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« Ma guerre » : récit d’une écrivain ukrainien devenu soldat

 « Ma guerre » : récit d’un écrivain ukrainien devenu soldat

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Il y a un an, la Russie envahissait l’Ukraine. Dès les premiers jours du conflit, Artem Chapeye décide de s’enrôler dans l’armée. Il nous raconte sa guerre, intime et insensée. Sans rien éluder de ses motivations, de ses cauchemars, de son nouveau rapport au monde.

Texte : Artem Chapeye, écrivain ; Traduction : Alla Lazareva ; Illustration : Baptiste Stephan, 

L’écrivain ukrainien Artem Chapeye, qui s’est enrôlé dans l’armée dès les premiers jours du conflit raconte sa guerre, intime et insensée.

Adolescent, j’étais impressionné par les intellectuels français du milieu du XXe siècle. C’était la fin des années 1990, l’électricité et le chauffage étaient régulièrement coupés en Ukraine. À l’époque, c’était en raison de la pauvreté. Aujourd’hui, l’électricité, le chauffage, l’eau et Internet sont constamment interrompus à cause des bombardements russes.

Lors de ma dernière année d’études secondaires, en 1998, j’ai passé tout l’hiver à la bibliothèque. Là, gardant ma veste et mon chapeau, j’ai lu L’Étranger d’Albert Camus, seulement disponible en traduction russe. C’était le seul exemplaire dans ma petite ville, et on n’avait pas le droit d’emprunter les ouvrages. J’ai ensuite découvert Jean-Paul Sartre. Je pense que c’est chez lui qu’un exemple de choix existentiel m’a profondément impressionné. La France est alors sous occupation nazie. Que choisir, personnellement : rester auprès de sa mère ou rejoindre la résistance ? Je ne sais pas qui je suis tant que je n’ai pas fait un choix. Je deviens réellement ce que je suis après avoir fait mon choix existentiel. L’existence précède l’essence.

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Artem Chapeye. / Source Artem Chapeye

Artem Chapeye, écrivain-soldat

Écrivain ukrainien parmi les plus brillants de sa génération, Artem Chapeye est le nom de plume d’Anton Vodyanyi. Né en 1981, il se montre un explorateur sensible de son pays et de ses compatriotes. Dans Loin d’ici, près de nulle part (1), son seul roman traduit en français, il décrivait en 2015 l’expérience de l’exil, racontait l’émigration économique vécue par beaucoup d’Ukrainiens dans les années 1990 et au début des années 2000, époque d’une Ukraine très pauvre, après la chute de l’Union soviétique. Son parcours peut sembler paradoxal. Cadet repenti d’une académie militaire, devenu pacifiste, il avait déjà renoué par la plume avec la chose militaire en écrivant, après 2014, des reportages sur la guerre du Donbass.

En juin 2022, nous l’avions interrogé sur les raisons de son engagement dans l’armée. Il avait commencé à nous raconter son pays quelques semaines après les débuts de l’invasion russe. Il nous expliquait alors ses choix et le secours qu’offre la littérature pour trouver du sens malgré la tragédie. Aujourd’hui, voici sous sa plume et en exclusivité pour La Croix L’Hebdo le récit de la guerre, de sa guerre. Saisissant.

(1) Éditions Bleu et Jaune.

Pensais-je alors, adolescent, qu’à l’âge de 40 ans je serais confronté à un dilemme similaire ? Mon pays a été envahi par un empire autoritaire. Que faire ? Rejoindre les forces de la résistance ou fuir, et rester avec ma famille ? M’engager ne correspondait pas à mes convictions sur la guerre, tirées de livres pacifistes. Ces livres parlent presque toujours de personnes très jeunes. Mais depuis l’invasion russe, on peut trouver dans l’armée ukrainienne un million de personnes de tous âges. Et ce n’est pas à propos du manque de sexe qu’on les entend râler (comme souvent chez les jeunes soldats), mais plutôt des douleurs de dos, à cause du gilet pare-balles. De nombreux militaires sont déjà pères de famille. Ils ont souvent, comme moi, des enfants en bas âge.

Je me souviens très bien de mon sentiment dominant dans les premiers jours où l’Obscurité est arrivée dans mon pays, par le nord. J’ai ressenti de l’amour. Un amour qui englobe tout. Et de la solidarité envers tout le monde. Ce sentiment est devenu ambivalent. Au début, il semblait que nous étions tous dans la même situation. Puis, des personnes ont commencé à faire des choix existentiels différents. Je dois dire que ce sentiment a changé depuis. Désormais, ma solidarité va davantage à ceux qui ont décidé de se battre. Mais nous y reviendrons.

Dans les premières heures de l’invasion, j’ai aimé tout le monde et tout ce qui m’entourait. J’ai ressenti de l’amour pour chaque personne rencontrée. De l’amour pour chaque brin d’herbe mort l’an dernier. Pour chaque brique sous le plâtre gris, humide et craquelé de mon vieil immeuble de neuf étages. J’ai ressenti de l’amour et de la compassion pour le petit chien brun attaché à la porte du magasin. Ce chien qui tremble en regardant son maître acheter en urgence du pain, des céréales, du sucre, des bougies. De l’amour pour le chat tigré et effronté qui dormait entre les pots de fleurs du rez-de-chaussée, juste devant la fenêtre de cette grand-mère qui me grondait parfois quand elle estimait que mon comportement n’était pas convenable « pour une personne aussi convenable ». De l’amour pour cette grand-mère grincheuse, maintenant silencieuse, qui essuie ses larmes avec son poignet, me regarde et me demande : « Comment c’est possible ? » Je la regarde avec de grands yeux douloureusement ouverts et je ne sais quoi répondre. Je ressens de l’amour pour la jeune mère aux taches de rousseur du cinquième étage qui se dépêche de porter jusqu’à sa voiture un berceau où dort son bébé. Elle est petite, mince et tendue, penchée à cause du poids de l’enfant. Elle sanglote.

La nuit, dans l’obscurité, dans notre appartement à Kyiv*, ma femme et moi avons été réveillés par des explosions. Les murs de l’immeuble de neuf étages ont tremblé. Ma femme a regardé dans l’obscurité et a dit : « Ça a commencé. »

Bien sûr, nous avions préparé une « valise d’urgence », comme le recommande le gouvernement. Plus précisément, il s’agissait d’un « sac à dos d’urgence » de la taille d’un sac de randonnée. Mais nous ne pensions pas vraiment en avoir besoin. Jusqu’au bout, nous avons refusé d’y croire. Dans l’Europe du XXIe siècle, un pays ne peut pas en envahir un autre. Il ne peut pas. Cela n’arrive pas.

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Baptiste Stephan

Cette nuit-là, les enfants ont dormi dans une tente. Nous avons – avions, aurons – cette tradition dans la famille. Parfois, si les enfants sont sages, je place une tente au milieu de la pièce et je m’y endors entre mes deux fils. Ils aiment beaucoup ce jeu. Et j’aime cela aussi. Ils s’endorment dans mes bras. Plus tard dans la nuit, bien sûr, je retourne auprès de ma femme, sur notre matelas orthopédique. L’âge auquel on peut dormir sur un tapis de randonnée, à même le sol, ne dure pas éternellement. J’ai mal au dos.

La veille de l’invasion, mes fils avaient été turbulents. Ma femme et moi avions cependant décidé de les « amnistier » et de monter la tente. Je reste heureux de cette décision. Comme il était bon que, cette dernière nuit de paix, mes deux fils s’endorment dans mes bras. Je pensais que je serais le seul à m’en souvenir pour le reste de ma vie. Mais non. Récemment, mon fils aîné m’a écrit de l’étranger : « Quand la guerre sera finie, je rêve de dormir à nouveau avec toi à la maison, dans une tente. Parce que je me souviens que lorsque la guerre a commencé, nous ne l’avons pas repliée. »

 « Les enfants, réveillez-vous. Je les avais sortis de la tente dans mes bras à cinq heures du matin. On va chez grand-mère.

– Maintenant ? L’aîné ne pouvait pas le croire.

– Oui, mes chatons. Votre grand-mère s’ennuie tellement de vous. Elle ne vous a pas vus depuis presque deux ans. »

Par crainte de les contaminer, nous n’avions pas emmené les enfants chez leurs grands-parents depuis le début de la pandémie de Covid. Mais, en Ukraine, la pandémie a pris fin du jour au lendemain, le 24 février 2022.

À ce propos, en Ukraine, on dit souvent simplement « le 24 », sans le mois ni l’année. Deux mondes, deux vies : « avant le 24 » ou « après le 24 ». Et tout le monde comprend.

Lorsqu’avec les enfants, écoutant la radio en silence, nous sommes arrivés en voiture dans le sud-ouest du pays, une demi-journée plus tard, tandis que le trajet prend habituellement deux heures, ma femme a montré du doigt le ciel uniformément gris et a dit : « La météo est assortie. Si le soleil brillait, ce serait quelque peu… »

Le monde semblait gris. Les bruits me parvenaient assourdis comme à travers de l’eau. Je n’avais pas peur. Tout était gelé au fond de moi. Je suis un écrivain professionnel et je ne parvenais pas à trouver les mots. Pas un seul. J’étais engourdi et mes pensées aussi. Nous formions un convoi de plusieurs voitures, pleines de gens que nous ne connaissions pas avant le 24. Une amie de ma femme avait emmené toute notre famille. Le reste du groupe était composé de parents et d’amis à elle. À l’heure du déjeuner, nous nous sommes arrêtés dans un village, chez le père de l’un d’entre eux. Ce paysan mince et moustachu, presque retraité, au regard bienveillant et à la poignée de main ferme, m’a semblé être l’incarnation vivante de cette « Ukraine profonde », indescriptible mais bien réelle, dont j’aime parler dans mes livres.

Le soir même, il a été mobilisé dans l’armée. À l’heure où j’écris, cet homme se trouve dans un hôpital militaire, blessé lors d’une bataille contre les Russes près de Bakhmout, dans l’est de l’Ukraine. C’est en partie grâce à lui que j’ai rejoint l’armée.

Je ne sais pas comment ce sentiment est appelé en France, mais en Ukraine, pour une raison quelconque, nous l’appelons « la honte espagnole ». Il s’agit de cette situation où le comportement d’une autre personne vous inspire de la honte. Le premier soir dans ce village, j’ai vu comment se comportait le fils adulte d’un père mobilisé. Vous souvenez-vous de la façon dont Winston Smith, le personnage principal du roman d’Orwell 1984, a finalement été brisé ? Il a commencé à crier : « Faites ça à Julia ! À Julia ! Pas à moi ! Je me fiche de ce que vous lui ferez ! (…) Ne me faites pas ça à moi ! »

C’est ainsi que le fils d’un père mobilisé s’est comporté. Au moins ce soir-là. Il est arrivé au village où il comptait se cacher. Lorsqu’il a appris par téléphone que son père et d’autres hommes avaient été alignés devant le conseil du village et qu’on leur avait distribué des fusils d’assaut, ce fils s’est couvert les yeux et s’est caché derrière les femmes. Et quand je lui ai demandé de nous conduire vers l’autoroute, il m’a répondu à voix basse qu’il ne voulait plus passer les checkpoints ukrainiens. C’est finalement une femme qui nous a aidés. Là, il m’est apparu clairement que la charge principale, comme toujours, retomberait sur les épaules de gens ordinaires – c’est-à-dire des paysans, des chauffeurs de bus, des ouvriers du bâtiment, des agents de sécurité travaillant au supermarché. L’Ukraine profonde, sur laquelle j’ai écrit. Les gens comme moi ou ce jeune homme – des personnes éduquées des grandes villes – à moins de se porter volontaires, peuvent facilement éviter la guerre. C’est ce soir-là que j’ai décidé d’être avec les gens ordinaires. Le lendemain, je me suis rendu au bureau d’enregistrement et je me suis enrôlé.

Jusqu’à ce jour, je me considérais comme un pacifiste, par principe. Depuis lors, j’appelle cette position de principe « pacifisme abstrait ». Le pacifisme abstrait est réservé à ceux qui ne sont pas confrontés à un choix existentiel et peuvent se permettre de théoriser. Aujourd’hui en Ukraine, il est inutile de rédiger une pétition contre les bombes et les missiles de croisière ; la résistance non violente ne fonctionne pas. Le Mahatma Gandhi, que j’ai traduit en ukrainien, a écrit des lettres à Adolf Hitler avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce ne sont pas ces lettres qui ont vaincu Hitler.

« Mieux vaut se battre malgré toutes les chances de perdre. »

 Poutine s’attendait à ce que l’Ukraine tombe en quelques jours ou quelques semaines. Comme beaucoup de gens en Occident d’ailleurs, et même de nombreux Ukrainiens. J’en étais. Et, puisque j’essaie d’être honnête, je vais vous le dire : je suis arrivé dans l’armée avec mon passeport et l’idée que je pourrais éventuellement fuir à l’étranger. Je pensais que nous allions perdre en quelques semaines ou quelques mois. Je nous imaginais alors devenir des partisans dans les forêts, armés de lance-missiles antichars Javelin. Tout le monde parlait de guérilla, car on s’attendait à ce que l’État s’effondre. Nous nous disions que cela nous donnerait le sentiment de ne pas être des victimes, mais des membres actifs de la résistance. Et que nous aurions au moins essayé.

Mais les choses ne se sont pas passées ainsi. Et c’est précisément en raison de ce choix. Mieux vaut courir vers les Ténèbres et résister, que fuir les Ténèbres et être une victime. Mieux vaut se battre malgré toutes les chances de perdre. C’est parce que des centaines de milliers de personnes ont fait ce choix existentiel que l’Ukraine n’a pas perdu. Et non seulement notre pays n’a pas été battu, mais les choses ont évolué de façon complètement différente. Il m’apparaît maintenant que le choix existentiel ne détermine pas seulement le sort des individus, mais aussi des communautés. Y compris des communautés imaginaires comme la nation. Je peux déjà constater comment notre perception de nous-mêmes a changé. Notre récit national, nos mythes, ont changé.

Mes enfants, à l’étranger, suivent le programme scolaire ukrainien, car nous avons l’intention de revenir. Il y a trente ans, j’ai moi-même appris « l’histoire du peuple ukrainien qui souffre depuis longtemps ». Il s’agissait essentiellement de la colonisation de l’Ukraine, d’abord par l’Empire russe, puis par son successeur, l’URSS. Au lieu de cela, dans la préface du nouveau manuel de mon fils, bricolé à la hâte, on parle de l’histoire du peuple ukrainien « héroïque et inébranlable ». Bien sûr, les deux visions sont des simplifications de pitoyables versions officielles, que j’ai longtemps essayé de déconstruire dans mes livres. Mais j’espère que cet exemple est clair : vous devenez ce que vous faites.

« Papa, je ne veux pas qu’on t’enrôle à la guerre.

– Ils ne m’enrôleront pas, mon amour, parce que je vais y aller de mon plein gré. »

C’est à mon fils aîné que j’ai d’abord annoncé ma décision. Je me souviens que j’avais moins peur de m’engager dans l’armée que d’en parler à ma compagne. Politiquement, nous sommes tous deux de gauche et féministes. J’étais probablement l’un des féministes masculins les plus connus du pays… Mais la guerre sépare toujours les rôles : l’homme part défendre le monde tandis que la femme reste auprès des enfants pour s’en occuper. Elle devient une réfugiée et une mère célibataire, par la force des choses. Cela continue de me mettre mal à l’aise. Il s’est produit la même chose que pour le pacifisme : pendant des décennies, on construit des coquilles « théoriquement correctes », et voici que l’histoire les balaye en une seule bourrasque. Je ne sais toujours pas quoi penser de tout cela. Je ferai des théories plus tard, quand j’aurai à nouveau ce privilège.

Ma femme est sociologue. À l’étranger, elle étudie les femmes qui, comme elle, à cause de la guerre, ont été contraintes de devenir des mères célibataires. Pendant mon temps libre, je transcris pour elle les enregistrements de ses entretiens. L’une des femmes interrogées, également féministe, a fui le pays à cause de ses enfants alors qu’elle aurait aimé rester en Ukraine pour rejoindre la lutte. Elle explique à ma femme : « J’ai une dissonance cognitive. Je n’avais pas prévu d’être à l’étranger, mais je réalise que je suis là et pour longtemps. Parce que j’ai des enfants. Mon identité de mère me lie à un endroit où je n’aurais peut-être pas choisi d’être dans d’autres circonstances. Vous pouvez être un professionnel de haut niveau, mais parce que vous avez des enfants, vous faites ce que vous devez faire, et c’est tout. Je pense que vous me comprenez parfaitement. »

« J’avais très peur de dire à ma femme que je partais à l’armée. »

Ma femme comprend. Et je comprends. Et peut-être que, moi non plus, je n’avais pas d’autre option. Et peut-être que Sartre avait partiellement tort. Avant le moment du choix existentiel, vous êtes partiellement déterminé par vos décisions antérieures, ainsi que par votre propre identité et par les circonstances. Par exemple, le caractère aléatoire du sexe et du lieu de naissance. Une de mes amies qui vit à Paris m’a écrit : « J’ai vu un type qui te ressemblait dans un café. Il buvait du vin et riait, et j’ai été envahie par un sentiment d’injustice. » Eh bien, j’ai le sentiment que nous luttons non seulement pour notre propre survie, mais aussi pour l’avenir de ce type et de ses enfants, à Paris. Nous le défendons contre un monde plus sombre dans lequel, comme pendant la Seconde Guerre mondiale, certains pays pourront à nouveau en occuper d’autres et des millions de personnes seront obligées de choisir : fuir, se cacher ou rejoindre la résistance.

J’avais très peur de dire à ma femme que je partais à l’armée. Parce que si elle ne m’avait pas soutenu, peut-être que je n’y serais pas allé. Et peut-être que ce renoncement aurait lentement réduit notre relation. Le dernier film que j’ai regardé « avant le 24 » était Le Mépris de Jean-Luc Godard. Cependant, ma femme savait déjà ce que je ferais. Avant même que je ne le sache. Ma décision n’a pas non plus été une surprise pour mes parents, ni pour la plupart des personnes qui me connaissent. Alors que pendant des années j’ai prétendu être un pacifiste. Alors que le seul poème que j’ai écrit dans ma vie d’adulte commençait par le vers : « Quand la guerre viendra, je serai déserteur. »

Vos proches vous connaissent parfois mieux que vous-même. Ma femme m’a accompagné au bureau d’enrôlement militaire. Il y avait une longue file d’attente de volontaires.

Ma femme a dit aux enfants : « Ne vous inquiétez pas, papa sera juste envoyé à… et bien… garder des postes de contrôle. » Je ne sais pas pourquoi, mais pour l’instant, elle a plutôt visé juste. J’ai eu de la chance. J’ai été affecté à une compagnie de patrouille. Grâce à cela, je suis toujours en vie. La plupart des gens de cette petite ville qui se sont engagés dans l’armée ont fini dans la brigade de combat locale. Beaucoup d’entre eux ne sont plus parmi nous. Grâce à eux, grâce à tous ceux qui n’ont pas fui mais sont allés au front, nous sommes encore debout face aux Ténèbres. Grâce à eux, à ces personnes pour la plupart ordinaires, agriculteurs et ouvriers du bâtiment, le monde entier ne deviendra peut-être pas un endroit encore plus sombre.

J’ai eu, depuis, des moments de faiblesse. À chaque fois, ce sont les autres soldats qui m’ont soutenu. Le premier jour, dans une baraque du centre d’affectation, j’ai pleuré. Un jeune homme, lui aussi nouvellement mobilisé, s’est approché et m’a donné une couverture. J’ai été impressionné de voir comment une personne dans une telle situation a la force, contrairement à moi, de prendre soin de son prochain. Il s’est avéré que cet homme était séminariste. Il portait en lui une question qui lui faisait mal : « Si je dois tuer à la guerre, pourrai-je être ordonné prêtre ? »

Comme je ne me suis pas retrouvé dans des conditions vraiment dangereuses, le plus dur a été la séparation d’avec mes enfants et ma femme. Le premier mois, ils sont restés en Ukraine. Poutine menaçait alors d’utiliser ses armes nucléaires et nul ne savait quelle ville il pouvait choisir de raser. Chaque nuit, je rêvais que des enfants mouraient. Parfois, il s’agissait de mon jeune frère enfant. Parfois, un chaton tombait par la fenêtre. Parfois, un camion militaire écrasait notre chien. Tous ces cauchemars ont cessé le jour où ma femme et mes enfants sont partis à l’étranger.

Des rêves plus doux ont alors pris le relais. Contrairement aux cauchemars dont vous essayez de vous extraire de toutes vos forces, vous rêvez que vous serrez vos enfants dans vos bras. Tout est si beau, si lumineux et si ensoleillé que vous commencez à vous demander si ce n’est pas trop beau pour être vrai – et à cette pensée, les enfants commencent à se dissoudre dans l’air. Vous les prenez dans vos bras, les serrez contre vous pendant qu’ils fondent jusqu’à disparaître, et vous vous réveillez en larmes. Il n’y a pas d’enfants. Vous êtes en uniforme militaire, avec un fusil-mitrailleur, quelque part dans une caserne ou une voiture. Le cauchemar est bien réel, et vous vous détournez des autres soldats pour qu’ils ne vous entendent pas pleurer.

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Baptiste Stephan

Le jour de l’anniversaire de mon fils aîné – il allait avoir 10 ans, il était à mille kilomètres de moi et je ne savais pas quand je le reverrai ni même si je le reverrais –, j’ai dessiné un gâteau avec le chiffre 10. J’ai écrit « Je t’aime très fort » et j’ai demandé qu’on me prenne en photo avec cette image sur mon téléphone. « Artem, souris ! » m’a dit le soldat qui prenait les photos.

« J’avais très peur de la façon dont la guerre pourrait me changer. »

Je n’ai pas pu. Toute cette journée d’anniversaire de mon fils, j’ai marché et serré les dents. Pour que personne ne remarque mon état. Ça n’a pas marché.

 « Artem, tu ne vas pas déjeuner ? », m’a demandé l’officier de service.

J’ai secoué la tête et j’ai essayé de partir rapidement en disant : « Pas faim. » Mais l’officier m’a suivi : « Il t’est arrivé quelque chose ? Quelqu’un est mort ? » Ma vie est morte, ai-je pensé. Et j’ai fondu en larmes quand j’ai essayé de lui dire à quel point mes enfants me manquaient. Et lui, soldat avec une mitrailleuse, m’a serré dans ses bras : « Tu sais que la plupart des gens ici ressentent la même chose, n’est-ce pas ? »

J’avais très peur de la façon dont la guerre pourrait me changer. Je craignais qu’elle ne me rende plus dur. Pour contrer cela, je me suis efforcé de devenir encore plus sensible et prévenant. Par exemple, j’ai acheté des saucisses pour les chiens et les chats errants. Sur les photos, on voit souvent des militaires qui prennent soin des animaux. Ce n’est pas un hasard. Nous avons beaucoup de tendresse inemployée. En mai, j’ai même passé un mois entier à nourrir une fourmilière dans la forêt. J’apportais des morceaux de pomme et de chocolat, et j’observais les fourmis les récupérer.

Je ne crois pas être devenu plus dur. Mais la guerre a quand même commencé à me changer.

Ceux qui réfléchissent le moins détestent et déshumanisent les soldats russes. Dans les premiers mois de l’invasion, les militaires russes ont été comparés aux Orques des livres de Tolkien. Je n’aime pas cela, mais je peux comprendre. Ceux qui réfléchissent davantage sont plus enclins à prendre en pitié les Russes sans pitié. Je ne sais pas si une personne qui n’a pas connu la guerre peut comprendre ce sentiment, mais l’une des déclarations artistiques les plus fortes sur l’invasion russe, écrite dans le style d’une chanson folklorique, contient ces mots : « Oh, je suis désolé, mon petit ennemi, que tu aies choisi ce chemin. » Récemment, j’ai transcrit pour ma femme des entretiens de sociologues ukrainiens avec des membres de l’opposition russe. Ils racontent que les manifestations anti-guerre en Russie ont été rapidement réprimées. J’ai été frappé par l’histoire d’un homme qui se sentait isolé, désespéré et ne savait pas quoi faire. Il a mis le feu à la porte du bâtiment du FSB [les services de sécurité de la Fédération de Russie] et ne s’est même pas enfui. Il voulait que son action serve d’exemple. Mais les gens autour de lui ont détourné le regard. Il est resté seul jusqu’à ce que l’on vienne l’arrêter. Une triste dystopie.

Il n’y a pas de débat concernant nos sentiments envers l’envahisseur. En revanche, beaucoup de soldats que je connais ont des problèmes avec leurs vieux amis qui ont décidé de ne pas rejoindre la résistance.

Trois mois après le début de la guerre, j’ai eu, pour la première fois, une permission de deux jours dans ma petite ville natale, chez mes parents. J’ai retrouvé toutes ces personnes que je connais depuis l’enfance, et qui sont restés mes meilleurs amis… jusqu’au 24. Nous sommes amis depuis trente ans. Mais sommes-nous encore amis ? L’un d’eux m’a raconté comment, après l’invasion russe, il était devenu un « hyper-patriote » (à propos, je ne me suis moi-même jamais considéré comme un patriote et je ne le suis toujours pas). Une heure plus tard, après avoir bu deux ou trois bières, l’hyper-patriote a baissé la voix et m’a dit : « Si on reste tranquille, dans un coin, on peut rester comme ça jusqu’à la fin. »

Ce n’était que le premier de mes deux jours de permission, mais j’ai eu brutalement envie de me lever et de retourner dans mon unité militaire, auprès des personnes dont je me sentais solidaire. Par politesse, je ne l’ai pas fait et j’ai gardé le silence.

Plus tard, un autre ami m’a raconté au téléphone qu’il était assis dans un café de Kyiv, une ville qui a été défendue par d’autres : « Il faut juste profiter de la vie. » C’est vrai, ai-je d’abord pensé. Puis, j’ai réfléchi. Je comprends la peur ; je suis moi-même un grand lâche. Mais j’ai finalement estimé que cette attitude témoignait d’un certain égoïsme. Même si, quand j’y songe, je me dis que j’ai peut-être tort.

Une autre fois, un ami cherchait un appartement à Kyiv, devenu plus sûr après le repli des Russes. Il voulait louer un appartement pour lui et sa famille dans le quartier où je vivais avec la mienne avant la guerre. Je lui en ai soudain voulu, comme s’il allait vivre notre vie dans notre dos. Tant de gens ont laissé leurs enfants en s’engageant pour que lui puisse être avec les siens. Et des dizaines de milliers de personnes ont eu moins de chance que nous et sont mortes.

Tous ces ressentiments ne se déclenchent pas en même temps. Ils surgissent progressivement, en réaction à des centaines d’anecdotes similaires. Un mur se forme entre ceux qui s’engagent et ceux qui ne s’engagent pas. Même si on sait bien, comme le montre l’Histoire, que tout le monde ne prendra pas les armes. En France pendant l’occupation nazie, tous n’ont pas rejoint la Résistance. Et tous les Vietnamiens n’ont pas combattu l’invasion américaine. Ça ne marche pas comme ça.

Parfois, je croise le regard d’hommes en civil : certains ont de la honte dans les yeux, d’autres de l’aversion. J’attribue ces sentiments à ma présence et à la peur d’être « rattrapé » et mobilisé. Un jour de permission, le commandant de l’unité nous a donné, à moi et à un autre soldat, l’autorisation d’aller à la salle de sport. Quand nous sommes entrés dans le gymnase en uniforme, il était plein de culturistes. Pensant que nous étions de la commission de mobilisation, ils sont partis se cacher dans les coins.

De vieilles amitiés se dissolvent. Mes enfants sont en train de perdre leurs dents de lait. Je l’ai vu sur les photos que ma femme m’envoie. Le processus de dissolution des amitiés me rappelle la façon dont les dents de lait tombent après la dissolution des racines. Mais d’autres dents poussent à leur place. Des gens que j’ai rencontrés dans l’unité militaire, ou seulement en passant, deviennent des amis proches. Récemment, j’ai reçu un appel d’une connaissance avec laquelle j’avais peu de liens bien que nous ayons une admiration réciproque. Il est aujourd’hui l’une des personnes dont je me sens le plus proche. Il s’est également porté volontaire pour lutter contre l’invasion, même si ses motivations sont complètement différentes des miennes.

Il m’a dit au téléphone : « Comprends que tout le monde ne peut pas avoir assez de force. C’est comme si, à la salle de sport, on demandait à tous de soulever une barre d’haltères de cent kilos. »

Bien sûr, il a raison.

C’est un autre point de vue. Vous pouvez dire : « Mes amis se sont avérés être faibles. » Ou vous pouvez dire : « Maintenant, je suis parmi les plus forts. » Et, parmi ces plus forts, je me sens l’un des plus faibles. Et ces plus forts me soutiennent. Ainsi, un lieu commun de la littérature sur la guerre s’est révélé juste : la « fraternité » – ou la « sororité » pour les femmes – entre militaires existe.

Il y a des choses dont un soldat parlera d’abord avec un autre soldat, parce qu’il n’est pas sûr qu’un civil le comprendra. L’être détermine la conscience. Mais même ici, on peut faire des erreurs, comme j’en ai fait une récemment.

J’ai vu qu’il voulait me parler. Un homme d’une cinquantaine d’années avec une barbe pointue. Nous étions tous deux en uniforme parmi les civils. J’ai pu voir à son regard et à ses mouvements timides qu’il avait besoin de parler. On a d’abord échangé sur des choses générales : qui sert où, qui était où. Puis il a dit :

« Le plus dur, c’est quand il faut tirer la première fois sur une personne. J’ai vu ses yeux.

– Tu as dû en tuer beaucoup ?, ai-je demandé, et aussitôt je me suis mordu la langue.

– C’est une question stupide.

– Je suis désolé. C’est une question stupide. Je suis désolé. Je suis désolé. Désolé… Ses yeux se sont remplis de larmes. Je suis désolé.

 Ne demande jamais ça. Personne ne vous le dira. Il a mis du temps à se remettre de ma question stupide. Je n’ai pas dormi depuis un mois. Un mois. Seigneur, pardonne-moi, je suis un pécheur. Dès que je m’endors, je vois ses yeux. En vacances, à la maison… Un chat entre dans la pièce, je sursaute. Les gens comme nous… Il sanglote encore… On nous a jetés comme des chiens… Et si je ne l’ai pas tué ? Et alors ? Les autres gars devront le faire… ! Et puis, tu viens ici et on te demande ça : “Combien en as-tu eu ?” ! »

« Après une année de guerre, comme le premier jour, je ne rêve que d’enlever mon uniforme. »

 Tu es assis en face d’un homme qui a tué. Pourtant tu ne peux pas le considérer comme un « meurtrier ». C’est un homme qui a été obligé de tuer. Il est juste là, à deux mètres de toi. Tu sais qu’il a tué, et tu l’aimes plus que tout au monde, tu l’aimes tellement que tu sens le flux d’hormones, d’ocytocine ou autre, tu sens le flux d’énergie qui va de toi à lui, et tu veux le serrer dans tes bras, mais tu as peur, peur de le serrer, peur de le toucher. Parce que même un chat dans la nuit le fait sursauter.

Les gens posent parfois des questions sur « la fatigue de la guerre ». Je ne sais pas. Cela me semble aussi abstrait que le « pacifisme » face aux bombes et aux missiles. Les premiers jours, et encore aujourd’hui, mon plus grand rêve était que ce cauchemar se termine le plus vite possible. Après une année de guerre, comme le premier jour, je ne rêve que d’enlever mon uniforme. Et, surtout, que mes enfants n’aient pas à le porter quand ils seront grands. Une fois, alors que mon fils était encore en maternelle, il était censé jouer un soldat de plomb du conte d’Andersen pour Noël. En voyant mon enfant en uniforme, j’ai pensé : « Fils, j’espère que tu n’auras jamais à le porter dans la vraie vie. » Et c’est peut-être pour cette raison que je dois porter l’uniforme. J’ai également rencontré un volontaire de 50 ans qui s’est engagé dans l’armée afin d’empêcher la mobilisation de son fils de 25 ans.

Que signifie « la fatigue de la guerre » ? Quelles sont les autres options ?

Je ne veux pas me lancer dans un exposé de l’histoire de l’Ukraine pour les étrangers, mais les options sont simples. Soit se défendre ici et maintenant, avec des pertes, soit rester une colonie de l’empire russe pendant encore cent ans. Si nous nous rendons, ils pourront faire n’importe quoi de nous, tout comme le gouvernement chinois le fait avec les Ouïghours. Maintenant, au moins, on nous aide en nous donnant des armes. Si nous sommes vaincus, le monde ne pourra que « montrer une profonde inquiétude ». Récemment, le Parlement européen a enfin reconnu la famine artificielle en Ukraine, l’Holodomor de 1932-1933, comme un génocide. Bien sûr, il est difficile d’imaginer que dans l’Europe d’aujourd’hui, des millions de personnes puissent être à nouveau tuées. Mais jusqu’au 24, nous ne pouvions pas imaginer que dans l’Europe d’aujourd’hui, un pays puisse en envahir un autre.

Récemment, les services secrets britanniques ont rendu publics les plans initiaux de la Russie, qui, après l’occupation, envisageait de diviser l’Ukraine en quatre parties et liquider physiquement les « irréconciliables ». Dans les territoires actuellement occupés, nous pouvons déjà voir comment les enfants sont « reprogrammés » par les écoles pour devenir des « Russes ». Cela peut aussi être considéré comme une forme de génocide.

Soit vous vous battez avec le risque de mourir à cause des éclats de roquettes, soit vous ne vous battez pas et vous risquez encore de mourir avec un sac sur la tête, les mains attachées dans le dos, comme les civils à Boutcha. Vous pouvez être torturé à tout moment et pour n’importe quelle raison.

Fatigue ou pas, c’est une question de survie.

Après neuf mois de guerre, j’ai enfin pu aller à l’étranger pour rendre visite à mes enfants. C’est une situation exceptionnelle pour un militaire : j’étais invité à un festival littéraire, et ce déplacement a été approuvé par le commandant en chef des forces armées de l’Ukraine. La décision a été prise au dernier moment et dès le premier jour, j’ai été tourmenté par la sensation qu’il existe un fossé entre deux mondes : un après-midi, vous patrouillez encore dans le froid avec des armes dans une installation militaire, et deux heures plus tard, vous remettez vos armes, le commandant vous emmène prendre un bus. Moins d’un jour plus tard, vous vous promenez dans une ville européenne décorée d’illuminations de Noël.

J’ai traîné mes enfants aux événements littéraires pour ne pas manquer une seule heure avec eux. Je les ai accompagnés à l’école pendant plusieurs jours. Le soir, je ne les quittais pas, je les gardais dans mes bras, pour les caresser, les embrasser. J’ai dormi avec eux dans le même lit. J’étais heureux d’être avec eux et, en même temps, malheureux de voir tout ce que j’avais perdu. Il n’y aura pas de vie comme « avant le 24 » tant que ce cauchemar ne sera pas terminé. Même si j’enfreignais toutes les lois, que je m’enfuyais et restais en Europe, ce que, bien sûr, je n’envisage pas à ce stade.

En prenant le tram dans cette ville européenne, j’ai eu l’impression que tout qui s’y passait était comme plat, superficiel. Pas tout à fait réel. Un décor dessiné sur une feuille brillante en plastique coloré.

Une semaine plus tard, de retour en Ukraine, je me suis rendu à pied à l’unité militaire dans la petite ville où je suis maintenant en poste. C’était une soirée d’hiver. La ville était presque entièrement plongée dans le noir, à cause des bombardements russes sur les centrales électriques. Seuls ici et là, des générateurs diesel ronronnaient, certaines fenêtres étaient faiblement éclairées. J’ai marché dans l’obscurité et j’ai senti que pour moi, la véritable existence, avec toute la profondeur de l’être, se trouvait ici. Une existence qu’aucune personne normale pourtant ne choisirait volontairement.

* Bien que L’Hebdo utilise habituellement la graphie Kiev, tirée du russe, nous avons ici fait le choix, par respect pour l’auteur, de respecter la graphie ukrainienne.

 

 

 

https://www.la-croix.com/Monde/Ma-guerre-recit-dun-ecrivain-ukrainien-devenu-soldat-2023-02-18-1201255808

CELINE (1894-1961), ECRIVAIN FRANÇAIS, FRANCE, GUERRE, GUERRE DE LOUIS-FERDINAND CELINE, GUERRE MONDIALE 1914-1918, HISTOIRE DE FRANCE, HISTOIRE DE L'EUROPE, LITTERATURE, LITTERATURE FRANÇAISE, LOUIS-FERDINAND CELINE (1894-1961), TEMOIGNAGE, TEMOIGNAGES DE LA PREMIERE GUERRE (1914-1918)

Guerre de Louis-Ferdinand Céline

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Guerre 

Louis-Ferdinand Céline ; sous la direction de Pascal Fouché

Paris, Gallimard, 2022. 192 pages

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Parmi les manuscrits de Louis-Ferdinand Céline récemment retrouvés figurait une liasse de deux cent cinquante feuillets révélant un roman dont l’action se situe dans les Flandres durant la Grande Guerre. Avec la transcription de ce manuscrit de premier jet, écrit quelque deux ans après la parution de Voyage au bout de la nuit (1932), une pièce capitale de l’œuvre  de l’écrivain est mise au jour. Car Céline, entre récit autobiographique et œuvre  d’imagination, y lève le voile sur l’expérience centrale de son existence : le traumatisme physique et moral du front, dans l' »abattoir international en folie ». On y suit la convalescence du brigadier Ferdinand depuis le moment où, gravement blessé, il reprend conscience sur le champ de bataille jusqu’à son départ pour Londres. À l’hôpital de Peurdu-sur-la-lys, objet de toutes les attentions d’une infirmière entreprenante, Ferdinand, s’étant lié d’amitié au souteneur Bébert, trompe la mort et s’affranchit du destin qui lui était jusqu’alors promis. Ce temps brutal de la désillusion et de la prise de conscience, que l’auteur n’avait jamais abordé sous la forme d’un récit littéraire autonome, apparaît ici dans sa lumière la plus crue. Vingt ans après 14, le passé, « toujours saoul d’oubli », prend des « petites mélodies en route qu’on lui demandait pas ». Mais il reste vivant, à jamais inoubliable, et Guerre en témoigne tout autant que la suite de l’oeuvre de Céline.

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  A la découverte d’autres oeuvres de Céline 

                                                                     

Lettres à la N.R.F / 1913-1961

Louis-Ferdinand Céline

Paris, Gallimard/Poche, 2011. 256 pages

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Quatrième de couverture

Mon cher Éditeur et ami, Je crois qu’il va être temps de nous lier par un autre contrat, pour mon prochain roman « RIGODON »… dans les termes du précédent sauf la somme – 1 500 NF au lieu de 1 000 – sinon je loue, moi aussi, un tracteur et vais défoncer la NRF, er pars saboter tous les bachots ! Qu’on se le dise ! Bien amicalement votre Destouches De l’envoi du manuscrit de Voyage au bout de la nuit en 1931 à cette dernière missive adressée la veille de sa mort, ce volume regroupe plus de deux cents lettres de l’auteur aux Éditions Gallimard et réponses de ses interlocuteurs. Autant d’échanges amicaux parfois, virulents souvent, truculents toujours de l’écrivain avec Gaston Gallimard, Jean Paulhan « L’Anémone Languide » et Roger Nimier, entre autres personnages de cette « grande partouze des vanités » qu’est la littérature selon Céline.

De l’envoi du manuscrit de Voyage au bout de la nuit en 1931 à cette dernière missive adressée la veille de sa mort, ce volume regroupe plus de deux cents lettres de l’auteur aux Éditions Gallimard et réponses de ses interlocuteurs. Autant d’échanges amicaux parfois, virulents souvent, truculents toujours de l’écrivain avec Gaston Gallimard, Jean Paulhan «L’Anémone Languide» et Roger Nimier, entre autres personnages de cette «grande partouze des vanités» qu’est la littérature selon Céline.

Voyage au bout de la nuit

Louis-Ferdinad Céline

Paris, Folio, 1972. 505 pages

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Description du produit

Roman picaresque, roman d’initiation, Voyage au bout de la nuit, signé Louis-Ferdinand Céline, Louis Destouches de son vrai nom, a été récompensé par le prix Renaudot en 1932. À la suite d’un défilé militaire, Ferdinand Bardamu s’engage dans un régiment. Plongé dans la Grande Guerre, il fait l’expérience de l’horreur et rencontre Robinson, qu’il retrouvera tout au long de ses aventures. Blessé, rapatrié, il vit le conflit depuis l’arrière, partagé entre les conquêtes féminines et les crises de folie. Réformé, il s’embarque pour l’Afrique, travaille dans une compagnie coloniale. Malade, il gagne les États-Unis, rencontre Molly, prostituée au grand cœur à Detroit tandis qu’il est ouvrier à la chaîne. De retour en France, médecin, installé dans un dispensaire de banlieue, il est confronté au tout-venant sordide de la misère, en même temps qu’il rencontre ici et là des êtres sublimes de générosité, de délicatesse infinie, « une gaieté pour l’univers »…
Epopée antimilitariste, anticolonialiste et anticapitaliste, somme de toutes les expériences de l’auteur, Voyage au bout de la nuit est peuplé de pauvres hères brinquebalés dans un monde où l’horreur le dispute à l’absurde. Mais, au bout de cette nuit, le voyage ne manque ni de drôlerie, ni de personnages fringants, de beautés féminines « en route pour l’infini ». Texte essentiel de la littérature du XXe siècle, il est émaillé d’aphorismes cinglants, dynamité par des expressions familières, argotiques, et un éclatement de la syntaxe qui a fait la réputation de Céline. –Céline Darner

Bardamu, qu’il me fait alors gravement et un peu triste, nos pères nous valaient bien, n’en dis pas de mal!… – T’as raison, Arthur, pour ça t’as raison! Haineux et dociles, violés, volés, étripés et couillons toujours, ils nous valaient bien! Tu peux le dire! Nous ne changeons pas! Ni de chaussettes, ni de maîtres, ni d’opinions, ou bien si tard, que ça n’en vaut plus la peine. On est nés fidèles, on en crève nous autres! Soldats gratuits, héros pour tout le monde et singes parlants, mots qui souffrent, on est nous les mignons du Roi Misère. C’est lui qui nous possède! Quand on est pas sage, il serre… On a ses doigts autour du cou, toujours, ça gêne pour parler, faut faire bien attention si on tient à pouvoir manger… Pour des riens, il vous étrangle… C’est pas une vie… – Il y a l’amour, Bardamu! – Arthur, l’amour c’est l’infini mis à la portée des caniches et j’ai ma dignité moi! que je lui réponds.      Rigodon

Docteur, vite !… vous devez vous douter… toute cette gare ici n’est qu’un piège… tous ces gens des trains sont à liquider… ils sont de trop… vous aussi vous êtes de trop… moi aussi… – Comment savez-vous ? – Docteur, je vous expliquerai plus tard… maintenant il faut vous attendre… vite !… ça sera fait cette nuit… – Pourquoi ? – Parce qu’ils n’ont plus de places dans les camps… et plus de nourriture… et que dehors ça se sait… 

D’un château l’autre

Louis-Ferdinand Céline

Paris, Folio, 1976. 439 pages

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En 1932, avec le Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline s’imposait d’emblée comme un des grands novateurs de notre temps. Le Voyage était traduit dans le monde entier et de nombreux écrivains ont reconnu ce qu’ils devaient à Céline, de Henry Miller à Marcel Aymé, de Sartre à Jacques Perret, de Simenon à Félicien Marceau. D’un château l’autre pourrait s’intituler «le bout de la nuit». Les châteaux dont parle Céline sont en effet douloureux, agités de spectres qui se nomment la Guerre, la Haine, la Misère. Céline s’y montre trois fois châtelain : à Sigmaringen en compagnie du maréchal Pétain et de ses ministres ; au Danemark où il demeure dix-huit mois dans un cachot, puis quelques années dans une ferme délabrée ; enfin à Meudon où sa clientèle de médecin se réduit à quelques pauvres, aussi miséreux que lui.

Louis Ferdinand Destouches, dit Louis-Ferdinand Céline

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Écrivain français (Courbevoie 1894-Meudon 1961).

INTRODUCTION

Le meilleur moyen de connaître la première partie de la vie de Louis Ferdinand Destouches, dit Céline, de sa naissance, le 27 mai 1894 à Courbevoie jusqu’à son entrée en guerre en 1914, est encore de lire Mort à crédit. L’univers de tout petits employés, tout petits commerçants, les déménagements incessants, le Paris insalubre du début du xxe s., le Paris populaire aussi : tout le roman rend un compte à la fois exact et transfiguré de l’enfance et de l’adolescence de l’écrivain.

UN PETIT-BOURGEOIS PROLÉTARISÉ

Comme dans le roman, ses parents évoluent dans une frange étroite entre petite bourgeoisie et prolétariat. Les adresses successives, à Courbevoie, puis à Paris, rue de Babylone ou passage Choiseul, l’école communale de la rue d’Argenteuil, qui amène le futur Céline jusqu’au certificat d’études (1907), témoignent d’un vrai enracinement plébéien dont l’écrivain se fera gloire toute sa vie, non en se voulant populaire, mais en réinventant la langue du peuple – un pari que seul Rabelais avant lui avait osé, et perdu.

De 1907 à 1910, Louis Ferdinand est mis en pension, en Allemagne d’abord, puis en Angleterre – il en gardera une grande aisance dans les deux langues. Revenu à Paris en 1910, il entre en apprentissage dans une boutique de bonneterie, puis dans une joaillerie. Devant la perspective d’une future carrière de boutiquier, il préfère devancer l’appel : jeune homme robuste, très grand (1 m 90), il s’engage en 1912 au 12e régiment de cuirassiers de Rambouillet (son roman Casse-pipe en racontera les épisodes les plus marquants, mais il faudra attendre la publication posthume des Carnets du cuirassier Destouches, qu’il entreprend alors d’écrire, pour avoir une idée précise à la fois de sa vie de caserne et des premiers essais littéraires de celui qui n’est pas encore Céline.

L’INVENTION D’UN DESTIN

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Louis-Ferdinand Céline en 1914

La Première Guerre mondiale trouve L. F. Destouches déjà maréchal des logis. Volontaire pour une mission dangereuse, il est blessé au bras, cité à l’ordre du régiment, décoré de la médaille militaire et de la croix de guerre, et on le représente, chargeant sous la mitraille, dans l’Illustré national (octobre 1914). Il ne sera pas pour autant dupe de l’héroïsme guerrier. Le début du Voyage donne son sentiment sur la guerre, et il ne cessera d’en évoquer l’horreur :« Des semaines de 14 sous les averses visqueuses, dans cette boue atroce et ce sang et cette merde et cette connerie des hommes, je ne me remettrai pas. » Ni des chœurs patriotiques :« La guerre commence à me faire l’effet d’une ignoble tragédie, sur laquelle le rideau s’abaisserait et se relèverait sans cesse, devant un public rassasié », écrit-il à son amie Simone Saintu. Et encore :« On a pratiqué dernièrement de nombreuses injections à la tricolorine. » Il pousse plus loin son analyse, et, paraphrasant Gobineau, qui en 1870 voyait un conflit de Latins contre Germains, il écrit à son père :« Je crois discerner dans cela ce que j’ai toujours vu dans les luttes de races, le passé se défendant contre l’avenir. ».

Affecté au consulat de France à Londres, il est finalement réformé l’année suivante. Il se marie, sous le nom à particule de Des Touches, avec Suzanne Nebout (mais ce mariage ne sera pas enregistré par le consulat de Londres), et s’embarque peu après (mai 1916) pour l’Afrique-Occidentale française, où il gère la plantation de Bikobimbo (Cameroun). Rentré à Paris, il reprend ses études, passe le baccalauréat, se remarie – pour de bon cette fois – avec Édith Follet (1919) et s’inscrit à la faculté de médecine de Rennes. Il réussit brillamment tous ses examens, revient à Paris et y soutient sa thèse, sur la vie et l’œuvre d’Ignác Fülöp Semmelweis, un obstétricien hongrois en butte à l’hostilité des corps constitués pour avoir compris, avant tout le monde, que l’hôpital pouvait tuer – en particulier les parturientes accouchant dans de mauvaises conditions d’hygiène. Semmelweis, qui a eu l’intuition des microbes, mourra fou ; le docteur Destouches fait de sa thèse un pamphlet virulent contre tous les académismes, et un fascinant duel entre la vie et la mort. Assez logiquement, il explique l’échec de Semmelweis par l’excès de « principe mâle » qui régissait le xixe s. :« Les femmes, patientes, plus subtiles, moins logiques, plus mystiques, en somme plus vivantes, sortiront du silence et nous conduiront à leur tour avec plus de bonheur, peut-être, sur un autre chemin. » Son époque le dégoûte, et la défaite de Poincaré aux élections de 1924 face au Cartel des gauches n’amène qu’un commentaire :« Je croyais connaître la stupidité humaine et sa malfaisance, mais décidément, elle est sans bornes. » Et d’affirmer (dans un rapport médical) :« Une porcherie tenue comme une république aurait fait faillite depuis longtemps. ».

C’est également l’époque où il invente son image de fils de dentellière, besogneux, parvenu à la force du poignet, et médecin des pauvres par vocation. Il abandonne ses essais de particule et annonce :« Je suis né peuple et les aisances de la vie veloutée n’entament point ma constitution décidément plébéienne. » Il peaufinera cette image après le succès du Voyage, multipliant les interviews, affirmant sans trêve :« Je suis du peuple, du vrai » (Paris-Soir) ;« Le jour je travaille pour gagner ma croûte, celle de ma mère et de mes deux gosses » (l’Intransigeant). Une lettre de l’époque prouve assez qu’il s’agit là d’un discours très concerté :« Le monstre poursuit sa course de façon tout à fait inattendue. La critique déconne, je suis le phénomène et il s’agit de faire le pitre, c’est dans mes cordes vous le savez. Bientôt ils danseront la danse du scalp autour de mon poteau. Mentir raconter n’importe quoi tout est là. ».

LE MÉDECIN DES PAUVRES

Il devient le collaborateur du docteur Rajchmann (le Yudenzweck de l’Église, le Yubelblat de Bagatelles pour un massacre – prototype du médecin juif qui hantera Céline), et travaille sous sa direction pour la Société des Nations, à laquelle l’a détaché la Fondation Rockefeller, à Genève et aux États-Unis. Le Voyage au bout de la nuit transposera une grande partie de cette expérience, même si Céline y dilate le temps de Destouches : Bardamu passe quatre ans à Detroit, Destouches y est resté 24 heures.

Son activité professionnelle a sans doute eu une grande importance sur la formation de sa pensée, en particulier pour ce qui est de la justification « scientifique » de ses délires raciaux : « En Europe, écrit-il dans un rapport, ce sera bientôt un problème de vitalité, d’une plus grande vitalité. Individuelle et collective, un problème de beauté en définitive qui se posera devant l’hygiène. Si nous voulons examiner les choses de plus loin à présent, il est évident, incontestable que les foules tchécoslovaques, la masse allemande par exemple sont bien mieux foutues physiquement et peut-être moralement que la foule française. » On n’est pas très loin de la Lebenskraft, la force vitale au cœur des doctrines nazies, qui s’appuieront volontiers d’ailleurs sur un programme « hygiéniste » qui veut des aryens beaux et sains (que célébrera Leni Riefenstahl, dans le film les Dieux du stade). La « beauté propre » est au centre de la solution. Les relations cordiales de Céline avec Élie Faure, l’auteur célébré d’une monumentale Histoire de l’art, découlent des mêmes sentiments – Céline a lu les Trois Gouttes de sang et la Découverte de l’archipel, de Faure, qui, dans la tradition de Gobineau, théorise les rapports de la biologie et de la création artistique. Céline n’a pas le racisme d’Hitler (il se targue de n’avoir pas lu Mein Kampf) ni même celui de la tradition française héritée de Drumont (la Question juive, 1885). Il remarque lui-même que son modèle lointain, Gobineau (Essai sur l’inégalité des races humaines remonte au milieu du xixe s.), est philosémite (Carlo Rim rapporte que Céline aurait dit, dans une boutade :« Rassurez-vous, je ne suis pas assez bête pour être antisémite. Je suis anti tout, voilà tout »). Hitler et Drumont, pour Céline, ne voient pas plus loin que le bout de leur nation. Céline, lui, a le racisme planétaire.

L’INVENTION D’UNE LANGUE

  1. F. Destouches retourne en mission en Afrique-Occidentale française, divorce, fréquente une danseuse américaine, Elisabeth Craig, et rédigel’Église (1926), une pièce de théâtre virulente, avant-goût de son œuvre future. Le héros, le docteur Bardamu, a une expérience proche de celle de Céline. Gallimard refuse le texte (et également la Vie et l’œuvre d’Ignác Fülöp Semmelweis).

Destouches ouvre un cabinet à Clichy, un quartier très populaire. Il exerce son métier de médecin social hygiéniste avec un grand sérieux et publie diverses études médicales (À propos du service sanitaire des usines Ford à Detroit, dont on retrouve l’ambiance dans le Voyage). Il travaille beaucoup, alternant cabinet et vacations au dispensaire de Clichy, et s’installe rue Lepic, dans le XVIIIe montmartrois. Cet environnement, les amis qu’il y fréquente (le peintre Gen Paul, l’acteur Le Vigan, ou Marcel Aymé) sont pour lui d’une importance primordiale. Avec Gen Paul, il ne communique qu’en argot – comme s’il cherchait à s’affranchir du troupeau. Dans une interview tardive (1958) sur Rabelais, Céline note que Rabelais a « raté son coup » : le vainqueur, c’est Amyot, le si correct traducteur de Plutarque.« Les gens veulent toujours et encore de l’Amyot, du style académique, duhamélien. Ça, c’est écrire de la merde : du langage figé […] Rabelais a vraiment voulu une langue extraordinaire et riche. Mais les autres, tous, ils l’ont émasculée cette langue, pour la rendre duhamélienne, giralducienne et mauriacienne […] J’ai eu dans ma vie le même vice que Rabelais. J’ai passé mon temps à me mettre dans des situations désespérées. Je me suis rendu soigneusement odieux. Comme lui, je n’ai donc rien à attendre des autres. J’ai qu’à attendre des glaviots de tout le monde. » Ce qui caractérise la langue de Céline, c’est effectivement son aspect oral recomposé – et son oral, c’est encore de l’écrit. Dans l’usage de l’argot, de l’obscénité, il y a un projet de déboulonnage de la langue littéraire classique, et d’enrichissement de la langue populaire. Bien mieux que Hugo, Céline a voulu mettre un bonnet rouge au dictionnaire. Son style, fait d’interjections, de suspens, d’anacoluthes, est la transcription de l’oral d’un rhétoricien dément. Tout chez Céline est concerté pour donner l’illusion la plus parfaite de l’improvisation absolue. À la fin de sa vie, Destouches finit par parler comme Céline : il avait toujours vécu dans la dualité, le style lui permettait d’unifier ses divers Moi.

En 1930, L. F. Destouches voyage en Allemagne et en Scandinavie, puis en Europe centrale, et rédige le Voyage au bout de la nuit, que Gallimard hésite à publier, et qui sort finalement chez Denoël (1932), sous le nom de Céline – en fait, le prénom de sa grand-mère maternelle. Deux mois plus tard, après un débat sanglant entre jurés du Goncourt, le roman obtient le prix Renaudot.

Le succès est immédiat. Simone de Beauvoir raconte, dans la Force de l’âge, son admiration et celle de Sartre – tous deux savent par cœur de longs passages du Voyage, et en 1937, l’auteur de la Nausée fera précéder son roman d’une épigraphe tirée de l’Église. Celui que Céline appellera plus tard l’« avorton » a professé très tôt une grande admiration pour l’œuvre, sinon pour les idées de Céline.

DES MALENTENDUS SAVAMMENT ENTRETENUS

Le roman est susceptible de plusieurs lectures : des anarcho-gauchistes peuvent s’y retrouver ; Céline se vantera d’avoir écrit le seul roman communiste, et Aragon et Elsa Triolet s’empressent d’ailleurs de traduire en russe cette « encyclopédie du capitalisme agonisant », comme l’écrit Anissimov, le préfacier soviétique (Céline n’a d’ailleurs pas de préventions à cette époque contre les communistes : il signe l’appel lancé par Barbusse dans le Monde en faveur de Dimitrov et des Bulgares faussement impliqués dans l’incendie du Reichstag) ; des « pré-existentialistes » se retrouvent encore plus dans le Voyage, et des racistes aussi certainement. Il suffit d’imaginer que tous les personnages du roman (et non le seul Bardamu) sont des représentations de Céline – qui, dans ses œuvres de fiction, n’a presque toujours fait qu’aligner, sous des métamorphoses permanentes, un monologue ininterrompu. Ce que raconte ce monologue est d’une désespérance totale – le Voyage, c’est le roman des déceptions, le premier roman des antihéros, des horizons bouchés :« Quant aux malades, aux clients, je n’avais point d’illusion sur leur compte. Ils ne seraient dans un autre quartier ni moins rapaces, ni moins bouchés, ni moins lâches que ceux d’ici. Le même pinard, le même cinéma, les mêmes ragots sportifs, la même soumission enthousiaste aux besoins naturels, de la gueule et du cul, en referaient là-bas comme ici la même horde lourde, bouseuse, titubante d’un bobard à l’autre, hâblarde toujours, trafiqueuse, malveillante, agressive entre deux paniques. » La traduction « médicale » de cette charge littéraire, c’est que tout dépend du biologique : Céline est le traducteur des convictions de Destouches. Aux considérations biologiques se mêlent des réflexions idéologiques. Et quand on demande à l’auteur de quoi il retourne, il répond :« Le fond de l’histoire ? Personne ne l’a compris. Ni mon éditeur, ni les critiques, ni personne. Vous non plus ! Le voilà ! C’est l’amour dont nous osons parler encore dans cet enfer, comme si l’on pouvait composer des quatrains dans un abattoir. L’amour impossible aujourd’hui. » Ce même amour qu’il définit dans le Voyage comme« l’infini mis à la portée des caniches » …

Tout cela prouve assez que Céline, en rédigeant le Voyage, n’a pas seulement l’intention de rivaliser avec Henri Poulaille ou Eugène Dabit, en réalisant un chef-d’œuvre populiste de plus. Les réactions de la critique, extrémistes, prouvent assez la profondeur du livre. « Scatologie » dans Candide, « images fécales », « idiome fétide et truqué » dans le Figaro – mais les journaux de gauche sont favorables : Céline peut-il être rangé sous une bannière ? On ne peut oublier que Léon Daudet, le représentant le plus pur de l’extrême droite, le défend bec et ongles dans l’Action française, puis dans Candide : après avoir vainement voté pour lui au Goncourt, il est aussi le premier d’une longue série à comparer Céline à Rabelais. À lui seul Céline répond pour le remercier, et préciser :« Je ne me réjouis que dans le grotesque aux confins de la mort. Tout le reste m’est vain. » Un article tardif de Brasillach, en 1943, montre assez que tout Céline est déjà dans ce premier roman :« Le Voyage est un acte d’accusation total, et la suite des œuvres de Céline n’est qu’une suite d’accusations fragmentaires contre le Juif, contre la société, contre l’Armée, contre Moscou, contre la République bourgeoise », concluant :« Céline a commencé avec le Voyage la sombre vitupération d’un univers sans Dieu et ce faisant il a prédit d’avance les catastrophes inscrites dans le ciel au-dessus de l’édifice vermoulu. ».

PREMIERS DÉLIRES

Voilà Céline lancé. Dans la foulée, Denoël publie l’Église. Si le Canard enchaîné regrette que la pièce ne soit pas jouée, Jean Prévost est le premier à souligner qu’elle comporte « une bonne dose d’antisémitisme ». Amateur de polémiques, Céline publie dans Candide une postface au Voyage fort virulente. Il sillonne l’Europe, accumule les aventures, repart pour les États-Unis, rompt avec Élisabeth Craig, rentre avec une autre danseuse, Karen-Marie Jansen (1934). Il est à Vienne avec Cillie Pam, à Anvers avec Évelyne Pollet, à Londres avec Lucienne Delforge. Rentre à Paris pour y rencontrer Lucette Almanzor, elle aussi danseuse – et rédige, cependant, Mort à crédit, qui paraît chez Denoël en 1936.

La critique « a été immonde, droite ou gauche, je fais l’union et le summum de la haine envieuse aveugle de la hargne fumière. » Céline serait allé trop loin dans l’ordure. Aussi bien Brasillach dans l’Action française que Nizan dans l’Humanité accablent le roman – au nom des idées à gauche, au nom de la langue (une « rhétorique-peuple ») à droite. Céline, qui espérait tirer quelque argent de son livre (il sera toute sa vie obsédé par la peur de « manquer »), réagit dans la surenchère. Il écrit au Figaro, qui l’a éreinté :« La langue des romans habituels est morte, syntaxe morte, tout mort. Les miens mourront aussi, bientôt sans doute. Mais ils auront eu la petite supériorité sur tant d’autres, ils auront pendant un an, pendant un mois, un jour, vécu. ».

Céline part passer l’été en U.R.S.S. (« Je suis revenu de Russie, quelle horreur ! quel bluff ignoble ! Quelle sale stupide histoire ! Comme tout cela est grotesque, théorique, criminel ! »). Il en parle dans Mea culpa, qui paraît le 30 décembre 1936 (augmenté de la Vie de Semmelweis) : pour le coup, dans le contexte du Front populaire, cette critique violente des Soviets est un grand succès. 1937 le voit errer de New York aux îles Anglo-Normandes, et rédiger Bagatelles pour un massacre, pamphlet antisémite ultraviolent – grand succès dans la France de l’avant-guerre.

Bagatelles est la suite de Mea culpa – une réaction à l’échec de Mort à crédit, et à la dévaluation du franc qui a fait fondre son « magot ». À ce qu’il voit comme une suite de déboires, Céline trouve un responsable : le Juif. En fait, il ne fait qu’appliquer à un cas particulier les théories raciales qui sont les siennes depuis plus de quinze ans.

Le livre est construit sur une série d’oppositions binaires : Céline/le monde, vrai/faux raffinement, spontanéité/faux-semblants, etc. Céline y reprend ses attaques contre l’U.R.S.S. : Moscou-la-Youtre, le communisme comme « gigantesque stavisquerie » (l’affaire Stavisky, célèbre escroc, avait fait couler beaucoup d’encre, et alimenté la veine antisémite). Moscou et Hollywood, même combat. Dans un délire verbal fortement orchestré, Céline règle des comptes avec toute la littérature,  ne décernant de satisfecit qu’à Malraux, Simenon, Marcel Aymé, Élie Faure, Mac Orlan, Morand et Dabit.

Le succès est immense. Lucien Rebatet raconte dans les Décombres (1942) son ravissement – au moment où l’expérience socialiste au pouvoir échoue. Même des journaux de gauche font chorus, insistant sur le pacifisme de Céline, qui transparaît clairement dans Bagatelles, mettant entre parenthèses, par un singulier aveuglement, tout le contenu antisémite. À vrai dire, les imprécations racistes de Céline choquent moins à l’époque qu’elles ne le feraient actuellement, si le livre était réédité (Céline ne l’a pas souhaité de son vivant, et ses ayants droit respectent son interdit, ce qui les dispense d’avoir à prendre une décision). La France d’avant-guerre prête volontiers l’oreille à un discours issu d’une longue tradition, que la présence de Léon Blum a remis au goût du jour à droite.

L’écrivain profite de ses droits d’auteur pour reconstituer son « magot » – achetant cette fois de l’or, que, pour plus de sûreté, il place au Danemark. Ces lingots, il les appelle « les enfants ».

Le racisme est devenu son fonds de commerce. Céline récidive l’année suivante avec l’École des cadavres, complément à Bagatelles. Il s’y découvre une nouvelle tête de Turc, inattendue à cette date : le maréchal Pétain. Mais l’essentiel du livre est l’affirmation sans ambiguïté des positions raciales de l’auteur. 

Le livre est publié au moment où, en Allemagne, la « Nuit de cristal » donne le signal des persécutions antisémites majeures, et où de nombreux réfugiés, venus en France, ont infléchi par leurs récits l’opinion publique. Mal reçu par le lecteur de base, Céline arrive à se brouiller avec les cercles antisémites traditionnels – par exemple celui animé par Darquier de Pellepoix. Céline s’isole encore plus avec l’École des cadavres, parce qu’au fond pour lui l’antisémitisme est anecdotique – il n’est qu’une métaphore du nécessaire racisme universel, eugéniste (« une mystique biologique », dit-il), un simple levier pour agir sur les masses.

UN « COLLABO » QUI HAIT PÉTAIN, UN RACISTE QUI MÉPRISE HITLER

Le livre est un échec, d’autant plus que Denoël, après un procès en diffamation perdu, doit retirer les volumes de la vente. Céline se lance dans un débat polémique tous azimuts avec les journaux engagés de l’époque, de droite et de gauche (le Merlele Canard enchaînél’HumanitéJe suis partoutCe soirle Droit de vivre).

D’aucuns crient à la trahison : en fait, Céline est remarquablement constant dans ses idées. Raciste il était, raciste il demeure – il ne se contente pas d’être antisémite selon la mode du temps, mais il est raciste « biologiquement », persuadé que l’Histoire n’est que l’histoire des rivalités des races les unes contre les autres.

Professionnellement, après un intermède comme médecin à bord d’un navire, Destouches est nommé au dispensaire de Sartrouville. Il part avec ses collègues pendant l’exode, et revient dans la banlieue dès l’armistice (juillet 1940). La victoire de l’Allemagne, « régénérée par les lois de Nuremberg », ne l’a pas surpris, même s’il n’a pas grande estime pour Hitler, « Lévy Pluton roi d’Europe nouvelle et en plus nazi », ni pour Pétain, « roi qui à Vichy fait l’intérim des Rothschild ». Au début de l’année suivante, il fait paraître un troisième pamphlet, les Beaux Draps – saisi dans la zone « libre », mais vrai succès de librairie dans la zone occupée.

Son intense activité journalistique se poursuit durant toute la guerre, sous forme de lettres expédiées à la rédaction de divers journaux. Là encore, les préoccupations de style priment sur le sens : « Que l’on imprime à mon sujet tout ce qu’on veut et je m’en fous énormément, mais que l’on m’ôte une virgule et je suis tout prêt au meurtre. » S’il écrit dans les journaux de la collaboration, il prend par ailleurs plaisir à en attaquer les leaders. Pétain, Déat, Darquier, Fernand de Brinon même, l’ultra-collaborateur, sont tous suspects de collusion avec l’ennemi exécré. C’est l’époque où Ernst Jünger le rencontre, et le décrit avec une acuité remarquable : « Grand, osseux, robuste, un peu lourdaud, mais alerte dans la discussion ou plutôt le monologue. Il y a chez lui ce regard des maniaques tourné en dedans, qui brille comme au fond d’un trou […] Il exprimait de toute évidence la monstrueuse puissance du nihilisme. Ces hommes-là n’entendent qu’une mélodie mais singulièrement insistante. Ils sont comme des machines de fer qui poursuivent leur chemin jusqu’à ce qu’on les brise. Il est curieux d’entendre de tels esprits parler de la science, par exemple de la biologie. Ils utilisent tout cela comme auraient fait des hommes de l’âge de fer ; c’est uniquement un moyen de tuer les autres. » Le jugement, d’une clairvoyance exemplaire (ailleurs Jünger le traite d’« homme de l’âge de pierre »), donne la mesure de la monomanie célinienne. Je suis partout, peu suspect de sympathies prosémites, finit par refuser les textes de Céline « pour cause de délire raciste », explique Rebatet.

Après les bombardements de la RAF sur Paris (que l’on retrouvera dans Féerie pour une autre fois), il signe le Manifeste des intellectuels français contre les crimes anglais, et se marie avec Lucette Almanzor en février 1943. Il vient d’achever Guignol’s Band quand, le 17 juin 1944, il s’embarque, avec sa femme, son chat Bébert et son « magot », pour une odyssée des vaincus qui l’amène successivement à Baden-Baden, Berlin (« ensorcelé au suicide »), Neu Rippen et Sigmaringen (Nord et D’un château l’autre porteront témoignage de cette fuite devant les Alliés et l’Histoire). La presse rend compte du dernier roman alors que l’auteur a déjà tiré sa révérence. Pour la première fois, des articles opposent le pessimisme célinien à celui de Sartre et à celui de Genet – cette filiation, comme on l’a vu, est claire, même si pour des raisons évidentes elle sera niée par la suite, par les uns et les autres.

Il apprend, le 2 décembre 1945, l’assassinat de Denoël à Paris – et y lit son propre meurtre : « J’ai laissé à Paris un double qu’on écorche à loisir… » Suite à une demande d’extradition de la France, Céline et sa femme sont arrêtés au Danemark, à Vestre Faengsel : l’écrivain y restera jusqu’au 24 juin 1947. Assigné à résidence, il s’installe à Klarskovgaard, sur la Baltique. Il y achève Guignol’s Band II, et s’occupe activement de son retour en France et de sa réhabilitation.« Je ne me souviens pas d’avoir écrit une seule ligne antisémite depuis 1937 », affirme-t-il sans sourciller. De façon significative, il « célinise » son procès à venir, en fait une farce guignolesque où s’agitent l’infâme Denoël (qui ne le contredira plus), le doux fol antisémite (lui-même), et les Juifs qui, dit-il à Combat, « devraient lui élever une statue ». Il ne change pas : « Une immense haine me tient en vie. Je vivrais mille ans si j’étais sûr de voir crever le monde. ».

RÉHABILITATION D’UN IRRÉCUPÉRABLE

Un universitaire juif américain, Milton Hindus, admirateur de son œuvre romanesque, lui permet l’un de ces exercices de manipulation qu’il affectionne. Ils échangent une longue correspondance dans laquelle Céline, non sans perversité, enrôle les Juifs sous sa bannière biologique. Hindus écrit une étude enthousiaste sur Céline que l’auteur des Bagatelles citera amplement lors de son procès. Quand l’Américain, qui est venu rencontrer son grand homme au Danemark, réalise qui est Céline en fait, il est trop tard.

Il publie Casse-pipe, et attaque Sartre : À l’agité du bocal est une longue métaphore filée où il présente l’auteur des Réflexions sur la question juive comme un ténia nourri des déjections de Céline – son anti-intellectualisme est aussi fort que son antisémitisme. Condamné in absentia à un an de prison, à 50 000 francs d’amende, à l’indignité nationale et à la confiscation de 50 % de ses biens (21 février 1950), Céline est amnistié l’année suivante par le tribunal militaire. Il revient alors en France, signe un contrat avec Gallimard qui a absorbé Denoël, s’installe à Meudon où il ouvre un cabinet et Lucette un cours de danse. On réédite toute son œuvre, moins les pamphlets racistes, et Céline y ajoute Féerie pour une autre fois (1952), qui ne se vend guère : Céline est passé de mode dans la France de Camus et de Sartre, où, à son grand dépit, on le lit comme un « suiveur » – alors qu’il est « le défonceur de la porte où stagnait le roman jusqu’au Voyage ». En 1954, il fait paraître ce qui pourrait être son « art poétique », les Entretiens avec le professeur Y (« J’ai pas d’idées, moi ! Aucune ! et je trouve rien de plus vulgaire, de plus commun, de plus dégoûtant que les idées ! les bibliothèques en sont pleines ! et les terrasses des cafés !… tous les impuissants regorgent d’idées ! »). Autre échec (« Gallimard me sabote, et son équipe, une synagogue », dit-il – parce que Gallimard confie ses manuscrits à un avocat avant de les publier, par précaution). Suivent Féerie pour une autre fois II, et Normance. En 1957 paraît D’un château l’autre, histoire de l’errance de la défaite allemande – qui lui vaut la reconnaissance de l’Express, et les imprécations de Rivarol : voilà Céline encensé à gauche, incendié à droite. Il met fin à ses activités de médecin en 1959, fait paraître Nord, entreprend la seconde version de Rigodon, où Céline raconte Destouches, et prépare l’édition de ses premiers romans dans la Pléiade, qu’il ne verra pas paraître : il meurt quelques mois avant, le 1er juillet 1961, d’une rupture d’anévrysme – sans repentir, ce n’était pas dans sa nature. N’écrivait-il pas à Mauriac – qu’il méprisait : « Pour moi, simplet, Dieu c’est un truc pour penser mieux à soi-même et pour ne pas penser aux hommes, pour déserter en somme superbement » ?

Après sa mort paraîtront Guignol’s Band IIle Pont de Londres, une nouvelle édition de Nord, les Carnets du cuirassier DestouchesRigodon – dernier volume de la trilogie « allemande », éditée avec les deux précédents dans la Pléiade.« Certainement, ces livres resteront, dans un futur qui dépassera l’imagination, les seules marques profondes, hagardes, de l’horreur moderne », écrit à son propos Philippe Sollers dans l’Herne en 1963.

https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Louis_Ferdinand_Destouches_dit_Louis-Ferdinand_C%C3%A9line/112296