très grande échelle pour freiner la maladie à coronavirus (COVID-19). Des villes entières de Chine puis des régions, puis en Europe l’Italie ont imposé des restrictions sans précédents   à partir de mars 2020 pour lutter contre la propagation de ce virus, alors que des milliers de ressortissants étrangers rentrant d’un voyage en Chine étaient de par le monde invités à s’isoler eux-mêmes chez eux ou dans des installations gérées par l’État;

Pour la maladie à coronavirus de 2019, des quarantaines réduites à quatorze jours ont été effectuées. Toutefois, la durée de quatorze jours n’étant pas suffisantes, la quatorzaine a été rallongée à 21 jours.

Exemples de mesures de quarantaine :

À Venise, au milieu du xve siècle, on fit construire le Lazzaretto Nuovo destiné à recevoir les navires et leurs équipages en provenance des ports méditerranéens qui étaient suspectés d’être vecteurs de maladie comme la peste (le Lazzaretto-Vecchio) à l’inverse, ne traitait que les cas avérés de maladie). À la fin du xvie siècle, le lazaret possédait une centaine de chambres et plusieurs grands hangars pour entreposer les marchandises qui y étaient alors décontaminées en utilisant surtout la fumée générée par des herbes aromatiques, comme le genièvre ou le romarin.

Le Royaume-Uni obligeait depuis les années 1800 les animaux en provenance de pays étrangers à subir une quarantaine d’une durée de six mois, de manière à prévenir la rage. Au début des années 2000, cette politique de quarantaine systématique a été allégée et au 1er janvier 2012 les animaux munis d’un passeport européen pour animal de compagnie ou Pet Passport peuvent désormais échapper à la mise en quarantaine (puisque ce document atteste que l’animal a été vacciné à une date précise).

Aux Etats-Unis, lors du retour des premières missions lunaires, les astronautes des missions Apollo 11, 12 et 14 ont été mis en quarantaine, par précaution (les astronautes de la mission de Apollo 13 n’ayant pu alunir en raison d’un problème technique).

Dans son règlement sanitaire international (RSI, 2005), l’OMS définit une quarantaine comme « la restriction des activités et/ou de la mise à l’écart des personnes suspectes qui ne sont pas malades ou des bagages, conteneurs, moyens de transport ou marchandises suspects, de façon à prévenir la propagation éventuelle de l’infection ou de la contamination ».

Le placement en quarantaine peut faire partie des recommandations de l’OMS faites aux Ėtats-membres, qui peuvent être temporaires (durée de trois mois renouvelable) ou permanentes (d’application systématique ou périodique). Une quarantaine s’effectue selon les principes énoncés dans le RSI, notamment en ce qui concerne le respect de la dignité des personnes et de leurs droits fondamentaux

Une quarantaine peut consister à « isoler ou traiter si nécessaire les personnes affectées ; rechercher les contacts des personnes suspectes ou affectées ; refuser l’entrée des personnes suspectes et affectées ; refuser l’entrée de personnes non affectées dans des zones affectées ; et soumettre à un dépistage les personnes en provenance de zones affectées et/ou leur appliquer des restrictions de sortie » (article 18).

Ces recommandations ne sont pas contraignantes, chaque pays garde la décision d’appliquer ou pas une quarantaine en fonction de sa situation épidémiologique particulière, tout en ayant l’obligation de fournir à l’OMS les motifs de sa decision.

Leçons de l’histoire

La disparition des épidémies de lèpre et de peste en Europe reste mal expliquée ; il en est de même pour l’efficacité relative des quarantaines et autres mesures de ségrégation. Dans le cas de la lèpre, pour les historiens, la rigueur des textes historiques sur la ségrégation des lépreux ne concorde pas avec la réalité (mesures peu ou diversement appliquées). La disparition de la lèpre en Europe se fait progressivement, une disparition qui n’a pas dépendu de la médecine ou de l’administration. A contrario, la persistance de foyers lépreux en Scandinavie jusqu’au xixe siècle pose les mêmes problèmes d’interprétation.

En revanche, pour les épidémies de peste, les historiens accordent généralement une importance aux quarantaines comme moyen de contrôle des épidémies. Elle est efficace si elle s’articule avec un système coordonné au niveau des États. Selon Biraben, l’exemple probant est l’Empire ottoman en 1841 qui élimine les grandes épidémies de peste en quelques années en appliquant strictement les mesures prises par les pays européens. De même l’éradication de la variole a été rendue possible par la vaccination et aussi par une politique de containment (isolement, confinement).

 

Vinaigre des quatre voleurs

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Vinaigre des 4 Voleurs dans sa bouteille du xviie siècle.

Le vinaigre des quatre voleurs est une macération dans du vinaigre de plantes aromatiques et médicinales à propriétés antiseptiques

Historique

La légende de l’invention du vinaigre des quatre voleurs met en scène plusieurs brigands qui détroussent des cadavres pendant une épidémie de peste, sans être eux-mêmes contaminés. Interrogés sur leur résistance, ils répondirent avoir découvert un remède, le fameux « vinaigre des quatre voleurs », qu’ils prenaient quotidiennement.

La date, le lieu et même le nombre de brigands, de même que la composition du remède lui-même, sont l’objet de différentes variations. La date est généralement comprise entre le xive et le xviiie siècle, et sont souvent citées les villes de Marseille et de Toulouse.

Le vinaigre des quatre voleurs fut inscrit au codex en 1748 et vendu en pharmacie comme antiseptique. Cité dans les Mémoires secrets de Bachaumont, et dans Le Temps des amours de Marcel Pagnol. Il est encore commercialisé aujourd’hui contre les risques de contagion, soins de la peau, capillaires et des muqueuses, fatigue, maux de tête, encombrement respiratoire, élimination des poux et lentes…

Composition

La composition du remède est variable. Elle est généralement constituée de vinaigre (de vin, de cidre ou autre), dans lequel infusent des plantes ou des épices : absinthe, romarin, sauge, menthe, rue des jardins, lavande, acore odorant, cannelle, girogle, muscade, ail, camphre…

Grand-Saint-Antoine (navire)

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Le Grand Saint Antoine est le navire qui apporta la peste à Marseille en 1720, épidémie qui se propagea à toute la Provence, le Languedoc et le Comtat Venaissin, faisant entre 90 000 et 120 000 morts en Provence sur une population de 400 000 habitants environ.

Histoire

Le Grand Saint Antoine était une flûte, un voilier trois-mâts carré, de fabrication hollandaise, partie de Marseille le 22 juillet 1719 pour la Syrie où sévissait alors la peste. Sa cargaison au retour, d’une valeur de 100 000 écus et composée essentiellement d’étoffes précieuses, était porteuse de la bactérie Yersinia pestis de la peste. Le 3 avril 1720, un passager turc embarqué à Tripoli meurt. Sur le chemin du retour, le vaisseau perd successivement sept matelots et le chirurgien de bord. Le capitaine Jean-Baptiste Chataud retourna à Chypre, où il prit une patente de santé. Un huitième matelot tombe malade peu avant l’arrivée à Livourne en Italie.

La négligence supposée des médecins italiens, qui laissent repartir le navire, jointe à la hâte de Chataud pour livrer avant le début de la foire de Beaucaire, n’arrange rien à l’affaire : le capitaine amarre son voilier près de Marseille, au Brusc, et fait discrètement prévenir les armateurs du navire.

Les propriétaires font alors jouer leurs relations et intervenir les échevins de Marseille pour éviter la grande quarantaine (celle durant quarante jours). Tout le monde considère que la peste est « une histoire du passé » et l’affaire est prise avec détachement : les autorités marseillaises demandent simplement au capitaine de repartir à Livourne chercher une « patente nette », certificat attestant que tout va bien à bord.

Les autorités de Livourne, qui ne veulent pas s’encombrer du navire, ne font pas de difficultés pour délivrer ledit certificat.

C’est ainsi que le Grand-Saint-Antoine parvint à Marseille le 25 mai. Il mouilla à l’île de Pomègues jusqu’au 4 juin ; et il fut alors autorisé à se rapprocher des infirmeries d’Arenc (quartier de Marseille) pour y débarquer passagers et marchandises en vue d’une petite quarantaine, puis après le développement de la peste, il fut finalement placé en quarantaine à l’île de Jarre le 27 juin 1720.

L’ordre donné, le 28 juillet, par le Régent Philippe d’Orléans de brûler le navire et sa cargaison ne fut exécuté que les 25 et 26 septembre 1720 et la peste put s’étendre en Provence et Languedoc. Elle ne fut totalement éradiquée qu’en janvier 1723, avec un bilan d’environ 100 000 morts sur les 400 000 habitants que comptait la Provence à cette époque.

En 2016, les résultats d’une étude de l’Institut Max-Planck révèle que cette épidémie de peste était une résurgence de la grande peste noire grande  ayant dévasté l’Europe au xive siècle et non une forme moderne. Le bacille yersinia pestis venu par le Grand Saint Antoine et à l’origine de l’épidémie de peste qui a ravagé la Provence, ne venait pas d’Asie, comme on le croyait jusqu’alors, mais descendait directement du responsable de la première pandémie ayant ravagé l’Europe au XIVè siècle. Il est donc resté latent pendant quatre siècles avant de redevenir actif.

Une association de plongée sous-marine, l’A.R.H.A., a retrouvé l’épave calcinée du navire en 1978, enfouie entre 10 et 18 mètres de profondeur, au nord de l’île de Jarre (archipel de Marseilleveyre). Les vestiges archéologiques alors remontés sont aujourd’hui exposés au musée de l’hôpital Caroline sur l’île de Ratonneau. L’ancre du Grand-Saint-Antoine, repêchée, a été conservée depuis 1982 dans de l’eau de mer à l’Institut national de plongée professionnelle. Restaurée en 2012, elle pèse près d’une tonne, avec une verge de 3,80 mètres et des pattes de 2,50 mètres. Elle est installée à l’entrée du musée d’histoire de Marseille.

Les patentes

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Dès lors les « patentes de santé », déjà existantes, furent rendues obligatoires et devaient être impérativement remises par le consul de France de « l’Échelle » où le bâtiment embarquait son fret ou faisait escale. Elles étaient de trois sortes :

« Patente nette » = bonne santé sur le port ;

« Patente soupçonnée » ou « touchée » = rumeurs d’épidémie ou proximité de celle-ci ;

« Patente brute » = port touché par la peste.

Les passagers devaient faire une quarantaine de 2 à 3 semaines pour une « patente nette » et de 4 à 5 semaines pour une « patente brute ».

Nombre de journées de quarantaine imposées à Marseille, à la fin du xviiie siècle

Patente brute

Passagers : 32 à 35 j.

Navires : 35 à 50 j.

Marchandises : 40 à 60 j.

Patente soupçonnée

Passagers : 25 j.

Navires : 25 à 30 j.

Marchandises : 35 à 40 j.

Patente nette

Passagers : 14 à 18 j.

Navires : 20 à 28 j.

Marchandises : 30 à 38 j.

Bâtiments en purge

De 1710 à 1792, à Marseille, 22 651 bâtiments accueillis venaient du Levant ou de Barbarie. Sur ce total, 140 navires arrivèrent contaminés (0,6 %).

En 1720, la peste avait touché 8 navires sur les 212 venus du Levant (3,8 %). En 1759/1760, 7 navires sur 167 étaient contaminés (4,2 %). En 1785, 11 sur 130 (8,5 %).

En définitive, on a calculé qu’un navire sur 100 avait eu la peste et qu’un navire sur 1 000, avait contaminé Marseille.

EPIDEMIES, FUNERAILLES, MORT, PANDEMIES, RITES FUNERAIRES, RITES FUNERAIRES EN TEMPS D'EPIDEMIES

Rites funeraires en temps d’épidémies

RITES FUNERAIRES EN TEMPS D’EPIDEMIES

Détail de la toile de Michel Serre, représentant L’ Hôtel-de-Ville pendant la peste de 1720, Musée des Beaux-Arts
Détail de la toile de Michel Serre, représentant L’ Hôtel-de-Ville pendant la peste de 1720, Musée des Beaux-Arts

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Introduction

Si il existe une constante dans la vie des hommes, par-delà les âges, les conditions sociales ou les époques, quelques soient les religions ou le degré de civilisation, c’est la célébration de rites à diverses occasions (naissance, anniversaire, mariage ou mort) qui est constitutive de l’homme Ainsi l’archéologie et l’anthropolgie ont mis à jour un des rites apparus très tôt dans l’histoire de l’humanité et ceci dès la préhistoire : aucune société n’abandonne ses morts. L’histoire nous apprend cependant que certains évèments dramatiques viennent perturbuter ces conventions sociales : guerres, catastrophes naturelles, épidémies particulièrement meurtrières. C’est pourquoi les funérailles organisées au cours des mois de mars et avril 2020 ont fait l’objet de controverses et ont été mal vécues quand bien même nous n’avons pas revécu les époques des morts entérrés sans sépulture ou jetés dans des charniers.

Ces évènements nous disent beaucoup sur notre rapport face à la mort. C’est pourquoi on peut se pencher sur les quelques évènments qui marquent des ruptures dans les rites : la peste noire de 1347-1352, la peste de 1720  en Provence, la pandémie du coron    vurus de cette année 2020.

Rites funéraires pendant la pandémie du Coronavirus

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La situation vécue au printemps dernier fut totalement inédite pour notre société : à la douleur de perdre un proche malade de façon brutale est venu s’ajouter le désarroi des familles qui ont été empéchés de pourvoir dire un dernier “au revoir” et d’organiser des funérailles ; de plus cette gestion leur échappait totalement : de la mise en bière à la cérémonie tout était géré par les seuls pompes funèbres et avec un nombre restraint de personnes.

En effet l’arrivée du Covid-19 a ainsi tout de suite imposé des décisions radicales sur l’organisation des obsèques pour éviter toute contamination des professionnels comme des familles. Certaines familles – étant donné que la cérémonie était limitée au cercle familial ont décidé de diffuser les funérailles sur les réseaux sociaux ou encore de reporter certains hommages à plus tard.

On pourrait citer de nombreuses prises de positions qui ont été dénoncées par de nombreuses personnalités. Il suffit de mentionnerl’ouvrage de Marie de Hennezel L’adieu interdit (publié aux Editions Plons) : dans son ouvrage elle dénonce le fait que l’accompagnement des deniers instants des personnes mourantes ait été interdit, que les corps aient été “jetés”, “balancés” dans un sac avant d’être places dans un cercueil

Un témoignage parmi d’autres recueillie le 9 mai 2020 sur les ondes de France-Inter : Au début de l’épidémie, les recommandations du Haut Conseil de la santé publique ont été particulièrement radicales. Ainsi Kathy, dont le mari est décédé le 18 mars témoigne de sa douleur et de et son incompréhension.

« Pour l’instant c’est juste le vide, l’absence ». Kathy a perdu son mari, mort le 18 mars du Covid-19. Aucune cérémonie n’a pu être organisée. Elle a seulement pu récupérer l’urne funéraire, déposée chez elle par le personnel du funérarium. Aujourd’hui, elle dénonce « la violence » et la « brutalité d’une situation « dont nos politiques n’ont pas conscience ». 

« Mon mari a été ‘ramené’, avec un accord préfectoral, dans le petit village des Côtes-d’Armor où nous habitons. Il a été transporté dans des sacs étanches, avec les draps mêmes dans lesquels il avait reposé », expliquait Kathy, ce jeudi, à l’antenne de France Inter. 

« Là, l’entreprise de pompes funèbres m’a dit que mon mari était bien arrivé, je leur ai dit qu’il souhaitait une crémation« . Puis, le silence. Kathy reste sans nouvelles durant une semaine. « J’ai appelé les pompes funèbres. Ils m’ont dit qu’ils étaient absolument débordés, mais qu’ils avaient pu trouver un créneau, le samedi matin, donc que tout avait été fait et que l’urne était bien rangée. »

Les pompes funèbres proposent à Kathy de garder l’urne, jusqu’à temps qu’elle puisse venir la chercher. « Sauf que moi, comme j’avais été avec un grand malade, je ne pouvais même pas sortir de chez moi. Donc, très gentiment, ils ont déposé l’urne dans le garage où je suis allée la chercher. »

« Et puis, il n’y a rien eu” ; “« Mon mari était musicien. Il y a plein de gens du monde de la musique, de l’Opéra de Paris, de partout, qui ont téléphoné et qui m’ont dit ‘peut-on faire quelque chose ? Peut-on venir jouer ?’ Je leur disais non, il n’y a rien parce qu’on ne peut rien faire. »

Pour Kathy, cette situation est inhumaine. « Même dans les sociétés les plus primitives, qu’on a tendance parfois à regarder de haut, il y a un accompagnement de la mort, du deuil, du mort. Tout ça, ce sont des décisions techniques, administratives, mais qui ne tiennent pas compte de l’humain. On en crèvera. Je suis abasourdie de ce qui se passe. » 

 Face à l’incompréhension qui régné pendant cette période où les règles sanitaires on empêché le déroulement normal des funérailles des personnes décédées, face aussi à la violence de certains propos , il semble bon néanmoins de rappeler que durant certaines périodes de l’histoire les corps étaient tout simplement jetés dans des fosses communes. Il suffit de rappeler ce qui s’est passé lors de la Peste noire (1347-1352) et la peste de Marseille en 1720-1722.

La Peste noire (1347-1352)

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L’Europe face à la peste noire de 1347-1352

La peste noire ou mort noire est le nom donné par les historiens modernes à une pandémie de peste, principalement la peste bubonique, ayant sévi au Moyen-Âge, au milieu du XIVè siècle qui a sévi dans le monde connu à cette époque. Cette pandémie a touché l’Eurasie et toute l’Europe occidentale ainsi que l’Afrique du Nord et peut-être l’Afrique subsaharienne. Si elle n’est ni la première ni la dernière pandémie de peste, elle est la seule à porter ce nom. Et si elle mérite d’être cité c’est parce qu’elle l’une des premières qui est été si bien décrite par les chroniqueurs contemporains.

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Elle a tué de 30 à 50 % des Européens en cinq ans (1347-1352), faisant environ 25 millions de victimes. Ses conséquences sur la civilisation européenne sont sévères et longues (si l’on songe non seulement aux bouleversements politiques mais aussi culturels dans l’art, la littérature profane et religieuse), d’autant que cette première vague est considérée comme le début explosif et dévastateur de la deuxième pandémie de peste qui dura, de façon plus sporadique, jusqu’au début du XIXè siècle.

Cette pandémie provoque indirectement la chute de la dynasie Yuan en Chine, affecte l’Empire Khmer, et affaiblit encore plus ce qui restait de l’Empire byzantin, déjà moribond depuis la fin du XIè siècle,  et qui tombe face aux Ottomans en 1453.

Au niveau politique elle va donc bouleverser l’ordre international. Au nivea culturel deux phénomènes se font jour : les ouvrages religieux prolifèrent pour mettre en valeur ce que l’on appelle « l’art de bien mourir » ; au niveau de l’art on voit apparaître ce ,que l’on appelle les « danses macabres » pour rappeler que la mort ignore le statut social de ceux qu’elle vient frapper ; on note également une évolution dans l’art de représenter les mourants : aux gisants sculptés des grands personnages dans leurs attours sur leurs tombes succèdent ce que l’on va appeler « les transis » dont la particularité est de représenter le défunt non pas vivant ou en position de sommeil, mais à l’état de cadavre en état de décomposition avancée, souvent rongé par des vers.

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Gestion des décès

Par leur nombre, les morts ont posé un problème aigu au cours de la peste noire. D’abord pour les évaluer, l’habitude sera prise de recensements réguliers, avant et après chaque épidémie. Le clergé sera chargé d’établir les enregistrements des décès et l’état civil. De nouveaux règlements interdisent de vendre les meubles et vêtements des morts de peste. Leurs biens, voire leur maison, sont souvent brûlés. Dès 1348, des villes établissent de nouveaux cimetières en dehors d’elles, Il est désormais interdit d’enterrer autour des églises, à l’intérieur même des villes, comme on le faisait auparavant.

Les règlements de l’époque indiquent que l’on devait enterrer les cadavres de pestiférés au plus tard six heures après la mort. La tâche est extrêmement dangereuse pour les porteurs de morts, qui viennent bientôt à manquer. On paye de plus en plus cher les ensevelisseurs qui seront, dans les siècles suivants, affublés de noms et d’accoutrements divers selon les régions (vêtus de cuir rouge avec grelots aux jambes, ou de casaques noires à croix blanche).

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En dernière ressource on utilise la main-d’œuvre forcée : prisonniers de droit commun, galériens, condamnés à mort… à qui on promet grâce ou remises de peine. Ces derniers passent dans les maisons ou ramassent les cadavres dans les rues pour les mettre sur une charrette. Ils sont souvent ivres, voleurs et pilleurs. Des familles préfèrent enterrer leurs morts dans leur cave ou jardin, plutôt que d’avoir affaire à eux.

Lorsque les rites funéraires d’enterrement y compris en fosse commune ne sont plus possibles de par l’afflux de victimes, les corps peuvent être immergés comme en la Papauté d’Avignon dans le Rhône en 1348, dont les eaux ont été bénies pour cela par le Pape. De même, à Venise des corps sont jetés dans le Grand Canal, et un service de barges est chargé de les repêcher. Les sources mentionnent rarement l’incinération de cadavres, comme à Catane en 1347 où les corps des réfugiés venus de Messine sont brûlés dans la campagne pour épargner à la ville la puanteur des bûchers (même si l’incénération est interdite pour les chrétiens pour rappeler la croyance en la résurrection après la mort).

Le rite funéraire est simplifié et abrégé, mais maintenu autant que possible, mais lorsque les membres du clergé eux-mêmes disparaissent, mourir de peste sans aucun rituel devient encore plus terrifiant pour les chrétiens.

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La peste de 1720

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Pour rappel la peste de 1720 -1722 en Provence et Languedoc a touché 242 communautés de Provence, du Comtat venaissin et du Languedoc faisant près de 120 000 victimes sur les 400 000 habitants que comptait la Provence à cette époque, soit un tiers environ de sa population. Et c’est devant le nombre de morts chaque jour plus nombreux (jusqu’à 1000 par jour au plus fort de cette épidémie) que les autorités ont été obliges de ne plus enterrés les morts dans les cimetières mais dns des fosses communes en dehors des villes pour éviter la propagation de la peste.

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Évacuation des cadavres

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Avis au public de 1720 concernant l’enlèvement des cadavres morts de la peste.

Dès le début du mois d’août 1720 les caveaux des églises ou les cimetières ne sont plus autorisés à recevoir les corps des pestiférés qui doivent être emmenés aux infirmeries par les « corbeaux » (croque-morts). À partir du 8 août l’ouverture de fosses communes   s’impose. Une compagnie de grenadiers enlève de force des paysans dans les campagnes pour creuser à l’extérieur des remparts une quinzaine de fosses.

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Le 9 août, les civières ne suffisent plus et apparaissent les premiers tombereaux pour l’enlèvement des cadavres. À la mi-août, les infirmeries ne peuvent plus recevoir les malades ou les morts, les cadavres sont laissés dans les rues. Les chariots viennent à manquer ; les échevins font prendre d’autorité des attelages dans les campagnes. Les tombereaux ne pouvant circuler dans les rues étroites du quartier Saint-Jean de la vieille ville, des civières sont confectionnées pour apporter les cadavres jusqu’aux chariots. Pour conduire les chariots et enlever les cadavres, il est alors fait appel aux forçats de l’arsenal des galères, choisis parmi les plus médiocres rameurs. Mais cette main d’œuvre pour le moins indisciplinée nécessite une surveillance étroite. L’échevin Moustier en personne, précédé et suivi de quatre soldats baïonnette au canon, conduira lui-même chaque jour un détachement de forçats.

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Si les échevins arrivent à nettoyer la ville d’une grande partie des cadavres, le quartier de la Tourette n’est pas dégagé. Ce quartier habité par des familles de marins et situé à proximité de l’église Saint-Laurent a été totalement ravagé par la peste. Seul le chevalier Roze qui s’est distingué dans le nettoiement du quartier de Rive-Neuve, accepte la mission de débarrasser de ses cadavres le quartier de la Tourette. À la tête d’un détachement de cent forçats, il fait jeter dans deux vieux bastions un millier de cadavres qui sont recouverts de chaux vive. C’est l’épisode le plus célèbre de cette lutte contre la peste. Parmi les forçats cinq seulement survécurent.

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 Témoignages des contemporains

Pour illustrer ces évènements dramatiques on peut s’appuyer sur deux deux témoignages relates par deux acteurs : le docteur Jean-Baptiste Beetrand (1670-1752) dans sa Relation historique de la peste de Marseille en 1720 (publié en Amsterdam en 1779chez l’éditeur J. Mossy) et celui du Père Paul Giraud (Trinitaire Réformé) dans son Journal historique de ce qui s’est passé en la ville de Marseille et son terroir, à l’occasion de la peste, depuis le mois de mai 1720 jusqu’en 1723 (dont le manuscrit se trouve à la BMVR de Marseille, dans les fonds patrimoniaux)

Gestion des morts : les corps deviennent des cadavers (18-13 août 1720)

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Michel Serre. Vue de l’hôtel de ville pendant la peste de 1720.

Le 13 août, le Père Giraud notait que lorsque la peste pénétrait dans une maison pas un habitant, n’en réchappait, et cela du plus jeune au plus âgé. Et bientôt les échevins furent à court de personnes pour déplacer les morts ce qui se déroulaient la nuit. Pour cette sinistre besogne on réquisionna les pauvres qui n’avaient pas pu quitter la ville. Si au depart on pu enterrer les morts dans le cimetière du Lazaret de la ville, très vite on  dû se résoudre à ouvrir de grandes fosses en dehors de la cité où les corps étaient jetés puis recouverts de chaux vive. Il ne s’agissait plus d’ensevelissement des corps mais de cadavers à se débarrasser. Et les Marseillais durent s’habituer à observer le sinistre cortège des charrettes de la ville vers vers les murs d’enceinte.  

Sur le détail du tableau de Michel Serre, on voit un prêtre procéder à une bénédiction très rapide des corps. Car il n’y avait plus de convoi funèbre, à peine une croix et parfois quelques prêtres et, à partir de la mi-août, de nombreux fidèles mouraient subitement, sans avoir eu le temps de recevoir les sacrements, malgré le dévouement des prêtres qui couraient dans tous les quartiers, contractaient et répandaient la maladie.

Le Père Giraud

« Le 8, ils sont contraints de guerre lasse de laisser les corbeaux dans les Infirmeries pour y ensevelir seulement les morts. Comme il n’y avait plus de fossoyeurs dans la ville, on délibère d’arrêter les gueux les plus robustes et les plus vigoureux, de les obliger de conduire des chariots ou tomberaux, d’y mettre dessus les morts pour les porter le long des murs de la ville, sous les ordres du Sr Bonnet, lieutenant de viguier et de quatre lieutenans de santé qui commanderoient. (…)

« Néanmoins, Mrs les échevins ont fait saisir ce jourd’hui quatre tomberaux avec leur chevaux dans quelques fabriques de la ville, les ont fait atteler et les gueux bon gré mal gré les ont fait rouler dans les rues. Ceux qui avoient des morts avertissoient les lieutenans de santé et ceux-ci commandoient les corbeaux qui tiroient avec des crochets et les jettoient dans les tomberaux qu’on est allé décharger tout premièrement au dessous de la Tour de Ste-Paule, entre la Porte d’Aix et celle de la Joliette.

« Tout le quartier des tanneries s’est soulevé d’abord ; les syndics des taneurs sont venus à l’Hôtel-de-Ville pour remontrer à Mrs les échevins qu’on avoit laissé tout le jour près de cinquante cadavres exposés à l’ardeur du soleil le long de leurs remparts, que l’infection de ces cadavres éttoit capable d’infecter tous les habitans des environs et les suplièrent instamment d’y pourvoir.

« Mrs les échevins qui savoient déjà plus où donner de la tête ont mis tout en œuvre, intérêt addresse, prière, menace et on fait enfin ouvrir des fosses dans lesquelles on a jetté les cadavres à demi pourris sur lesquels on jetta de la chaux vive et dans lesquelles on continua de décharger les tomberaux. Leur cahotement et les cris des halebardiers qui les précèdent et sont à leur suite jettent tout d’un coup une telle épouvante dans la ville qu’on ne marche plus dans les rues qu’en sursault : on frémit à chaque pas de crainte d’être investi de quelque malade ou de rencontrer quelque tombereau.

« Il n’étoit pas aisé d’exécuter ces projets : ceux qui avoient des chariots les réservoient, les gueux les plus hardis n’osoient se résoudre d’entrer dans les maisons pour en extraire les cadavres et les jetter sur les tomberaux, les païsans même épouvantés aimaient encor mieux s’exposer aux peines les plus rigoureuses que de travailler à ouvrir des fosses qu’ils envisageoient comme leur propre tombeau : on s’étoit déjà formé une idée si afreuse de la peste qu’on ne pensoit plus qu’à s’éloigner de tout ce qui pouvoit la communiquer et l’on regardoit comme extrêmement périlleux tous les ouvrages qui aprochaient des pestiférés soit vivans soit morts  ».

Le 12, « apparemment pour rassurer le peuple toujours plus alarmé du bruit des tomberaux sur lesquels on jettoit les chrétiens morts ainsi qu’on y auroit jetté des chiens ou des pierres, les médecins ou les chirurgiens permettoient de temps en temps aux prêtres d’en ensevelir quelques uns dans les églises ou dans les cimetières avec les cérémonies accoutumées. Il est vrai qu’on ne faisoit plus de convoi funèbre. C’étoit beaucoup de trouver à grands fraiz quatre, quelquefois deux hommes, pour porter les morts par le chemin le plus court quand la croix de l’église précédoit le cadavre et que les prêtres récitoient quelques prières en psalmodiant, on entendoit des cris de joye ».

Vers une pénurie de de corbeaux, de charios et de chevaux (19-17 août)

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Détail de la toile de Michel Serre, représentant L’ Hôtel-de-Ville pendant la peste de 1720, Musée des Beaux-Arts

Les fossoyeurs expiraient les uns derrière les autres et les 3 000 gueux réquisitionnés pour ce faire étaient déjà morts à la tâche. C’était une hécatombe. Le Père Giraud évaluait leur espérance de vie dans cet emploi à deux jours. Il fallait toutefois les remplacer en toute hâte car le nombre de « cadavres » augmentait d’heure en heure et ceux-ci s’amoncelaient désormais à même le sol, en plein soleil, dans les rues de tous les quartiers de la ville. Il fallut alors s’adresser à l’Arsenal des galères afin qu’il libère des forçats pour cette tâche en leur promettant la liberté.

Mais cette une main d’œuvre était difficile à gêrer et peu aguerrie à une telle besogne : « N’étant du tout point faits à la conduite des tomberaux, ils versent souvent dans les rues, excitent parmi le peuple des cris et des clameurs horribles, brisent les tomberaux auxquels on ne trouve plus ni sellier, ni charron, n’osent plus toucher : ils sont pourtant des gens nécessaires qu’il faut ménager », écrivait le Père Giraud. A partir du 24 août, l’échevin Moustier prit alors lui-même très courageusement la tête des équipes qu’il dirigeait à cheval.

Le Père Giraud

« Le 18, la multitude des morts et des nouveaux malades est si grande que Mrs les échevins trouvant quarante deux morts autour de la place Neuve sont déconcertés : pour faire enlever ces morts et les autres dispersés dans tous les quartiers de la ville, ils ont eu besoin d’un plus grand nombre de tomberaux et de corbeaux. Il leur est toujours plus difficile d’en trouver. Le même corbeau duroit à peine deux jours. Souvent il prenoit la peste à la levée d’un premier cadavre quoiqu’il n’y toucha que superficiellement : le venin pestilentiel était si subtil que la plus légère vapeur qui sortoit des cadavres suffisoit pour la communiquer. Alors que l’air qu’il respiroit dans les maisons où il trouvoit les cadavres pouvoit les empester, il y avoit presque toujours d’autres malades autour et quoiqu’il portât des crochets à manche pour retirer les morts, il étoit difficile qu’il ne touchoit quelque chose de suspect.

«  Tout ce qu’on avoit déjà employé de gueux et de mendians avoit déjà péri. Ce préjugé étoit rebutant. On donnoit ou peut-être on promettoit quinze livres par jour à ceux qui auroient encore voulu s’exposer mais cette amorce ne remioit plus les coeurs mercenaires : la veüe d’une mort prochaine et presqu’inévitable intimidait tellement les plus misérables et les plus intrépides qu’on en trouvoit plus pour mettre à ce travail périlleux ni de gré ni de force : cependant on laissoit déjà pourrir quelques cadavres dans les maisons. On en trouvoit plusieurs exposés aux portes des églises et des hôpitaux sans qu’on put les porter dans les fosses.

« Dans cette triste conjoncture Mrs les échevins ont recours à Mr de Rancé, commandant des galères, et à Mr Alnoulx de Vaucresson, Intendant du Parc, et les prient instamment de leur donner quelques forçats pour servir de corbeaux et offrent même de s’obliger à indemniser sa Majesté. Ces Mrs, en attendant l’ordre de la Cour, leur accordent par provision vint six invalides qu’on tire du baigne avec promesse de leur donner la liberté s’ils échappent de la peste.

« Nonobstant la fuite des cordonniers et des fripiers, il étoit encore plus aisé d’équiper ces forçats que les loger et de les nourrir parce que personne n’ozoit communiquer avec eux. L’idée de corbeau et de forçat est si efrayante que l’on craint extraordinairement ces gens là : on sait qu’ils volent impunément dans toutes les maisons où ils vont prendre des corps morts. Il falloit les garder à veûe mais comment les garder dans des maisons où souvent il n’y a plus que des malades ou des mourans ? C’est beaucoup de les suivre de près ou de loing pour les obliger à presser les travaux qu’ils doivent faire avec une lenteur désespérante. N’étant du tout point faits à la conduite des tomberaux, ils versent souvent dans les rues, excitent parmi le peuple des cris et des clameurs horribles, brisent les tomberaux auxquels on ne trouve plus ni sellier, ni charron, n’osent plus toucher : ils sont pourtant des gens nécessaires qu’il faut ménager. Mr Moustiers se charge de ce pénible soin et continua dans la suite de se mettre à leur tête à cheval dès la première aube du jour.

« Quelque soin qu’on prît de cacher les chariots des fabriques de la ville, de dépaïser les chevaux et leurs harnois, on en trouvoit encore quelques uns de gré ou de force. On députa plusieurs gardes qui en emmènent du terroir dans la ville. On se mit ainsi en état de pouvoir faire enlever chaque jour les nouveaux morts ».

Relation du 23 au 31 août 1720 : le comble de l’horreur ?

Le Dr Bertrand

« Les vapeurs qui s’élevoient de ces cadavres croupissant dans toute la Ville, infectèrent l’air, & répandirent par-tout les traits mortels de la contagion. En effet, elle pénétra dès lors dans les endroits qui jusqu’ici lui avoient été inaccessibles : les Monastères d’une clôture la plus sévère en ressentirent quelque impression & les maisons les mieux fermées en furent attaquées. On vit alors le moment qu’il ne devoit plus rester personne en santé, & que toute la Ville ne devoit plut être qu’une Infirmerie de malades. Si le Seigneur n’eût arrêté le glaive de sa colère en inspirant à ceux qui étoient chargés du Gouvernement les moyens efficaces que nous exposerons ci après. Cette infection étoit augmentée par une autre qui n’éroit pas moins dangereuse. II s’étoit répandu une prévention que les chiens étoient susceptibles de la contagion, par l’attouchement des hardes infectées, & qu’ils pouvoient la communiquer de même. C’en fut assez pour faire déclarer une guerre impitoyable à ces animaux : on les chassoit de par tout, & chacun tiroit sur eux, on en fit aussitôt un massacre, qui remplit en peu de jours toutes les rues de chiens morts ; on en jetta dans le Port une quantité prodigieuse, que la mer rejette sur les bords, d’où la chaleur du soleil en enlevoit une infection si forte, qu’elle faisoit éviter cet endroit, qui est des plus agréables, & le seul où l’on pouvoir passer librement… »

Le Père Giraud

« Le 30, on ne peut plus se soutenir à la veüe des spectacles afreux qui se présentent partout : on avoit plus de corbeaux pour lever les corps qui se pourrissent dans les maisons et dans les rues ; on n’oze plus demander des forçats aux Mrs des galères ; la puanteur qui s’exhale des appartemens où étoient les cadavres met les habitans ou les voisins dans la nécessité d’y entrer avec des crochets, des cordes pour les tirer ; ils les traînent le plus loing qu’ils peuvent pour n’en être pas infectés. Cependant, la plus part prenant ainsi la peste. Autre que l’air de ces maisons est contagieux, c’est qu’il étoit difficile de ne pas toucher quelque chose empestée, ce qui donnoit infailliblement la peste. Toutes les rues de la ville sont si pleines de corps morts, de malades, de chiens et de chats que l’on a tués, de hardes de toutes espèces, que l’on ne trouve plus où reposer le pied : on voit surtout dans le Cours et dans les places publiques des tas de cadavres noirs et hideux qu’on ne peut regarder fixement sans tomber à la renverse. On débarque sur la place de la Loge, sur le quay et le long des palissades du port un si grand nombre de morts qu’on tiroit des vaisseaux et autres bâtiments de mer que l’on désespère de pouvoir les enlever : la surface du port est couverte de charognes qui augmentent l’horreur et l’infection. Les maisons du port qui faisoit autrefois le plus magnifique et le plus superbe amphithéâtre du monde sont devenües alors de sombres prisons. On ne peut plus en sortir sans s’exposer à la mort ni se présenter aux fenêtres sans être saisi de tristesse et d’horreur : on ne voit plus que des gens à cheval, des corbeaux, des phrénétiques. L’ardeur et la violence de la fièvre mettent les derniers en mouvement, les font errer sans qu’ils sachent où devoient aboutir leur course, souvent avec un air livide et languissant, ils tombent de foiblesse à travers des cadavres sans pouvoir se relever, restant dans des postures horribles ; ils expirent souvent au lieu même de leur chute. La force et la violence du venin pestilentiel mettent d’autres malades dans une telle agitation et espèce de désespoir qu’ils s’égorgent eux-mêmes, se précipitent dans la mer, dans des ruisseaux, se jettent des fenêtres de trop de maisons : quelle désolation, quelle rage, quelle fureur, quel désespoir ! Ceux qui ne sont pas attaqués de la peste peuvent-ils résister aux gémissements, aux plaintes, aux sanglots, aux pleurs et aux cris qui s’élèventde toute part ; ils sucomberoient sans doute à la douleur si tandis que Dieu les abbat ainsi il ne les soutenoit puisamment d’une manière invisible ».

 

Le chevalier Roze procède à l’enlèvement des cadavres au quartier de la Tourette (septembre 1720)

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Le chevalier Roze à la Tourette

Dans son journal, le Père Giraud décrit exactement ce que Michel Serre donne à voir sur la toile intitulée « Le Chevalier Roze à la Tourette ». A la tête d’une équipe de forçats munie de crochets, il fit enfouir dans une fosse improvisée un millier de cadavres décomposés au soleil.

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Le Père Giraud

« Le 14, grande qu’ait pu être l’activité de Mrs les Echevins pour faire enlever des différents quartiers de la ville un nombre infini de morts, la mortalité continue d’être si grande qu’il s’en présente toujours à eux davantage, les cadavres semblant se reproduire à tout moments. Il y en a surtout depuis trois semaines plus de mille qui se touchent les uns les autres dans un lieu exposé à toute l’ardeur du soleil. C’est la Tourette, esplanade du côté de la mer, entre les maisons du château de Joli et le rempart depuis le fort de St-Jean jusqu’à l’église de la cathédrale : on sent asses l’importance de nettoyer cette place mais l’infection contagieuse qui s’élève des cadavres qui sont en pourriture, empêche les voisins qui sont fermés dans leurs maisons jusquà la place de Linche et dans la rue de Palais épiscopal d’ouvrir leurs fenêtres, les plus hardis et les plus robustes frémissent à la seule pensée de s’en approcher : personne n’ose se charger d’une pareille entreprise. Lorsque Mr le Chevalier de Roze, également hardi et industrieux, va sur le lieu même sans se rebuter de voir tant de cadavres hideux qui présentent à peine la forme humaine et dont les vers mettent les membres en mouvement, il parcourt les remparts et à travers quelques fentes que le tems et l’air marin ont faite aux piés de deux vieux bastions qui ont résisté, il y a deux millans aux attaques des désarmés ; il observe que ces bastions sont voutés et creux en dedans. Il juge qu’en faisant ôter quelques pès de terre qui couvrent des pierres de la voute et en l’enfonceant, il n’y auroit rien de si aisé que d’y faire jetter tous ces cadavres qui tomberont d’eux mêmes jusques au fond, au niveau de la mer, et que dans ce réduit, on les couvriroit facilement de chaux vive pour empêcher qu’il ne s’en élevât des exhalaisons empestées. Il court aussitôt à l’Hôtel-de-Ville ; il communique sa découverte et son projet à Mr le Commandeur de Langeron et à Mrs les Echevins ; il se flatte de pouvoir surmonter tous les obstacles et de se sauver même du péril pourvu qu’on lui donna suffisamment de monde. Mr le Commandant vient de recevoir les ordres de la Cour pour pouvoir prendre autant de forçats des galères qu’il le jugeroit nécessaire pour le service de la ville. Il en accorde cent au Chevalier Roze qui sans leur donner presque le tems de réfléchir et d’envisager le péril évident auquel il les expose, exécute son dessein pour ainsi dire, d’un coup de main et dans un instant.

« Toutes les fosses qu’on avoit ouvertes étant presque remplies, Mr le commandant, accompagné de Mrs Moustiers et de Soissan, visite les dehors de la ville, désigne un endroit à côté de la Porte d’Aix pour y faire ouvrir des nouvelles de dix toises de longueur sur quinze de largeur : il falloit au moins cent païsans pour exécuter cet ordre. Il le donne aux capitaines des principaux quartiers du terroir qui, soit de gré soit de force, luy envoyent les personnes qu’il avoit demandées ».

 Paléopathologie

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Charnier de l’Observance

Tout au long du XIXè siècle plusieurs anciennes fosses communes ont été découvertes au cours de divers travaux d’aménagement. Ces charniers n’ont jamais été jugés dignes d’intérêt archéologique et les restes humains ont été réinhumés ou mis en décharge. Ce n’est qu’en 1994 qu’a été entreprise une fouille d’une fosse commune découverte Cette fosse se trouvait dans les anciens jardins du couvent de l’Observance situé en contrebas de la Vieille Charité (appurtenant  aux frères mineurs de l’étroite observance, appelés ainsi parce qu’ils observaient à la lettre la règle de saint François).

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Près de deux cents squelettes ont été exhumés entre août et septembre 1994 et ont fait l’objet d’études anthropologique et biologique. Les archéologues ont constaté que la fosse a été inégalement remplie. Trois zones apparaissent : à l’est une zone à forte densité avec empilement des corps, au centre une zone à faible densité avec individualisation des inhumations et enfin à l’ouest une zone à densité presque nulle. Cette variation traduit les phases successives de l’épidémie qui va en décroissance rapide. Ce nombre relativement faible des inhumations pousse les archéologues à estimer qu’il s’agit d’une fosse qui aurait fonctionné au cours de la deuxième période de l’épidémie, soit de mai à juillet 1722.

Le décès par peste des individus inhumés dans ce charnier ne fait aucun doute puisque l’AND du bacille de la peste a été mis en évidence. Les corps étaient systématiquement recouverts de chaux vive. À l’exception d’un corps possédant une boucle de ceinture, il n’y a aucun élément de parure. Des fragments de draps démontrent que les cadavres ont été enterrés nus dans des linceuls. Une épingle en bronze plantée dans la première phalange du gros orteil a souvent été trouvée : pratique habituelle à cette époque pour vérifier la mort effective de l’individu. Cette approche multidisciplinaire révéla des faits et des renseignements inconnus auparavant concernant l’épidémie de 1722 tels que la mise en évidence d’un geste anatomique d’ouverture de la boîte crânienne d’un adolescent de quinze ans environ. La restauration d’un crâne en laboratoire a permis de reconstituer la technique d’anatomie utilisée pour cette autopsie qui fu décrite dans un livre de médecine datant de 1708.

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Les tranchées des Capucins de Ferrières (Martigues, Bouches-du-Rhône, France). Un charnier de l’épidémie de peste de 1720 à 1722

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Cet ensemble funéraire, situé sur la commune de Martigues (Bouches-du-Rhône), se compose de cinq tranchées parallèles constituant autant de sépultures multiples. Si de façon générale les modalités funéraires observées apparaissent uniformément sommaires, nous avons toutefois pu noter des nuances sensibles dans l’organisation du dépôt des cadavres. Ces variantes semblent témoigner d’une adaptation à l’augmentation d’intensité de la crise épidémique. Au total, 208 squelettes ont été exhumés de ce site. Cette documentation ostéoarchéologique vient largement étoffer les données dont nous disposions à la suite de la fouille de sauvetage antérieure du site du Délos (39 individus), autre ensemble funéraire martégal lié à l’épidémie du début du XVIIIè  siècle.

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En conclusion

Cette brève étude sur les conditions dans lesquelles des épidémies bouleversent les rites qui accompagnent la vie d’une société surtout au moment de la mort ne peut que nous faire prendre conscience  que rien n’est acquis dans nos rites. Les épidémies nous rappellent que les hommes ne maîtrisent pas leur destinée et nos sociétés modernes qui voudraient éradiquer l’idée même de la mort par la « fabrique » d’un homme immortel se retrouvent démunies devant  une réalité que l’on veut nier mais qui doit être un jour ou l’autre regarder en face.

Peut-être faut-il se rappeler ce qu’écrivant Voltaire (169-1778) dans son Dictionnaire philosophique : « L’espèce humaine est la seule qui sache qu’elle doit mourir, et elle ne le sait que par l’expérience commune de l’humanité ». Le philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976) ne disait pas autre chose dans Qu’est-ce que la métaphysique ? : L’homme, être des lointains, est un être pour la mort. Il est le seul animal qui sait qu’il va mourir » ou encore Georges Bataille (1897-1962) : « Il n’y a de donscience de la mort que chez l’homme » Et c’est peut-être cela qui fait la grandeur et la spécificité de l’homme.

ECRIVAIN FRANÇAIS, EPIDEMIES, François-René de Chateubriand (1768-1848), LITTERATURE FRANÇAISE, MALADIES, MEMOIRES, MEMOIRES D'OUTRE-TOMBE, PESTE

Contagion…. Peste… Choléra …. par François-René de Chateaubriand

Contagion… Peste… Choléra … par François-René de Chateaubriand dans ses Mémoires

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Nicolas Poussin, La Peste à Ashdod (1630, Musée du Louvre)

JOURNAL DU 12 JUILLET AU 1er SEPTEMBRE 1831.

« Paris, 12 avril 1832.

« Madame,

« Tout vieillit vite en France ; chaque jour ouvre de nouvelles chances à la politique et commence une série d’événements. Nous en sommes maintenant à la maladie de M. Périer et au fléau de Dieu. J’ai envoyé à M. le préfet de la Seine la somme de 12 000 fr. que la fille proscrite de saint Louis et de Henri IV a destinée au soulagement des infortunés : quel digne usage de sa noble indigence ! Je m’efforcerai, madame, d’être le fidèle interprète de vos sentiments. Je n’ai reçu de ma vie une mission dont je me sentisse plus honoré.

« Je suis avec le plus profond respect, etc. »

Avant de parler de l’affaire des 12 000 fr. pour les cholériques, mentionnés dans ce post-scriptum, il faut parler du choléra. Dans mon voyage en Orient je n’avais point rencontré la peste, elle est venue me trouver à domicile ; la fortune après laquelle j’avais couru m’attendait assise à ma porte.

À l’époque de la peste d’Athènes, l’an 431 avant notre ère, vingt-deux grandes pestes avaient déjà ravagé le monde. Les Athéniens se figurèrent qu’on avait empoisonné leurs puits ; imagination populaire renouvelée dans toutes les contagions. Thucydide nous a laissé du fléau de l’Attique une description copiée chez les anciens par Lucrèce, Virgile, Ovide, Lucain, chez les modernes par Boccace et Manzoni. Il est remarquable qu’à propos de la peste d’Athènes, Thucydide ne dit pas un mot d’Hippocrate, de même qu’il ne nomme pas Socrate à propos d’Alcibiade. Cette peste donc attaquait d’abord la tête, descendait dans l’estomac, de là dans les entrailles, enfin dans les jambes ; si elle sortait par les pieds après avoir traversé tout le corps, comme un long serpent, on guérissait. Hippocrate l’appela le mal divin, et Thucydide le feu sacré ; ils la regardèrent tous deux comme le feu de la colère céleste.

Une des plus épouvantables pestes fut celle de Constantinople au ve siècle, sous le règne de Justinien : le christianisme avait déjà modifié l’imagination des peuples et donné un nouveau caractère à une calamité, de même qu’il avait changé la poésie ; les malades croyaient voir errer autour d’eux des spectres et entendre des voix menaçantes.

La peste noire du xive siècle, connue sous le nom de la mort noire, prit naissance à la Chine : on s’imaginait qu’elle courait sous la forme d’une vapeur de feu en répandant une odeur infecte. Elle emporta les quatre cinquièmes des habitants de l’Europe.

En 1575 descendit sur Milan la contagion qui rendit immortelle la charité de saint Charles Borromée. Cinquante-quatre ans plus tard, en 1629, cette malheureuse ville fut encore exposée aux calamités dont Manzoni[37] a fait une peinture bien supérieure au célèbre tableau de Boccace.

En 1660 le fléau se renouvela en Europe, et dans ces deux pestes de 1629 et 1660 se reproduisirent les mêmes symptômes de délire de la peste de Constantinople.

« Marseille, dit M. Lemontey, sortait en 1720 du sein des fêtes qui avaient signalé le passage de mademoiselle de Valois, mariée au duc de Modène. À côté de ces galères encore décorées de guirlandes et chargées de musiciens, flottaient quelques vaisseaux apportant des ports de la Syrie la plus terrible calamité[38]. »

Le navire fatal dont parle M. Lemontey, ayant exhibé une patente nette, fut admis un moment à la pratique. Ce moment suffit pour empoisonner l’air ; un orage accrut le mal et la peste se répandit à coups de tonnerre.

Les portes de la ville et les fenêtres des maisons furent fermées. Au milieu du silence général, on entendait quelquefois une fenêtre s’ouvrir et un cadavre tomber ; les murs ruisselaient de son sang gangrené, et des chiens sans maître l’attendaient en bas pour le dévorer. Dans un quartier, dont tous les habitants avaient péri, on les avait murés à domicile, comme pour empêcher la mort de sortir. De ces avenues de grands tombeaux de famille, on passait à des carrefours dont les pavés étaient couverts de malades et de mourants étendus sur des matelas et abandonnés sans secours. Des carcasses gisaient à demi pourries avec de vieilles hardes mêlées de boue ; d’autres corps restaient debout appuyés contre les murailles, dans l’attitude où ils étaient expirés.

Tout avait fui, même les médecins ; l’évêque, M. de Belsunce, écrivait : « On devrait abolir les médecins, ou du moins nous en donner de plus habiles ou de moins peureux. J’ai eu bien de la peine à faire tirer cent cinquante cadavres à demi pourris qui étaient autour de ma maison. »

Un jour, des galériens hésitaient à remplir leurs fonctions funèbres : l’apôtre monte sur l’un des tombereaux, s’assied sur un tas de cadavres et ordonne aux forçats de marcher : la mort et la vertu s’en allaient au cimetière, conduites par le crime et le vice épouvantés et admirant. Sur l’esplanade de la Tourette, au bord de la mer, on avait, pendant trois semaines, porté des corps, lesquels, exposés au soleil et fondus par ses rayons, ne présentaient plus qu’un lac empesté. Sur cette surface de chairs liquéfiées, les vers seuls imprimaient quelque mouvement à des formes pressées, indéfinies, qui pouvaient avoir des effigies humaines.

Quand la contagion commença de se ralentir, M. de Belsunce, à la tête de son clergé, se transporta à l’église des Accoules : monté sur une esplanade d’où l’on découvrait Marseille, les campagnes, les ports et la mer, il donna la bénédiction, comme le pape, à Rome, bénit la ville et le monde : quelle main plus courageuse et plus pure pouvait faire descendre sur tant de malheurs les bénédictions du ciel ?

C’est ainsi que la peste dévasta Marseille, et cinq ans après ces calamités, on plaça sur la façade de l’hôtel de ville l’inscription suivante, comme ces épitaphes pompeuses qu’on lit sur un sépulcre :

Massilia Phocensium filia, Romæ soror, Carthaginis terror, Athenarum æmula.

« Paris, rue d’Enfer, mai 1832.

Le choléra, sorti du Delta du Gange en 1817, s’est propagé dans un espace de deux mille deux cents lieues, du nord au sud, et de trois mille cinq cents de l’orient à l’occident ; il a désolé quatorze cents villes, moissonné quarante millions d’individus. On a une carte de la marche de ce conquérant. Il a mis quinze années à venir de l’Inde à Paris : c’est aller aussi vite que Bonaparte : celui-ci employa à peu près le même nombre d’années à passer de Cadix à Moscou, et il n’a fait périr que deux ou trois millions d’hommes.

Qu’est-ce que le choléra ? Est-ce un vent mortel ? Sont-ce des insectes que nous avalons et qui nous dévorent ? Qu’est-ce que cette grande mort noire armée de sa faux, qui, traversant les montagnes et les mers, est venue, comme une de ces terribles pagodes adorées aux bords du Gange, nous écraser aux rives de la Seine sous les roues de son char ? Si ce fléau fût tombé au milieu de nous dans un siècle religieux, qu’il se fût élargi dans la poésie des mœurs et des croyances populaires, il eût laissé un tableau frappant. Figurez-vous un drap mortuaire flottant en guise de drapeau au haut des tours de Notre-Dame, le canon faisant entendre par intervalles des coups solitaires pour avertir l’imprudent voyageur de s’éloigner ; un cordon de troupes cernant la ville et ne laissant entrer ni sortir personne, les églises remplies d’une foule gémissante, les prêtres psalmodiant jour et nuit les prières d’une agonie perpétuelle, le viatique porté de maison en maison avec des cierges et des sonnettes, les cloches ne cessant de faire entendre le glas funèbre, les moines, un crucifix à la main, appelant dans les carrefours le peuple à la pénitence, prêchant la colère et le jugement de Dieu, manifestés sur les cadavres déjà noircis par le feu de l’enfer.

Puis les boutiques fermées, le pontife entouré de son clergé, allant, avec chaque curé à la tête de sa paroisse, prendre la châsse de sainte Geneviève ; les saintes reliques promenées autour de la ville, précédées de la longue procession des divers ordres religieux, confréries, corps de métiers, congrégations de pénitents, théories de femmes voilées, écoliers de l’Université, desservants des hospices, soldats sans armes ou les piques renversées ; le Miserere chanté par les prêtres se mêlant aux cantiques des jeunes filles et des enfants ; tous, à certains signaux, se prosternant en silence et se relevant pour faire entendre de nouvelles plaintes.

Rien de tout cela : le choléra nous est arrivé dans un siècle de philanthropie, d’incrédulité, de journaux, d’administration matérielle[39]. Ce fléau sans imagination n’a rencontré ni vieux cloîtres, ni religieux, ni caveaux, ni tombes gothiques ; comme la terreur en 1793, il s’est promené d’un air moqueur, à la clarté du jour, dans un monde tout neuf, accompagné de son bulletin, qui racontait les remèdes qu’on avait employés contre lui, le nombre des victimes qu’il avait faites, où il en était, l’espoir qu’on avait de le voir encore finir, les précautions qu’on devait prendre pour se mettre à l’abri, ce qu’il fallait manger, comment il était bon de se vêtir. Et chacun continuait de vaquer à ses affaires, et les salles de spectacle étaient pleines. J’ai vu des ivrognes à la barrière, assis devant la porte du cabaret, buvant sur une petite table de bois et disant en élevant leur verre : « À ta santé, Morbus ! » Morbus, par reconnaissance, accourait, et ils tombaient morts sous la table. Les enfants jouaient au choléra, qu’ils appelaient le Nicolas Morbus et le scélérat Morbus. Le choléra avait pourtant sa terreur : un brillant soleil, l’indifférence de la foule, le train ordinaire de la vie, qui se continuait partout, donnaient à ces jours de peste un caractère nouveau et une autre sorte d’épouvante. On sentait un malaise dans tous les membres ; un vent du nord, sec et froid, vous desséchait ; l’air avait une certaine saveur métallique qui prenait à la gorge. Dans la rue du Cherche-Midi, des fourgons du dépôt d’artillerie faisaient le service des cadavres. Dans la rue de Sèvres, complètement dévastée, surtout d’un côté, les corbillards allaient et venaient de porte en porte ; ils ne pouvaient suffire aux demandes, on leur criait par les fenêtres : « Corbillard, ici ! » Le cocher répondait qu’il était chargé et ne pouvait servir tout le monde. Un de mes amis, M. Pouqueville, venant dîner chez moi le jour de Pâques, arrivé au boulevard du Mont-Parnasse, fut arrêté par une succession de bières presque toutes portées à bras. Il aperçut, dans cette procession, le cercueil d’une jeune fille sur lequel était déposée une couronne de roses blanches. Une odeur de chlore formait une atmosphère empestée à la suite de cette ambulance fleurie.

Sur la place de la Bourse, où se réunissaient des cortèges d’ouvriers en chantant la Parisienne, on vit souvent jusqu’à onze heures du soir défiler des enterrements vers le cimetière Montmartre à la lueur de torches de goudron. Le Pont-Neuf était encombré de brancards chargés de malades pour les hôpitaux ou de morts expirés dans le trajet. Le péage cessa quelques jours sur le pont des Arts. Les échoppes disparurent et comme le vent de nord-est soufflait, tous les étalagistes et toutes les boutiques des quais fermèrent. On rencontrait des voitures enveloppées d’une banne et précédées d’un corbeau, ayant en tête un officier de l’état civil, vêtu d’un habit de deuil, tenant une liste en main. Ces tabellions manquèrent ; on fut obligé d’en appeler de Saint-Germain, de La Villette, de Saint-Cloud. Ailleurs, les corbillards étaient encombrés de cinq ou six cercueils retenus par des cordes. Des omnibus et des fiacres servaient au même usage : il n’était pas rare de voir un cabriolet orné d’un mort couché sur sa devantière. Quelques décédés étaient présentés aux églises ; un prêtre jetait de l’eau bénite sur ces fidèles de l’éternité réunis.

À Athènes, le peuple crut que les puits voisins du Pirée avaient été empoisonnés ; à Paris, on accusa les marchands d’empoisonner le vin, les liqueurs, les dragées et les comestibles. Plusieurs individus furent déchirés, traînés dans le ruisseau, précipités dans la Seine. L’autorité a eu à se reprocher des avis maladroits ou coupables.

Comment le fléau, étincelle électrique, passa-t-il de Londres à Paris ? on ne le saurait expliquer. Cette mort fantasque s’attache souvent à un point du sol, à une maison, et laisse sans y toucher les alentours de ce point infesté ; puis elle revient sur ses pas et reprend ce qu’elle avait oublié. Une nuit, je me sentis attaqué : je fus saisi d’un frisson avec des crampes dans les jambes ; je ne voulus pas sonner, de peur d’effrayer madame de Chateaubriand. Je me levai ; je chargeai mon lit de tout ce que je rencontrai dans ma chambre, et, me remettant sous mes couvertures, une sueur abondante me tira d’affaire. Mais je demeurai brisé, et ce fut dans cet état de malaise que je fus forcé d’écrire ma brochure sur les 12 000 francs de madame la duchesse de Berry.

ÉCHANTILLONS.

« Voudrais-tu nous dire, vieux républiquinquiste, le jour où tu voudras graisser tes maucassines ? il nous sera facile de te procurer de la graisse de chouans, et si tu voulais du sang de tes amis pour écrire leur histoire, il n’en manque pas dans la boue de Paris, son élément.

« Vieux brigand, demande à ton scélérat et digne ami Fitz-James si la pierre qu’il a reçue dans la partie féodale lui a fait plaisir. Tas de canailles, nous vous arracherons les tripes du ventre, etc., etc. »

Dans une autre missive, on voit une potence très bien dessinée avec ces mots :

« Mets-toi aux genoux d’un prêtre, fais acte de contrition, car on veut ta vieille tête pour finir tes trahisons. »

Au surplus, le choléra dure encore : la réponse que j’adresserais à un adversaire connu ou inconnu lui arriverait peut-être lorsqu’il serait couché sur le seuil de sa porte. S’il était au contraire destiné à vivre, où sa réplique me parviendrait-elle ? peut-être dans ce lieu de repos, dont aujourd’hui personne ne peut s’effrayer, surtout nous autres hommes qui avons étendu nos années entre la terreur et la peste, premier et dernier horizon de notre vie. Trêve : laissons passer les cercueils.

Paris, rue d’Enfer, 10 juin 1832.

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Notes

↑ Après avoir ravagé l’Asie, puis la Russie, la Pologne, la Bohême, la Galicie, l’Autriche, le choléra, passant par-dessus l’Europe occidentale, s’était abattu sur l’Angleterre. Le 12 février, il s’était déclaré à Londres, d’où il ne devait disparaître que dans les premiers jours de mai. Le 15 mars, il était signalé à Calais. Le 26 mars, il atteignait à Paris, dans la rue Mazarine, sa première victime. L’épidémie ne devait prendre fin que le 30 septembre. Sa durée totale avait été de cent quatre-vingt-neuf jours, pendant lesquels le chiffre des morts atteints du choléra s’éleva à 18 406. La population de Paris n’était alors que de 645 698 âmes ; le nombre des décès fut donc de plus de 23 pour 1000 habitants. Le chiffre de 18 406 s’appliquant aux seuls décès administrativement constatés, le chiffre réel a dû être plus élevé ; car, au sein de la confusion générale, au milieu du désespoir de tant de familles, toutes les déclarations n’ont pas dû être faites, et il y a eu sans nul doute beaucoup d’omissions involontaires. — Voir, dans l’Époque sans nom, de M. A. Bazin (1833), tome II, pages 251-275, le chapitre sur le Choléra-morbus.

Mémoires d’Outre-tombe

François-René de Chateaubriand

Paris, Garnier, Garnier, 1910 

(Tome 5, p. 415-509).

Livre XV. Livre premier. Quatrième partie : les dernières années (1830-1941)

François-René de Chateaubriand (1758-1848)

ACQUISITION D'UN TABLEAU DE CHATEAUBRIAND PAR GIRODET
Tableau inédit de Girodet, un modello ayant précédé la réalisation du célèbre portrait de Chateaubriand sur fond de paysage romain, dont l’original se trouve au musée de Saint-Malo et une copie au Château de Versailles.   Le Portrait de François-René de Chateaubriand (1768-1848) (Huile sur toile – 40 x 32 cm, 1809) est désormais une des pièces majeures des collections du Domaine départemental de la Vallée-aux-Loups – Maison de Chateaubriand à Châtenay-Malabry.

François-Auguste-René, vicomte de Chateaubriand, est un écrivain romantique et homme politique français.

Destiné à la carrière de marin (d’ailleurs, son père était armateur), il y renonce et, en 1789, assiste aux premiers bouleversements de la Révolution française. En 1791, Chateaubriand part pour l’Amérique, continent qui lui inspire de nombreuses descriptions dans les « Mémoires d’Outre-Tombe » (1848). Fin mars 1792, il se marie, avec Céleste Buisson de la Vigne. En 1800, il rentre en France et publie l’année suivante « Atala ». 1802 est l’année de publication du « Génie du christianisme » qui marque son ralliement provisoire à Bonaparte, œuvre qui est aussi un plaidoyer en faveur de la religion et qui comporte « Atala » et « René ».
Bonaparte le choisit en 1803 pour accompagner le cardinal Fesch à Rome comme premier secrétaire d’ambassade, puis en 1803, il est chargé d’affaires dans la République du Valais. Après sa démission, il voyage en Orient. Il y compose « Les Martyrs » (1809). Ce voyage lui inspire « L’Itinéraire de Paris à Jérusalem » (1811). Dès 1811, Chateaubriand commence les « Mémoires d’Outre-Tombe » dont la rédaction
prend trente ans. La même année, il est élu à l’Académie française.

Ministre de l’Intérieur de Louis XVIII sous la Restauration, Chateaubriand devient Pair de France après l’exil définitif de Napoléon. En 1816, la publication de sa « Monarchie selon la Charte » cause sa révocation. De 1822 à 1824, il est ministre des Affaires étrangères, et est invité à démissionner pour avoir critiqué la politique du gouvernement. Après la mort de Louis XVIII, Charles X arrive au pouvoir et Chateaubriand devient ambassadeur à Rome en 1828.

Au cours de la « Monarchie de Juillet », Chateaubriand est écarté du pouvoir à cause de son désaccord au passage au trône de Louis-Philippe. Il abandonne alors définitivement la politique.
Il se voue, alors, entièrement à l’écriture de ses « Mémoires« . Il en donne la première lecture publique chez Juliette Récamier, son amie, en 1834. Cette œuvre qu’il achève en 1841 est publiée à titre posthume. Son dernier ouvrage publié est une biographie de Dominique-Armand-Jean Le Boutillier de Rancé (1626-1700) « La Vie de Rancé » (1844).

Ce fut en outre un journaliste. Il fut l’auteur d’articles retentissants, dans « Le Moniteur » et « Le Conservateur« .

Chateaubriand est considéré comme l’un des précurseurs du romantisme français et l’un des grands noms de la littérature française.

Mémoires d’Outre-tombe de François-René de Chateaubriand

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Achevés pour l’essentiel en 1841, les Mémoires d’outre-tombe entrecroisent superbement le récit d’une existence qui va bientôt finir – celle du jeune chevalier breton d’Ancien Régime, devenu voyageur, diplomate et ministre –, et le récit de l’Histoire marquée par le séisme de la Révolution qui éloigna le monde ancien pour toujours.
« Cette voix, dira Julien Gracq, cette voix, qui clame à travers les deux mille pages des Mémoires que le Grand Pan est mort, et dont l’Empire romain finissant n’a pas connu le timbre unique – l’écho ample de palais vide et de planète démeublée –, c’est celle des grandes mises au tombeau de l’Histoire. »
Timbre unique que cette anthologie entend préserver au plus près, en demeurant fidèle à la structure même des Mémoires, à la diversité de leurs registres, à la variation de leurs écritures et à l’orchestration de leurs époques : « Mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau : mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et je ne sais plus, en achevant de lire ces Mémoires, s’ils sont d’une tête brune ou chenue. »

ENTREZ DANS LA DANSE, EPIDEMIES, JEAN TEULE (1953-....), STRASBOURG (Alsace ; France), UNE EPIDEMIE DE DANSE EN 1518

Une épidémie de danse en 1518 à Strasbourg

Une épidémie de danse en 1518 !

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Entrez dans la danse 

Jean Teulé

Paris, Juliard, 2018. 160 pages.

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L’épidémie dansante de 1518 est la première rave party au monde, la plus grande, la plus dingue mais aussi la plus mortelle… »

C’était le vendredi 12 juillet 1518, le pire jour de la pire période qu’ait connu Strasbourg quand une nouvelle épidémie fait son apparition dans ce champ de ruines : des gens désespérés se mettent à danser sans s’arrêter, sans pouvoir s’arrêter, comme s’ils étaient possédés. En sueur, en transe, ils dansent jusqu’à la chute, jusqu’à la mort. C’est un mal étrange et contagieux et ils sont de plus en plus nombreux à être aspirés par cette danse macabre, une danse des damnés de la terre qui va durer des jours, des semaines. C’était il y a 500 ans et Jean Teulé revisite cet épisode.

Madame Troffea, le vendredi 12 juillet 1518 vers midi, sort de chez elle rue du Jeu-des-Enfants avec son nourrisson, va jusqu’au Pont du Corbeau et balance son môme à la rivière. Elle n’avait plus de lait, ne pouvait donc plus l’allaiter et c’était impossible de le nourrir. Elle revient dans la rue et là, elle se met à danser. D’autres gens qui étaient dans des situations infernales comme elle, la voyant, se sont approchés et se sont mis à danser aussi. Cette danse est devenue contagieuse et tout le monde est rentré dans le sillage de Troffea. Le problème était que les gens qui s’étaient mis à danser ne pouvaient plus s’arrêter. Ils dansaient nuit et jour et pendant des semaines, même les plus chétifs, les pieds en sang, cartilages apparents. Les gens mourraient d’épuisement ou de crises cardiaques. Le clergé et le maire essayaient d’arrêter ça mais avaient du mal…

William Shakespeare appelait cet événement « the dancing plague », la peste dansante. C’était bien vu. C’est une histoire qui devrait être célébrissime en France mais ça a été tellement la honte du clergé en 1518 qu’il a essayé d’effacer le plus possible cette histoire ou en tout cas la minimiser. Quelques années après l’événement, le protestantisme a déboulé et a chassé le catholicisme de Strasbourg pendant 150 ans.

Biographie de l’auteur

Jean Teulé est l’auteur d’une vingtaine de romans, tous publiés chez Julliard, parmi lesquels, Je, François Villon  (prix du récit biographique ); Le Magasin des Suicides; Darling ; Mangez-le si vous voulez ; Les Lois de la gravité ; Le Montespan ; Entrez dans la danse et Gare à Lou !.

Épidémie dansante de 1518

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L’épidémie dansante de 1518 est un cas de manie dansante observé à Strasbourg en Alsace (qui faisait alors partie du Saint-Empire-romain germanique) en juillet 1518.

De nombreuses personnes dansèrent sans se reposer durant plus d’un mois, certaines d’entre elles décédèrent de crise cardiaque, d’accident vasculaire cérébral ou d’épuisement, bien qu’aucun auteur contemporain aux faits n’évoque de décès liés à cette épidémie de manie dansante.

Description

Plusieurs manifestations importantes de manie dansante ont été répertoriées au cours des siècles, notamment le 15 juin 1237 à Erfurt, le 24 juin 1374 aux Pays-Bas ou à Aix-la-Chapelle, en 1417 et 1418 en Alsace.

Selon Paracelse, l’épidémie de Strasbourg débuta en juillet 1518 lorsqu’une femme, Frau Troffea (nom cité par Paracelse, quoique « fort improbable »), se mit à danser avec ferveur dans une rue de Strasbourg pendant quatre à six jours. En une semaine, 34 autres personnes s’étaient mises à danser et, en un mois, elles furent aux alentours de 400. Certaines finirent par mourir de crise cardiaque, d’accidents vasculaire cérébral ou d’épuisement bien qu’aucun auteur contemporain aux faits n’évoque de décès liés à cette épidémie de manie dansante.

Les documents historiques de l’époque, incluant des « notes des médecins, des sermons de la cathédrale, des chroniques locales et régionales et même les billets émis par le conseil municipal de Strasbourg » indiquent clairement que les victimes dansaient. On ignore encore aujourd’hui pourquoi ces personnes se sont mises à danser jusqu’à ce que mort s’ensuive.  L’épidémie de Strasbourg de 1518 « est l’une des mieux documentées. C’est même la seule à avoir pu être reconstituée aussi précisément. […] Au total, une vingtaine d’épisodes comparables ont été rapportés entre 1200 et 1600. Le dernier serait survenu à Madagascar, en 1863. »

Comme l’épidémie s’aggravait, des nobles inquiets demandèrent l’avis des médecins locaux. Ces derniers rejetèrent les causes astrologiques et surnaturelles, annonçant qu’il s’agissait d’une « maladie naturelle », causée par un « sang trop chaud ». Néanmoins, au lieu de prescrire des saignées comme il était d’usage, les autorités encouragèrent les danseurs en établissant un marché aux grains et en construisant une scène en bois. Ils pensaient en effet que les malades ne s’arrêteraient de danser que s’ils pouvaient le faire sans interruption jour et nuit jusqu’à épuisement. Pour améliorer l’efficacité du traitement, les autorités embauchèrent même des musiciens pour maintenir la danse des malades.

Postérité

En 2018, Jean Teulé publie Entrez dans la danse, un roman historique   relatant les événements de Strasbourg en 1518, adapté en 2019 en bande dessinée avec Richard Guérineau 

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En 2020, le réalisateur anglais Jonathan réalise un court-métrage de dix minutes, nommé Strasbourg 1518, présentant des gens en train de danser, enfermés dans des appartements aux murs vides. Le film a été tourné durant le confinement dû à la pandémie de Covid-19, faisant ainsi un parallèle entre les deux épidémies.

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EPIDEMIES, HENRI DE BELSUNCE (1671-1755), L'EGLISE E LA PESTE DE 1720-1722, MARSEILLE (Bouches-du-Rhône), PESTE, PESTE (1720-1722), PESTE (Marseille ; 1720)

L’Eglise et la peste de 1720-1722

L’Eglise pendant la peste de 1720-1722

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Les années 1720-1722  resteront  gravées pour longtemps dans les esprits en Provence car cette l’épidémie qui va ravager la Provence jusqu’au Languedoc.  L’année 2020 qui devait être celle de la commémoration de cet évènement est surtout marquée par une autre pandémie : la Covid-19 touche le monde entier. De ces deux évènements, à trois cents d’intervalle, on peut y trouver des similitudes : intervention du pouvoir central pour gérer l’épidémie, quarantaine (confinement) pour la population, contrôle de la circulation des personnes, interdiction de certaines activités…. L’histoire de cette épidémie en Provence a fait l’objet de nombreuses publications : livres, articles divers … Sans faire de rapprochements anachroniques on peut cependant en dégager quelques constantes en suivant les évènements centrés sur la ville de Marseille puisque c’est l’arrivée du navire du Grand Saint-Antoine dans le port en mai 1720 a provoqué cette catastrophe. L’accent a beaucoup été mis sur la personne de Mgr Henri de Belsunce, l’évêque de Marseille, et son rôle durant ces années : mais au-delà des images d’épinal il faut voir aussi d’autres réalités qui ne sont pas sans quelque rapport avec la situation actuelle : la fermeture des églises avec ses conséquences et la gestion des sépultures ; ceci  a été abondamment commenté depuis le début de la parution du Covid-19 en Europe parce que vécu comme un traumatisme .

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Rappel des faits

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La peste de Marseille de 1720, dernière grande épidémie en France, fut propagée à partir du bateau le Grand-Saint-Antoine qui accoste dans le port, en provenance du Levant (Syrie), le 25 mai 1720. Sa cargaison constituée d’étoffes et de balles est contaminée par le bacille de la peste ce qu’ignore le capitaine du navire, Jean-Baptiste Chabaud et les membres du bureau de santé Jean-Baptiste Estelle bien que de nombreux décès suspects aient eu lieu pendant le périple du navire. Suite à des négligences des responsables du bureau de santé du port et malgré la mise en quarantaine des passagers et des marchandises, la peste se propage dans Marseille puis dans toute la Provence jusqu’au Languedoc.  Les quartiers les plus anciens et les plus déshérités sont les plus touchés. L’épidémie fera entre 30 000 et 40 000 décès sur une population de 80 000 à 90 000 habitants. Dans toute la Provence on compte environ 90 000 et 120 000 victimes sur les 400 000 habitants

Le  commandant du navire, le capitaine Jean-Baptiste Chataud et le premier échevin, Jean-Baptiste Estelle furent accusés de ne pas avoir respecté la réglementation sanitaire  pour les navires potentiellement infectés bien qu’aucune preuve ne put être établie. Cependant  les échevins et les intendants de santé chargés de cette réglementation faisant preuve de beaucoup d’imprudence ont laissé débarquer à Marseille des marchandises, surtout des étoffes qui auraient dues être mises en quarantaine.

Lors de l’épidémie, l’alimentation de la population, l’enlèvement des cadavres vont mobiliser toute l’énergie des échevins de 1720 à 1722. Deux personnalités émergent durant cette période : le chevalier Nicolas Roze pour l’enlèvement des cadavres et celle de Mgr de Belsunce qui avec les prêtres et les religieux apportent un réconfort moral aux mourants

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Marseille ville catholique

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Marseille est une grande ville portuaire. Au-delà de cette activité qui en fait la richesse cette grande ville est aussi une ville catholique à la piété exubérante.  Les minorities juives ou protestantes  sont de peu d’importance ; les juifs se font discrets ; les protestants, depuis la Révocation de l’Edit de Nantes (16 octobre 1685) par Louis XIV forment ce que l’on appelle les “Nouvaux convertis” ou pour ce qui est des plus obstinés ils sont dans les Galères du Roi . La vitalité de l’Eglise se remarque dans l’importance numérique du clergé, des nombreux couvents . Et Marseille c’est aussi un diocèse depuis le Ier siècle. En 1720 c’est Mgr Henri de Belsunce qui en est l’évêque depuis 1710 et il le restera jusqu’à sa mort en 1755.

Qui était Monseigneur Henri de Belsunce l’évêque de Marseille ?

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Henri-François-Xavier de Belsunce de Castelmoron naquit en décembre 1671, au château de la Force, en Périgord. Il était le second fils d’Armand de Belsunce, marquis de Castelmoron, baron de Gavaudun, seigneur de vieille-ville et de Born, grand sénéchal et gouverneur des provinces d’Agenais et de Condomais, et de Anne Nompar de Caumont de Lauzun, sœur  de Antonin Nompar de Caumont, le célèbre duc de Lauzun.

Elevé dans la religion réformée, il opta à l’âge de 16 ans pour le catholicisme. Il fit ses études au collège Louis le Grand et entra chez les jésuites qu’il quitta en 1701et prêtre en 1703

Après avoir été vicaire général du diocèse d’Agen, le roi le nomma à l’évêché de Marseille le 5 avril 1709 et le Pape le proclama le 19 février 1710. Il resta évêque de Marseille pendant 45 ans jusqu’à sa mort en 1755.

En 1713, le Pape Clément XI condamne dans la bulle Unigenitus un livre du P. Quesnel de l’Oratoire estimant qu’il renfermait des erreurs. Conformément à sa formation au collège des jésuites, Belsunce accepta la bulle et s’opposa vigoureusement à ceux qui en appelèrent au Pape, dénommés « Appelants », surtout aux Oratoriens.  auxquels il interdit l’exercice de la prédication et aussi l’administration des sacrements. Dans ces querelles contre le jansénisme, il se prononça fortement contre ce mouvement et s’attira par là de vifs démêlés avec le Parlement d’Aix dans une région où ces thèses étaient défendues par certains membres de magistrats ou de prêtres.

L’évènement qui devait marquer pour toujours l’épiscopat de Mgr. de Belsunce fut la grande Peste de Marseille de 1720. Si son attitude pendant cette période fut objet de controverses, tous souligneront son dévouement infatigable auprès des malades. Il multiplia les gestes spectaculaires : exorcisme du fléau du haut du clocher des Accoules, des processions, consécration de la ville au Sacré-Coeur pendant une messe célébrée le 1er novembre 1720 sur le cours qui porte son nom. À cette occasion, Belsunce déclara : « A Dieu ne plaise que j’abandonne une population dont je suis obligé d’être le père. Je lui dois mes soins et ma vie, puisque je suis son pasteur. »

Après la fin de la contagion pour le récompenser de son dévouement le Régent le nomma en octobre 1723 à l’évêché de Laon mais il refusa préférant rester à Marseille au milieu de ceux  qui avaient connu les terribles épreuves de la peste.

En 1726 Belsunce assista au synode provincial d’Embrun réuni pour condamner les opinions jansénistes de Soanen, évêque de Senez. Après 1730 il procède à une surveillance étroite de l’enseignement primaire et secondaire. Il favorise les jésuites et leur nouveau collège qui porte son nom.

La présence de la franc-maçonnerie à Marseille est décelée par l’évêque en 1737, qui écrit un mandement daté du 28 septembre à l’intention de l’intendant de police, en ces termes : « Je ne sais, Monsieur, ce que sont les Francmaçons (sic), mais je sais que ces sociétés sont pernicieuses à la religion et à l’Etat ».

Il a été abbé commanditaire non résidant de l’abbaye des Chambons dans le Vivarais. Membre de l’académie de Marseille, il assiste à plusieurs réunions en particulier à celle du 12 janvier 1746 qui accepte Voltaire comme membre associé.

Il mourut à Marseille le 4 juin 1755. La ville lui fit des funérailles grandioses. Il institua l’hôpital de la Grande Miséricorde de Marseille, son légataire universel. Il fit quelques donations particulières aux jésuites qui héritèrent de sa bibliothèque, à ses domestiques, aux indigents et à ses parents.

LE CLERGE FACE A LA PESTE

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Les jansénites coupables de la peste de Marseille ?

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Il fallait trouver des coupables à ce grand malheur qui tombe sur la ville et la région. Ils furent vite désignés : ce fut pour l’évêque de Marseille, tout comme pour son collègue d’Arles, Mgr Jacques de Forbin-Janson, les jansénistes. En effet les thèses jansénistes malgré la bulle Unigenitus promulgué par le pape Clément XI en 1713  qui les excommuniait, étaient très répandues en Provence : les membres du Parlement d’Aix et les Oratoriens implantés à Marseille en sont proches.  Ceux qui rejettent la Bulle Unigenitus sont appelés “les appellants” (car ils appelaient à un Concile) et sont exclus des sacrements et ne peuvent bénéfiier d’une sépulture religieuse.

Pour Mgr de Belsunce : “Dieu irrité veut punir les péchés du peuple et en particulier, le mépris des censures et des excommunications de l’Eglise, le peu de respect, de soumission pour les pontifes de Dieu”. Ou encore : Si le mal continue d’augmenter… je suis bien tenté de denoncer alors excommuniés tous les appellants dont les sacrilèges multiplies sont, je crois, la principale cause de la peste qui nous consterne”. Que faut-il pour sauver la ville ? : “Une entière soumission d’esprit et de coeur aux sacrées décisions de l’Eglise, moyens sûrs et unique d’arrêter le bras d’un Dieu irrité”. C’est pourquoi il refusera que les Oratoriens présents dans la ville puissent assister les mourants en leur donnant  les sacrements.

De son côté Mgr  Forbin de Janson au début de l’épidémie de 1720-1722  appelle  « la vengeance du tout puissant sur tous ceux qui ont le tort de ne pas se conformer aux prescriptions de la bulle « Unigenitus »,

Calmer la colère de Dieu et implorer sa miséricorde

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Monseigneur de Belsunce pendant la peste de Marseille. Tableau de François Gérard (1824-1825)

Si les premiers cas de peste se manifeste dès le 20 juin 1720 il faudra attendre le 9 juillet pour que les médecins donnent leur diagnostic : c’est la peste. Les premières mesures sont prises pour isoler les maladies et le Parlement d’Aix isole la ville de Marseille par un cordon sanitaire le 31 juillet et ordonne fin août 1720 la fermeture des églises avant que, le 14 septembre  de la même année, le Conseil d’Etat ordonne le blocus de la ville et envoie des troupes pour faire appliquer les décisions prises.

En premier lieu Mr de Belsunce organisa des processions et demanda que l’on fasse des prières publiques. Ainsi le 15 juillet 1720 il promulgue une ordonnance pour des priers à Saint Roch ; le 29 juillet il réunit au Palais épiscopal  les cures et les supérieurs des communautés de religieux de la ville pour évaluer la situation. Le 30 du même mois il publie un mandement « ordonnant des prières publiques et un jeûne général pour apaiser la colère du Seigneur ». Il y réaffirme que « c’est le Dieu terrible, le Dieu de justice, mais c’est en même temps le Dieu de paix et de bonté qui nous châtie, qui ne nous afflige que pour nous engager à retourner à lui dans la sincérité de nos cœurs ». Mais le même jour les échevins recommandent de ne plus faire de processions.  Quand le 25 août toutes les églises seront fermées les prêtres continueront cependant à dire des messes et organiser des prières publiques sous les porches des églises. Mais rapidement devant le taux de mortalité (environ 1 000 personnes par jour) ces réunions publiques très fréquentées devenant des foyers d’infection sont également prohibées par les autorités locales. Par conséquent on peut dire que durant la période de août 1720 au mois d’août 1722 il n’y pas de messes, de processions et encore moins de célébrations de baptêmes, de mariages et encore moins d’enterrements

Le 8 septembre, jour de la Nativité de la Vierge les échevins de la ville invitent  Mgr de Belsunce à venir à l’hôtel de ville pour qu’il y célèbre la messe et reçoive le vœu qu’ils ont décidé de faire au nom de la ville. « Considér[an]t que la peste étant un fléau de la colère de Dieu, tous les secours des hommes et tous les efforts qu’ils ont résolu de faire seront vains et inutiles s’ils n’ont recours à sa miséricorde pour tâcher de la fléchir », ils s’engagent à donner chaque année à perpétuité 2000 livres à l’hôpital le plus récemment établi, en 1713, celui des orphelines, qui est sous le vocable de Notre-Dame de Bon-Secours.

Durant une accalmie de la peste de l’hiver 1720-1721 Mgr de Belsunce fait un geste spectaculaire que cite Chateaubriand dans ses Mémoires d’Outre-Tombe ::  » Quand la contagion commença à se ralentir, Mgr Belsunce a la tête de son clergé, se transporta à l’église des Accoules : monté sur une esplanade d’où l’on découvrait Marseille, les campagnes, les ports et la mer, il donna la bénédiction, comme le pape à Rome, bénit la ville et le monde : quelle main plus courageuse et plus pure pouvait faire descendre sur tant de malheurs les bénédictions du ciel ? »

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Le 1er novembe, jour de la Toussaint, sur les conseil de Anne-Madeleine Remusat, visitandine, tout en bravant les consignes des échevins opposés à tout rassemblement public susceptible de propager la peste, l’évêque au cour d’une cérémonie publique sur le cour qui porte aujiurd’hui son nom consacra la ville de Marseille et son diocèse au Sacré-Coeur de Jésus et institua la fête du Sacré-Coeur comme fête d’obligation . « J’espère que le Cœur de Jésus aura été touché des larmes du pasteur et du troupeau réunis pour apaiser sa colère », écrit-il. A cet effet il traversa Marseille, pieds nus, sans mitre et corde au cou comme l’avait fait saint Charles Borromée pendant la peste de Milan en 1576. Il fit d’autre part imprimer et diffuser de petites images du Sacré-Cœur appelées garde-fous : de petits morceaux de tissu rouge, sur lesquels le Cœur était imprimé avec cette inscription : « Cœur de Jésus, abîme d’amour et de miséricorde, je place toute ma confiance en vous et j’espère pour toute votre bonté. »

Mgr de Belsunce sur les pas de Charles de Borromée

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À la fin de l’été 1720, la situation était désespérée : en trois mois, la ville avait été réduite de moitié, avec quarante mille morts. « Il y aura dans moins de huit jours, écrit un contemporain, quinze mille cadavres sur le pavé, tous pourris, par où on sera tout à fait contraint de sortir de la ville et de l’abandonner peut-être pour toujours à la pourriture, au venin et à l’infection qui y croupira. » (Praviel, p. 149). Tel était l’état la ville où Mgr de Belsunce allait exercer sonn activité pastorale.

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Durant toute cette période Mgr de Belsunce ne se contenta pas d’organiser des processions ou des prières publiques comme il ne resta pas enfermé dans son palais épiscopal qu’il dut quitter le 14 septembre 1720,  la rue étant infestée de cadavres abandonnés, pour aller loger chez l’intendant de la ville Monsieur Lebret. Grâce à son autorité et à son exemple de nombreux prêtres qui avaient quitté la ville renvinrent à Marseille où ils assistèrent les mourants en leur donnant, quand cela était possible, les derniers sacrements afin qu’ils “ne maudissent pas Dieu” in extremis. Il faut noter que certains ne suivirent pas cet exemple : ainsi les moines de Saint-Victor, les religieuses visitandines se mirent à l’abri derrière leurs murs se contentant d’envoyer des aumônes ; quant aux chanoines de Saint-Martin ils quittèrent la ville pour aller se réfugier à la campagne.

On peut suivre son activité presque jour après jour grâce aux notes laissées par l’Abbé Goujon, son secrétaire. Un témoin a pu aussi laisser ce témoignage : « Belsunce ne se borne pas à rester prosterné au pied des autels et à lever les mains au Ciel pour demander à Dieu la grâce de vouloir apaiser sa colère. » Après avoir prescrit des prières publiques, « sa charité est active ». Ayant exhorté son clergé à ne pas craindre la contagion, il donne lui-même l’exemple d’un dévouement héroïque : « Il est tous les jours sur le pavé, dans tous les quartiers de la ville, et va partout visiter les malades […]. Les plus misérables, les plus abandonnés, les plus hideux, sont ce sont ceux auxquels il va avec le plus d’empressement et sans craindre ces souffles mortels qui portent le poison dans les cœurs. Il les approche, les confesse, les exhorte à la patience, les dispose à la mort, verse dans leurs âmes des consolations célestes ». Il distribue tout ce qu’il peut de sa fortune pour soulager les misères de son cher troupeau ; et pour accroître ses aumônes, il se contente, « comme le peuple, de poisson salé et de pain bis ».

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Il encouragea les prêtres par de multiples conseils pour les encourager dans leur mission : administration des sacrements et aussi soulagement de la population. Grâce son autorité et par l’exemple qu’il donne il put pour une grande part  pour obtenir le retour de ceux qui étaient partis se réfugier à la campagne  : il fallait remplacer  ceux qui étaient morts de la peste (en effet l’on estime que un cinquième du clergé marseillais serait mort Durant cette période).

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Même si parfois il s’opposa aux échevins de la ville il les soutiendra dans leur combat en participant aux diverse réunions : un tableau de Michel Serre, un artiste contemporain, le représente  assistant à l’une de leur réunion . D’ailleurs, le 8 septembre, jour de la Nativité de la Viergel es échevins invitent  Mgr de Belsunce à venir à l’hôtel de ville pour qu’il y célèbre la messe et reçoive le vœu qu’ils ont décidé de faire au nom de la ville. « Considér[an]t que la peste étant un fléau de la colère de Dieu, tous les secours des hommes et tous les efforts qu’ils ont résolu de faire seront vains et inutiles s’ils n’ont recours à sa miséricorde pour tâcher de la fléchir », ils s’engagent à donner chaque année à perpétuité 2000 livres à l’hôpital le plus récemment établi, en 1713, celui des orphelines, qui est sous le vocable de Notre-Dame de Bon-Secours. Et le 4 jun 1722, le Premier échevin Moustier prononça solennellement la promesse dans la cathédrale où s’étaient assemblés tous les notables et fit l’offrande d’un cierge pesant quatre livres, ainsi que l’avait suggéré l’Evêque

Comment Mgr de Belsunce échappa à l’épidémie de peste.

Comme l’explique Régis Bertrand dans sa biographie Henri de Belsunce (1670-1755), l’évêque de la peste de Marseile (2020) ou encore Armand Praviel dans Belsunce et la peste de Marseille (1936) alors qu’un cinquième du clergé de Marseille périt de la peste, l’évêque traverse l’épidémie sans être frappé par la maladie. Pour lui, il doit cette protection à sa croix pectorale, qui contient des reliques de la Vraie Croix, envoyées par le pape, et qu’il porte sur lui dès qu’il sort : il appelle sa croix son “présevatif”. Une autre explication peut être avancée : Monseigneur de Belsunce se protège physiquement de la peste sans le savoir : en effet, entre sa perruque à la Louis XIV talquée tous les jours, sa soutane de taffetas, ses bas, ses chausses, ses souliers, il est couvert de la tête aux pieds ! Peu de risque d’être piqué par les puces, dont on ignore encore à cette époque qu’elles sont vectrices de peste. De plus, il prenait soin de changer de linge de corps tous les jours et il mettait devant sa bouche et son nez un mouchoir imprégné de vinaigre pour, ne pas être incommode par la terrible puanteur des cadavers vu qu’il a parcouru les rues de Marseilles tous les jours. Au contraire, les prêtres qui ne prenaient pas de telles precautions et les religieux, dont les capuchins,  les capucins, qui se déplaçaient en sandales et simple robe de bure, sans masque, sont très touchés par la maladies.

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Pour finir

Ce n’est que le 22 août 1722 que les églises purent enfin ouvrir et le culte être célèbre normalement et le 22 octobre de la même année que la peste fut officiellement declare pour la Provence alors qu’il faudra attendre le 31 décembre pour le Languedoc.

Sans vouloir trop comparer deux époques différentes : les années 170-1722 et l’année 2020 on peut s’apercevoir que malgré les décisions drastiques prises par le pouvoir royal, du moins en ce qui concerne le culte (puisque les églises étaient fermées et les célébrations impossibles) le clergé de cette époque a su allier une certaine contuinité dans la vie spirituelle des habitants à une assistance charitable envers toute une population dont une grande partie parmi le plus pauvres ne faisait que survivre  le ravitaillement étant extrèmeent difficile pour une ville mise à l’écart de toute communication avec les villes voisines.

Si les survivants témoins de la Grande Peste de 1720-1722 peut-être seraient-ils étonnés ou scandalisés de voir nos réactions, nos contestations et nos réclamations devant les contraintes qui nous sont imposes aujourd’hui pour lutter contre la pandémie du Cocid-19 ? Le monde d’aujourd’hui habitué à son confort serait-il capable de vivre et de surmonter une pareille épreuvre ?

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Il soutient de tout son pouvoir le courage des échevins, tout particulièrement dans l’écrasante charge qui leur incombe d’ensevelir les morts. À la fin de l’été 1720, la situation était désespérée : en trois mois, la ville avait été réduite de moitié, avec quarante mille morts. « Il y aura dans moins de huit jours, écrit un contemporain, quinze mille cadavres sur le pavé, tous pourris, par où on sera tout à fait contraint de sortir de la ville et de l’abandonner peut-être pour toujours à la pourriture, au venin et à l’infection qui y croupira. » (Praviel, p. 149).

CORONAVIRUS, COVID-19, DE L'EPIDEMIE DE LA PESTE EN 1720 A LA PANDEMIE DU COVID-19 EN 2020, EPIDEMIES, PANDEMIES, PESTE

De l’épidémie de peste de 1720 à la pandémie du Covid-19 en 2020

DE L’EPIDEMIE DE  PESTE DE 1720-1722

A LA PANDEMIE DU COCID-19 DANS LE MONDE EN 2020

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Vue du Cours pendant la Peste. Michel Serre. 1721

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Medical workers in protective suits attend to novel coronavirus patients at the intensive care unit (ICU) of a designated hospital in Wuhan, Hubei province, China February 6, 2020. Picture taken February 6, 2020. China Daily via REUTERS ATTENTION EDITORS – THIS IMAGE WAS PROVIDED BY A THIRD PARTY. CHINA OUT. – RC2UWE9N0S1O

Photo d’un hôpital en Chine 

Une brève chronologie des évènements de 1720 à 1722

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Maquette du Grand-Saint-Antoine

25 mai 1720 : arrivée du Grand-Saint-Antoine dans le port de Marseille

27 mai 1720 : décès d’un marin à bord du navire

29 mai : les marchandises sont débarquées aux Infirmeries de la ville tandis que le navire reste à l’Île de Jarre

20 juin 17200 : premiers dans la ville de Marseille

fin juin – début juillet 1720  : d’autres cas mais les médecins et les échevins se refusent à parler de peste

9 juillet 1720 : les médecins diagnostiquent pour la première fois la peste et on commence à prendre les mesures qui s’imposent

31 juillet 1720 : le Parlement d’Aix interdit aux marseillais de sortir de la ville et aux habitants des alentours de communiquer avec eux.

Fin  juillet 1720 – septembre  1720  :  la peste se répand dans les villes d’alentour : Aix, Cassis Apt, Digne, Toulon

Début août 1720 : Tout Marseille est contaminée et on compte plus de 100 morts par jour

25 août 1720 : fermeture de toutes les églises dans les villes touchées par l’épidémie (ce qui entraîne la suppression des messes, la célébration des baptêmes, des mariages, des enterrements et aussi toutes les processions)

Septembre 1720 : toutes les localités proches de Marseille sont touchées

14 septembre 1720 : un arrêt du Conseil du Roi ordonne la mise en quarantaine de toute le Provence.

Octobre 1720 : La Peste est à Arles, Saint-Rémy-de-Provence et a atteint Le Languedoc

1er novembre 1720 : Mgr de Belsunce consacre la ville de Marseille au Sacré-Cœur de Jésus lors d’une cérémonie sur le Cours

Hiver 1720 : Pause dan l’épidémie

Décembre 1720 : Tarascon

31 décembre 1720 : Mg de Belsunce organise une procession pour bénir les fosses communes situées hors des remparts de la ville.

Janvier 1721 : le foyer de Bandol s’étend jusqu’aux abords de Toulon et jusqu’au Gévaudan

Printemps 1721 : après une pause de 2 mois l’épidémie reprend et touche la Camargue entre Arles et Toulon

Eté 1721 : Avignon, Orange et tout le Comtat sont à leur tour touchés

Automne 1721 : dans Le Languedoc ce sont les villes de Mende, Uzès, Marjevols, Viviers

Printemps 1722 : une légère reprise à Marseille, Avignon et Orange

22 août 1722 : les églises sont autorisées à ouvrir et le culte peut reprendre normalement

2 octobre 1722 : la peste est déclarée terminée pour la Provence

25 décembre 1722 : La peste est terminée dans Le Langedoc

2020 : Tricentenaire de la Grande Peste de 1720 et pandémie du Covid-19

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Colère de Dieu, mémoire des hommes – La peste en Provence 1720-2020 

Gilbert Buti

Paris, Le Cerf, 2020.  309 pages

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À l’heure du coronavirus, quelles sont les leçons d’hier sur les pandémies qui peuvent valoir pour aujourd’hui ? En dressant l’histoire de la grande peste en Provence au XVIIIe siècle, ce sont nos peurs, nos confinements, nos détresses qu’éclaire, comme en un miroir, Gilbert Buti.

Rarement un livre d’histoire n’aura revêtu une telle actualité.
Car l’épidémie de peste, qui a touché une partie de la France en 1720-1722, a d’étonnantes résonances avec la pandémie de la Covid-19.qui se sévit dans le monde depuis le début de l’année 2020 avec comme conséquences : confinement, restrictions dans les déplacements, fermetures des lieux recevant du public et dont notamment les lieux de culte
Introduite à Marseille par un navire venant de Syrie, la peste a tué 120 000 des 400 000 habitants de la Provence, du Comtat et du Languedoc, soit près d’un sur trois. Pourquoi la contagion s’est-elle propagée, ravageant ou épargnant des localités parfois proches ? Malgré un ensemble de mesures de lutte, dont le confinement décrété par les pouvoirs locaux et soutenu par l’État royal, elle a menacé le reste de la France et effrayé l’Europe qui ont multiplié les barrières pour s’en prémunir. Face à l’impuissante médecine contre l’ennemi invisible, les hommes ont invoqué la colère de Dieu et la médecine du Ciel.
Privilégiant la parole des témoins malades, médecins, savants et religieux – et les apports des anthropologues, démographes et sociologues –, Gilbert Buti dresse un bilan de l’événement-catastrophe très tôt instrumentalisé. Et, trois siècles après, il en décrypte les traces laissées dans les mémoires et l’imaginaire collectif.
Assurément, cet ouvrage se veut une invitation à réfléchir au temps présent même si l’époque diffère par son mode de vie, son mode de pensée.

Biographie de l’auteur

Historien, professeur émérite à Aix-Marseille Université, Gilbert Buti est spécialiste de la Méditerranée aux Temps modernes, auteur de nombreux travaux sur les sociétés littorales et leurs représentations, les économies maritimes, la course et la piraterie.

Marseille ville morte : la peste de 1720

Charles Carrière, Marcel Courdurié,  Férréol Rebuffat

Marseille, Editions Laffitte,  2016. 352 pages.

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Bien que n’étant pas l’ouvrage le plus récent sur les évènements vécus par la ville de Marseille dans les années 1720-1722 cet ouvrage peut rester comme une reference : il se fonde sur les témoignage de l’apoque, sur les écrits de ceux qui ont vécu cette tragédie. Il s’accompagne de plus d’une abondante bibliographie.

Le samedi 25 mai 1720, après dix mois et trois jours d’absence, arrive au large de Marseille le Grand-Saint-Antoine. A son bord, des hommes, du textile et, la peste. En acceptant de laisser amarrer ce vaisseau, Marseille ne soupçonnait alors pas qu’elle causait sa perte, et qu’elle allait ainsi se délester de près de 50 000 de ses habitants. cette étude menée tambour battant par des historiens spécialisés dans l’histoire de la cité phocéenne, décrit minutieusement une catastrophe humaine, ses causes et ses conséquences dans la mémoire collective, et fait la part belle aux nombreuses idées reçues que les siècles ont traîné avec eux.
Ainsi apprend-on que toutes les couches sociales, sans distinction aucune, ont été touches (bien que les plus pauvres de la population marseillaise aient payés le plus lourd tribu), ou encore que la maladie n’a pas véritablement provoqué de famine, mais plutôt un manque de ressources humaines considérables dû à la fuite devant l’épidémie de nombreux notables ayant rendu difficiles les relations de commerce.

Ce tragique et apocalyptique épisode de l’histoire de la cité marseillaise fut tellement incroyable dans ses différents degrés d’horreur, que l’on a l’impression que Marseille ville morte plonge le lecteur d’aujourd’hui  dans une fiction digne des plus grands scénarios de films catastrophe.
Cet ouvrage nous rappelle également que l’homme doit faire preuve d’humilité face aux lois de la nature ; cela, nous le saisissons au quotidien : le tsunami survenu en Indonésie en 2004 est toujours présent dans les esprits, et plus récemment encore le tremblement de terre en Chine en 2008 ayant causé la mort de dizaines de milliers de personnes. Et aujourd’hui la pandémie du Covid-19 qui depuis le début de l’année 2020 a cause des millions de morts dans le monde entier.

Henri de Belsunce (1670-1755) – l Evêque de la Peste de Marseille 

Régis Bertrand

Marseille, Editions Gaussen, 2020. 480 pages.

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Henri de Belsunce de Castelmoron (1671-1755)  a laissé un grand souvenir dans la ville de Marseille. Une des principales artères du centre-ville porte son nom depuis 1852. Sa statue, immense, s’élève dans l’enclos de la cathédrale. Mgr de Belsunce a dû affronter la dernière grande peste marseillaise, celle de 1720-1722. C’est elle qui l’a fait entrer dès son vivant dans l’histoire, à la fois pour sa conduite très courageuse et même héroïque pendant l’épidémie. Nommé évêque de la ville en 1709, il refusera de quitter son diocèse pour devenir archevêque et il sera enterré en 1755 dans sa cathédrale. Son long épiscopat correspond à près d’un demi-siècle de l’histoire de Marseille et des villes voisines. Il a joué un rôle dans la fondation de l’Académie de Marseille, a encouragé celle de la société sacerdotale du Sacré-Coeur et a été le mécène de plusieurs artistes.

L’auteur

Régis Bertrand, né à Marseille en 1946, historien. Agrégé d’histoire, docteur d’État es-lettres, il a été d’abord professeur au Havre puis à Marseille il a fait l’essentiel de sa carrière à l’Université de Provence  où il y a assuré  le cours d’histoire de la Provence et a participé à la création de l’Unité Mixte de Recherches Telemme, dont il a été le responsable de 1998 à 2004. Il a été aussi président (1991-1997) de la Fédération Historique de Provence.

Belsunce et la peste de Marseille

Armand Praviel

Paris, Editions Spes, 1938. 254 pages.

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Armand Pradiel dans son ouvrage sur l’action de Mgr de Belsunce pendant  l’épidémie de peste de 1720 à 1722 relate les évènements depuis l’arrivée du navire Le Grand-Saint-Antoine  jusqu’à la fin de l’épidémie. Son livre se concentre principalement sur l’action de Mgr de Belsunce.  Quoique qu’il soit écrit dans un style hagiographique il a le mérite, en s’appuyant sur de nombreuses sources,  de nous faire vivre ce qui est connu dans l’histoire sous le nom de « Grande Peste de Marseille ».

Ainsi lorsque le Parlement d’Aix ordonna le 15 juillet 1720, Mgr de Belsunce commença à organiser des prières publiques pour conjurer le fléau. Puis dès le mois d’août les églises se fermèrent et il n’y eut plus aucun culte et les processions interdites par crainte de la contagion. C’est alors que l’évêque se donna sans compter avec l’aide de ses prêtres pour soulager la misère de la population et administrer les derniers sacrements aux malades.

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« La terreur est grande, mais j’ai confiance en la miséricorde de Dieu » écrivait-il à son confrère l’évêque d’Arles  ou encore : «Quant à moi, je suis déterminé à rester avec les malades, à les réconforter, à mourir, si nécessaire, de peste et de famine…»

Face aux dégâts causés par la peste et au manque absolu de ressources humaines pour enrayer le fléau, il consacra la ville au Sacré-Cœur de Jésus lors d’une cérémonie expiatoire organisée sur le cour qui porte actuellement son nom le 1er novembre 1720. Il fit imprimer et diffuser de petites images du Sacré-Cœur appelées garde-fous : de petits morceaux de tissu rouge, sur lesquels le Cœur était imprimé avec cette inscription Il avait l’inscription : « Cœur de Jésus, abîme d’amour et de miséricorde, je place toute ma confiance en vous et j’espère pour toute votre bonté. »

Cet appel à la confiance en la miséricorde divine était un message directement contraire aux doctrines jansénistes répandues dans la région. Sous son impulsion les magistrats, par résolution du 28 mai 1722, se sont empressés de faire la promesse suivante :

«Nous, magistrats de la ville de Marseille, convenons à l’unanimité de faire un vœu ferme, stable, irrévocable, entre les mains du Seigneur Évêque, pour lequel, dans cette qualité, nous nous engageons, nous et nos successeurs, pour toujours, à partir chaque année, le jour qui est prévu pour la fête du Sacré-Cœur de Jésus, écoutez la Sainte Messe dans l’église du premier monastère de la Visitation, dite des Grandes Maries, pour y communier et offrir, en réparation des crimes commis dans cette ville, une bougie ou une bougie de la cire blanche, pesant quatre livres, ornée de l’emblème de la ville, à brûler ce jour-là devant le Saint Sacrement; d’assister le soir même à une procession générale d’action de grâce que nous demandons et demandons que l’Evêque veut établir à perpétuité ».

Le 15 septembre 1722 Mgr de Belsunce put célébrer par un grand Te Deum la fin de la peste.

 Armand Praviel

 Armand Praviel, né à L’Isle-Jourdain (Gers) en 1875 et mort à Perpignan (Pyrénées-Orientales) en 1944. C’est un poète, journaliste, critique littéraire, romancier et comédien français

 Fils de Philippe Joseph Félix Praviel et de Noémie Vast-Tintelin, Armand Praviel est licencié en droit en 1895 et docteur en 1888 après avoir soutenu une thèse sur la criminalité de l’enfance.

À 24 ans, il adopte une cape noire doublée de velours rouge, qu’il ne quittera plus jamais. En 1895 il écrit ses premiers poèmes, qui sont publiés en octobre 1907. Alors qu’il joue une pièce de théâtre à Montauban, il rencontre Marguerite Duval, qu’il épouse à Reims
En 1897, il fonde à Toulouse la revue littéraire l’Âme Latine dont il sera directeur jusqu’en 1910, quand la revue fut reprise par la Revue des Pyrénées.

Pendant la Première Guerre mondiale, le lieutenant Armand Praviel est fait prisonnier par les Allemands. Il profite de cette inactivité et de son statut d’officier pour lire l’intégralité de l’œuvre de Balzac et pour écrire son premier roman, qui eut un succès considérable.

Sa femme, à la santé précaire, le quitte en 1929. Il meurt à Perpignan, chez son gendre, le 15 janvier 1944, et inhumé, comme son testament le stipulait, dans sa vieille cape noire. Ses cendres sont transférées dans le caveau familial du cimetière de l’Isle-Jourdain en octobre 1945.

 

Arles et la peste de 1720-1721 

Odile Caylux ; avec une préface de Régi Bertrand

Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2009. 280 pages.

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Située au bord du Rhône et à la limite du’Languedoc, Arles est, au XVIIIe siècle, la quatrième ville de Provence. Gagnée par l’épidémie de peste (1720-1721) six mois après Marseille, elle est atteinte et perd un tiers de sa population. Les autorités consulaires mettent en oeuvre les mesures habituelles en temps d’épidémie : interdiction de circuler, limitation des déplacements (mais le vaste terroir agricole arlésien est indispensable à la vie de la cité), ouverture d’infirmeries, soins aux pestiférés, aide alimentaire aux nécessiteux, le tout sur fond de crise financière aiguë. Le très important fonds d’archives conservé permet de suivre pas à pas cet épisode tragique, d’en connaître les acteurs, d’analyser les décisions prises, d’en voir les conséquences. Fait exceptionnel, quatre consuls et trente-cinq conseillers municipaux, dévoués à la population, meurent pestiférés après avoir affronté un soulèvement populaire d’une particulière ampleur.

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Tombeau aux Alypscamps des Consuls morts pendant la peste de 1720

  

Une importante bibliographie

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Reproduction du Grand-Saint-Antoine qui apporta la peste à Marseille

Livre de J.B. Bertrand de 1779..Relation historique de la peste de Marseille en 1720. Amsterdam et Marseille, Jean Mossy, 1723.

Dr Jean-Baptiste Bertrand. Relation historique de la peste de Marseille en 1720, Cologne, Pierre Marteau, 1721, Cologne, Pierre Marteau, 1721, 512 p. 

Régis Bertrand, Le Christ des Marseillais : histoire et patrimoine des chrétiens de Marseille, Marseille, La Thune, 2008, 248 p. 

Dr Jean-Noël Biraben, « La peste en 1720 à Marseille, à propos d’un livre récent », Revue historique, Presses universitaires de France, n° 502,  France,  avril-juin 1978, p. 407-426.

Charles Carrière, Marcel Coudurié et Ferréol Rebuffat, Marseille ville morte : la peste de 1720, Marseille, Jean-Michel Garçon, 1998, 356 p. Garçon, 

Chicoyeau, Verny et Soulier, Observations et réflexions touchant la nature, les évènements et le traitement de la peste à Marseille, Lyon, 1721, 338 p.

Olivier Dutour, Michel Signoli, Émmanuelle Georgeon et Jean Da Silva, Préhistoire anthropologie méditerranéennes, t. 3 : Le charnier de la grande peste (rue Leca), Aix-en-Provence, Université de Provence, 1994, p. 191-203.

Augustin Fabre, Histoire des hôpitaux et des institutions de bienfaisance de Marseille, Imprimerie Jules Barile, Marseille, 1854, 2 volumes.

Jean Figarella (préf. Pierre Guiral), Jacques Daviel : Maître chirurgien de Marseille, oculiste du Roi (1693-1762), Marseille, Impr. Robert, 1979, 278 p.

Paul Gaffarel et de Duranty, La peste de 1720 à Marseille & en France, Paris, Librairie académique Perrin, 1911.

Françoise Hildesheimer, Le Bureau de la santé de Marseille sous l’Ancien Régime : Le renfermement de la contagion, Marseille, Fédération historique de Provence, 1980.

Louis François Jauffret, Pièces historiques sur la peste de Marseille et d’une partie de la Provence en 1720, 1721 et 1722, Marseille, Imprimerie Corentin Carnaud, 1820, deux vol. de 420 et 416 p.

Philippe Joutard (dir.), Paul Amargier, Marie-Claire Amouretti, James W. Joyce, « La peste de Marseille de 1720-21 vue par les Anglais », dans Provence historique, 1955, tome 5, fascicule 20, p. 146-154 

Georges Serratrice, Vingt-six siècles de médecine à Marseille, Marseille, Jeanne Laffitte, 1996, 798 p. 

Michel Signoli, Isabelle Seguy, Jean-Noël Biraben, Olivier Dutour, « Paléodémographie et démographie historique en contexte épidémique. La peste en Provence au XVIIIè siècle », Population, Vol. 57, no 6, 2002, p. 821-847.

Félix Tavernier, Aspects de Marseille sous la royauté, Marseille, Centre régional de documentation pédagogique, 1976, 117 p.

Charles Mourre, « La peste de 1720 à Marseille et les intendants du bureau de santé », p. 135-159, dans Provence historique, tome 13, fascicule 52, 1963 

Christelle Omnès, « La peste de Marseille de 1720 dans la littérature du xxe siècle », p. 99-111, dans Provence historique, tome 53, fascicule 211, 2003 

René Bore, Le Velay en lutte contre la propagation de la peste (1721-1722) : in Cahiers de la Haute-Loire 2018, Le Puy-en-Velay, Cahiers de la Haute-Loire, 2018

Fleur Beauvieux, «  Marseille en quarantaine : la peste de 1720 », L’Histoire, no 471, mai 2020, p. 10-19.

Gilbert Butti, Colère de Dieu, mémoire des hommes. La peste en Provence, 1720-2020, Cerf, 2020.

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La Provence en 1720



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La peste à Marseille à partir de l’Hôtel de Ville. Michel Serre

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Tableau représentant le chevalier Nicolas Roze procédant à l’enlèvement des cadavres au quartier des Tourettes à Marseille. Michel Serre

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Mgr de Belsunce pendant la peste de Marseille. François Gérard (1770-1837). 1834.

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Le Mur de la Peste est un rempart édifié dans les Monts du Vaucluse pour protéger le Comtat Venaissin de la peste de Marseille. Il fut conçu par l’architecte de Carpentras Antoine d’Allemand.

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Reproduction d’un billet de santé permettant aux habitants de se déplacer 

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Les médecins de peste

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Vitrail de la Basilique du Sacré-Coeur à Marseille représentant les échevins de la ville en fonction à l’époque de la peste © Getty / Jean-Marc ZAORSKI

EPIDEMIES, HISTOIRE DE LA PROVENCE, MARSEILLE (Bouches-du-Rhône), PANDEMIES, PESTE, PESTE (1720-1722), PESTE (Marseille ; 1720), PESTE NOIRE

LA PESTE EN PROVENCE EN 1720-1722

Marseille en quarantaine : la peste de 1720

La peste en Provence et en Languedoc de 1720 à 1722

Vingt-sept mois de confinement, quatre ans pour rouvrir complètement la cité, la moitié de la population disparue : voilà ce qu’a subi Marseille, frappée par la peste en 1720. Comment la ville et ses habitants ont-ils fait face ?

La dernière grande épidémie qui frappe massivement la France à l’Époque moderne est la peste de Marseille, qui débute en juin 1720. Très étudiée comme l’un des trois fléaux d’Ancien Régime avec la famine et la guerre, la peste est un sujet qui a longtemps été rattaché au champ de l’histoire économique puis des mentalités, puisque les crises démographiques permettent de comprendre le rapport entretenu par les populations à la peur et à la mort [1]. Mais peu d’études se sont penchées sur le quotidien en temps de quarantaine, en prenant en compte également la capacité d’agir des couches sociales les plus défavorisées.

Dans une perspective microhistorique et d’histoire par en bas, les archives policières et judiciaires peuvent pourtant apporter des éclairages inédits sur cette question, offrant un regard d’une part sur les réponses des gouvernants à l’épidémie (ordonnances de police et règlements), d’autre part sur les ajustements quotidiens que les habitants adoptent pour survivre à la situation (procédures judiciaires, correspondances et relations de peste – des récits des événements rédigés par des témoins de l’épidémie). Pendant cette période, en effet, le pouvoir politique local est modifié, et des mesures d’exception sont mises en place pour tenter de contenir l’épidémie.

Des étoffes infectées

La peste n’avait pas atteint Marseille depuis quelque soixante-dix ans. Il s’agissait alors, pour le port franc prestigieux du début du XVIIIe siècle, d’une maladie d’un autre temps, d’autant que la ville était dotée d’un système sanitaire opérationnel censé la prévenir des épidémies. Toute cité atteinte en Méditerranée s’exposait à une fermeture et une quarantaine.

Depuis la franchise du port accordée par Colbert en 1669, assurant des privilèges douaniers, Marseille était une ville florissante, avec un quasi-monopole du commerce destiné au Levant. Cette grande cité comptait près de 100 000 âmes en incluant le « terroir » (l’arrière-pays, ce qui représente aujourd’hui le territoire de la ville) et la « ville dans la ville » que constitue l’arsenal des galères.

Pourtant, la peste est apportée à Marseille le 25 mai 1720 par le Grand Saint-Antoine, un bateau de retour de Smyrne, ayant mouillé dans plusieurs échelles [2] où l’épidémie sévissait non loin, comme Seyde (Sidon), Tripoli (actuel Liban) ou Chypre – au Levant, la maladie était alors à l’état endémique. Le navire contenait des étoffes probablement infectées par le bacille de Yersin. Le navire est mis en quarantaine préventive, comme tous ceux de retour de ports possiblement infectés, sur les îles de Pomègues et Jarre, au large de la cité.

Le capitaine du bateau présente une patente nette (soit sans risque sanitaire) aux intendants de la Santé, mais certains membres de l’équipage sont tombés malades et sont morts pendant la traversée de retour. Un autre décès survient sur le bateau alors en quarantaine et ses membres sont transférés au lazaret, situé sur la côte d’Arenc, hors des remparts de la cité. La quarantaine des marchandises est quant à elle écourtée, afin de s’assurer de la vente de sa cargaison à la foire de Beaucaire le mois suivant.

La peste se répand hors du lazaret et frappe la vieille ville en juin. La première victime, si l’on en croit le médecin Jean-Baptiste Bertrand (qui a publié dès 1721 une Relation historique de la peste de Marseille en 1720), est Marguerite Dauptane, attaquée le 20 juin, suivie huit jours plus tard par un tailleur, Michel Cresp, et toute sa famille. Aucune mesure particulière n’est adoptée par les pouvoirs publics, les chirurgiens du lazaret examinant les corps ne concluant pas à la peste.

L’échevinage, qui dirige la ville, met de nombreuses semaines à reconnaître l’épidémie, le mot « peste » n’étant jamais prononcé publiquement jusqu’en septembre 1720 par les autorités, qui lui préfèrent les termes de « contagion » ou « fièvres pestilentielles ». La municipalité continue de cacher le mal aux habitants pendant plus de trois mois, par peur d’une possible émeute, et malgré un nombre de malades grandissant. Dans le déni de l’épidémie a peut-être joué aussi la culpabilité du premier échevin de la ville, Jean-Baptiste Estelle, qui possédait une partie de la cargaison du Grand Saint-Antoine. Le procès ouvert à son encontre après la peste n’aboutit pas, faute de preuves. Néanmoins, la population marseillaise a gardé une forte animosité à son égard, lisible dans les poèmes et chansons populaires composés à l’occasion de la peste et suite à celle-ci. Mais la principale cause qui peut expliquer la lente reconnaissance du mal serait la difficulté qu’ont les médecins et chirurgiens qui examinent les premiers malades de conclure unanimement à la peste.

Certains symptômes sont pourtant sans équivoque, tels les bubons et les charbons retrouvés sur les premiers malades, la forte fièvre et la contagiosité, puisque les membres d’une même maisonnée tombent simultanément malades. Mais l’on croit alors à de simples fièvres malignes dues à de mauvais aliments, touchant les pauvres gens. Les questions sont également nombreuses sur les modes de contagion de la peste au XVIIIe siècle : se transmet-elle par le souffle, les contacts humains, les contacts avec les cadavres, les rapports sexuels ? Les débats savants sur la contagion sont vifs.

La gravité de l’épidémie n’est réellement appréhendée qu’avec l’augmentation exponentielle du nombre de morts, qui atteint 1 000 décès par jour en août 1720, au pic de l’épidémie. La peste ravage alors la ville qui se vide peu à peu de ses habitants à cause des nombreux décès, mais aussi de tous ceux qui ont fui dans l’arrière-pays. Le négociant Roux parle de 30 000 à 40 000 personnes qui seraient parties dès fin juillet aux premières manifestations de la peste : ce nombre est peut-être exagéré, mais il montre tout de même l’ampleur de la fuite parmi la population. Certains abandonnent ainsi leurs fonctions pourtant nécessaires à la bonne marche de la ville (comme les intendants du Bureau de la santé) et propagent la maladie aux alentours.

La situation devient alors ingérable, les malades et les morts envahissant les rues : « De quelque côté que l’on jette les yeux, on voit les rues toutes jonchées des deux côtés de cadavres qui s’entre-touchent et qui, étant presque tous pourris, sont hideux et effroyables à voir », raconte Nicolas Pichatty de Croissainte, orateur du conseil de ville et procureur du roi en la police, dans son Journal abrégé de ce qui s’est passé en la ville de Marseille depuis qu’elle est affligée de la contagion.

Pour la première fois dans l’histoire de l’épidémie en Provence, le pouvoir royal intervient directement : des commandants militaires sont peu à peu nommés dans toutes les villes infectées. Dans la cité phocéenne, c’est le chevalier Charles-Claude Andrault de Langeron, par ailleurs déjà chef d’escadre des galères à Marseille et maréchal de camp, qui est désigné le 3 septembre 1720 pour « commander en ladite ville de Marseille tant aux habitants qu’aux gens de guerre qui y sont et seront ci-après en garnison » (Commission du roi). A l’échevinage traditionnel est donc substitué un gouvernement avec une composante militaire, sans pour autant destituer la municipalité en place avant la peste, qui continue de travailler de concert avec Langeron. Les commandants militaires sont dotés de pleins pouvoirs, faisant basculer les cités dans des états d’exception qui ne sont pleinement légitimés qu’après l’épidémie.

Isoler la ville

Localement, le pouvoir urbain tente de protéger le commerce et instaure de premières mesures prophylactiques (défense de laisser croupir l’eau dans les poissonneries, ou de faire des tas de fumier à l’intérieur des maisons). Le parlement de Provence, devant les cas qui se multiplient et le risque de contamination, va plus loin : il décide dès le 31 juillet 1720 d’isoler Marseille en défendant aux autres villes à la fois tout échange économique avec la cité phocéenne et la venue de Marseillais et d’habitants des alentours sous peine de mort. Il est demandé aux échevins de fermer les portes des remparts et de monter des barricades pour isoler le faubourg marseillais.

Une ligne de blocus militaire est déployée autour du terroir, avec la mise en place de 89 postes de garde. Ce cordon sanitaire est long de plus de 60 km à vol d’oiseau. L’épidémie se répandant hors de Marseille, jusqu’à Orange, un « mur de la peste » de 36 km est construit, isolant le Comtat Venaissin.

Pour ravitailler la ville, tant par terre que par mer, il est décidé le 6 août l’établissement de trois « bureaux d’abondance » sur le territoire marseillais (à Septèmes, la Bastidonne, l’Estaque), complétés par trois puis quatre autres pour centraliser les denrées arrivant à Marseille.

Sur place, des gardes sont postés en surveillance et une distance est demandée entre les individus pendant les transactions. Les denrées sont issues de la production locale, d’achats dans les différentes provinces du royaume et dans les autres pays, ainsi que d’un don de la papauté pour les plus nécessiteux.

Dispositif policier inédit

Pour faire respecter le blocus de la Provence, un quart des troupes royales sont envoyées dans la région et restent mobilisées pendant plus de deux ans et demi. A l’intérieur de Marseille, deux compagnies de régiment sont déployées pour contribuer au maintien de l’ordre, et un quadrillage de la cité est adopté afin d’assurer, quartier par quartier, puis rue par rue, le contrôle et la surveillance de l’épidémie et des habitants. Dans la ville, avant la peste, 146 hommes environ étaient pourvus des missions de police : bourgeois appartenant à une milice chargés d’un tour de garde, capitaines et lieutenants de quartier, enfin personnels composant la police urbaine (en charge de tout ce qui avait trait à l’administration de Marseille). A l’arrivée de la maladie, les autorités marseillaises instaurent un dispositif policier inédit, tant par son ampleur que par la multiplicité des tâches sanitaires qui lui sont octroyées. Près de 300 commissaires sont recrutés de façon temporaire. Ces hommes travaillent de concert avec les médecins, avec les commis, transporteurs, ou servants, autant de métiers indispensables et maintenus. De plus, des centaines de forçats sont sortis de l’arsenal des galères pour s’occuper des tâches les plus périlleuses, comme la désinfection, l’enlèvement et l’enterrement des cadavres (on nomme les galériens « corbeaux »), sous la supervision des commissaires. Une organisation similaire est établie dans le terroir

On suit cette recomposition de la police dans l’ensemble des ordonnances adoptées pendant la période, dont le nombre explose : plus de 200 textes sont ratifiés par la municipalité, alors que, hors temps d’épidémie, l’on compte une vingtaine d’ordonnances par an au maximum. Cette nouvelle législation d’exception constitue la base du droit pendant les années de peste et touche l’ensemble de la vie sociale. Elle s’attache à quatre grands domaines, déclinés par la suite en des règlements plus détaillés : la prévention de la contagion ; la circulation des biens et des personnes ; la gestion des malades et des morts ; la désinfection. C’est par exemple sous la supervision de cette police de peste que les malades sont d’abord ravitaillés à domicile, puis transférés dans les hôpitaux.

Les mesures sanitaires visent à immobiliser au maximum les habitants, en contrôlant tout mouvement. Pour circuler, les Marseillais doivent se munir d’un billet de santé attestant qu’ils ne sont pas atteints de peste, signé par un représentant de leur quartier (prêtre ou commissaire). Les espaces publics sont interdits : fermeture des écoles et du collège, des églises et de tous les lieux de rassemblement. Les maisons atteintes de peste sont marquées d’une croix rouge, et ceux qui y vivent sont mis en quarantaine dans leurs habitations. Le nombre de malades augmentant, ceux-ci sont peu à peu transférés dans des hôpitaux de peste. Les espaces publics sont désormais déserts et non praticables, réservés aux seules personnes en charge d’enrayer l’épidémie.

Les « groupes à risque », du fait de leur métier (fripiers), de leurs mouvements (étrangers), de leur rôle dans la gestion de la peste (galériens) ou de leur statut déconsidéré (prostituées), sont particulièrement surveillés afin « d’éviter toutes communications pernicieuses », comme on peut le lire dans une procédure judiciaire. La municipalité recense les malades et les morts et, pour finir, l’ensemble de la population pour tenter de savoir qui a survécu.

Les peines prévues à l’encontre des contrevenants aux mesures sanitaires sont progressivement durcies et couvrent l’ensemble des châtiments corporels de l’Ancien Régime (fouet, carcan, galères, enfermement), jusqu’à la peine de mort, qui concerne essentiellement le franchissement des barrières mises en place (bien qu’aucun acte officiel de condamnation à mort n’ait été par la suite retrouvé).

Hôpitaux de peste

La municipalité met progressivement en place, à partir du 9 août et jusqu’au 4 octobre, un réseau de six hôpitaux de peste et de maisons de convalescence ou de quarantaine affiliées, couvrant l’ensemble de l’espace urbain. Au pied des remparts en dehors de la villel’hôpital du Mail est ainsi construit en urgence à l’automne pour faire face à la saturation des autres hôpitaux réquisitionnés. Il reçoit essentiellement les malades du terroir, touché après la ville. Les taux de mortalité dans ces institutions peuvent atteindre des chiffres effarants : jusqu’à 92 % de décès en décembre 1720 à l’hôpital du Mail. Intra-muros, la mortalité moyenne, d’octobre 1720 à février 1721, se situe autour de 54 % pour l’hôpital de la Charité [3]

A l’intérieur des hôpitaux, les soins apportés par les soignants sont bien peu efficaces face à la violence de la maladie, même si de nouveaux traitements chirurgicaux sont testés [4] et que l’on note un développement des autopsies permettant de mieux connaître les causes de la maladie. Les médecins de la ville, prudents, conseillent, eux, de s’en tenir à une alimentation suffisante (tenter de manger de la viande plusieurs fois par semaine), à des remèdes à base de plantes (des concoctions telles que la thériaque de l’émétique, de l’antimoine, du potassium ou du sirop royal). Ils se méfient des remèdes « violents et actifs », causant la plupart du temps la mort du malade, et ne conseillent d’opérer les bubons qu’en cas d’extrême nécessité. Il y a tout de même un pourcentage de guérisons observées, et plusieurs témoignages font penser qu’une certaine immunité était acquise après avoir guéri de la peste.

Dans quelques établissements, des religieux s’efforcent de maintenir une préparation digne à la mort, mais la contagiosité de la peste suspend les rites funéraires ordinaires et les morts sont jetés pêle-mêle, sans aucune cérémonie, dans de gigantesques charniers ouverts aux limites de la cité et des hôpitaux. Cette modification de l’administration de la fin de vie est terrible pour les vivants, qui ne peuvent accompagner leurs proches décédés. On trouve ainsi des mentions d’habitants faisant fi de l’obligation d’enterrer les cadavres dans les fosses communes, qui « sans craindre le péril embrassaient leurs parents morts ou les traînaient jusques dans les plus proches cimetières » (Journal historique de Paul Giraud).

La vie continue

Malgré la mortalité et le risque quotidien de périr, la vie doit continuer pour les habitants. Il y a bien sûr des comportements extrêmes, voire irrationnels, liés à la peur, comme le désespoir ou la folie qui guettent tout individu en période de forte mortalité, ce qu’ont souvent souligné les historiens [5]. Mais, même au cœur de l’épidémie, les procédures judiciaires mentionnent des actes d’entraide, de solidarité et de compassion envers les mourants. Ainsi, Anne, servante de maître Gueyrard, atteint par la contagion, le « secourut jusques à la mort », sa fille précisant qu’elle fut « tout attristée de cette mort pour avoir donné ses soins au défunt ».

Installés dans une quarantaine qui semble sans fin, les habitants s’organisent. Face à la fermeture des églises, certains prêtres continuent de prêcher à l’air libre au début de l’épidémie. L’évêque Belsunce organise des processions et des prières collectives, mais la municipalité finit par les interdire pour éviter de faire durer la contagion. Les liens sociaux se maintiennent au sein des familles et avec le voisinage. La vie continue donc malgré tout : en novembre 1720, alors que les morts sont encore nombreux, les noces d’un boulanger sont célébrées dans la maison du négociant Joseph Comte, avec la présence d’un joueur de violon. Peu de registres paroissiaux ont été tenus à jour sur l’ensemble de la période mais l’on note une natalité plus forte suite à l’épidémie, concomitante avec une « frénésie des mariages » remarquée par tous les contemporains (740 par an avant la peste, 1 472 après) [6].

Face aux limites imposées aux déplacements, et à l’enfermement à domicile, on constate une panoplie de tactiques pour entretenir un lien social, tout en se protégeant de la contagion : se parler à distance, au seuil des portes et des fenêtres, utiliser massivement le vinaigre comme désinfectant, maintenir une correspondance avec ses proches pour les lettrés quand les familles sont séparées dans des villes distinctes. Les capacités à faire face à la situation de peste et de quarantaine sont multiples et démontrent ainsi l’aptitude de l’homme à survivre aux épidémies et à s’adapter de façon active aux situations les plus terribles.

Dans Marseille toujours confinée, après le paroxysme de l’épidémie en août-décembre 1720, est venu le temps de l’apaisement et de la désinfection. La maladie semble disparaître, jusqu’à une rechute en mai 1722 qui cause environ 200 morts supplémentaires. A ces phases successives correspondent le durcissement ou au contraire l’allégement des mesures pour tenter de contrôler l’épidémie.

Les populations peuvent de nouveau circuler hors du terroir à partir de décembre 1722. A cette date, lorsque les barrières sont levées, la peste de Marseille a fait périr, selon les plus hautes estimations, près de la moitié des habitants, soit environ 50 000 personnes en incluant le terroir.

La ligne de blocus de la Provence est levée en mai 1723. La région compte 120 000 morts au total (Marseille comprise), soit un tiers de sa population. Le rétablissement complet du commerce n’interviendra, lui, que début 1724, trois ans et demi après la fermeture de Marseille en juillet 1720.

Une fois la peste passée, l’accentuation de certains dispositifs disciplinaires laisse des traces au cours du XVIIIe siècle, notamment en ce qui concerne la police des étrangers. Le répertoire d’actions adoptées pendant l’épidémie sert alors de base au renforcement des contrôles sanitaires. La mémoire de l’événement, quant à elle, est toujours présente aujourd’hui à Marseille.

Fleur Beauvieux

L’auteure: Fleur Beauvieux a soutenu une thèse sur les « Expériences ordinaires de la peste. La société marseillaise en temps d’épidémie, 1720-1724 ». Elle a participé à Police ! Les Marseillais et les forces de l’ordre (dir. B. Marin, C. Regnard, Gaussen, 2019).

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Image : Détail du tableau Vue de l’hôtel de ville pendant la peste de 1720, Michel Serre, 1721.
Marseille, musée des Beaux-Arts, Jean Bernard/Bridgeman Images.

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Notes

1. Cf. J. Delumeau, Y. Lequin (dir.), Les Malheurs des temps. Histoire des fléaux et calamités en France, Larousse, 1987.

2. Les ports et principales escales sous la domination du sultan ottoman où les nations étrangères peuvent jouir de privilèges.

3. Cf. C. Carrière, M. Courdurié, F. Rebuffat (Pour en savoir plus, p. 19).

4. Voir la thèse de J. El Hadj, « Les chirurgiens et l’organisation sanitaire contre la peste à Marseille, XVIIe-XVIIIe siècle », EHESS, 2014.

5. Cf. J. Delumeau (Pour en savoir plus, p. 19).

6. Cf. C. Carrière, M. Courdurié, F. Rebuffat, p. 233 (Pour en savoir plus)

Mots Clés

Échevinage
Municipalité. A Marseille, l’échevinage est composé de quatre échevins, membres de la bourgeoisie marseillaise.

Lazaret
Établissement de quarantaine où sont isolées les personnes ou les marchandises de retour depuis des lieux infectés.

Patentes de santé
Certificats sanitaires donnés aux navires lors de leur appareillage. Ces patentes peuvent être de trois types : « nette » si le bateau provient d’un port sain ; « touchée » ou « soupçonnée » si le port est sain mais la région infectée ;« brute » si le port est contaminé.

Toute la Provence touchée

La peste se répand rapidement en Provence : Cassis est touchée dès le 21 juillet 1720. Le 14 septembre, l’autorité royale promulgue un arrêt plaçant toute la Provence en quarantaine : c’est la première épidémie qui provoque une réaction à l’échelle du royaume. Des cordons sanitaires sont mis en place avec des postes de surveillance. Un mur est construit pour isoler le Comtat Venaissin. On dénombre près de 20 000 morts à Toulon, 13 000 à Arles.

Des mesures policières et sanitaires exceptionnelles

Pour lutter contre la peste et sa contagion, un cordon de postes de garde est établi qui coupe la ville et son arrière-pays du reste de la région. Des quartiers sont délimités pour un meilleur quadrillage. Des hôpitaux sont mis en place et des marchés sont créés pour assurer le ravitaillement de la ville.

Dates Clés

1720

25 mai : Arrivée à Marseille du Grand Saint-Antoine.

20 juin : Première victime de la peste dans la ville.

21 juillet : Cassis est touchée.

31 juillet : Le parlement de Provence ordonne la mise en quarantaine de la ville.

Août-septembre : Paroxysme de l’épidémie.

3 septembre : Nomination de Langeron à la tête de la ville par la royauté.

1721

Janvier-septembre : Désinfection de la ville, dénombrement des morts et des vivants.

Septembre 1721-mai 1722 : Latence de la maladie à Marseille ; la peste s’est étendue au reste de la Provence ; reprise de la vie ordinaire dans la cité.

1722

Mai : Rechute épidémique dans Marseille.

1er décembre : Levée de la ligne de blocus avec la Provence.

1723

4 septembre : Départ du commandant militaire.

27 mai : Échanges rétablis entre Marseille et le reste de la France.

1724 : Rétablissement total des échanges avec le reste du monde.

Chiffres
Pic épidémique en août 1720

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On compte 1 000 décès par jour en août 1720 à son paroxysme. Une reprise de l’épidémie en mai 1722 entraîne environ 200 morts supplémentaires.

Quarantaines, îlots et lazarets en Méditerranée

La menace endémique de la peste en Méditerranée entraîne, dès le XIVe et le XVe siècle, le développement de structures et magistratures sanitaires destinées à juguler les risques d’épidémie. Particulièrement exposées, Raguse (Dubrovnik) et Venise sont les premières villes à imposer un isolement de quarante jours pour les navires, les hommes et les marchandises suspects d’avoir fréquenté des régions infectées. Venise construit ainsi des « lazarets », des bâtiments érigés sur des îlots de la lagune éloignés du centre urbain, afin d’organiser et de contrôler la bonne tenue des quarantaines, ainsi que les opérations de désinfection par des fumigations à base de parfums. Le traumatisme des violentes épidémies des années 1630 et 1650 en Italie amène à renforcer les mesures prophylactiques, peu à peu imitées en Europe.

A Marseille, les dispositifs contre la peste sont durcis au début du XVIIe siècle, à mesure que le port devient la principale tête de pont du commerce français avec l’Empire ottoman, où la peste sévit de manière chronique. Le Bureau de la santé de Marseille, véritable « place forte » (Françoise Hildesheimer) de la défense sanitaire de la France, s’occupe de collecter des renseignements sur l’état des épidémies en Méditerranée, grâce à un vaste réseau d’informateurs ( bureaux-relais établis sur les littoraux du royaume, consuls à l’étranger, marchands et marins, etc.). Les magistratures de santé ou les consuls délivrent aux capitaines des « patentes » qui indiquent l’état sanitaire de leur port de départ. En fonction de ces patentes et des déclarations des capitaines sur leurs voyages, les intendants de la Santé dirigent les navires vers le lazaret, au nord de Marseille, ou bien vers les îles de Pomègues ou Jarre pour les cas les plus dangereux. Cette surveillance n’est pas toujours bien vécue par les marchands ou les marins, souvent pressés de débarquer ou de repartir. Cependant, la réputation sanitaire des places méditerranéennes joue un rôle économique important. Comme le résument les Vénitiens lors de la violente irruption de peste à Marseille en 1720, « si l’âme de l’État est le commerce […], l’âme du commerce est la santé ».

Guillaume Calafat

A savoir

Le bacille de Yersin
Maladie infectieuse, la peste/ se présente sous deux formes cliniques principales. La plus répandue est la peste bubonique, propagée par les rats et transmise par des piqûres de puces. Elle se manifeste par des plaques noires autour de la piqûre (« charbon pesteux »), et par des bubons (gros ganglions durs et douloureux). En quelques jours, la maladie se dissémine dans le corps, entraînant la mort dans deux cas sur trois. Plus grave encore, la peste pulmonaire, transmise directement par voie aérienne d’homme à homme, atteint les poumons et conduit la plupart du temps à une issue fatale. Les symptômes de la peste sont reconnus par les médecins depuis le Moyen Age, mais ce n’est qu’en 1894 que le médecin pastorien Alexandre Yersin identifie la bactérie responsable de la peste : le bacille qui portera son nom. Aujourd’hui, la peste est traitée par les antibiotiques.

Masque et bâton de saint Roch

Le masque du médecin de peste, resté célèbre aujourd’hui lors des carnavals de Venise, a-t-il été utilisé en 1720 à Marseille ? Rien n’est moins sûr. Ce masque de protection en forme de bec d’oiseau (image de droite), dont l’usage est attesté dans les épidémies italiennes depuis le XVIIe siècle, n’apparaît en effet nulle part dans les témoignages des contemporains. Les transporteurs de cadavres, dont les forçats, ne disposaient pour se protéger de l’infection que d’un simple tissu sur le visage (on le voit sur les tableaux de Michel Serre). Le religieux Paul Giraud parle de « cassolettes ou pommes de senteur sous le nez » que certains habitants employaient (ce à quoi fait peut-être référence la caricature de gauche). La fumigation d’herbes aromatiques et d’épices entrait dans les processus de désinfection, puisque, selon les thèses aéristes, la peste pouvait être présente dans l’air.

Autre élément du costume visible sur ces illustrations : le bâton de bois qui servait à rester à distance des malades. Ces « bâtons de saint Roch » (du nom du saint protecteur de la peste) sont mentionnés dans les sources.

Les habits et chaussures de cuir, également représentés ici, étaient recommandés pour les médecins et chirurgiens, de même que le port de gants pour éviter la contagion lors des soins donnés aux malades.

Il n’est pas certain que le personnel soignant ait disposé de suffisamment de matériel de protection en 1720 étant donné l’impréparation de la municipalité et la mise en place en urgence des hôpitaux pour tenter de contenir la maladie. Mais ces deux illustrations montrent qu’au sein des lazarets, lorsque la peste n’atteignait pas les populations, des costumes spéciaux et sans doute efficaces étaient prévus pour se protéger de la maladie.

Fleur Beauvieux

Dans le texte

Désespoir d’un médecin

« [Deux marchands] […] expliquent ce système populaire, qui consiste à encore croire que la peste étant un fléau du Ciel, elle n’est pas moins au-dessus de la connaissance des médecins que de leurs remèdes, ils prouvent le premier article par l’Écriture, & le second par le propre aveu des médecins, & par le petit nombre des guérisons qu’ils ont opérées […]. Ils se retranchent pour tout remède à la simple tisane & à quelque léger cordial, selon l’usage du Levant, où la maladie est familière. Ils appuient leur pratique par cette réflexion, que la peste attaquant plus les pauvres que les riches, elle ne demande que les aliments & les remèdes les plus simples. »

Relation historique de la peste de Marseille en 1720 par le médecin

Jean-Baptiste Bertrand, Amsterdam, J. Mossy, 1779, pp. 344-345.

Dans le texte
« Chacun commença de respirer »

Le 18 [novembre 1722], on vit ce que l’on n’avait pas vu dans Marseille depuis le commencement de la contagion. Toutes les portes de la ville furent ouvertes sans soldats, sans aucune garde bourgeoise, il fut permis d’entrer et de sortir sans billet, de porter et de rapporter le linge blanc et sale et toute sorte de meuble sans la permission par écrit des commissaires. Chacun commença de respirer et se flatta de voir bientôt les barrières du terroir abattues. […] L’on apprit que le roi avait donné un édit à Versailles le 19 novembre, dans lequel il ordonnait qu’à commencer du 1er décembre prochain toutes les lignes qu’il avait fait établir sur les frontières […] seraient levées et que les gens de guerre et habitants des lieux préposés à leur garde se retireraient.”

Paul Giraud, « Journal historique de ce qui s’est passé dans la ville de Marseille et son terroir, à l’occasion de la peste, depuis le mois de mai 1720 jusqu’en 1723 », Bibliothèque municipale à vocation régionale de l’Alcazar, Marseille (Ms1411, fol. 344)

Une forte empreinte dans la ville

La peste de Marseille offre au moins deux paradoxes. Ce n’est sans doute pas l’épidémie la plus catastrophique pour la ville, mais c’est la seule à avoir laissé une forte empreinte dans la mémoire marseillaise. La trace dans la cité d’aujourd’hui est bien visible. L’évêque Belsunce a ainsi donné son nom à un quartier, sa statue a été érigée au milieu du XIXe siècle devant la cathédrale Sainte-Marie-Majeure (photo). Plus significatif encore, la tribune sud du stade vélodrome s’appelle « Chevalier Roze », seul personnage historique au milieu des célébrités sportives marseillaises ! La peste est aussi l’événement historique qui a inspiré le plus d’artistes et d’écrivains provençaux. Marcel Pagnol a ainsi laissé une nouvelle inédite, Les Pestiférés (devenue une bande dessinée). Second paradoxe : la ville s’est rapidement relevée de la catastrophe. Dès 1721, les mariages se sont multipliés et les « gavots » descendus de la montagne alpine ont comblé les décès. Le XVIIIe fut un beau et grand siècle pour Marseille malgré la peste.

Philippe Joutard

Pour en savoir plus

G. Calvi, Histories of a Plague Year. The Social and the Imaginary in Baroque Florence, Berkeley, University of California Press, 1989 [première étude sur la peste à utiliser l’approche microhistorique].

C. Carrière, M. Courdurié, F. Rebuffat, Marseille ville morte. La peste de 1720, [1968], Autres Temps Éditions, 2008 [ouvrage de référence sur la peste à Marseille].

S. K. Cohn Jr., Epidemics. Hate and Compassion from the Plague of Athens to AIDS, Oxford, Oxford University Press, 2018 [pour une étude récente des réactions face aux épidémies dans le temps long].

J. Delumeau, La Peur en Occident, XVIe-XVIIIe siècle, [1978], Fayard, 2006 [sur les comportements collectifs en temps de peste].

F. Hildesheimer, La Terreur et la pitié. L’Ancien Régime à l’épreuve de la peste, Publisud, 1990 [ouvrage de référence sur la peste en France]

https://www.lhistoire.fr/marseille-en-quarantaine%C2%A0-la-peste-de-1720

CONFINEMENT (temps de), EPIDEMIES, MALADIE, MALADIES, QUARANTAINE

Quarantaine et confinement en cas de pandémie

QUARANTAINE ET CONFINEMENT

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Le drapeau « Lima » est le signal maritime international de la quarantaine.

La quarantaine consiste à isoler des personnes, des animaux, ou des végétaux durant un certain temps, en cas de suspicion de maladies contagieuses, pour empêcher leur propagation. En empêchant les personnes d’avoir des contacts avec des individus sains se trouvant à l’extérieur de la zone de confinement, on rend la contagion   impossible et les maladies infectieuses disparaissent d’elles-mêmes. C’est une medure barrière; l’une des méthodes de prévention et de gestion des risques liés aux maladies infectieuses (épidémies, pandémies   notamment).

S’il s’agit de personnes malades « confirmées », on parle plutôt d’isolement ou d’Isolement (soin de santé).

Au figuré le mot désigne aussi la condition d’une personne mise volontairement à l’écart (ostracisme).

Par extension, ce terme est également utilisé dans le domaine de la sécurité informatique.

En 2020, de nombreux pays décident d’appliquer des mesures de mise en quarantaine de leurs populations afin de ralentir la propagation d’une pandémie de coronavirus, appelée quatorzaine pour une isolation de 2 semaines.

Étymologie et évolution sémantique

Le mot « quarantaine », attesté en français depuis les années 1180, signifiait « espace de quarante jours » (période du carême). En français, au sens de mesure sanitaire, apparu au XIVè siècle, il dérive de l’italien quaranta (nombre quarante) et remonte à 1635

La quarantaine sanitaire se définit historiquement comme la séparation, la détention et la ségrégation de sujets suspectés de maladies contagieuses. Le mot désigne ensuite aussi la période de cet isolement de personnes, d’animaux, d’objets ou de marchandises.

En épidémiologie, le mot désigne aujourd’hui une restriction complète de déplacement, provisoirement proposée ou imposée, à des personnes apparemment saines potentiellement exposées à une maladie contagieuse (voire des animaux ou objets suspects d’être contaminants tels que bagages, conteneurs, moyens de transport, marchandises…). Alors que le terme isolement concerne plutôt des malades ou porteurs sains avérés (un malade déclaré est isolé, un sujet en période d’incubation possible est mis en quarantaine).

L’autoisolation prescrite, ou autoprescrite est une forme de quarantaine utilisée en 2020 pour COVID-19, envisagée au domicile de ou des intéressés, devant soit une possible phase d’incubation, soit une pathologie possible non testable, en pénurie de méthode diagnostique.

Histoire

 Origines

La séparation et l’interdiction sociales se sont inscrites d’abord dans le cadre du sacré avec la notion de tabou, par exemple le tabou alimentaire. La séparation du pur et de l’impur concernant les maladies est manifeste dans la Bible :

« Parlez aux Israélites, vous leur direz : lorsqu’un homme a un écoulement sortant de son corps, cet écoulement est impur
Voici en quoi consistera son impureté tant qu’il a cet écoulement : que sa chair laisse échapper l’écoulement ou qu’elle le retienne, il est impur
Tout lit où couchera cet homme sera impur et tout meuble où il s’assiéra sera impur
Celui qui touchera son lit devra nettoyer ses vêtements, se laver à l’eau, et il sera impur jusqu’au soir. »

— La Bible, Lévitique 15:2-5.

Ce passage a été interprété comme la description d’une gonorrhée  avec « déclaration obligatoire de maladie contagieuse » et « isolement et désinfection ». En médecine hébraïque, des textes mentionnent les maladies de peau avec isolement social temporaire, ou avec exclusion définitive (discrimination des lépreux).

L’idée du nombre 40 comme période décisive de temps serait celle d’Hippocrate (vers le ve siècle av. J.-C.), qui indique qu’une maladie aigüe se manifeste dans l’espace de 40 jours. D’autres mentionnent Pythagore qui attribue au chiffre 4 des vertus mystiques. Cette période de 40 jours est adoptée par les premiers textes chrétiens (le jeûne de 40 jours de Jésus-Christ dans le désert)

 

Moyen-Âge

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« Pestiférés bénis » ou « lépreux sermonés » par un évêque.  Miniature du xive siècle, British Library de Londres.

En France, la séparation sociale et l’exclusion des lépreux relève de l’ordonnance royale du 21 juin 1321. Le rejet des lépreux est partout la norme, mais d’application locale très variée. De nombreuses villes ont une léproserie située à l’écart, avec limitation ou contrôle du déplacement des lépreux. Les motifs d’origine sont d’abord religieux et moraux : la lèpre est une maladie de l’âme qui se manifeste par une mort lente du corps.

Avec la survenue de la peste noire, les motifs sanitaires apparaissent au premier plan. Les mesures prises sont le fait des autorités municipales qui s’appuient sur le sens commun d’une contagiosité, notion de peu d’importance pour la médecine médiévale.  Les mesures les plus anciennes d’isolement des pestiférés consistent à enfermer les pestiférés (et leur famille) dans leur maison (séquestration), une autre est l’expulsion hors de la ville. Ces mesures, d’ordre juridique plus que médical, sont adoucies à partir du XVIè siècle. Plus rarement, les malades sont autorisés à circuler, mais en étant porteurs de signes distinctifs.

Des structures sont mises en place pour concilier l’isolement et le soin : cabanes en bois hors agglomération (en 1348 à Avignon par le Pape Clément VI), hôpital de pestiférés (à Venise en 1403). Des léproseries sont converties en hôpital pour pestiférés (à Marseille en 1476).

La quarantaine maritime proprement dite (isolement préventif) est instaurée le 27 juillet 1377 , par le Grand Conseil de Raguse qui interdit l’accès de ville ou de son district à ceux « qui arrivent d’une zone infestée par la peste, à moins qu’ils ne soient restés d’abord à Mrkhan ou à Cavtat pour s’y purger pendant un mois », instituant ainsi la première quarantaine officielle reconnue comme telle12,13.

La même année, Venise adopte le procédé de Raguse (isolement sur un îlot proche). Sur l’avis des médecins, la durée est portée à 40 jours, d’après la doctrine hippocratique des jours critiques, où une maladie qui dépasse 40 jours ne peut-être qu’une maladie chronique. La quaranta se répand dans les ports italiens, elle est adoptée par Marseille en 1383, Barcelone en 1458, Edimbourg en 1475. L’application de la quarantaine est renforcée par la fondation de lazarets, dont le premier, celui de Venise (1403), sert de modèles pour d’autres ports (Gènes) en 1469, Marseille en 1526).

La quarantaine sur terre est d’abord adoptée en Provence (Brignoles, 1464). Le système de quarantaines est renforcée par les patentes pour les marchandises, et les billets de santé pour les personnes. Il s’agit de certificats attestant la provenance d’une ville saine

 

Période classique

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Lazaret de la grande peste de Vienne de 1679, ex-voto de 1680, Eglise Saint-Michel de Vienne de 1680,

 Le système des quarantaines et lazarets devient une administration permanente à partir du XVIè siècle en Italie. Malgré leurs rivalités, les cités-Etats italiennes sont reliées par un réseau d’informations sanitaires provenant de France, de Suisse et des Balkans. Cet exemple est suivi par les cités germaniques ; alors qu’ailleurs, en France, en Espagne ou en Angleterre, les quarantaines ne sont que des mesures temporaires.

À partir de la fin du XVIIè siècle, le système de quarantaine et de contrôle des épidémies est transféré progressivement de la cité au plan national. La santé devient une question gouvernementale. La coordination la plus avancée est alors celle de la Prusse   et d’autres Etats germaniques, où l’expression police médicale est utilisée pour la première fois en 1764 par Wolfgang-Thomas Rau  (1721-1772).

En Angleterre, les premiers règlements de quarantaines (niveau gouvernemental) sont établis en 1663. En France, le conseil du Roi met toute la Provence en quarantaine lors de la peste de Marseille   en 1720-1722. Au cours du XVIIè siècle   un réseau de surveillance s’établit entre les grands ports méditerranéens d’Europe et du Levant.

Aux Amériques, la première quarantaine maritime est celle de Saint-Domingue   en 1519 contre la variole. En Amérique du Nord,   la quarantaine est aussi appliquée contre la variole, la première fois en 1647, par la colonie de la Baie du Massachussetts   pour les navires arrivant des îls Barbade. Puis contre la fièvre jaune,   par les villes de New-York (1688) et Boston (1691). En 1799, le Congrès américain  transfère l’autorité des quarantaines (du niveau de chaque Etat) au niveau fédéral (secrétariat du Trésor jusqu’en 1876).

 

Période moderne

xixe siècle

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Le monument aux médecins dans le cimetière des Irlandais, sur Grosse-ïle-du-Québec, lieu de quarantaine créé en 1832 pour les immigrants.

La deuxième pandémie de choléra touche l’Europe en 1830 et l’Amérique du Nord en 1832. La stratégie officielle est alors de renforcer les méthodes utilisées contre la peste : quarantaines, lazarets et cordons sanitaires, mais celles-ci s’avèrent peu efficaces contre le choléra, ce qui suscite tensions sociales et troubles politiques. Les politiques de quarantaines varient selon les pays, elles peuvent servir de prétexte politique (pour restreindre les libertés de l’adversaire — déplacement, échange, correspondance…) ou économique (protection commerciale).

En 1834, la France appelle à une standardisation internationale des politiques de quarantaine. En 1838, un Conseil Sanitaire International est fondé à Constantinople pour coordonner les mesures frontalières contre les épidémies. En 1851, la première conférence sanitaire internationale se tient à Paris, où le premier règlement sanitaire international est adopté. Il impose aux états signataires les mêmes mesures quarantenaires contre la peste et le choléra, mais sur les 12 pays participants à cette première conférence, trois seulement sont signataires : France, Portugal et Sardaigne.  

Les conférences suivantes sont parfois le lieu de violentes discussions, comme celle de la conférence de Rome en 1885, à propos des quarantaines effectuées sur le canal de Suez pour les navires venant d’Inde. Le réel conflit n’était pas d’ordre sanitaire, mais politique (domination britannique ou française sur la région).

Aux Etats-Unis, la politique de quarantaine, dépendante du département du Trésor, est jugée mal appliquée, et une nouvelle législation fédérale de quarantaine est adoptée en 1878. L’autorité des quarantaines est transférée au Marine Hospital Service, un ancêtre du Service de santé publique des Etats-Unis. L’administration d’une quarantaine doit être médicalisée, et sa durée doit se baser sur la période d’incubation spécifique à la maladie.

En 1893, les États-Unis rejoignent le concert sanitaire européen. Les trois maladies quarantenaires internationales sont alors le choléra., la peste et la fièvre jaune

 

xxe siècle

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Soldats du Corps expéditionnaire canadien en quarantaine pour cause de rougeole, France, 1917-1918.

Les premières mesures concrètes, appliquées par un grand nombre de pays signataires sont celles de la 11e conférence internationale de Paris en 1903 (adoption d’une convention de 184 articles). En 1907, l’Office International de l’Hygiène Publique est fondé à Paris, réunissant 12 pays. Il devient après la Première Guerre mondiale le Comité d’Hygiène de la Société des Nations (SDN). En 1926, la liste des maladies quarantenaires est portée à cinq, avec l’ajout de la variole et du typhus.

Dans le premiers tiers du XXè siècle les mesures de quarantaines sont médicalisées. Le nouveau savoir microbiologique permet de distinguer les cas confirmés, les cas suspects et les sujets indemnes, ainsi que les modes de transmission et la durée d’incubation spécifiques à chaque maladie infectieuse. Il s’avère que la quarantaine peut être efficace pour limiter certaines maladies, mais aussi inutile ou néfaste pour d’autres.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’OMS, fondée en 1948, remplace le Comité d’Hygiène de la SDN. L’expression « maladies quarantenaires » disparaît, pour devenir « maladies sous contrôle international » inscrites dans un règlement sanitaire international, adopté par 181 pays, et donnant lieu à déclaration obligatoire. En 1951, elles sont au nombre de 6 : choléra, peste, fièvre jaune, variole, typhus et fièvre récurrente.

Dans la deuxième moitié du xxe siècle, l’importance relative de la quarantaine décroît ; elle apparaît comme une des méthodes, parmi beaucoup d’autres, utilisées dans un système plus général de surveillance et de contrôle des maladies. Aux États-Unis, en 1967, 55 « stations de quarantaine » sont régies par le CDC et situées dans les ports et aéroports internationaux. En 1992, elles ne sont plus que 8. Il en est de même pour les maladies quarantenaires : dans les années 1980 le CDC listait encore 26 maladies pour l’entrée aux États-Unis, en 1992 cette liste est réduite à 7 maladies : fièvre jaune, choléra, diphtérie, tuberculose, peste, suspicion de variole (bioterrorisle) et fièvre hémorragique virale.

Il apparaît alors que la quarantaine n’est pas une panacée, qu’elle a ses limites, notamment lors de l’apparition du sida, pour des raisons biomédicales, mais aussi juridiques et éthiques. Dans d’autres cas, elle peut être validée pour des maladies ou des contextes particuliers. La quarantaine « moderne » est alors un moyen, non pas indistinct ou généralisé, mais « taillé sur mesures » et toujours discutable. Ce fut le cas lors de l’épidémie de SARS de 2003 ou de la pandémie A (H1-N1) de 2009

xxie siècle

Depuis 2000, les retours d’expérience des épidémies de H5N1, SRAS, du MERS, et des modèles épidémiologiques, ont conduit à affiner les protocoles de quarantaine, ou d’Isolement (soin de santé) pour certaines maladies, et un cadre international a été produit en 2005 par l’OMS. Ainsi :

des quarantaines à l’échelle de la ville ont été imposées en Chine et au Canada contre le SRAS en 2003, et en Afrique de l’Ouest de nombreux villages ont été mis en quarantaine pour freiner et stopper l’épidémie d’Ebola de 2014 ;

en 2019-2020, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité et de l’épidémiologie, l’isolement volontaire (« autoisolation ») et la quarantaine ont été utilisés à très grande échelle pour freiner la maladie à coronavirus (COVID 19). Des villes entières de Chine, puis des régions, puis en Europe l’Italie ont imposé des restrictions sans précédents à partir de mars 2020 pour lutter contre la propagation de ce virus, alors que des milliers de ressortissants étrangers rentrant d’un voyage en Chine étaient de par le monde invités à s’isoler eux-mêmes chez eux ou dans des installations gérées par l’État;

le cas particulier du Diamond Princess qui s’est vu interdire de débarquer (et mis de fait en quarantaine obligatoire) et où plus de 700 personnes ont contracté la COVID-19, montre que dans un contexte d’improvisation, un lieu confiné et inapproprié peut aussi devenir un lieu d’incubation et de contagion.

Pour la maladie à coronavirus de 2019, des quarantaines réduites à quatorze jours ont été effectuées. Toutefois, la durée de quatorze jours n’étant pas suffisantes, la quatorzaine a été rallongée à 21 jours.

Mise en œuvre

Elle se fait généralement dans le cadre de la gestion de tiques (ex : plan de crise pour une pandémie) La mise en quarantaine se limite souvent aujourd’hui à n’isoler qu’un seul individu ou un cluster (familial par exemple) dont la pathologie est déjà déclarée ou suspectée en raison de l’apparition de symptômes, alors qu’un autre but de la quarantaine est de mettre à l’écart tous les porteurs potentiels de germes (en raison : soit de leur provenance d’un milieu à risque ; soit des contacts physiques que ces personnes ont eus avec l’individu ou la matière éventuellement contaminé), et cela même s’ils ne manifestent aucun signe clinique, pendant une durée suffisante pour couvrir la période d’incubation de la maladie suspectée. Le but de cet isolement étant que la maladie ne puisse éventuellement se déclarer dans un milieu déjà protégé, évitant ainsi sa propagation potentiellement exponentielle.

Exemples de mesures de quarantaine :

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Le Lazzaretto-Vecchio de Venise

À Venise, au milieu du xve siècle, on fit construire le Lazzaretto Nuovo destiné à recevoir les navires et leurs équipages en provenance des ports méditerranéens qui étaient suspectés d’être vecteurs de maladie comme la peste (le Lazzaretto-Vecchio à l’inverse, ne traitait que les cas avérés de maladie). À la fin du xvie siècle, le lazaret possédait une centaine de chambres et plusieurs grands hangars destinées à entreposer les marchandises qui y étaient alors décontaminées en utilisant surtout la fumée générée par des herbes aromatiques, comme le genièvre ou le romarin.

Le Royaume-Uni obligeait depuis les années 1800 les animaux en provenance de pays étrangers à subir une quarantaine d’une durée de six mois, de manière à prévenir la rage. Au début des années 2000, cette politique de quarantaine systématique a été allégée et au 1er janvier 2012 les animaux munis d’un passeport européen pour animal de compagnie ou Pet Passport peuvent désormais échapper à la mise en quarantaine (puisque ce document atteste que l’animal a été vacciné à une date précise).

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Les astronautes de la mission Apollo 11 en quarantaine à la suite de leur retour sur Terre.

Aux Etats-Unis, lors du retour des premières missions lunaires, les astronautes   des missions Apollo 11, 12 et 14 ont été mis en quarantaine, par précaution (les astronautes de la mission de Apollo 13   n’ayant pu alunir en raison d’un problème technique).

Dans son règlement sanitaire international (RSI, 2005), article 1, l’OMS définit une quarantaine comme « la restriction des activités et/ou de la mise à l’écart des personnes suspectes qui ne sont pas malades ou des bagages, conteneurs, moyens de transport ou marchandises suspects, de façon à prévenir la propagation éventuelle de l’infection ou de la contamination ».

Le placement en quarantaine peut faire partie des recommandations de l’OMS faites aux Ėtats-membres, qui peuvent être temporaires (d’une durée de trois mois renouvelable) ou permanentes (d’application systématique ou périodique). Une quarantaine s’effectue selon les principes énoncés dans le RSI (articles 1 et 18), notamment en ce qui concerne le respect de la dignité des personnes et de leurs droits fondamentaux (article 32).

Une quarantaine peut consister à « isoler ou traiter si nécessaire les personnes affectées ; rechercher les contacts des personnes suspectes ou affectées ; refuser l’entrée des personnes suspectes et affectées ; refuser l’entrée de personnes non affectées dans des zones affectées ; et soumettre à un dépistage les personnes en provenance de zones affectées et/ou leur appliquer des restrictions de sortie » (article 18).

Ces recommandations ne sont pas contraignantes, chaque pays garde la décision d’appliquer ou pas une quarantaine en fonction de sa situation épidémiologique particulière, tout en ayant l’obligation de fournir à l’OMS les motifs de sa décision (articles 3 et 43).

Conditions d’efficacité

L’instauration d’une quarantaine doit d’abord être épidémiologiquement construite et justifiée par des besoins de santé publique de, notamment pour le choix des personnes à mettre en quarantaine ; par exemples le virus Ebola n’est pas propagé par des personnes asymptomatiques, mais le SARS-CoV-2ou la grippe peut l’être.

La quarantaine doit être bien expliquée, cohérente, et coordonnée souvent bien au delà des frontières juridictionnelles locales.
Dans le contexte d’une globalisation croissante et de l’accélération des transports, elle doit faire partie d’un ensemble plus large de stratégies visant à prévenir l’introduction, la transmission et la propagation de la maladie transmissible en cause.
Selon une étude récente (2020) quand une quarantaine est jugée nécessaire, les autorités devraient veiller à ce que sa durée n’excède pas le temps requis, à bien informer la population sur les raisons et les protocoles de cet isolement, tout en veillant à ce que les fournitures suffisantes et appropriées (nourriture, médicaments, soins médicaux…) soient fournies. Appeler à l’altruisme et à tout en rappelant le bénéfice de la quarantaine pour l’intérêt général et de la santé de tous peuvent aider à son bon déroulement.

Les personnes saines travaillant au contact des individus confinés dans un lieu de quarantaine — comme le personnel médical — doivent adopter les meilleures pratiques en termes de protection individuelle et collective (masque, combinaison, lavage systématique des mains, bonne gestion des excréta…) en veillant dans la mesure du possible au bien-être des personnes confinées.

  

Cadre juridique

Juridiquement parlant, une mise en quarantaine imposée est une limitation provisoire de la liberté personnelle de voyager et de proximité d’autrui, justifiée par l’intérêt général .

L’une des conditions d’acceptabilité de la quarantaine est qu’elle respecte le Droit, international notamment. Missionnée par l’ONU, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a établi un règlement sanitaire international (RSI 2005, qui est le nouveau cadre juridique, contraignant, pour la gestion internationale des maladies émergentes et réémergentes et d’autres risques pour la santé. Son article 1 définit une quarantaine comme « la restriction des activités et/ou de la mise à l’écart des personnes suspectées qui ne sont pas malades ou des bagages, conteneurs, moyens de transport ou marchandises suspects, de façon à prévenir la propagation éventuelle de l’infection ou de la contamination ».

Les pays ou d’autres juridictions (Europe, régions, villes…) peuvent décliner ce règlement avec certaines marges de liberté ; un constat est que les directives (provisoires) sur la quarantaine sont parfois ambiguës ou varient d’une juridiction à l’autre (selon les politiques de santé et de sécurité publiques, les cultures ou les budgets notamment).

Elle ne doit en aucun cas être utilisée comme mesure punitive, par exemple dans un contexte de violation des droits de l’Homme ou des libertés civiles.

 

 Leçons de l’histoire

La disparition des épidémies de lèpre et de peste en Europe reste mal expliquée ; il en est de même pour l’efficacité relative des quarantaines et autres mesures de ségrégation. Dans le cas de la lèpre, pour les historiens modernes, la rigueur des textes historiques sur la ségrégation des lépreux ne concorde pas avec la réalité (mesures peu ou diversement appliquées). La disparition de la lèpre en Europe se fait progressivement et sans bruit, une disparition qui n’a pas dépendu de la médecine ou de l’administration. A contrario, la persistance de foyers lépreux en Scandinavie jusqu’au xixe siècle pose les mêmes problèmes d’interprétation.

En revanche, pour les épidémies de peste, les historiens accordent généralement une importance aux quarantaines comme moyen de contrôle des épidémies. Elle est efficace si elle s’articule avec un système coordonné au niveau des États. Selon Biraben, l’exemple probant est l’Empire ottoman en 1841qui élimine les grandes épidémies de peste en quelques années en appliquant strictement les mesures prises par les pays européens. De même l’éradication de la variole a été rendue possible par la vaccination et aussi par une politique de containment (isolement, confinement).

Pour d’autres maladies, l’application de la quarantaine « par mimétisme » s’est révélée peu efficace. Ce fut notamment le cas pour le choléra, la fièvre jaune, la typhoïde, ou la poliomyélite, par ignorance, à l’époque, des caractères réels de la maladie (mode de transmission, porteurs sains…).

L’OMS et le RSI reconnaissent que la mondialisation rend les actions de quarantaine moins efficaces et plus difficile à mettre en oeuvre. Plusieurs fois, en phase de début d’épidémie à tendance pandémique, l’OMS a réitéré une recommandation de ne pas limiter les voyages ou le commerce international.

 

Accompagnement sociopsychologique

L’isolement au domicile ou dans un lieu dédié à la quarantaine a des effets psychologiques.

Parmi 3166 articles scientifiques sur ce sujet, 24 ont récemment (2020) fait l’objet d’une étude approfondie. Il en ressort que l’isolement de quarantaine peut générer, plus ou moins selon les contextes, l’ennui de la confusion, de la frustration et de la colère : et des craintes de confinement plus long que prévu et/ou d’infection. Des fournitures et informations insuffisantes ou inadéquates, et une éventuelle stigmatisation peuvent aggraver ces effets. Les pertes financières sont aussi une source de stress. Un patient très dépressif isolé en hôpital durant l’épidémie de SRAS s’est pendu (malgré une aide psychiatriques) et une tentative de suicide a eu lieu peu après.
Plusieurs études suggèrent de possibles séquelles de type strss post-traumatique.

La première quarantaine stricte et à très grande échelle a été mise en oeuvre en Chine, pour freiner le début de Pandémie de maladie à coronavirus de 2019-2020.. L’isolement a touché de très nombreux chinois, bouleversant souvent leur vie quotidienne, sociale, professionnelle et familiale, générant parfois des troubles anxieux profonds, allant jusqu’à la panique ou la dépression. Une première enquête chinoise (entamée dès le 31 janvier 2020), sur la base d’un questionnaire d’auto-évaluation librement accessibles dans tout le pays, via la plateforme d’évaluation psychologique intelligente de Siuvo, a porté sur la prévalence et la gravité de l’anxiété, la dépression, de phobies spécifiques, de changement cognitif, de comportements d’évitement, compulsif, sur les symptômes physiques et le sentiment de désocialisation durant la semaine écoulée (allant de 0 à 100 ; un score entre 28 et 51 indiquant une détresse légère à modérée. Un score ≥52 indiquant une détresse sévère. Les réponses aboutissaient à un « index » de détresse psychique péritraumatique, dit COVID-19 Peritraumatic Distress Index (CPDI). 52 730 réponses ont été validées (provenant pour 64,73% de femmes). Le mode de construction de l’index CPDI a été validé par les psychiatres du Centre de santé mentale de Shanghai . Le score moyen était de 23,65 (15 à 45). Près de 35% des répondants ont subi une détresse psychologique (29,29% des scores étaient compris entre 28 et 51, et 5,14% supérieurs ou égal à 52). Le score CPDI dépendait du genre, de l’âge, du niveau scolaire, de la profession et de la région. Il était plus élevé pour femmes que pour les hommes (fréquent dans les cas de stress post-traumatique)

 Défis logistiques

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Centre sportif réquisitionné pour l’isolement et le soin de personnes infectées par la maladie à coronavirus 2019 à Wuhan (Chine).

Ces défis sont matériels, financiers et organisationnels ; ils concernent le choix rapide de lieux adaptés, la séparation rapide et efficiente (et donc à mettre constamment à jour) des individus isolés de ceux qui sont en quarantaine ; et des sujets symptomatiques de ceux qui sont symptomatiques (en incubation ou sains), faute de quoi, une transmission accrue peut résulter d’une promiscuité mal gérée. En effet, par exemple, si des patients asymptomatiques mais contagieux sont indistinctement mélangés avec des personnes saines, la transmission du virus peut être facilitée dans la zone confinée39. Dans le cas des virus aéroportés, le système de climatisation ne doit pas faire circuler le virus.

Le transport, le tri, l’alimentation, les soins, la gestion des excreta, des déchets et des cadavres posent des problèmes logistiques spécifiques.

Parfois, un risque de nosocomialité est à anticiper : quand des patients symptomatiques ont en réalité une maladie qui imite la maladie d’intérêt (ex : le paludisme alors qu’on pense qu’ils ont Ebola) ; Ils risquent de contracter une autre maladie s’ils sont cohortés avec des personnes infectées.

 Aspects socio-politiques

Certains, tel Patrick Zylberman, historien de la santé et professeur émérite à l’Ecole des Hautes études en santé publique, attirent l’attention sur le fait que dans certains contextes sociopolitiques, l’isolement est parfois contre-productif par exemple :

quand une mesure mal préparée engendre une panique comme en 2014 quand certains quartiers de Monrovia, la capitale du Libéria, furent placés en quarantaine pour endiguer l’épidémie d’Ebola. Des habitants effrayés (notamment dans West Point, le township le plus pauvre de la ville) se sont heurtés aux forces de l’ordre, la répression conduisant à la mort de plusieurs civils. Un lycée transformé en centre de confinement accueillant 29 malades avait été attaqué par une bande armée venue piller les lieux. Dix-sept patients avaient fui lors de l’assaut, neuf sont décédés quatre jours plus tard, tandis que trois autres furent emmenés de force par leurs parents vers une destination inconnue. Dans ce contexte, les mesures de quarantaine ont accentué la défiance de la population envers le personnel médical, poussant des malades à cacher leurs symptômes pour éviter le confinement.
De même, en Chine lors de l’épidémie en 2003 de SRAS, des émeutes et manifestations violentes ont eu lieu dans les régions de Nankin et Shanghaï suite à des confinements brutaux ne prévoyant aucune aide aux populations concernées, notamment l’approvisionnement alimentaire ou les soins médicaux.

Travail en quarantaine

Dans un sens plus large, on désigne par zone de quarantaine les locaux servant au stockage, à l’étude ou à la transition d’éléments biologiques non-implantés dans l’environnement desdits locaux. L’objectif n’est plus uniquement sanitaire, mais surtout écologique : la dispersion de ces organismes exotiques étant susceptible de conduire à une invasion. De telles zones peuvent se trouver dans les aéroports, mais aussi dans les centres de recherches ou les parcs zoologiques.

En informatique

Métaphoriquement on parle de « fonction quarantaine » d’un logiciel antivirus..

Elle permet de maintenir un fichier infecté par un virus informatique dans une zone blanche sans lien avec le cœur du système, pour l’empêcher d’agir sur l’ordinateur de la victime. Cependant, il n’y a aucun moyen de supprimer le ou les fichiers infectés, car toute manipulation effectuée sur un ces fichiers leur offre à nouveau la possibilité d’agir, le meilleur moyen étant de faire une restauration complète afin de remettre le système sous un jour meilleur, ou de manière plus radicale, de réinstaller entièrement le système en ayant préalablement détruit les partitions du disque et en installant le système sur une nouvelle base, saine.

Bibliographie

Antoine Flahaut (dir.), Des épidémies et des hommes, Éditions de la Martinière, 2008 ).

Patrick Zylberman, Tempêtes microbiennes : Essai sur la politique de sécurité sanitaire dans le monde transatlantique, Gallimard, 2013 , III Quarantaines et vaccinations, chap. VIII Civisme au superlatif, p. 398-432.

Aspects historiques :

Anne-Marie Moulin, « Quarantaine, le retour du refoulé », L’Histoire n°470, avril 2020, p. 20-22..