ALEXANDRE VI (pape ; 1339-1410), BIOGRAPHIES, HISTOIRE DE L'EUROPE, ITALIE, LIVRE, LIVRES, LIVRES - RECENSION, LUCRECE BORGIA (1480-1519), LUCRECE BORGIA PAR GENEVIEVE CHASTENET, RENAISSANCE

Lucrèce Borgia par Geneviève Chastenet

Lucrèce et les Borgia

Geenviève Chastenet

Paris, J.-C. Lattès, 2011. 400 pages

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Résumé

Rivalités, crimes, trahisons, plaisirs raffinés, soif de pouvoir et amours innombrables, l’histoire sulfureuse de la famille Borgia a fait couler beaucoup d’encre. Vérités et calomnies dressent d’elle un portrait terrible : Rodrigo Borgia, le futur pape Alexandre VI, est en bonne place dans l’Histoire des guerres d’Italie de Guichardin ; César Borgia est le modèle du Prince de Machiavel ; la splendide Lucrèce, pour sa part, doit à Victor Hugo un parfum de scandale encore tenace aujourd’hui. 
Si l’époque est à la somptuosité des fêtes, au fleurissement artistique et littéraire, c’est aussi un temps de barbarie où l’on règle ses comptes à coups de poignard et de poison. Enfant chérie d’Alexandre VI, Lucrèce fut surtout un objet de pouvoir entre les mains de son frère, César, qui fit assassiner son premier amour et étrangler son deuxième époux. Si Bembo, l’Arioste, ou encore le Titien célébrèrent sa beauté et son sens politique, Lucrèce dut affronter, en véritable héroïne shakespearienne, les démons d’une famille hors du commun. 

Geneviève Chastenet nous plonge dans un univers chatoyant tissé de passions violentes et d’ambitions démesurées, avec un regard constant sur les textes de l’époque. D’une biographie complète et fouillée, elle tire une magnifique fresque aux accents romanesques.

L’auteur

Geneviève Chastenet est l’arrière-petite-fille de Taine. Historienne, elle est également l’auteur de deux autres biographies remarquées : Marie-Louise, l’impératrice oubliée (1983) et Pauline Bonaparte, la fidèle infidèle (1986), toutes deux parues chez Lattès. –Ce texte fait référence à une édition épuisée ou non disponible de ce titre.

Les Borgia

Lucrèce Borgia, la mal aimée

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Dans la famille Borgia, Lucrèce est celle qui traîne de façon injuste la réputation la plus sulfureuse.

Empoisonneuse, incestueuse, lubrique et satanique, que n’a-t-on pas écrit sur la fille du pape Alexandre VI et de sa maîtresse Vanozza de Cattanei !

Parmi les grands narrateurs de cette légende noire, on trouve Victor Hugo qui a romancé sa vie pour mieux remplir les théâtres des boulevards : « Famille de démons que ces Borgia ! » lance-t-il…. La femme fatale trouve en plein romantisme un public à mesure : l’émotion le dispute à l’histoire, toutes les anecdotes sont bonnes pour faire trembler les foules, et tant pis pour la vérité historique !

En réalité, Lucrèce Borgia fut sans doute la première victime de sa famille plutôt que l’entremetteuse avide et sanglante que l’on imagine : sa famille va la marier trois fois, sans lui demander évidemment son avis, au gré des alliances et d’une politique territoriale complexe.

Du reste, son père l’a formée pour cela : elle reçoit une excellente éducation, au sein du couvent dominicain San Sisto de Rome, comme il est d’usage pour les enfants des familles patriciennes de l’époque. Elle y étudie les bonnes mœurs, les langues, la musique, le dessin et la broderie, bien loin d’une ambiance débauchée que l’on pourrait supposer.

Après l’avoir fiancée jeune à quelques partis en vue, son père, devenu pape, a d’autres projets pour elle. Il s’agit de se rapprocher du puissant duché de Milan, au Nord, et quoi de mieux qu’un mariage pour conforter une alliance politique et militaire ?

Mariages forcés

En juin 1493, Lucrèce, âgée de 13 ans, épouse donc Giovanni Sforza, l’un des héritiers de la famille : un homme veuf, orgueilleux et taciturne. Le ménage ne fonctionne guère et sombre définitivement quand les intérêts politiques du Vatican évoluent…

Le pape Alexandre VI vise désormais l’appui du Sud, celui de Naples et donc des Espagnols. Les Milanais sont de trop, on le fait comprendre à Sforza avant de le menacer directement : les deux fils du pape, Juan et César, lui conseillent vivement d’annuler le mariage le plus rapidement possible pour non-consommation. Ce que Giovanni Sforza finit par accepter en novembre 1497, non sans honte puisqu’il est notifié son impuissance sexuelle pour mieux accréditer la dissolution.

À peine le mariage annulé, Lucrèce accouche d’un garçon quatre mois plus tard. Stupéfaction à Rome : de qui est cet enfant, vite baptisé l’Infans romanus, l’infant de Rome ? Sforza ne se manifeste pas, disqualifié par son annulation. En revanche, on retrouve bien vite dans le Tibre le cadavre du camérier du pape, qui s’était montré bien entreprenant auprès de la belle, et que César aurait envoyé ad patres…

Sforza se venge évidemment : il fait courir les rumeurs les plus salaces sur une pseudo relation incestueuse entre le frère et la sœur, information reprise dans tout Rome qui n’attendait que ça pour discréditer cette famille de parvenus. Bien pire, Sforza fait croire que l’infant de Rome serait le fruit des amours du pape et de sa propre fille ! La légende noire est en marche.

On remarie bien vite Lucrèce avec le parti espagnol, alors en grâce au Vatican. L’idée cette fois est de s’associer au très riche royaume de Naples, qui s’étend sur tout le Sud de l’Italie. Justement, l’un des rejetons des Aragon, le jeune duc de Bisceglia est disponible : des noces fastueuses sont célébrées en juillet 1498 à Rome, par le pape lui-même !

Pour une fois, c’est un coup de foudre : le duc est splendide, l’un des plus beaux hommes d’Italie, et Lucrèce sourit enfin à la vie dans son palais de Santa Maria in Portico, cédé par son père.

Pas pour longtemps : le jeu des alliances a déjà changé, le pape se rapproche des Français qui lorgnent sur le royaume de Naples, l’héritage angevin passé aux mains des Aragon. Un revirement renforcé depuis peu par le mariage français de César avec Charlotte d’Albret, dame d’atour de la duchesse Anne de Bretagne.

Bref, priorité est donnée à la France dans cette nouvelle partie d’échec qui s’ouvre en Italie. Et tant pis pour Lucrèce, qui doit se plier aux méandres de la politique.

Pour César, qui mène ses troupes de victoire en victoire, le jeune duc devient un obstacle dans sa course au pouvoir : il s’agit de s’en débarrasser.

En juillet 1500, il tente de le faire assassiner sur la place de la Basilique Saint-Pierre, mais ses sbires manquent le coup. Tandis que Lucrèce soigne chez elle son époux, son frère débarque en son palais, la chasse, et finit le travail en faisant étrangler le jeune duc sous ses yeux !

Désormais, Lucrèce vit terrifiée sous l’emprise d’un frère odieux et d’un père dévoré par la politique. Après une période dépressive, elle se soumet à un nouveau mariage avec l’héritier du duché d’Este, prince de Ferrare. Voit-elle dans cette union l’occasion de s’éloigner de Rome et d’un clan qui lui pèse de plus en plus ? Ferrare, place forte du Nord de l’Italie, est loin de la ville éternelle et la famille d’Este est non seulement puissante, mais cultivée.

Cette union montre en tout cas dans quelle estime est tenue la jeune femme : il aurait été impensable pour les Este, à la tête de l’une des cours les plus raffinées d’Europe, de salir leur nom en acceptant en leur sein une femme qui sera présentée au XIXe siècle comme une dévergondée criminelle et nymphomane.

Une fois duchesse, Lucrèce assume son rôle avec dignité, tient parfois les comptes, gère sa Maison, joue les ambassadrices et se laisse parfois courtisée par quelques poètes ou chevalier. Mais sa réputation n’en souffre pas, son prestige est bien réel.

Elle transforme Ferrare en un haut lieu de culture dans ce Cinquecento naissant, en entretenant une cour d’artistes dont plusieurs poètes. Un mécénat qu’imitera également à Mantoue Isabelle d’Este, sa belle-sœur, l’une des femmes les plus remarquables de la Renaissance par son goût artistique très sûr.

Vers la fin de sa vie, Lucrèce Borgia sombre dans un mysticisme aigu, prie trois fois par jour, se livre même à la mortification, fonde le couvent de San Bernardino tout en finançant églises et hôpitaux. Une neuvième grossesse lui est fatale : la fièvre gagne et l’emporte le 24 juin 1519, à l’âge de 39 ans. Tandis qu’une partie de sa fortune est distribuée, selon ses vœux, aux monastères, elle est inhumée dans une simple robe franciscaine, loin de la pompe qui fit d’elle l’une des princesses romaines les plus enviées.

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Alexandre VI Borgia (1431 – 1503)

Un pape qui a le sens de la famille

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Alexandre VI apparaît comme le plus amoral de tous les papes de la Renaissance, ce qui n’est pas un mince compliment. Mais ce fut aussi et avant tout un fin politique et un homme d’État d’envergure.

Un guide très peu spirituel

Né en Espagne, à Jativa, près de Valence, le jeune homme est adopté par son oncle maternel, Calixte III Borgia, pape de 1455 à sa mort en 1458. Il lui donne son nom et le hisse à la dignité de cardinal dès 1455. Rodrigo Lançol y Borgia manifeste dès lors ses qualités de séducteur, d’homme politique et d’administrateur dans la charge de chancelier de l’Église romaine, qu’il exerce sous les pontificats suivants. 

En 1468 seulement l’ambitieux est ordonné prêtre, ce qui ne change rien à son mode de vie. Devenu immensément riche, il obtient en 1492, à la mort d’Innocent VIII, la tiare pontificale à coup d’intrigues et de pots-de-vin, sans d’ailleurs scandaliser ses contemporains, accoutumés à ces pratiques.

Devenu pape, Alexandre VI Borgia continue de vivre en grand seigneur de la Renaissance, tout en observant strictement ses devoirs religieux !

Las de sa maîtresse Vanozza, il noue une relation avec Giulia Farnèse. Cette nouvelle maîtresse, qui a 40 ans de moins que lui, lui donnera deux enfants supplémentaires mais ne le dispensera pas de liaisons épisodiques.

Elle usera de sa séduction pour pousser son frère Alexandre Farnèse dans la hiérarchie de l’Église. Cardinal à 25 ans puis évêque grâce à la faveur du pape, il rompra avec son passé frivole et deviendra lui-même pape sous le nom de Paul III, à l’âge de 67 ans !

Jamais las de s’enrichir, Alexandre VI marchande les nominations de cardinaux. On le soupçonne aussi d’empoisonner les cardinaux les plus riches pour s’emparer de leur héritage ! Ce procédé ne serait pas sans risque.

Un soir de l’été 1503, s’étant invités chez le cardinal Adriano Castelli pour dîner à la fraîche, le pape et son fils César sont pris de malaises. Le premier va y succomber, le second en réchapper. Qui sait s’ils ont tenté d’empoisonner leur hôte mais bu par erreur dans les coupes qui lui étaient destinées ?…

Machiavel écrit en guise d’épitaphe : « L’esprit du glorieux Alexandre fut alors porté parmi le chœur des âmes bienheureuses. Il avait auprès de lui, empressées, ses trois fidèles suivantes, ses préférées : la Cruauté, la Simonie, la Luxure ».

Des enfants encombrants

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Avant d’accéder au trône de Saint Pierre, Alexandre VI a déjà eu quatre enfants de sa maîtresse Vanozza de Cattanei : Jean, duc de Gandie, César, Lucrèce et Joffré, et – c’est une nouveauté au Vatican – les reconnaît publiquement.

César est nommé évêque de Pampelune à 15 ans, en 1490. Deux ans plus tard, son père devenu pape le fait cardinal de Valence. Mais il se défroquera et prendra le commandement des armées pontificales.

Menant une vie de grand seigneur scandaleux et brutal, il tentera de se tailler une principauté en Italie centrale, jusqu’à sa mort lors d’un siège, le 12 mars 1507, à 31 ans.

Il va inspirer à son contemporain Machiavel le personnage du Prince.

On le soupçonnera d’avoir fait assassiner et jeter dans le Tibre son frère aîné ainsi que d’avoir eu des relations coupables avec sa sœur Lucrèce. 

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Celle-ci est mariée en 1493, à 13 ans, à Giovanni Sforza dans des fêtes d’une magnificence inouïe.

Ce premier mariage étant annulé pour des raisons diplomatiques, elle est remariée cinq ans plus tard par son père à Alphonse d’Aragon, fils naturel du roi de Naples.

Là aussi, suite à un revirement diplomatique, le pape manifeste le désir d’annuler le mariage mais sa fille étant enceinte, difficile de prétendre à la non consommation de l’union !

Qu’à cela ne tienne, les hommes de César assassinent dans sa chambre l’époux encombrant le 18 août 1500.

Lucrèce est remariée sans attendre à Alphonse 1er d’Este, futur duc de Ferrare, dont elle aura plusieurs enfants. Elle finira sa vie dans la piété et la charité et l’une de ses filles méritera d’être canonisée.

Le monde à un tournant

Notons qu’Alexandre VI, témoin de la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb et du voyage de Vasco de Gama autour de l’Afrique, est amené à partager le monde entre le Portugal et l’Espagne par la bulle « Inter Caetera » (1493).

Cinq ans plus tard, le pape, qui est aussi un homme de goût, publie une autre bulle lourde de conséquences par laquelle il promet aux fidèles un effacement de leurs fautes et une réduction de leur purgatoire en échange de dons pour la reconstruction de la basilique Saint-Pierre de Rome. Ces « indulgences » promises aux fidèles vont scandaliser les chrétiens sincères et provoquer la Réforme de Luther.

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"MA GUERRE" : RECIT D'UN ECRIVAIN UKRAINIEEN DEVENU SOLDAT, ARTEM CHAPEYE, EUROPE, GUERRE, GUERRE EN UKRAINE, GUERRES, HISTOIRE, HISTOIRE DE L'EUROPE, RUSSIE, UKRAINE

« Ma guerre » : récit d’une écrivain ukrainien devenu soldat

 « Ma guerre » : récit d’un écrivain ukrainien devenu soldat

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Il y a un an, la Russie envahissait l’Ukraine. Dès les premiers jours du conflit, Artem Chapeye décide de s’enrôler dans l’armée. Il nous raconte sa guerre, intime et insensée. Sans rien éluder de ses motivations, de ses cauchemars, de son nouveau rapport au monde.

Texte : Artem Chapeye, écrivain ; Traduction : Alla Lazareva ; Illustration : Baptiste Stephan, 

L’écrivain ukrainien Artem Chapeye, qui s’est enrôlé dans l’armée dès les premiers jours du conflit raconte sa guerre, intime et insensée.

Adolescent, j’étais impressionné par les intellectuels français du milieu du XXe siècle. C’était la fin des années 1990, l’électricité et le chauffage étaient régulièrement coupés en Ukraine. À l’époque, c’était en raison de la pauvreté. Aujourd’hui, l’électricité, le chauffage, l’eau et Internet sont constamment interrompus à cause des bombardements russes.

Lors de ma dernière année d’études secondaires, en 1998, j’ai passé tout l’hiver à la bibliothèque. Là, gardant ma veste et mon chapeau, j’ai lu L’Étranger d’Albert Camus, seulement disponible en traduction russe. C’était le seul exemplaire dans ma petite ville, et on n’avait pas le droit d’emprunter les ouvrages. J’ai ensuite découvert Jean-Paul Sartre. Je pense que c’est chez lui qu’un exemple de choix existentiel m’a profondément impressionné. La France est alors sous occupation nazie. Que choisir, personnellement : rester auprès de sa mère ou rejoindre la résistance ? Je ne sais pas qui je suis tant que je n’ai pas fait un choix. Je deviens réellement ce que je suis après avoir fait mon choix existentiel. L’existence précède l’essence.

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Artem Chapeye. / Source Artem Chapeye

Artem Chapeye, écrivain-soldat

Écrivain ukrainien parmi les plus brillants de sa génération, Artem Chapeye est le nom de plume d’Anton Vodyanyi. Né en 1981, il se montre un explorateur sensible de son pays et de ses compatriotes. Dans Loin d’ici, près de nulle part (1), son seul roman traduit en français, il décrivait en 2015 l’expérience de l’exil, racontait l’émigration économique vécue par beaucoup d’Ukrainiens dans les années 1990 et au début des années 2000, époque d’une Ukraine très pauvre, après la chute de l’Union soviétique. Son parcours peut sembler paradoxal. Cadet repenti d’une académie militaire, devenu pacifiste, il avait déjà renoué par la plume avec la chose militaire en écrivant, après 2014, des reportages sur la guerre du Donbass.

En juin 2022, nous l’avions interrogé sur les raisons de son engagement dans l’armée. Il avait commencé à nous raconter son pays quelques semaines après les débuts de l’invasion russe. Il nous expliquait alors ses choix et le secours qu’offre la littérature pour trouver du sens malgré la tragédie. Aujourd’hui, voici sous sa plume et en exclusivité pour La Croix L’Hebdo le récit de la guerre, de sa guerre. Saisissant.

(1) Éditions Bleu et Jaune.

Pensais-je alors, adolescent, qu’à l’âge de 40 ans je serais confronté à un dilemme similaire ? Mon pays a été envahi par un empire autoritaire. Que faire ? Rejoindre les forces de la résistance ou fuir, et rester avec ma famille ? M’engager ne correspondait pas à mes convictions sur la guerre, tirées de livres pacifistes. Ces livres parlent presque toujours de personnes très jeunes. Mais depuis l’invasion russe, on peut trouver dans l’armée ukrainienne un million de personnes de tous âges. Et ce n’est pas à propos du manque de sexe qu’on les entend râler (comme souvent chez les jeunes soldats), mais plutôt des douleurs de dos, à cause du gilet pare-balles. De nombreux militaires sont déjà pères de famille. Ils ont souvent, comme moi, des enfants en bas âge.

Je me souviens très bien de mon sentiment dominant dans les premiers jours où l’Obscurité est arrivée dans mon pays, par le nord. J’ai ressenti de l’amour. Un amour qui englobe tout. Et de la solidarité envers tout le monde. Ce sentiment est devenu ambivalent. Au début, il semblait que nous étions tous dans la même situation. Puis, des personnes ont commencé à faire des choix existentiels différents. Je dois dire que ce sentiment a changé depuis. Désormais, ma solidarité va davantage à ceux qui ont décidé de se battre. Mais nous y reviendrons.

Dans les premières heures de l’invasion, j’ai aimé tout le monde et tout ce qui m’entourait. J’ai ressenti de l’amour pour chaque personne rencontrée. De l’amour pour chaque brin d’herbe mort l’an dernier. Pour chaque brique sous le plâtre gris, humide et craquelé de mon vieil immeuble de neuf étages. J’ai ressenti de l’amour et de la compassion pour le petit chien brun attaché à la porte du magasin. Ce chien qui tremble en regardant son maître acheter en urgence du pain, des céréales, du sucre, des bougies. De l’amour pour le chat tigré et effronté qui dormait entre les pots de fleurs du rez-de-chaussée, juste devant la fenêtre de cette grand-mère qui me grondait parfois quand elle estimait que mon comportement n’était pas convenable « pour une personne aussi convenable ». De l’amour pour cette grand-mère grincheuse, maintenant silencieuse, qui essuie ses larmes avec son poignet, me regarde et me demande : « Comment c’est possible ? » Je la regarde avec de grands yeux douloureusement ouverts et je ne sais quoi répondre. Je ressens de l’amour pour la jeune mère aux taches de rousseur du cinquième étage qui se dépêche de porter jusqu’à sa voiture un berceau où dort son bébé. Elle est petite, mince et tendue, penchée à cause du poids de l’enfant. Elle sanglote.

La nuit, dans l’obscurité, dans notre appartement à Kyiv*, ma femme et moi avons été réveillés par des explosions. Les murs de l’immeuble de neuf étages ont tremblé. Ma femme a regardé dans l’obscurité et a dit : « Ça a commencé. »

Bien sûr, nous avions préparé une « valise d’urgence », comme le recommande le gouvernement. Plus précisément, il s’agissait d’un « sac à dos d’urgence » de la taille d’un sac de randonnée. Mais nous ne pensions pas vraiment en avoir besoin. Jusqu’au bout, nous avons refusé d’y croire. Dans l’Europe du XXIe siècle, un pays ne peut pas en envahir un autre. Il ne peut pas. Cela n’arrive pas.

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Baptiste Stephan

Cette nuit-là, les enfants ont dormi dans une tente. Nous avons – avions, aurons – cette tradition dans la famille. Parfois, si les enfants sont sages, je place une tente au milieu de la pièce et je m’y endors entre mes deux fils. Ils aiment beaucoup ce jeu. Et j’aime cela aussi. Ils s’endorment dans mes bras. Plus tard dans la nuit, bien sûr, je retourne auprès de ma femme, sur notre matelas orthopédique. L’âge auquel on peut dormir sur un tapis de randonnée, à même le sol, ne dure pas éternellement. J’ai mal au dos.

La veille de l’invasion, mes fils avaient été turbulents. Ma femme et moi avions cependant décidé de les « amnistier » et de monter la tente. Je reste heureux de cette décision. Comme il était bon que, cette dernière nuit de paix, mes deux fils s’endorment dans mes bras. Je pensais que je serais le seul à m’en souvenir pour le reste de ma vie. Mais non. Récemment, mon fils aîné m’a écrit de l’étranger : « Quand la guerre sera finie, je rêve de dormir à nouveau avec toi à la maison, dans une tente. Parce que je me souviens que lorsque la guerre a commencé, nous ne l’avons pas repliée. »

 « Les enfants, réveillez-vous. Je les avais sortis de la tente dans mes bras à cinq heures du matin. On va chez grand-mère.

– Maintenant ? L’aîné ne pouvait pas le croire.

– Oui, mes chatons. Votre grand-mère s’ennuie tellement de vous. Elle ne vous a pas vus depuis presque deux ans. »

Par crainte de les contaminer, nous n’avions pas emmené les enfants chez leurs grands-parents depuis le début de la pandémie de Covid. Mais, en Ukraine, la pandémie a pris fin du jour au lendemain, le 24 février 2022.

À ce propos, en Ukraine, on dit souvent simplement « le 24 », sans le mois ni l’année. Deux mondes, deux vies : « avant le 24 » ou « après le 24 ». Et tout le monde comprend.

Lorsqu’avec les enfants, écoutant la radio en silence, nous sommes arrivés en voiture dans le sud-ouest du pays, une demi-journée plus tard, tandis que le trajet prend habituellement deux heures, ma femme a montré du doigt le ciel uniformément gris et a dit : « La météo est assortie. Si le soleil brillait, ce serait quelque peu… »

Le monde semblait gris. Les bruits me parvenaient assourdis comme à travers de l’eau. Je n’avais pas peur. Tout était gelé au fond de moi. Je suis un écrivain professionnel et je ne parvenais pas à trouver les mots. Pas un seul. J’étais engourdi et mes pensées aussi. Nous formions un convoi de plusieurs voitures, pleines de gens que nous ne connaissions pas avant le 24. Une amie de ma femme avait emmené toute notre famille. Le reste du groupe était composé de parents et d’amis à elle. À l’heure du déjeuner, nous nous sommes arrêtés dans un village, chez le père de l’un d’entre eux. Ce paysan mince et moustachu, presque retraité, au regard bienveillant et à la poignée de main ferme, m’a semblé être l’incarnation vivante de cette « Ukraine profonde », indescriptible mais bien réelle, dont j’aime parler dans mes livres.

Le soir même, il a été mobilisé dans l’armée. À l’heure où j’écris, cet homme se trouve dans un hôpital militaire, blessé lors d’une bataille contre les Russes près de Bakhmout, dans l’est de l’Ukraine. C’est en partie grâce à lui que j’ai rejoint l’armée.

Je ne sais pas comment ce sentiment est appelé en France, mais en Ukraine, pour une raison quelconque, nous l’appelons « la honte espagnole ». Il s’agit de cette situation où le comportement d’une autre personne vous inspire de la honte. Le premier soir dans ce village, j’ai vu comment se comportait le fils adulte d’un père mobilisé. Vous souvenez-vous de la façon dont Winston Smith, le personnage principal du roman d’Orwell 1984, a finalement été brisé ? Il a commencé à crier : « Faites ça à Julia ! À Julia ! Pas à moi ! Je me fiche de ce que vous lui ferez ! (…) Ne me faites pas ça à moi ! »

C’est ainsi que le fils d’un père mobilisé s’est comporté. Au moins ce soir-là. Il est arrivé au village où il comptait se cacher. Lorsqu’il a appris par téléphone que son père et d’autres hommes avaient été alignés devant le conseil du village et qu’on leur avait distribué des fusils d’assaut, ce fils s’est couvert les yeux et s’est caché derrière les femmes. Et quand je lui ai demandé de nous conduire vers l’autoroute, il m’a répondu à voix basse qu’il ne voulait plus passer les checkpoints ukrainiens. C’est finalement une femme qui nous a aidés. Là, il m’est apparu clairement que la charge principale, comme toujours, retomberait sur les épaules de gens ordinaires – c’est-à-dire des paysans, des chauffeurs de bus, des ouvriers du bâtiment, des agents de sécurité travaillant au supermarché. L’Ukraine profonde, sur laquelle j’ai écrit. Les gens comme moi ou ce jeune homme – des personnes éduquées des grandes villes – à moins de se porter volontaires, peuvent facilement éviter la guerre. C’est ce soir-là que j’ai décidé d’être avec les gens ordinaires. Le lendemain, je me suis rendu au bureau d’enregistrement et je me suis enrôlé.

Jusqu’à ce jour, je me considérais comme un pacifiste, par principe. Depuis lors, j’appelle cette position de principe « pacifisme abstrait ». Le pacifisme abstrait est réservé à ceux qui ne sont pas confrontés à un choix existentiel et peuvent se permettre de théoriser. Aujourd’hui en Ukraine, il est inutile de rédiger une pétition contre les bombes et les missiles de croisière ; la résistance non violente ne fonctionne pas. Le Mahatma Gandhi, que j’ai traduit en ukrainien, a écrit des lettres à Adolf Hitler avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce ne sont pas ces lettres qui ont vaincu Hitler.

« Mieux vaut se battre malgré toutes les chances de perdre. »

 Poutine s’attendait à ce que l’Ukraine tombe en quelques jours ou quelques semaines. Comme beaucoup de gens en Occident d’ailleurs, et même de nombreux Ukrainiens. J’en étais. Et, puisque j’essaie d’être honnête, je vais vous le dire : je suis arrivé dans l’armée avec mon passeport et l’idée que je pourrais éventuellement fuir à l’étranger. Je pensais que nous allions perdre en quelques semaines ou quelques mois. Je nous imaginais alors devenir des partisans dans les forêts, armés de lance-missiles antichars Javelin. Tout le monde parlait de guérilla, car on s’attendait à ce que l’État s’effondre. Nous nous disions que cela nous donnerait le sentiment de ne pas être des victimes, mais des membres actifs de la résistance. Et que nous aurions au moins essayé.

Mais les choses ne se sont pas passées ainsi. Et c’est précisément en raison de ce choix. Mieux vaut courir vers les Ténèbres et résister, que fuir les Ténèbres et être une victime. Mieux vaut se battre malgré toutes les chances de perdre. C’est parce que des centaines de milliers de personnes ont fait ce choix existentiel que l’Ukraine n’a pas perdu. Et non seulement notre pays n’a pas été battu, mais les choses ont évolué de façon complètement différente. Il m’apparaît maintenant que le choix existentiel ne détermine pas seulement le sort des individus, mais aussi des communautés. Y compris des communautés imaginaires comme la nation. Je peux déjà constater comment notre perception de nous-mêmes a changé. Notre récit national, nos mythes, ont changé.

Mes enfants, à l’étranger, suivent le programme scolaire ukrainien, car nous avons l’intention de revenir. Il y a trente ans, j’ai moi-même appris « l’histoire du peuple ukrainien qui souffre depuis longtemps ». Il s’agissait essentiellement de la colonisation de l’Ukraine, d’abord par l’Empire russe, puis par son successeur, l’URSS. Au lieu de cela, dans la préface du nouveau manuel de mon fils, bricolé à la hâte, on parle de l’histoire du peuple ukrainien « héroïque et inébranlable ». Bien sûr, les deux visions sont des simplifications de pitoyables versions officielles, que j’ai longtemps essayé de déconstruire dans mes livres. Mais j’espère que cet exemple est clair : vous devenez ce que vous faites.

« Papa, je ne veux pas qu’on t’enrôle à la guerre.

– Ils ne m’enrôleront pas, mon amour, parce que je vais y aller de mon plein gré. »

C’est à mon fils aîné que j’ai d’abord annoncé ma décision. Je me souviens que j’avais moins peur de m’engager dans l’armée que d’en parler à ma compagne. Politiquement, nous sommes tous deux de gauche et féministes. J’étais probablement l’un des féministes masculins les plus connus du pays… Mais la guerre sépare toujours les rôles : l’homme part défendre le monde tandis que la femme reste auprès des enfants pour s’en occuper. Elle devient une réfugiée et une mère célibataire, par la force des choses. Cela continue de me mettre mal à l’aise. Il s’est produit la même chose que pour le pacifisme : pendant des décennies, on construit des coquilles « théoriquement correctes », et voici que l’histoire les balaye en une seule bourrasque. Je ne sais toujours pas quoi penser de tout cela. Je ferai des théories plus tard, quand j’aurai à nouveau ce privilège.

Ma femme est sociologue. À l’étranger, elle étudie les femmes qui, comme elle, à cause de la guerre, ont été contraintes de devenir des mères célibataires. Pendant mon temps libre, je transcris pour elle les enregistrements de ses entretiens. L’une des femmes interrogées, également féministe, a fui le pays à cause de ses enfants alors qu’elle aurait aimé rester en Ukraine pour rejoindre la lutte. Elle explique à ma femme : « J’ai une dissonance cognitive. Je n’avais pas prévu d’être à l’étranger, mais je réalise que je suis là et pour longtemps. Parce que j’ai des enfants. Mon identité de mère me lie à un endroit où je n’aurais peut-être pas choisi d’être dans d’autres circonstances. Vous pouvez être un professionnel de haut niveau, mais parce que vous avez des enfants, vous faites ce que vous devez faire, et c’est tout. Je pense que vous me comprenez parfaitement. »

« J’avais très peur de dire à ma femme que je partais à l’armée. »

Ma femme comprend. Et je comprends. Et peut-être que, moi non plus, je n’avais pas d’autre option. Et peut-être que Sartre avait partiellement tort. Avant le moment du choix existentiel, vous êtes partiellement déterminé par vos décisions antérieures, ainsi que par votre propre identité et par les circonstances. Par exemple, le caractère aléatoire du sexe et du lieu de naissance. Une de mes amies qui vit à Paris m’a écrit : « J’ai vu un type qui te ressemblait dans un café. Il buvait du vin et riait, et j’ai été envahie par un sentiment d’injustice. » Eh bien, j’ai le sentiment que nous luttons non seulement pour notre propre survie, mais aussi pour l’avenir de ce type et de ses enfants, à Paris. Nous le défendons contre un monde plus sombre dans lequel, comme pendant la Seconde Guerre mondiale, certains pays pourront à nouveau en occuper d’autres et des millions de personnes seront obligées de choisir : fuir, se cacher ou rejoindre la résistance.

J’avais très peur de dire à ma femme que je partais à l’armée. Parce que si elle ne m’avait pas soutenu, peut-être que je n’y serais pas allé. Et peut-être que ce renoncement aurait lentement réduit notre relation. Le dernier film que j’ai regardé « avant le 24 » était Le Mépris de Jean-Luc Godard. Cependant, ma femme savait déjà ce que je ferais. Avant même que je ne le sache. Ma décision n’a pas non plus été une surprise pour mes parents, ni pour la plupart des personnes qui me connaissent. Alors que pendant des années j’ai prétendu être un pacifiste. Alors que le seul poème que j’ai écrit dans ma vie d’adulte commençait par le vers : « Quand la guerre viendra, je serai déserteur. »

Vos proches vous connaissent parfois mieux que vous-même. Ma femme m’a accompagné au bureau d’enrôlement militaire. Il y avait une longue file d’attente de volontaires.

Ma femme a dit aux enfants : « Ne vous inquiétez pas, papa sera juste envoyé à… et bien… garder des postes de contrôle. » Je ne sais pas pourquoi, mais pour l’instant, elle a plutôt visé juste. J’ai eu de la chance. J’ai été affecté à une compagnie de patrouille. Grâce à cela, je suis toujours en vie. La plupart des gens de cette petite ville qui se sont engagés dans l’armée ont fini dans la brigade de combat locale. Beaucoup d’entre eux ne sont plus parmi nous. Grâce à eux, grâce à tous ceux qui n’ont pas fui mais sont allés au front, nous sommes encore debout face aux Ténèbres. Grâce à eux, à ces personnes pour la plupart ordinaires, agriculteurs et ouvriers du bâtiment, le monde entier ne deviendra peut-être pas un endroit encore plus sombre.

J’ai eu, depuis, des moments de faiblesse. À chaque fois, ce sont les autres soldats qui m’ont soutenu. Le premier jour, dans une baraque du centre d’affectation, j’ai pleuré. Un jeune homme, lui aussi nouvellement mobilisé, s’est approché et m’a donné une couverture. J’ai été impressionné de voir comment une personne dans une telle situation a la force, contrairement à moi, de prendre soin de son prochain. Il s’est avéré que cet homme était séminariste. Il portait en lui une question qui lui faisait mal : « Si je dois tuer à la guerre, pourrai-je être ordonné prêtre ? »

Comme je ne me suis pas retrouvé dans des conditions vraiment dangereuses, le plus dur a été la séparation d’avec mes enfants et ma femme. Le premier mois, ils sont restés en Ukraine. Poutine menaçait alors d’utiliser ses armes nucléaires et nul ne savait quelle ville il pouvait choisir de raser. Chaque nuit, je rêvais que des enfants mouraient. Parfois, il s’agissait de mon jeune frère enfant. Parfois, un chaton tombait par la fenêtre. Parfois, un camion militaire écrasait notre chien. Tous ces cauchemars ont cessé le jour où ma femme et mes enfants sont partis à l’étranger.

Des rêves plus doux ont alors pris le relais. Contrairement aux cauchemars dont vous essayez de vous extraire de toutes vos forces, vous rêvez que vous serrez vos enfants dans vos bras. Tout est si beau, si lumineux et si ensoleillé que vous commencez à vous demander si ce n’est pas trop beau pour être vrai – et à cette pensée, les enfants commencent à se dissoudre dans l’air. Vous les prenez dans vos bras, les serrez contre vous pendant qu’ils fondent jusqu’à disparaître, et vous vous réveillez en larmes. Il n’y a pas d’enfants. Vous êtes en uniforme militaire, avec un fusil-mitrailleur, quelque part dans une caserne ou une voiture. Le cauchemar est bien réel, et vous vous détournez des autres soldats pour qu’ils ne vous entendent pas pleurer.

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Baptiste Stephan

Le jour de l’anniversaire de mon fils aîné – il allait avoir 10 ans, il était à mille kilomètres de moi et je ne savais pas quand je le reverrai ni même si je le reverrais –, j’ai dessiné un gâteau avec le chiffre 10. J’ai écrit « Je t’aime très fort » et j’ai demandé qu’on me prenne en photo avec cette image sur mon téléphone. « Artem, souris ! » m’a dit le soldat qui prenait les photos.

« J’avais très peur de la façon dont la guerre pourrait me changer. »

Je n’ai pas pu. Toute cette journée d’anniversaire de mon fils, j’ai marché et serré les dents. Pour que personne ne remarque mon état. Ça n’a pas marché.

 « Artem, tu ne vas pas déjeuner ? », m’a demandé l’officier de service.

J’ai secoué la tête et j’ai essayé de partir rapidement en disant : « Pas faim. » Mais l’officier m’a suivi : « Il t’est arrivé quelque chose ? Quelqu’un est mort ? » Ma vie est morte, ai-je pensé. Et j’ai fondu en larmes quand j’ai essayé de lui dire à quel point mes enfants me manquaient. Et lui, soldat avec une mitrailleuse, m’a serré dans ses bras : « Tu sais que la plupart des gens ici ressentent la même chose, n’est-ce pas ? »

J’avais très peur de la façon dont la guerre pourrait me changer. Je craignais qu’elle ne me rende plus dur. Pour contrer cela, je me suis efforcé de devenir encore plus sensible et prévenant. Par exemple, j’ai acheté des saucisses pour les chiens et les chats errants. Sur les photos, on voit souvent des militaires qui prennent soin des animaux. Ce n’est pas un hasard. Nous avons beaucoup de tendresse inemployée. En mai, j’ai même passé un mois entier à nourrir une fourmilière dans la forêt. J’apportais des morceaux de pomme et de chocolat, et j’observais les fourmis les récupérer.

Je ne crois pas être devenu plus dur. Mais la guerre a quand même commencé à me changer.

Ceux qui réfléchissent le moins détestent et déshumanisent les soldats russes. Dans les premiers mois de l’invasion, les militaires russes ont été comparés aux Orques des livres de Tolkien. Je n’aime pas cela, mais je peux comprendre. Ceux qui réfléchissent davantage sont plus enclins à prendre en pitié les Russes sans pitié. Je ne sais pas si une personne qui n’a pas connu la guerre peut comprendre ce sentiment, mais l’une des déclarations artistiques les plus fortes sur l’invasion russe, écrite dans le style d’une chanson folklorique, contient ces mots : « Oh, je suis désolé, mon petit ennemi, que tu aies choisi ce chemin. » Récemment, j’ai transcrit pour ma femme des entretiens de sociologues ukrainiens avec des membres de l’opposition russe. Ils racontent que les manifestations anti-guerre en Russie ont été rapidement réprimées. J’ai été frappé par l’histoire d’un homme qui se sentait isolé, désespéré et ne savait pas quoi faire. Il a mis le feu à la porte du bâtiment du FSB [les services de sécurité de la Fédération de Russie] et ne s’est même pas enfui. Il voulait que son action serve d’exemple. Mais les gens autour de lui ont détourné le regard. Il est resté seul jusqu’à ce que l’on vienne l’arrêter. Une triste dystopie.

Il n’y a pas de débat concernant nos sentiments envers l’envahisseur. En revanche, beaucoup de soldats que je connais ont des problèmes avec leurs vieux amis qui ont décidé de ne pas rejoindre la résistance.

Trois mois après le début de la guerre, j’ai eu, pour la première fois, une permission de deux jours dans ma petite ville natale, chez mes parents. J’ai retrouvé toutes ces personnes que je connais depuis l’enfance, et qui sont restés mes meilleurs amis… jusqu’au 24. Nous sommes amis depuis trente ans. Mais sommes-nous encore amis ? L’un d’eux m’a raconté comment, après l’invasion russe, il était devenu un « hyper-patriote » (à propos, je ne me suis moi-même jamais considéré comme un patriote et je ne le suis toujours pas). Une heure plus tard, après avoir bu deux ou trois bières, l’hyper-patriote a baissé la voix et m’a dit : « Si on reste tranquille, dans un coin, on peut rester comme ça jusqu’à la fin. »

Ce n’était que le premier de mes deux jours de permission, mais j’ai eu brutalement envie de me lever et de retourner dans mon unité militaire, auprès des personnes dont je me sentais solidaire. Par politesse, je ne l’ai pas fait et j’ai gardé le silence.

Plus tard, un autre ami m’a raconté au téléphone qu’il était assis dans un café de Kyiv, une ville qui a été défendue par d’autres : « Il faut juste profiter de la vie. » C’est vrai, ai-je d’abord pensé. Puis, j’ai réfléchi. Je comprends la peur ; je suis moi-même un grand lâche. Mais j’ai finalement estimé que cette attitude témoignait d’un certain égoïsme. Même si, quand j’y songe, je me dis que j’ai peut-être tort.

Une autre fois, un ami cherchait un appartement à Kyiv, devenu plus sûr après le repli des Russes. Il voulait louer un appartement pour lui et sa famille dans le quartier où je vivais avec la mienne avant la guerre. Je lui en ai soudain voulu, comme s’il allait vivre notre vie dans notre dos. Tant de gens ont laissé leurs enfants en s’engageant pour que lui puisse être avec les siens. Et des dizaines de milliers de personnes ont eu moins de chance que nous et sont mortes.

Tous ces ressentiments ne se déclenchent pas en même temps. Ils surgissent progressivement, en réaction à des centaines d’anecdotes similaires. Un mur se forme entre ceux qui s’engagent et ceux qui ne s’engagent pas. Même si on sait bien, comme le montre l’Histoire, que tout le monde ne prendra pas les armes. En France pendant l’occupation nazie, tous n’ont pas rejoint la Résistance. Et tous les Vietnamiens n’ont pas combattu l’invasion américaine. Ça ne marche pas comme ça.

Parfois, je croise le regard d’hommes en civil : certains ont de la honte dans les yeux, d’autres de l’aversion. J’attribue ces sentiments à ma présence et à la peur d’être « rattrapé » et mobilisé. Un jour de permission, le commandant de l’unité nous a donné, à moi et à un autre soldat, l’autorisation d’aller à la salle de sport. Quand nous sommes entrés dans le gymnase en uniforme, il était plein de culturistes. Pensant que nous étions de la commission de mobilisation, ils sont partis se cacher dans les coins.

De vieilles amitiés se dissolvent. Mes enfants sont en train de perdre leurs dents de lait. Je l’ai vu sur les photos que ma femme m’envoie. Le processus de dissolution des amitiés me rappelle la façon dont les dents de lait tombent après la dissolution des racines. Mais d’autres dents poussent à leur place. Des gens que j’ai rencontrés dans l’unité militaire, ou seulement en passant, deviennent des amis proches. Récemment, j’ai reçu un appel d’une connaissance avec laquelle j’avais peu de liens bien que nous ayons une admiration réciproque. Il est aujourd’hui l’une des personnes dont je me sens le plus proche. Il s’est également porté volontaire pour lutter contre l’invasion, même si ses motivations sont complètement différentes des miennes.

Il m’a dit au téléphone : « Comprends que tout le monde ne peut pas avoir assez de force. C’est comme si, à la salle de sport, on demandait à tous de soulever une barre d’haltères de cent kilos. »

Bien sûr, il a raison.

C’est un autre point de vue. Vous pouvez dire : « Mes amis se sont avérés être faibles. » Ou vous pouvez dire : « Maintenant, je suis parmi les plus forts. » Et, parmi ces plus forts, je me sens l’un des plus faibles. Et ces plus forts me soutiennent. Ainsi, un lieu commun de la littérature sur la guerre s’est révélé juste : la « fraternité » – ou la « sororité » pour les femmes – entre militaires existe.

Il y a des choses dont un soldat parlera d’abord avec un autre soldat, parce qu’il n’est pas sûr qu’un civil le comprendra. L’être détermine la conscience. Mais même ici, on peut faire des erreurs, comme j’en ai fait une récemment.

J’ai vu qu’il voulait me parler. Un homme d’une cinquantaine d’années avec une barbe pointue. Nous étions tous deux en uniforme parmi les civils. J’ai pu voir à son regard et à ses mouvements timides qu’il avait besoin de parler. On a d’abord échangé sur des choses générales : qui sert où, qui était où. Puis il a dit :

« Le plus dur, c’est quand il faut tirer la première fois sur une personne. J’ai vu ses yeux.

– Tu as dû en tuer beaucoup ?, ai-je demandé, et aussitôt je me suis mordu la langue.

– C’est une question stupide.

– Je suis désolé. C’est une question stupide. Je suis désolé. Je suis désolé. Désolé… Ses yeux se sont remplis de larmes. Je suis désolé.

 Ne demande jamais ça. Personne ne vous le dira. Il a mis du temps à se remettre de ma question stupide. Je n’ai pas dormi depuis un mois. Un mois. Seigneur, pardonne-moi, je suis un pécheur. Dès que je m’endors, je vois ses yeux. En vacances, à la maison… Un chat entre dans la pièce, je sursaute. Les gens comme nous… Il sanglote encore… On nous a jetés comme des chiens… Et si je ne l’ai pas tué ? Et alors ? Les autres gars devront le faire… ! Et puis, tu viens ici et on te demande ça : “Combien en as-tu eu ?” ! »

« Après une année de guerre, comme le premier jour, je ne rêve que d’enlever mon uniforme. »

 Tu es assis en face d’un homme qui a tué. Pourtant tu ne peux pas le considérer comme un « meurtrier ». C’est un homme qui a été obligé de tuer. Il est juste là, à deux mètres de toi. Tu sais qu’il a tué, et tu l’aimes plus que tout au monde, tu l’aimes tellement que tu sens le flux d’hormones, d’ocytocine ou autre, tu sens le flux d’énergie qui va de toi à lui, et tu veux le serrer dans tes bras, mais tu as peur, peur de le serrer, peur de le toucher. Parce que même un chat dans la nuit le fait sursauter.

Les gens posent parfois des questions sur « la fatigue de la guerre ». Je ne sais pas. Cela me semble aussi abstrait que le « pacifisme » face aux bombes et aux missiles. Les premiers jours, et encore aujourd’hui, mon plus grand rêve était que ce cauchemar se termine le plus vite possible. Après une année de guerre, comme le premier jour, je ne rêve que d’enlever mon uniforme. Et, surtout, que mes enfants n’aient pas à le porter quand ils seront grands. Une fois, alors que mon fils était encore en maternelle, il était censé jouer un soldat de plomb du conte d’Andersen pour Noël. En voyant mon enfant en uniforme, j’ai pensé : « Fils, j’espère que tu n’auras jamais à le porter dans la vraie vie. » Et c’est peut-être pour cette raison que je dois porter l’uniforme. J’ai également rencontré un volontaire de 50 ans qui s’est engagé dans l’armée afin d’empêcher la mobilisation de son fils de 25 ans.

Que signifie « la fatigue de la guerre » ? Quelles sont les autres options ?

Je ne veux pas me lancer dans un exposé de l’histoire de l’Ukraine pour les étrangers, mais les options sont simples. Soit se défendre ici et maintenant, avec des pertes, soit rester une colonie de l’empire russe pendant encore cent ans. Si nous nous rendons, ils pourront faire n’importe quoi de nous, tout comme le gouvernement chinois le fait avec les Ouïghours. Maintenant, au moins, on nous aide en nous donnant des armes. Si nous sommes vaincus, le monde ne pourra que « montrer une profonde inquiétude ». Récemment, le Parlement européen a enfin reconnu la famine artificielle en Ukraine, l’Holodomor de 1932-1933, comme un génocide. Bien sûr, il est difficile d’imaginer que dans l’Europe d’aujourd’hui, des millions de personnes puissent être à nouveau tuées. Mais jusqu’au 24, nous ne pouvions pas imaginer que dans l’Europe d’aujourd’hui, un pays puisse en envahir un autre.

Récemment, les services secrets britanniques ont rendu publics les plans initiaux de la Russie, qui, après l’occupation, envisageait de diviser l’Ukraine en quatre parties et liquider physiquement les « irréconciliables ». Dans les territoires actuellement occupés, nous pouvons déjà voir comment les enfants sont « reprogrammés » par les écoles pour devenir des « Russes ». Cela peut aussi être considéré comme une forme de génocide.

Soit vous vous battez avec le risque de mourir à cause des éclats de roquettes, soit vous ne vous battez pas et vous risquez encore de mourir avec un sac sur la tête, les mains attachées dans le dos, comme les civils à Boutcha. Vous pouvez être torturé à tout moment et pour n’importe quelle raison.

Fatigue ou pas, c’est une question de survie.

Après neuf mois de guerre, j’ai enfin pu aller à l’étranger pour rendre visite à mes enfants. C’est une situation exceptionnelle pour un militaire : j’étais invité à un festival littéraire, et ce déplacement a été approuvé par le commandant en chef des forces armées de l’Ukraine. La décision a été prise au dernier moment et dès le premier jour, j’ai été tourmenté par la sensation qu’il existe un fossé entre deux mondes : un après-midi, vous patrouillez encore dans le froid avec des armes dans une installation militaire, et deux heures plus tard, vous remettez vos armes, le commandant vous emmène prendre un bus. Moins d’un jour plus tard, vous vous promenez dans une ville européenne décorée d’illuminations de Noël.

J’ai traîné mes enfants aux événements littéraires pour ne pas manquer une seule heure avec eux. Je les ai accompagnés à l’école pendant plusieurs jours. Le soir, je ne les quittais pas, je les gardais dans mes bras, pour les caresser, les embrasser. J’ai dormi avec eux dans le même lit. J’étais heureux d’être avec eux et, en même temps, malheureux de voir tout ce que j’avais perdu. Il n’y aura pas de vie comme « avant le 24 » tant que ce cauchemar ne sera pas terminé. Même si j’enfreignais toutes les lois, que je m’enfuyais et restais en Europe, ce que, bien sûr, je n’envisage pas à ce stade.

En prenant le tram dans cette ville européenne, j’ai eu l’impression que tout qui s’y passait était comme plat, superficiel. Pas tout à fait réel. Un décor dessiné sur une feuille brillante en plastique coloré.

Une semaine plus tard, de retour en Ukraine, je me suis rendu à pied à l’unité militaire dans la petite ville où je suis maintenant en poste. C’était une soirée d’hiver. La ville était presque entièrement plongée dans le noir, à cause des bombardements russes sur les centrales électriques. Seuls ici et là, des générateurs diesel ronronnaient, certaines fenêtres étaient faiblement éclairées. J’ai marché dans l’obscurité et j’ai senti que pour moi, la véritable existence, avec toute la profondeur de l’être, se trouvait ici. Une existence qu’aucune personne normale pourtant ne choisirait volontairement.

* Bien que L’Hebdo utilise habituellement la graphie Kiev, tirée du russe, nous avons ici fait le choix, par respect pour l’auteur, de respecter la graphie ukrainienne.

 

 

 

https://www.la-croix.com/Monde/Ma-guerre-recit-dun-ecrivain-ukrainien-devenu-soldat-2023-02-18-1201255808

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Les enfants du camp de Birkenau

 

Les enfants dans le camp d’Auschwitz-Birkenau

Auschwitz II Birkenau (Pologne): camp de concentration - Bloc des Enfants: Bloc des Enfants: Peintures murales decoratives, un enfant jouant avec un manche a tete de cheval  - Juillet2007 -
OPA4357054 Auschwitz II Birkenau (Pologne): camp de concentration – Bloc des Enfants: Bloc des Enfants: Peintures murales decoratives, un enfant jouant avec un manche a tete de cheval – Juillet2007 – ; (add.info.: Auschwitz II Birkenau (Poland): concentration camp – Children’s block: Children’s block: Decorative murals, a child playing with a horse’s head – July 2007 -); Photo © Philippe Matsas/Opale .

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La Bibliothécaire d’Auschwitz 

Antonio G. Iturbe

Paris, Flammarion, 2020. 512 pages.

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Résumé :

A quatorze ans, Dita est une des nombreuses victimes du régime nazi. Avec ses parents, elle est arrachée au ghetto de Terezín, à Prague, pour être enfermée dans le camp d’Auschwitz. Là, elle tente malgré l’horreur de trouver un semblant de normalité. Quand Fredy Hirsch, un éducateur juif, lui propose de conserver les huit précieux volumes que les prisonniers ont réussi à dissimuler aux gardiens du camp, elle accepte.
Au péril de sa vie, Dita cache et protège un trésor. Elle devient la bibliothécaire d’Auschwitz.

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Le camp des enfants : Un roman basé sur l’histoire vraie du terrible bloc 31

Otto Kraus

City Edition, 2021. 287 pages.

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Résumé

Jour après jour, Alex tente de survivre dans le camp d’Auschwitz où il est prisonnier. Survivre au manque de nourriture, au froid, aux humiliations, à l’absence d’espoir. Pourtant, malgré les risques, le jeune homme a décidé de défier ses bourreaux : en secret, il fait la classe aux enfants du Bloc 31. Poésie, mathématiques, dessin… Ces leçons ne sont qu’un petit geste, mais témoignent du courage et de la résistance d’Alex. C’est aussi sa manière de protéger ses petits élèves de la terrible réalité du camp. Mais enseigner aux enfants n’est pas la seule activité interdite à laquelle Alex se livre… Il écrit aussi un journal dans lequel il raconte les minuscules moments de joie qui font oublier le cauchemar du quotidien. Un récit pour être plus fort que l’horreur du monde et pour que personne n’oublie rien, jamais.

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Otto Kraus

Le Mur de Lisa Pomnenka

Otto Kraus

Eiteur ARACHNEEN, 2013. 336 pages

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Résumé

En septembre 1943, en vue de démentir la rumeur de l’anéantissement des Juifs d’Europe, Adolf Eichmann invita la Croix-Rouge internationale à visiter le ghetto de Theresienstadt (Terezín en tchèque) et un « camp pénitentiaire » familial à Birkenau. En cet effet, il organisa le « nettoyage » du ghetto et déporta plusieurs milliers de ses détenus à Birkenau, où avait été créé un « camp des familles tchèques ». Terezín a été visitée le 23 juin 1944 ; la Croix-Rouge n’y a rien trouvé à redire. La visite à Birkenau, elle, n’eut pas lieu, et ce camp fut « liquide » le mois suivant. Le Mur de Lisa Pomnenka, roman et témoignage, transpose une histoire réelle dont l’auteur, l’écrivain tchèque Otto B. Kraus, fut à la fois le témoin, la victime et l’acteur : celle d’un groupe d’enfants et de jeunes gens juifs, tchèques pour la plupart, qui, Envoyé de Terezín au camp des familles de Birkenau en décembre 1943, vécurent six mois dans le « block des enfants » (Kinderblock), créé par un jeune juif d’origine allemande, Fredy Hirsch, avec l’approbation d’Adolf Eichmann et sous le contrôle direct de Josef Mengele. Les enfants y passaient leurs journées auprès de jeunes madrichim (« guides » en hébreu) ​​désignés parmi les détenus qui, tout en se sachant condamnés, leur proposaient des activités éducatives, sportives et artistiques. Otto B. Kraus fut l’un de ces éducateurs ; il fit partie du convoi venu de Terezín en décembre 1943. Le Mur de Lisa Pomnenka témoigne de cette expérience et porte sur les derniers mois du camp des familles avant sa liquidation en juillet 1944. Le roman mêle des personnages semi-fictifs et des événements réels, tels que la mort de Fredy Hirsch, l’envoi à la chambre à gaz en mars 1944 des déportés du premier convoi de septembre 1943, le soulèvement avorté, les expériences de Mengele… Sur ce fond d’horreur, le récit d’Otto B. Kraus raconte la survie des désirs et de l’espoir, et la tentative des éducateurs de faire du block un îlot de « faux-semblants » dans l’espoir de protéger les enfants de la hantise de la mort. Le Mur de Lisa Pomnenka est suivi d’un essai de Catherine Coquio qui remplace les événements du block des enfants dans la continuité de ceux du ghetto de Teresienstadt, en insistant sur la vie culturelle et sur le rôle décisif qu’y jouèrent les mouvements de jeunesse sionistes de gauche. À Birkenau comme à Theresienstadt les éducateurs engagèrent les enfants dans des jeux de fortune, des pièces de théâtre, des chants, des concours de poésie, des rudiments d’enseignement et des exercices physiques. Le mur peint de « Lisa Pomnenka », une jeune déportée, est à l’image de « la vraie vie introuvable qu’était devenue le monde humain ».Catherine Coquio dégage également du roman les ambiguïtés du « mensonge protecteur », les angoisses des éducateurs devant la voyance des enfants et à l’idée de leur sort dans le cas d’un soulèvement ; elle évoque la mutation des formes messianiques et politiques de l’espoir : toute projection dans l’avenir de venir impossible, c’est dans un pur présent que s’affirment les gestes de l’art et de la création, à la manière de rituels et de valeurs absolues. Les deux textes composent ainsi une méditation exceptionnelle sur le rapport différent des enfants et des adultes à la vérité, à l’espoir et à la mort.

Le Mur de Lisa Pomnenka est suivi d’un essai de Catherine Coquio qui replace les événements du block des enfants dans la continuité de ceux du ghetto de Teresienstadt, en insistant sur la vie culturelle et sur le rôle décisif qu’y jouèrent les mouvements de jeunesse sionistes de gauche. À Birkenau comme à Theresienstadt les éducateurs engagèrent les enfants dans des jeux de fortune, des pièces de théâtre, des chants, des concours de poésie, des rudiments d’enseignement et des exercices physiques. Le mur peint de « Lisa Pomnenka », une jeune déportée, est à l’image de «L la vraie vie introuvable qu’était devenu le monde humain ».

Catherine Coquio dégage également du roman les ambiguïtés du « mensonge protecteur », les angoisses des éducateurs devant la clairvoyance des enfants et à l’idée de leur sort dans le cas d’un soulèvement ; elle évoque la mutation des formes messianiques et politiques de l’espoir : toute projection dans l’avenir devenant impossible, c’est dans un pur présent que s’affirment les gestes de l’art et de la création, à la manière de rituels et de valeurs absolues.

Les deux textes composent ainsi une méditation exceptionnelle sur le rapport différent des enfants et des adultes à la vérité, à l’espoir et à la mort, sur les pouvoirs et les limites de l’idée d’« éducation », enfin sur le sens moral et la valeur pratique des gestes artistiques à l’échelle individuelle et collective.

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GRANDIR DANS UN CAMP DE LA MORT : LE CAMP DES FAMILLES DE BIRKENAU

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Paysages de la métropole de la mort. Réflexions sur la mémoire et l’imagination, suivi de Un ghetto dans un camp d’extermination. L’histoire sociale juive au temps de l’Holocauste et ses limites d’Otto Dov Kulka (trad. P.-E. Dauzat, Paris, Albin Michel, 2013) et Le mur de Lisa Pomnenka (trad. S. et N. Gailly), suivi de C. Coquio, Le leurre et l’espoir. De Theresienstadt au block des enfants de Birkenau, Paris, L’Arachnéen, 2013.

Deux livres bouleversants sont parus presque simultanément début 2013, Paysages de la métropole de la mort, d’Otto Dov Kulka, et Le mur de Lisa Pomnenka, d’Otto B. Kraus (suivi de l’essai Le Leurre et l’espoir, de Catherine Coquio). Il s’agit de deux documents exceptionnels sur un pan relativement peu connu de l’histoire de la Shoah, le camp des familles de Birkenau (officiellement appelé camp BIIb), un camp-vitrine installé à quelques centaines de mètres des chambres à gaz, destiné à leurrer d’éventuels visiteurs de la Croix Rouge internationale sur la réalité du traitement des Juifs déportés. Aucun des deux ouvrages ne relève vraiment du genre testimonial – du moins de ses formes attendues. Le premier explore la mythologie personnelle d’un survivant dont l’enfance s’est déroulée dans ce cadre hors-norme. Le second, également écrit des décennies plus tard par un rescapé, imagine le journal fictif d’un éducateur confronté aux dilemmes moraux quotidiens que constitue la présence des enfants en un tel lieu.

Les conditions de vie dans le camp BIIb sont effroyables, et le spectacle de la mort est quotidien. Les détenus souffrent de la promiscuité, du froid et de la faim. Mais relativement aux conditions du reste du camp, la vie des déportés du camp des familles apparaît comme presque privilégiée : les familles, venues du ghetto de Theresienstadt, ne sont pas sélectionnées à leur arrivée, ni séparées ; les détenus sont tatoués, mais ils peuvent conserver leurs cheveux, leurs vêtements, et maintenir les rudiments d’une vie sociale et culturelle : orchestre, jeux, spectacles, auxquels assistent souvent les SS et le responsable du camp des familles, le docteur Mengele. Très rapidement, la vie s’organise, notamment au Kinderblock (block des enfants), où des moniteurs s’attellent clandestinement à l’éducation des plus jeunes, s’efforçant de divertir les enfants de la réalité terrifiante qui les entoure, de leur apprendre à lire ou à dessiner, ou, comme l’écrit Otto Kraus, à « vivre avec la mort ».

Témoins de la sélection et de la disparition des milliers de Juifs descendus des convois de la mort, les familles du camp BIIb n’ont aucun moyen de comprendre ce qui leur vaut d’être épargnées par ce qu’Otto Kulka appelle plus d’un demi-siècle plus tard « la Grande Loi de la mort ». Ce statut d’exception devient plus incompréhensible encore lorsque l’intégralité des membres du premier convoi des familles tchèques, arrivé à Auschwitz en septembre 1943, est exterminée dans les chambres à gaz six mois plus tard, une nuit de mars 1944. Les très rares rescapés du massacre – dont fait partie Kulka, sauvé par un séjour à l’infirmerie – savent désormais, tout comme les membres des convois suivants, qu’ils seront tous voués à la mort au bout de six mois, sans même le mince espoir que représente, pour les autres détenus, le processus de sélection.

Comment continue-t-on à vivre en plein cœur d’un camp d’extermination ? Peut-on tomber amoureux, ou le rester, lorsqu’on sait précisément quel jour on doit mourir, et de quelle façon ? Quelle enfance, et quelle éducation, dans un lieu sans aucun avenir ? À quoi bon apprendre à lire à des enfants promis à la mort ? Pourquoi écrire des poèmes, tenir un journal, débattre d’un avenir politique promis à d’autres ? Ces questions sont au cœur de l’expérience des déportés du camp des familles, qui n’échappent initialement à la mort que pour subir en toute conscience, sans espoir aucun de s’y dérober, la loi de la cheminée. Double exception dans ce lieu d’exception qu’est le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau : la survie dans le camp de la mort, mais aussi la certitude du meurtre.

Lors de la liquidation du camp des familles, en juillet 1944, moins de 10% des déportés avaient survécu. Et pourtant, même après l’extermination intégrale du premier convoi, la vie du camp s’était maintenue : on continuait à entretenir des traditions juives, à célébrer des fêtes, à éduquer les enfants, à s’affronter sur le sionisme ou l’internationalisme. Racontant la préparation d’une révolte avortée, le roman d’Otto Kraus met en scène l’espoir d’une issue autre que l’extermination, mais il explore surtout une forme d’espérance désespérée, vidée de toute attente, suivant laquelle la seule chose sérieuse à faire, à l’approche et dans la proximité de la mort, serait de maintenir une forme de foi protestataire dans la vie, la « possibilité de vivre quelque chose de l’ordre d’un idéal au présent » (C. Coquio), faux semblant mais aussi vraie affirmation d’une résistance. Comme l’explique Otto Kulka, devenu plus tard historien en Israël, en se remémorant son premier contact avec l’enseignement de l’histoire dans le camp, les « valeurs et modes de vie historiques, fonctionnels et normatifs furent ici transformés en quelque chose de l’ordre de valeurs absolues ».

Les deux livres sont suivis d’un essai qui restitue l’histoire du camp et analyse les conditions de ce paradoxe : Otto Kulka publie, en contrepoint de son exploration intime, l’un des seuls articles qu’il a consacrés en tant qu’historien à l’expérience du camp des familles, où il essaye de comprendre ce cas extrême de survivance d’une vie culturelle au cœur d’un camp de la mort. Accompagnant le roman d’Otto Kraus, un essai passionnant de Catherine Coquio, qui avait déjà dirigé l’édition d’une anthologie de témoignages sur l’enfance pendant la Shoah1, revient de façon détaillée sur l’histoire des déportés du camp BIIb, du ghetto de Theresienstadt à la liquidation finale du camp, et analyse les quelques témoignages qui ont gardé la trace de cette histoire extraordinaire. À leur manière, extrêmement différente, Paysages de la métropole de la mort et Le mur de Lisa Pomnenka viennent enrichir l’héritage historique, poétique et éthique de la littérature des camps en pointant de façon extrêmement poignante l’énigme que put constituer l’expérience collective de l’art et la présence des enfants dans un lieu qui semblait vider l’art et l’enfance de tout sens.

↑1 C. Coquio et A/ Kalisky (textes réunis par), L’enfant et le génocide. Témoignages sur l’enfance pendant la Shoah, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2007

https://raison-publique.fr/1974/

Le camp des familles

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Dans la sombre histoire de la Shoah, il est une aberration dont on parle peu : celle du camp des familles, à Auschwitz, un camp dans le camp, qui voit les Juifs tchèques vivre des conditions de détention nettement différentes de celles des autres détenus raciaux. Retour sur une illusion à peine trompeuse.

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En décembre 1943 arrive à Auschwitz un convoi de Juifs tchèques, déportés du camp de Terezin en Bohême. Leur voyage, si l’on peut l’appeler ainsi, a duré deux jours et une nuit. Mais, à leur arrivée dans le camp de la mort, leur destin est différent de celui des autres Juifs : pas de rampe de sélection, pas de tonte des cheveux, pas de séparation entre parents et enfants.

Ces Juifs tchèques sont regroupés au sein du camp dit des familles, où ils rencontrent certains de leurs coreligionnaires également déportés de Terezin. Combien sont-ils ? Environ 4 000, peut être 4 500. Etrangement, ils connaissent des conditions de vie sans aucun rapport avec les autres détenus : ils sont mieux nourris, portent des vêtements civils au lieu de la tristement célèbre tenue à rayures bleues et blanches. Il y a même un théâtre et une école pour les enfants, visités régulièrement par les gardiens SS. Une véritable aberration ! A deux pas, c’est un enfer sans nom. Et pourtant, tous les membres du camp des familles seront finalement gazés.

Pourquoi ? L’irrationalité nazie est-elle suffisante pour comprendre ? Car jusqu’à aujourd’hui, personne ne s’explique vraiment l’existence puis la liquidation de ce camp des familles.

Il se pourrait bien que les motifs de ce camp dans le camp soient plus terre à terre. Disons-le franchement, il s’agit sans doute de politique. On sait que les nazis firent leur possible pour cacher leur crime, détruisant par exemple les chambres à gaz lors de leur retraite. Le temps de durée du camp des familles avait été officiellement fixé à 6 mois. Un document retrouvé à Auschwitz le prouve. Tout était donc préparé. Six mois, en fait le camp durera un peu plus… Cette période était sans doute jugée suffisante par les nazis pour prouver à qui voudrait l’entendre qu’Auschwitz était un camp de travail normal, voir pourquoi pas un camp humain.

Après tout, ils n’avaient pas fait autrement avec les malades mentaux euthanasiés en Allemagne. A leurs familles, ils envoyaient une simple lettre expliquant un décès accidentel. Le tout étant de rester dans les formes et de faire passer la pilule.

En mars 1944, le camp des familles est liquidé et ses habitants gazés, on y reviendra. Or, 3 mois après, Eichmann invite la Croix-Rouge à visiter le camp de Terezin, en Bohême, sur la demande du Danemark. Pour l’occasion, quelques retouches et mises en scènes semblent tromper les visiteurs.

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Freddy Hirsch

Bref, notre idée est bien que les Juifs tchèques, de Terezin à Auschwitz, ont servi de vitrine auprès de l’opinion internationale. Sans d’ailleurs pour autant qu’ils fussent épargnés. Mais revenons au camp des familles. Membre de la Résistance, détenu depuis 18 mois, Rudolf Vrba, un Juif slovaque, entre vite en contact avec le camp des familles. Il veut convaincre les hommes de le rejoindre dans le mouvement de résistance du camp. En fait, il a très vite compris que le camp des familles était condamné. Son interlocuteur auprès du camp est Fredy Hirsch, un Juif allemand émigré à Prague. Cet homme d’un peu plus de 30 ans est très proche des enfants du camp. Il en est personnellement responsable et apporte un soin particulier à leur éducation. Hirsch communiquera à Vrba le nombre d’hommes prêts à prêter main forte en cas de révolte.

D’autant plus que le temps presse. Fin février 1944, des bruits sur les préparatifs du gazage des familles filtrent. Kaminski, un des chefs de la Résistance au « commando spécial », veut avertir les Juifs du camp des familles, mais l’opération de gazage est repoussée de quelques jours, en fait juste un court sursis. Vrba tente encore une fois de persuader Hirsch d’organiser une révolte armée : sur le chemin de leur exécution, les hommes s’empareraient des armes de leurs gardiens et en tueraient un maximum. La fin était inéluctable alors pourquoi ne pas mourir les armes à la main ? Pour Hirsh, le principal obstacle, et la principale obsession, ce sont les enfants, qu’il considère comme les siens. Face à un choix insoluble, il tente de se suicider en s’empoisonnant.

Un matin, les SS viennent embarquer les familles dans des camions. Subterfuge classique pour une exécution calme, ils expliquent aux Juifs qu’ils seront transférés à Heydebreck. Mais le camion ne tourne pas à droite, vers la sortie du camp, il prend bien la direction des chambres à gaz. Une scène unique se produira alors : battus, forcés de rentrer dans la chambre, les Juifs entonnent l’hymne national tchèque puis la Hatikva, futur hymne d’Israël.

Rudolf Vrba, qui avait tenté de soulever le camp des familles, fera quant à lui partie des rares à avoir pu s’échapper d’Auschwitz. En avril 1944, il parvient à regagner la Slovaquie, avec un co-détenu, Alfred Wetzler. Ils rédigeront un rapport de 32 pages sur la réalité de l’extermination des Juifs, qu’ils enverront aux gouvernements anglais et américain. A cette date, on savait déjà l’essentiel. Mais ce document poussera les Alliés à faire pression sur les nazis dans le cadre de la déportation des Juifs hongrois, qui commence au même moment. Si 400 000 furent effectivement déportés, on estime à environ 100 000 le nombre de vies sauvées grâce à ce rapport.

https://francais.radio.cz/le-camp-des-familles-8600949

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La reine Elizabeth II d’Angleterre (1926-2022)

Mort d’Elizabeth II, reine éternelle des Britanniques

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Portrait 

Née le 21 avril 1926, la reine du Royaume-Uni et du Commonwealth, au pouvoir depuis 70 ans, s’est éteinte le 8 septembre à l’âge de 96 ans. Monarque la plus prestigieuse du monde, Elizabeth II a incarné la fonction royale avec une dignité qui lui vaut le respect de ses sujets britanniques et du Commonwealth, et, plus largement, l’admiration de bon nombre de républicains.

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Couronnement d’Elisabeth II d’Angleterre à l’abbaye de Westminster. Londres (Angleterre), 2 juin 1953.TOPFOTO / ROGER-VIOLLET

La reine Elizabeth, qui vient de mourir à l’âge de 96 ans, a impressionné tous ceux qui l’ont approchée par son maintien. Une façon de se tenir très droite, sans raideur pourtant, mais sans relâchement, jamais. Elle conférait à la personne de cette dame anglaise à chapeau, une autorité indiscutable, renforcée par un regard perçant et vif, de nature à établir immédiatement l’évidence d’une domination et d’une distance, impressionnant tout ceux qui l’ont rencontrée. Elle en aura fait preuve jusqu’au bout, de la tourmente du Brexit jusqu’à la perte en avril 2021 de son époux adoré, le prince Philip.

 De la dignité avant tout chose, aurait pu être sa devise, si la reine n’avait pas endossé celle de l’Angleterre, « Dieu et mon droit ». Jean-Paul II, avec sa perception pénétrante de la nature humaine, l’avait saluée en ces termes en 1982 : « Depuis de très nombreuses années et durant les changements de l’époque, vous avez régné avec une dignité et un sens du devoir qui ont édifié des millions de gens à travers le monde. »Benoît XVI, la visitant à son tour en septembre 2010, rendait, lui, hommage à la fermeté avec laquelle « la Grande-Bretagne et ses dirigeants ont combattu la tyrannie nazie qui cherchait à éliminer Dieu de la société ».

Une fillette consciente de ses prérogatives

Née le 21 avril 1926, Elizabeth Alexandra Mary n’était pourtant pas destinée, à ce moment-là, à régner. Mais l’abdication d’Edouard VIII, en 1936, fait de son père le duc d’York, le roi George VI, et place Elizabeth, à 10 ans, au premier rang de l’ordre de la succession. Lilibeth, comme on l’appelle alors, est l’aînée, sa sœur Margaret a quatre ans de moins qu’elle.

La future reine, une fillette sérieuse, consciente de ses prérogatives, passionnée par les chevaux – elle a reçu son premier poney à 3 ans – et les chiens, étudie les langues étrangères et l’histoire, se montre très faible en mathématiques, travaille les questions d’étiquette, son maintien, s’entraîne sans relâche à porter la traîne et les diadèmes qui la préparent aux couronnes, à donner audience…

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Elizabeth II à cheval, en surplomb du château de Balmoral (Écosse), l’une des résidences d’été favorites de la famille royale. La reine a toute sa vie été passionnée par les chevaux et les chiens. / Lichfield/Lichfield/Getty Images

À 13 ans, elle rencontre Philip Schleswig-Holstein-Sonderburg-Glucksbourg, également appelé Philippe de Grèce, un cousin lointain de 19 ans, élève officier de marine, et en reste éblouie. La guerre éclate cette année-là, et la princesse Elizabeth s’installe avec sa famille au château de Windsor, près de Londres, en 1940. Alors que les bombardements du Blitz font rage, on pense à envoyer les princesses Elizabeth et Margaret à la campagne, comme la plupart des enfants de Londres, ou au Canada. La reine Elizabeth, leur mère, aurait alors déclaré : « Les enfants ne partiront pas sans moi ; je ne partirai pas sans le roi. Et le roi ne partira jamais. » On installe les ­princesses à Windsor, à l’ouest de Londres, jugé moins vulnérable que Buckingham.

Une reine et quatorze chefs de gouvernement

Le courage de la famille royale durant les années de guerre reste, sans doute, encore aujourd’hui la première source de légitimité des Windsor auprès de leurs sujets. Comme les autres membres de la famille royale, Elizabeth paie de sa personne. En 1940, en pleine bataille d’Angleterre, elle intervient à la radio dans « Children’s hour », pour remonter le moral des Anglais. Elle est nommée grenadier de la garde royale à 16 ans. Elle apprend à conduire pour être ambulancière à 18 ans, puis conductrice de camion de l’armée de réserve, en 1944.

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Dès la fin de la guerre, que son beau cousin, renommé Philip Mountbatten (un patronyme plus anglais), a faite dans la Navy, on annonce leurs fiançailles. Ils se marient le 20 novembre 1947, et il devient duc d’Édimbourg. Ils auront quatre enfants, Charles, prince de Galles, en 1948, Anne en 1950, Andrew en 1960 et Edward en 1964.

Partie faire le tour de ses sujets du Commonwealth, un voyage de plusieurs mois, Elizabeth apprend la mort de son père à la suite d’une embolie le 6 février 1952, au Kenya. Elle rentre aussitôt à Londres où Winston Churchill, 79 ans, en redingote noire, le premier de ses premiers ministres, l’attend sur le tarmac, entouré des personnalités du royaume.

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23 mars 1950 : le premier ministre Winston Churchill saluant la princesseElizabeth. Celle-ci débutera son règne sous les auspices de cet illustre mentor. / TopFoto/Roger-Viollet

Elle commence son règne sous les auspices de son mentor, elle qui connaîtra durant son règne, quinze chefs de gouvernement : Winston Churchill, Anthony Eden, Harold Macmilan, Alec Douglas-Home, Harold Wilson, Edward Heath, James Callaghan, Margaret Thatcher, John Major, Tony Blair, Gordon Brown David Cameron et Theresa May, Boris Johnson et Liz Truss.

« Pipolisation » de la famille royale

Le sacre d’Elizabeth II, le 2 juin 1953, dans l’abbaye de Westminster, est resté dans les mémoires, comme une cérémonie somptueuse et émouvante : la reine n’a que 27 ans. C’est aussi la première grande retransmission télévisée de portée mondiale, vue par 300 millions de téléspectateurs en Eurovision, sur la décision d’Elizabeth elle-même, contre l’avis de Winston Churchill et de l’archevêque de Cantorbéry, primat de l’Église d’Angleterre.

Rapprochant la monarchie du peuple, elle ouvre également la voie à la médiatisation mondiale de la famille royale, qui prendra, bien contre son gré, au cours de son règne, le tour outrancier de la « pipolisation ». Quand l’archevêque de Cantorbéry la couronne reine, et que retentissent les « God save the Queen », elle devient non seulement le chef de l’État du Royaume-Uni, mais aussi la présidente de la Fédération du Commonwealth (53 états membres aujourd’hui, dont 15 la reconnaissent comme leur souveraine), et également le gouverneur suprême de l’Église ­d’Angleterre.

Un long règne commence, avec ses rituels, comme celui du « discours de la reine », qui la voit tous les ans, dans la Chambre des lords, lire la liste des projets de loi que le gouvernement souhaite soumettre au vote des deux chambres durant la session parlementaire. Un texte qu’elle n’a pas écrit, et dont elle ne doit rien changer, mais auquel elle confère la solennité de son autorité. Une illustration parmi d’autres du rôle politique d’Elizabeth II, limité dans les faits, mais indispensable au bon fonctionnement de la démocratie britannique.

Une reine apolitique et politique

Apolitique, la reine se fait communiquer les documents ministériels, et se tient au courant des grands dossiers. Une fois par semaine, le mardi, elle reçoit le premier ministre du moment, qui la consulte avant de convoquer les élections, et qu’elle désigne toujours elle-même, respectant le verdict des urnes.

Politique, cependant, dans son incarnation du Royaume-Uni aux yeux du monde, elle se distingue sur la scène internationale. Ainsi, sa visite en Irlande, en mai 2011, la première d’un roi d’Angleterre depuis l’indépendance du pays en 1922, a été perçue comme une reconnaissance de l’apaisement entre les deux voisins, autrefois ennemis, aujourd’hui parvenus à un règlement conjoint du conflit nord-irlandais. Après le vote britannique du 23 juin 2016 en faveur d’une sortie de l’Union européenne, Elizabeth II devait encore avaliser ce Brexit auquel elle n’aurait pas été favorable, même si elle ne s’était pas exprimée sur le sujet.

Durant son règne, Elizabeth II a manifesté une résistance à la modernité qui a suscité à la fois les réserves et l’admiration de ses sujets. Des réserves quand, au nom de la raison d’État, elle force les membres de la famille royale à adopter les comportements qui lui paraissent nécessaires.

Ainsi, elle met fin en 1955 à la romance de sa jeune sœur avec Peter Townsend, elle arrange le mariage de son fils aîné avec Lady Diana Spencer. On lui reproche sa froideur, voire sa dureté envers la jeune princesse de Galles impulsive et populaire. Sa très grande maîtrise de soi, assimilée à de l’indifférence, lors de la mort de la princesse Diana à Paris en 1997, fait plonger sa popularité au plus bas. La presse anglaise lui reproche son manque de compassion et l’accuse d’avoir été plus émue par l’incendie du château de Windsor en 1992 que par la perte de son ex-belle-fille.

Un peuple attaché à sa reine

Une réputation qu’Elizabeth II a sérieusement améliorée aux yeux de son peuple, en encourageant le mariage de son petit-fils William, futur roi, avec la roturière Catherine Middleton, le 29 avril 2011, le 29 avril 2011, puis en se réjouissant de la naissance de leur premier enfant, le prince George, en 2013, premier de ses arrière-petits-enfants. De même, elle laisse le prince Harry, marié à Meghan Markle, prendre du champ.

La reine au train de vie fastueux, accepte les règles. Elle s’est soumise à partir de 1993 à l’impôt sur le revenu et a cédé au gouvernement en 2006 le contrôle des finances de ses palais.

Mais les sujets d’Elizabeth II n’ont, au fond, jamais cessé d’avoir de l’admiration pour leur souveraine. Au fil des années, ils se sont attachés sincèrement à cette femme stricte, au style de vie si anglais, avec ses chevaux et ses chiens, dont la droiture ne leur a jamais fait défaut. Sa dignité, en toutes circonstances, leur en a imposé. Comme elle en a imposé au monde entier.

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La vie d’Elizabeth II en dates

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21 avril 1926. Naissance de la princesse Elizabeth.

  1. Mort du roi George V, suivie de l’abdication de son fils aîné Edward VIII. George VI monte sur le trône.

20 novembre 1947. Élisabeth épouse le prince Philippe de Grèce et de Danemark.

  1. Naissance du prince Charles.
  2. Naissance de la princesse Anne.
  3. Mort du roi George VI. Sa fille aînée devient reine sous le nom d’Elizabeth II.

2 juin 1953. Couronnement à l’abbaye de Westminster.

  1. Naissance du prince Andrew.
  2. Naissance du prince Edward.
  3. Mort de Winston Churchill.
  4. Le prince Charles épouse lady Diana Spencer.
  5. Naissance du prince William.
  6. Naissance du prince Harry.
  7. « Annus horribilis » du fait des problèmes conjugaux entre son fils Charles et Diana, qui divorceront en 1996.
  8. Mort de Diana.
  9. Mort de sa sœur Margaret et de la reine mère.

29 avril 2011. Mariage de William avec Catherine Middleton.

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  1. Jubilé de diamant de la reine pour ses 60 ans de règne.
  2. Naissance du prince George, fils de William et Catherine.
  3. Naissance de Charlotte, fille de William et Catherine.
  4. Naissance de Louis, fils de William et Catherine. Mariage de Harry avec Meghan Markle.

6 mai 2019. Naissance d’Archie, fils de Harry et Meghan.

9 avril 2021. Mort du prince Philip.

4 juin 2021. Naissance de Lilibet Diana, fille de Harry et Meghan.

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Les liens entre la reine d’Angleterre et l’anglicanisme 

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Comprendre. Quelques semaines avant son mariage, ce samedi, avec le petit-fils de la reine d’Angleterre le prince Harry, l’actrice américaine Meghan Markle a été discrètement baptisée et confirmée dans l’Église d’Angleterre. Une église où la reine tient toujours un rôle symbolique.

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La reine Elizabeth arrive à l’abbaye de Westminster, accompagnée de l’archevêque de Cantorbéry,
pour inaugurer le Synode général de l’Église d’Angleterre, en 1995.BIG PICTURES/MAXPPP

Quelle est la place de la reine d’Angleterre dans l’anglicanisme ?

Comme tous les souverains britanniques depuis la Réforme, la reine Elizabeth II est « défenseur de la foi et gouverneur suprême de l’Église d’Angleterre ». Le premier titre a été décerné en 1521 par le pape Léon X à Henry VIII qui avait vigoureusement pris la défense du catholicisme contre les positions de Luther. Cela ne l’empêchera pas de se séparer de Rome qui refusait d’annuler son mariage avec Catherine ­d’Aragon : en 1534, le Parlement anglais lui conférera le titre de « chef suprême de l’Église ­d’Angleterre », que rejettera sa fille Mary Ire, demeurée catholique. C’est ­Elizabeth Ire qui, en 1558, prendra définitivement le titre de « gouverneur suprême de l’Église ­d’Angleterre », passé depuis à tous ses successeurs.

Depuis lors, en effet, les monarques anglais promettent solennellement, lors de leur couronnement, de « maintenir et préserver de manière inviolable l’établissement de l’Église ­d’Angleterre et la doctrine, le culte, la discipline et le gouvernement de celle-ci, comme l’établit la loi en Angleterre ». Ainsi en 1953, ­Elizabeth II, établissant son autorité sur l’Église ­d’Angleterre, l’a fait seulement sur la branche anglaise de la Communion anglicane, dont le primat, l’archevêque de ­Cantorbéry, est toutefois nommé par elle.

En tant que reine d’Écosse, la souveraine britannique a aussi la charge de « maintenir l’Église d’Écosse ». Mais cette Église presbytérienne ne reconnaît que le Christ comme « roi et chef », et la reine ne peut donc être son « gouverneur suprême » : quand elle est à Balmoral, elle assiste donc aux offices comme « membre ordinaire » de l’Église d’Écosse. Elle est toutefois représentée à son assemblée générale par un lord haut-commissaire, nommé sur l’avis du premier ministre, mais qui n’a qu’un rôle honorifique.

Comment s’exprime ce rôle ?

C’est officiellement la reine qui nomme les archevêques, évêques et doyens de cathédrales de l’Église d’Angleterre. Comme les prêtres et diacres, ceux-ci lui doivent un serment d’allégeance, et ils ne peuvent démissionner sans son consentement. Dans les faits, c’est une Commission des nominations de la Couronne qui procède à la sélection des candidats, le premier ministre étant désormais obligé de choisir le premier de la liste pour le présenter à la nomination royale.

L’autorité suprême de l’Église d’Angleterre est désormais le ­Synode de l’Église d’Angleterre, présidé par les archevêques de Cantorbéry et York. Depuis les années 1970, la reine a néanmoins pris l’habitude d’en ouvrir la première session après l’élection des membres, tous les cinq ans. Symboliquement, les décisions du Synode doivent être validées par le Parlement et recevoir l’assentiment royal pour avoir force de loi. En matière liturgique et doctrinale, le Synode agit seul, mais il doit là encore recevoir l’assentiment de la reine après avis du ministre de l’intérieur.

Ces dispositions expliquent que, aujourd’hui encore, le monarque britannique doit obligatoirement être de confession anglicane. C’est ainsi que, en 2001, lord ­Nicholas Windsor, fils du duc de Kent et alors 37e dans l’ordre de succession au trône, a dû renoncer à ses droits lors de sa réception dans l’Église catholique.

Depuis 2013, et l’abolition des dispositions de l’Acte d’établissement de 1701, il n’est toutefois plus obligatoire que les membres de la famille royale épousent un anglican. Contrairement à Autumn Kelly, née catholique, qui avait ainsi dû devenir anglicane avant son mariage en 2008 avec Peter Phillips, petit-fils de la reine.

Quelle est la foi de la reine Elizabeth ?

« Pour la reine, la foi est très importante », relève Christopher Lamb, correspondant à Rome de l’hebdomadaire britannique The Tablet. Elle va ainsi régulièrement à la messe, où on sait qu’elle apprécie les homélies brèves. « Plus que tout, l’onction sainte qu’elle a reçue au jour de son couronnement est centrale pour elle, poursuit Christopher Lamb. Elle se voit comme un monarque sous le regard de Dieu et croit fermement à son rôle de reine dans une optique de service. C’est en grande partie de sa foi que lui vient la haute idée qu’elle se fait de son devoir. » Un devoir presque sacré pour elle.

Si elle ne s’est jamais exprimée sur le fonctionnement de l’Église d’Angleterre – elle ne serait pas très à l’aise avec l’idée des femmes évêques, même si elle a dû l’accepter –, elle a eu plusieurs fois l’occasion de parler de sa foi. Notamment dans ses messages télévisés de Noël, plus particulièrement depuis les années 2000, dans un contexte de sécularisation grandissante en Grande-­Bretagne. « Pour moi, Jésus-Christ, Prince de la paix, dont nous célébrons la naissance, est une inspiration et une ancre dans ma vie », a ainsi témoigné en 2015 celle dont la série télévisée The Crown a récemment rappelé combien l’évangéliste américain Billy Graham, qu’elle a plusieurs fois rencontré, l’avait aidée à approfondir sa foi.

Pour ce qui est du prince Charles, il serait, dans sa pratique, plus proche des anglo-catholiques, la branche de l’anglicanisme à la liturgie plus traditionnelle et plus marquée par le catholicisme. Le petit-fils de la princesse Alice de Grèce, devenue religieuse orthodoxe, a aussi été influencé par l’orthodoxie (il aurait fait des retraites au Mont Athos) et, très impliqué dans le dialogue interreligieux, il s’est intéressé à l’islam et au judaïsme comme aux religions orientales. L’héritier du trône a d’ailleurs expliqué envisager son futur rôle de défenseur de la foi plutôt comme celui de « défenseur de foi », afin d’« assurer que les autres fois puissent aussi être pratiquées, chacun, quelle que soit sa foi, faisant partie de l’ensemble ».

Quant à la génération la plus jeune, si elle pratique officiellement l’anglicanisme, elle n’a pas encore eu l’occasion de s’exprimer réellement sur sa foi. Néanmoins, et alors que cela n’est plus obligatoire, Meghan Markle d’origine protestante, élevée dans une école catholique mais jamais baptisée, a-t-elle été discrètement baptisée et confirmée le 6 mars dernier dans l’Église ­d’Angleterre, juste avant son mariage ce samedi avec le prince Harry. De même, Kate Middleton, baptisée enfant, avait-elle été confirmée peu avant son mariage avec le prince William.

https://www.la-croix.com/Journal/liens-entre-reine-dAngleterre-langlicanisme-2018-05-19-1100940221

DEBARQUEMENT EN PROVENCE (15 août 1944), FRANCE, GUERRE MONDIALE 1939-1945, HISTOIRE, HISTOIRE DE FRANCE, HISTOIRE DE L'EUROPE, LE DEBARQUEMENT DEPROVENCE : 15 AOÛT 1944

Le débarquement de Provence : 15 août 1944

15 août 1944

Le débarquement de Provence

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Le 15 août 1944, à 8h, les Alliés débarquent en Provence, sur dix-huit plages entre Toulon et Cannes. C’est le troisième débarquement après ceux de Sicile et de Normandie. Mais celui-ci comprend une majorité de Français à la différence des deux précédents, presque exclusivement constitués de Britanniques, Canadiens et Américains.  Sur un total de 350 000 hommes qui vont débarquer ce jour et les suivants, on compte en effet un puissant corps d’armée français de 260 000 hommes, y compris de nombreux soldats originaires des colonies.

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Le débarquement proprement dit se déroule plutôt bien, car une bonne partie des troupes allemandes ont été rappelées vers le front de Normandie, ouvert deux mois plus tôt. Toutefois, la prise de Marseille et de Toulon va se heurter à une forte résistance de l’occupant…

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Les troupes françaises remontant vers Toulon

Un soutien bienvenu à Overlord et à la libération de la France

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Alexander Patch

Baptisé Anvil (« Enclume ») puis Dragoon (« Dragon »), le débarquement de Provence a été évoqué une première fois à la conférence de Casablanca, les 14-24 janvier 1943, par les chefs alliés Roosevelt et Churchill, en même temps que l’opération Overlord.

Le Premier ministre britannique avait plaidé avec force pour un débarquement dans les Balkans afin de contrer au plus vite la progression des Soviétiques et arriver avant eux à Berlin. Mais le président américain avait imposé son choix de deux débarquements simultanés en France, en Normandie et en Provence…

En choisissant de rebaptiser l’opération Dragoon, le Premier ministre a voulu signifier qu’on l’a contraint, en anglais dragooned ! 

Finalement, le débarquement de Provence a été décalé de plus de deux mois car les Alliés ne disposaient pas d’assez de bateaux de transport pour les mener de front. À défaut de briser la résistance allemande, il va permettre de soutenir Overlord et d’approvisionner par la vallée du Rhône les troupes en marche vers l’Allemagne.

Sa direction est confiée au général Alexander Patch, qui commande la VIIe Armée américaine.

Et pour la première fois interviennent en masse les Français. Ceux-ci avaient été représentés par un commando de 177 hommes le 6 juin 1944, avant que ne débarque la 2e DB du général Leclerc le 1er août suivant.

Cette fois, c’est une véritable armée qui débarque sur les côtes françaises sous les ordres du général Jean de Lattre de Tassigny.

Les Français à l’honneur

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Jean De Lattre de Tassigny (1889-1952)

Chef de guerre valeureux et charismatique, mais distant, aux manières de grand aristocrate, de Lattre s’est attiré le surnom de « roi Jean ».

Ayant rompu avec le régime de Vichy après l’occupation de la « zone libre », il a été emprisonné, s’est évadé et a rejoint enfin la France Libre et le général de Gaulle à l’automne 1943. C’est ainsi qu’il prend le commandement en Algérie de l’armée B, qui deviendra en septembre 1944 la 1ère Armée française.

Forte au total de 260 000 hommes, elle est constituée de volontaires de la France Libre et surtout d’anciens soldats de Vichy. Il s’agit de soldats qui appartiennent à l’ancienne Armée d’Afrique constituée par le général Weygand du temps où il était gouverneur général d’Algérie. Cette armée comprend en particulier des conscrits d’Afrique du Nord, soit 134 000 d’Algérie, 73 000 du Maroc et 26 000 de Tunisie. Dans ces effectifs, « pieds-noirs » et musulmans sont à peu près à part égale. L’armée de De Lattre compte  aussi vingt à trente mille ressortissants d’Afrique noire. Les uns et les autres n’ont encore jamais posé le pied en métropole pour la plupart.

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Joseph de Monsabert (1887-1981)

Au sein de l’armée B, les troupes du général Joseph de Goislard de Monsabert, dont en particulier la 3e division d’infanterie algérienne (DIA), occupent une place à part.

Elle sont constituées de goumiers algériens et de tabors marocains, des troupes d’élite réputées pour leur endurance (et leur férocité) qui se sont déjà illustrées dans les combats d’Italie et notamment à la bataille du Mont-Cassin (note).

Monsabert est un chef de guerre d’un abord simple, au tempérament opposé à celui de De Lattre, ce qui n’empêche pas les deux hommes de s’entendre à merveille. Surnommé le « gentilhomme gascon », il se signale toutefois par une piété à toute épreuve, sans rien à voir avec les anciens mousquetaires…

Sous le commandement de De Lattre, l’armée B, qui réconcilie la France collaborationniste « de Vichy » et la France résistante « de Londres », va donc débarquer par vagues successives sur les côtes de Provence, aux côtés des Anglo-Saxons.

Pendant que ces derniers s’engouffreront dans la vallée du Rhône, c’est elle qui va conduire l’assaut contre Toulon et Marseille. Le contrôle de ces ports en eau profonde est essentiel pour l’approvisionnement des armées alliées dans la suite des opérations. Un tiers du tonnage américain transitera ainsi par Marseille ! 

Une progression plus rapide que prévu

Comme tout le littoral européen, la côte provençale avait été dotée par les Allemands de solides fortifications : blockaus (casemates) et mines. Pas moins de 600 000 mines sur la seule côte du Var, où aura lieu le débarquement.

Mais ces obstacles ont été au préalable repérés par les Alliés grâce à des campagnes de prises de vues aériennes (Antoine de Saint-Exupéry y participa activement). D’autre part, dès le 27 mai 1944, l’aviation alliée a bombardé tous les sites stratégiques de la côte, comme la gare Saint-Charles de Marseille. Enfin, avantage non négligeable, les troupes de la Wehrmacht présentes sur place se réduisent à la XIXe armée, qui comprend une bonne moitié de non-Allemands peu motivés.

Comme en Normandie, les Alliés ont soigneusement préparé le débarquement. 

Le soir du 14 août, la BBC émet à l’intention de la Résistance intérieure les phrases codées qui indiquent l’imminence de l’opération : « Nancy a le torticolis »« Gaby va se coucher dans l’herbe »« Le chasseur est affamé ». Les résistants sapent sans attendre les voies de communication pour empêcher tout repli de l’occupant.

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  • Général Robert T. Frederick (1907-1970)

À minuit, les commandos français d’Afrique du colonel Bouvet et la 1st Special Service Force américaine du colonel Walker entrent en scène : après avoir sécurisé le cap Nègre, elles affrontent les défenses allemandes à Hyères.

Dans la nuit du 14 au 15 août 1944, neuf mille parachutistes anglo-saxons sous les ordres du général américain Robert T. Frederick, sont largués dans l’arrière-pays, notamment dans la plaine du Muy, entre les massifs des Maures et de l’Estérel. Ils s’assurent le contrôle des routes et marchent sans attendre vers Cannes.

À l’aube enfin arrivent les premiers navires, avec une solide couverture aérienne qui permettra qu’aucun ne soit coulé. Ces navires sont partis pour certains dès le 4 août, d’Afrique du Nord ou d’Italie du Sud.

La première vague d’assaut compte trois divisions américaines renforcées par une unité française. Elle débarque sur la côte des Maures, hors de portée des batteries de Toulon, entre les îles d’Hyères, le cap Nègre et Le Troyas, des lieux paradisiaques aujourd’hui voués au tourisme.

En deux jours, 2200 bâtiments dont 850 navires de guerre amènent à terre 115 000 hommes. L’assaut aura été si rapide que les Allemands ont eu à peine le temps de réagir et l’on ne comptera que quelques dizaines de victimes parmi les Alliés.

Dès le 19 août 1944, les Allemands reçoivent de leur hiérarchie l’ordre de se replier, à l’exception des garnisons de Toulon et Marseille qui ont ordre de résister coûte que coûte.

Toulon et Marseille libérées

Les Américains du général Patch se dirigent à marches forcées vers la vallée du Rhône sans rencontrer de véritable résistance, atteignant Lyon dès le 3 septembre 1944. Ils font enfin leur jonction avec l’armée de Patton, venue de Normandie, le 12 septembre 1944, à la hauteur de Dijon.

Pour les Français, le plus dur reste à faire : libérer les ports de Toulon et surtout Marseille, indispensables au ravitaillement des troupes et à la poursuite des opérations.

  • À Toulon résistent dix-huit mille soldats de la Wehrmachtsous les ordres du contre-amiral Heinrich Ruhfuss. Ils vont tenir jusqu’à la dernière limite, notamment dans les forts qui ceinturent la ville, et ne se rendront que le 26 août 1944, en laissant une ville en ruines et en déplorant un millier de tués. 

Au terme de l’assaut, les Français sous les ordres du général Edgard de Larminat déplorent quant à eux 2 500 morts ou blessés sur un effectif total de 52 000 hommes.

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Le général de Monsabert quitte Notre-Dame de la Garde après un Te Deum célébré pour la libération de la ville (29 août 1944)

  • À Marseille, la population se soulève dès le 19 août 1944 et des milliers d’habitants marchent sur la Préfecture. Dès le 23 août, la 3e division d’infanterie algérienne, la 1ère division blindée du général Sudre et les 2e et 3e groupements de tabors marocains pénètrent aussi dans Marseille. Mais le général allemand Hans Schaeffer, qui tient la ville avec les 20 000 hommes de la 244e division, n’accepte pas pour autant de se rendre.

Il faudra en définitive que les tirailleurs ou goumiers algériens de Monsabert s’emparent à revers de la colline de Notre-Dame de la Garde, qui surplombe la cité, pour que les Allemands cessent toute résistance. Ce succès coûte la vie à 1 500 soldats français et 2 500 soldats de la Wehrmacht, ainsi qu’à une centaine de FFI (Forces françaises de l’intérieur). Le général Schaeffer capitule enfin le 28 août 1944 (c’est trois jours après la libération de Paris par les hommes du général Leclerc).

Les Français peuvent ainsi se féliciter d’avoir atteint leurs objectifs 13 jours après le débarquement alors que le commandement allié avait planifié 40 jours ! Dès le lendemain, le 29 août, le général de Monsabert, fervent catholique, fait célébrer un Te Deum devant la basilique de Notre-Dame de la Garde et salue la Vierge en ces termes : « C’est elle qui a tout fait ! ».

De Lattre, quant à lui, télégraphie au général de Gaulle un message plus prosaïque : « Aujourd’hui J+13, dans le secteur de mon armée, il ne reste plus un Allemand autre que mort ou captif. » Grâce à cette participation de l’armée française à la libération du continent, le général de Lattre ratifiera au nom de son pays la capitulation de l’Allemagne, le 8 mai 1945, à Berlin.

En attendant, son armée va poursuivre à bride abattue sa marche triomphale vers le Rhin. Rebaptisée 1ère Armée française le 1er septembre 1944, elle va au fil de son avancée accueillir dans ses rangs des combattants FFI et doubler ses effectifs jusqu’à atteindre 400 000 hommes. Dans le même temps, les soldats indigènes vont pour la plupart rentrer chez eux. L’Armée d’Afrique sera dès lors oubliée…

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Tabors marocains et goumiers algériens du général De Lattre défilant à Marseille

Sources documentaires

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Le débarquement de Provence a laissé peu de traces dans la littérature de la Seconde Guerre mondiale. Aussi cet article puise-t-il beaucoup dans l’excellent documentaire qu’a réalisé Christian Philibert pour FR3 : Provence, août 1944, l’autre débarquement (2014).

https://www.herodote.net/15_aout_1944-evenement-19440815.php

22 AOÛT 1942 : LETTRE PASTORALE DE MONSEIGNEUR SALIEGE, FRANCE, GUERRE MONDIALE 1914-1918, HISTOIRE DE FRANCE, HISTOIRE DE L'EGLISE, HISTOIRE DE L'EUROPE, JULES SALIEGE (1870-1956), LETTRE PASTORALE, LETTRE PASTORALE DE MONSEIGEUR SALIEGE (22 août 1942), SHOAH

22 août 1942 : Lettre pastorale de Monseigneur Saliège

70 ANS PLUS TARD (EN 2012), LA LETTRE PASTORALE DE MGR SALIÈGE GARDE TOUTE SA PERTINENCE

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Le 23 août 1942 Monseigneur Jules-Géraud Saliège, Archevêque de Toulouse, envoyait une lettre aux curés du diocèse pour qu’elle soit lue le dimanche dans toutes les églises. Dans la lettre l’évêque réagissait fortement contre le traitement infligés aux juifs.

Á l’initiative d’associations, de la Préfecture et de la Mairie, Toulouse a voulu honorer cette prise de position historique, et l’Église a voulu faire mémoire du témoignage de foi de son pasteur au service de tout homme. Dans le cadre des commémorations de l’année 1942, un moment inter-religieux a été célébré en hommage à Mgr Saliège, jeudi 13 septembre sur le parvis de la cathédrale Saint-Etienne à Toulouse. pendant ce moment la lecture, devant la stèle de Mgr Saliège, de la lettre pastorale du 23 août 1942, puis une cérémonie commémorative au monument du Mémorial de la Shoah, allées Frédéric Mistral.

Vendredi 28 septembre à 18h00 en la cathédrale Saint-Étienne, l’Église catholique à Toulouse fait mémoire du témoignage de foi de son pasteur au service de l’homme

        Message de Mgr Le Gall, archevêque de Toulouse, en 2012

Chers fidèles du Christ en notre Église de Toulouse,

Cette année voit la commémoration du 70ème anniversaire de la lettre pastorale de Mgr Jules-Géraud Saliège à ses diocésains. Cet événement a été si marquant à ce moment qu’il demeure vivace dans les mémoires. Á l’initiative d’associations, de la Préfecture et de la Mairie de Toulouse une commémoration de cet appel est prévue le 13 septembre. Nous y serons présents.

Il nous a semblé qu’il serait bon aussi que notre Église fasse mémoire du témoignage de foi de son pasteur, de la force évangélique pour le service de l’homme qui a suscité cet engagement, de la lumière du Christ par là dévoilée. Je vous invite à célébrer cet événement qui rejoint notre Église diocésaine dans son témoignage de foi aujourd’hui.

Dans cette mémoire, une célébration aura lieu le vendredi 28 septembre à 18h en la cathédrale Saint-Étienne dans la nef Raymondine, où se trouve un vitrail dont un panneau représente le cardinal Saliège devant la cathédrale.

En cette rentrée d’une année pastorale qui sera riche en événements d’Église, je vous convie à ce temps fort, ainsi qu’à ceux qui suivront.

+ fr. Robert Le Gall
Archevêque de Toulouse,

Toulouse, septembre 2012.

 

 

Contenu de la lettre du 23 août de Monseigneur Saliège sur la personne humaine

Mes très chers Frères,

Il y a une morale chrétienne, il y a une morale humaine qui impose des devoirs et reconnaît des droits. Ces devoirs et ces droits, tiennent à la nature de l’homme. Ils viennent de Dieu. On peut les violer. Il n’est au pouvoir d’aucun mortel de les supprimer.

Que des enfants, des femmes, des hommes, des pères et des mères soient traités comme un vil troupeau, que les membres d’une même famille soient séparés les uns des autres et embarqués pour une destination inconnue, il était réservé à notre temps de voir ce triste spectacle.

Pourquoi le droit d’asile dans nos églises n’existe-t-il plus ?
Pourquoi sommes-nous des vaincus ?
Seigneur ayez pitié de nous.
Notre-Dame, priez pour la France.

Dans notre diocèse, des scènes d’épouvante ont eu lieu dans les camps de Noé et de Récébédou. Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et mères de famille. Ils font partie du genre humain. Ils sont nos Frères comme tant d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier.

France, patrie bien aimée France qui porte dans la conscience de tous tes enfants la tradition du respect de la personne humaine. France chevaleresque et généreuse, je n’en doute pas, tu n’es pas responsable de ces horreurs.

Recevez mes chers Frères, l’assurance de mon respectueux dévouement.

Jules-Géraud Saliège
Archevêque de Toulouse
23 août 1942

A lire dimanche prochain, sans commentaire.

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Sur ce sujet un livre particulièrement intéressant.

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La Protestation – 23 Août 1942

Dans ce récit historique très bien documenté, on revit comme en direct la période tragique de l’occupation dans une proximité saisissante avec l’archevêque de Toulouse. On comprend, de l’intérieur, les sentiments, la réflexion et la foi qui l’animent jusqu’à la rédaction de sa lettre pastorale du 23 août 1942.

On croise de grandes figures comme Mgr de Courrèges, son évêque auxiliaire, ou Bruno de Solages, le recteur de l’Institut catholique, mais aussi des collaborateurs moins connus tels que l’abbé Gèze, à la Maison des oeuvres, ou Thérèse Dauty, du Comité catholique, qui visite les camps de Noé et du Récébédou.

L’auteur, Yves Belaubre, qui vit et travaille à Toulouse, est journaliste, auteur et scénariste. Il a mis tous ses talents au service de ce travail de mémoire original et bouleversant.

Yves Belaubre, « La protestation » 23 août 1942,
collection « Au vif de l’histoire » éd. Nicolas Eybalin,
296 p. 16 euros www.nicolas-eybalin.com

Dossier dans le journal la Croix

https://www.la-croix.com/Religion/Le-mystere-Saliege-Pourquoi-droit-dasile-eglises-nexiste-plus-1-5-2022-08-08-1201228086

https://www.la-croix.com/Religion/Le-mystere-Saliege-femmes-leveque-2-5-2022-08-09-1201228210

https://www.la-croix.com/Religion/Le-mystere-Saliege-juifs-sont-hommes-juives-sont-femmes-3-5-2022-08-10-1201228351

https://www.la-croix.com/Religion/Le-mystere-Saliege-eveques-Vichy-silence-pesera-lourd-4-5-2022-08-11-1201228495

https://www.la-croix.com/Religion/Le-mystere-Saliege-choisiras-vie-5-5-2022-08-12-1201228624

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CELINE (1894-1961), ECRIVAIN FRANÇAIS, FRANCE, GUERRE, GUERRE DE LOUIS-FERDINAND CELINE, GUERRE MONDIALE 1914-1918, HISTOIRE DE FRANCE, HISTOIRE DE L'EUROPE, LITTERATURE, LITTERATURE FRANÇAISE, LOUIS-FERDINAND CELINE (1894-1961), TEMOIGNAGE, TEMOIGNAGES DE LA PREMIERE GUERRE (1914-1918)

Guerre de Louis-Ferdinand Céline

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Guerre 

Louis-Ferdinand Céline ; sous la direction de Pascal Fouché

Paris, Gallimard, 2022. 192 pages

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Parmi les manuscrits de Louis-Ferdinand Céline récemment retrouvés figurait une liasse de deux cent cinquante feuillets révélant un roman dont l’action se situe dans les Flandres durant la Grande Guerre. Avec la transcription de ce manuscrit de premier jet, écrit quelque deux ans après la parution de Voyage au bout de la nuit (1932), une pièce capitale de l’œuvre  de l’écrivain est mise au jour. Car Céline, entre récit autobiographique et œuvre  d’imagination, y lève le voile sur l’expérience centrale de son existence : le traumatisme physique et moral du front, dans l' »abattoir international en folie ». On y suit la convalescence du brigadier Ferdinand depuis le moment où, gravement blessé, il reprend conscience sur le champ de bataille jusqu’à son départ pour Londres. À l’hôpital de Peurdu-sur-la-lys, objet de toutes les attentions d’une infirmière entreprenante, Ferdinand, s’étant lié d’amitié au souteneur Bébert, trompe la mort et s’affranchit du destin qui lui était jusqu’alors promis. Ce temps brutal de la désillusion et de la prise de conscience, que l’auteur n’avait jamais abordé sous la forme d’un récit littéraire autonome, apparaît ici dans sa lumière la plus crue. Vingt ans après 14, le passé, « toujours saoul d’oubli », prend des « petites mélodies en route qu’on lui demandait pas ». Mais il reste vivant, à jamais inoubliable, et Guerre en témoigne tout autant que la suite de l’oeuvre de Céline.

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  A la découverte d’autres oeuvres de Céline 

                                                                     

Lettres à la N.R.F / 1913-1961

Louis-Ferdinand Céline

Paris, Gallimard/Poche, 2011. 256 pages

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Quatrième de couverture

Mon cher Éditeur et ami, Je crois qu’il va être temps de nous lier par un autre contrat, pour mon prochain roman « RIGODON »… dans les termes du précédent sauf la somme – 1 500 NF au lieu de 1 000 – sinon je loue, moi aussi, un tracteur et vais défoncer la NRF, er pars saboter tous les bachots ! Qu’on se le dise ! Bien amicalement votre Destouches De l’envoi du manuscrit de Voyage au bout de la nuit en 1931 à cette dernière missive adressée la veille de sa mort, ce volume regroupe plus de deux cents lettres de l’auteur aux Éditions Gallimard et réponses de ses interlocuteurs. Autant d’échanges amicaux parfois, virulents souvent, truculents toujours de l’écrivain avec Gaston Gallimard, Jean Paulhan « L’Anémone Languide » et Roger Nimier, entre autres personnages de cette « grande partouze des vanités » qu’est la littérature selon Céline.

De l’envoi du manuscrit de Voyage au bout de la nuit en 1931 à cette dernière missive adressée la veille de sa mort, ce volume regroupe plus de deux cents lettres de l’auteur aux Éditions Gallimard et réponses de ses interlocuteurs. Autant d’échanges amicaux parfois, virulents souvent, truculents toujours de l’écrivain avec Gaston Gallimard, Jean Paulhan «L’Anémone Languide» et Roger Nimier, entre autres personnages de cette «grande partouze des vanités» qu’est la littérature selon Céline.

Voyage au bout de la nuit

Louis-Ferdinad Céline

Paris, Folio, 1972. 505 pages

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Description du produit

Roman picaresque, roman d’initiation, Voyage au bout de la nuit, signé Louis-Ferdinand Céline, Louis Destouches de son vrai nom, a été récompensé par le prix Renaudot en 1932. À la suite d’un défilé militaire, Ferdinand Bardamu s’engage dans un régiment. Plongé dans la Grande Guerre, il fait l’expérience de l’horreur et rencontre Robinson, qu’il retrouvera tout au long de ses aventures. Blessé, rapatrié, il vit le conflit depuis l’arrière, partagé entre les conquêtes féminines et les crises de folie. Réformé, il s’embarque pour l’Afrique, travaille dans une compagnie coloniale. Malade, il gagne les États-Unis, rencontre Molly, prostituée au grand cœur à Detroit tandis qu’il est ouvrier à la chaîne. De retour en France, médecin, installé dans un dispensaire de banlieue, il est confronté au tout-venant sordide de la misère, en même temps qu’il rencontre ici et là des êtres sublimes de générosité, de délicatesse infinie, « une gaieté pour l’univers »…
Epopée antimilitariste, anticolonialiste et anticapitaliste, somme de toutes les expériences de l’auteur, Voyage au bout de la nuit est peuplé de pauvres hères brinquebalés dans un monde où l’horreur le dispute à l’absurde. Mais, au bout de cette nuit, le voyage ne manque ni de drôlerie, ni de personnages fringants, de beautés féminines « en route pour l’infini ». Texte essentiel de la littérature du XXe siècle, il est émaillé d’aphorismes cinglants, dynamité par des expressions familières, argotiques, et un éclatement de la syntaxe qui a fait la réputation de Céline. –Céline Darner

Bardamu, qu’il me fait alors gravement et un peu triste, nos pères nous valaient bien, n’en dis pas de mal!… – T’as raison, Arthur, pour ça t’as raison! Haineux et dociles, violés, volés, étripés et couillons toujours, ils nous valaient bien! Tu peux le dire! Nous ne changeons pas! Ni de chaussettes, ni de maîtres, ni d’opinions, ou bien si tard, que ça n’en vaut plus la peine. On est nés fidèles, on en crève nous autres! Soldats gratuits, héros pour tout le monde et singes parlants, mots qui souffrent, on est nous les mignons du Roi Misère. C’est lui qui nous possède! Quand on est pas sage, il serre… On a ses doigts autour du cou, toujours, ça gêne pour parler, faut faire bien attention si on tient à pouvoir manger… Pour des riens, il vous étrangle… C’est pas une vie… – Il y a l’amour, Bardamu! – Arthur, l’amour c’est l’infini mis à la portée des caniches et j’ai ma dignité moi! que je lui réponds.      Rigodon

Docteur, vite !… vous devez vous douter… toute cette gare ici n’est qu’un piège… tous ces gens des trains sont à liquider… ils sont de trop… vous aussi vous êtes de trop… moi aussi… – Comment savez-vous ? – Docteur, je vous expliquerai plus tard… maintenant il faut vous attendre… vite !… ça sera fait cette nuit… – Pourquoi ? – Parce qu’ils n’ont plus de places dans les camps… et plus de nourriture… et que dehors ça se sait… 

D’un château l’autre

Louis-Ferdinand Céline

Paris, Folio, 1976. 439 pages

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En 1932, avec le Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline s’imposait d’emblée comme un des grands novateurs de notre temps. Le Voyage était traduit dans le monde entier et de nombreux écrivains ont reconnu ce qu’ils devaient à Céline, de Henry Miller à Marcel Aymé, de Sartre à Jacques Perret, de Simenon à Félicien Marceau. D’un château l’autre pourrait s’intituler «le bout de la nuit». Les châteaux dont parle Céline sont en effet douloureux, agités de spectres qui se nomment la Guerre, la Haine, la Misère. Céline s’y montre trois fois châtelain : à Sigmaringen en compagnie du maréchal Pétain et de ses ministres ; au Danemark où il demeure dix-huit mois dans un cachot, puis quelques années dans une ferme délabrée ; enfin à Meudon où sa clientèle de médecin se réduit à quelques pauvres, aussi miséreux que lui.

Louis Ferdinand Destouches, dit Louis-Ferdinand Céline

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Écrivain français (Courbevoie 1894-Meudon 1961).

INTRODUCTION

Le meilleur moyen de connaître la première partie de la vie de Louis Ferdinand Destouches, dit Céline, de sa naissance, le 27 mai 1894 à Courbevoie jusqu’à son entrée en guerre en 1914, est encore de lire Mort à crédit. L’univers de tout petits employés, tout petits commerçants, les déménagements incessants, le Paris insalubre du début du xxe s., le Paris populaire aussi : tout le roman rend un compte à la fois exact et transfiguré de l’enfance et de l’adolescence de l’écrivain.

UN PETIT-BOURGEOIS PROLÉTARISÉ

Comme dans le roman, ses parents évoluent dans une frange étroite entre petite bourgeoisie et prolétariat. Les adresses successives, à Courbevoie, puis à Paris, rue de Babylone ou passage Choiseul, l’école communale de la rue d’Argenteuil, qui amène le futur Céline jusqu’au certificat d’études (1907), témoignent d’un vrai enracinement plébéien dont l’écrivain se fera gloire toute sa vie, non en se voulant populaire, mais en réinventant la langue du peuple – un pari que seul Rabelais avant lui avait osé, et perdu.

De 1907 à 1910, Louis Ferdinand est mis en pension, en Allemagne d’abord, puis en Angleterre – il en gardera une grande aisance dans les deux langues. Revenu à Paris en 1910, il entre en apprentissage dans une boutique de bonneterie, puis dans une joaillerie. Devant la perspective d’une future carrière de boutiquier, il préfère devancer l’appel : jeune homme robuste, très grand (1 m 90), il s’engage en 1912 au 12e régiment de cuirassiers de Rambouillet (son roman Casse-pipe en racontera les épisodes les plus marquants, mais il faudra attendre la publication posthume des Carnets du cuirassier Destouches, qu’il entreprend alors d’écrire, pour avoir une idée précise à la fois de sa vie de caserne et des premiers essais littéraires de celui qui n’est pas encore Céline.

L’INVENTION D’UN DESTIN

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Louis-Ferdinand Céline en 1914

La Première Guerre mondiale trouve L. F. Destouches déjà maréchal des logis. Volontaire pour une mission dangereuse, il est blessé au bras, cité à l’ordre du régiment, décoré de la médaille militaire et de la croix de guerre, et on le représente, chargeant sous la mitraille, dans l’Illustré national (octobre 1914). Il ne sera pas pour autant dupe de l’héroïsme guerrier. Le début du Voyage donne son sentiment sur la guerre, et il ne cessera d’en évoquer l’horreur :« Des semaines de 14 sous les averses visqueuses, dans cette boue atroce et ce sang et cette merde et cette connerie des hommes, je ne me remettrai pas. » Ni des chœurs patriotiques :« La guerre commence à me faire l’effet d’une ignoble tragédie, sur laquelle le rideau s’abaisserait et se relèverait sans cesse, devant un public rassasié », écrit-il à son amie Simone Saintu. Et encore :« On a pratiqué dernièrement de nombreuses injections à la tricolorine. » Il pousse plus loin son analyse, et, paraphrasant Gobineau, qui en 1870 voyait un conflit de Latins contre Germains, il écrit à son père :« Je crois discerner dans cela ce que j’ai toujours vu dans les luttes de races, le passé se défendant contre l’avenir. ».

Affecté au consulat de France à Londres, il est finalement réformé l’année suivante. Il se marie, sous le nom à particule de Des Touches, avec Suzanne Nebout (mais ce mariage ne sera pas enregistré par le consulat de Londres), et s’embarque peu après (mai 1916) pour l’Afrique-Occidentale française, où il gère la plantation de Bikobimbo (Cameroun). Rentré à Paris, il reprend ses études, passe le baccalauréat, se remarie – pour de bon cette fois – avec Édith Follet (1919) et s’inscrit à la faculté de médecine de Rennes. Il réussit brillamment tous ses examens, revient à Paris et y soutient sa thèse, sur la vie et l’œuvre d’Ignác Fülöp Semmelweis, un obstétricien hongrois en butte à l’hostilité des corps constitués pour avoir compris, avant tout le monde, que l’hôpital pouvait tuer – en particulier les parturientes accouchant dans de mauvaises conditions d’hygiène. Semmelweis, qui a eu l’intuition des microbes, mourra fou ; le docteur Destouches fait de sa thèse un pamphlet virulent contre tous les académismes, et un fascinant duel entre la vie et la mort. Assez logiquement, il explique l’échec de Semmelweis par l’excès de « principe mâle » qui régissait le xixe s. :« Les femmes, patientes, plus subtiles, moins logiques, plus mystiques, en somme plus vivantes, sortiront du silence et nous conduiront à leur tour avec plus de bonheur, peut-être, sur un autre chemin. » Son époque le dégoûte, et la défaite de Poincaré aux élections de 1924 face au Cartel des gauches n’amène qu’un commentaire :« Je croyais connaître la stupidité humaine et sa malfaisance, mais décidément, elle est sans bornes. » Et d’affirmer (dans un rapport médical) :« Une porcherie tenue comme une république aurait fait faillite depuis longtemps. ».

C’est également l’époque où il invente son image de fils de dentellière, besogneux, parvenu à la force du poignet, et médecin des pauvres par vocation. Il abandonne ses essais de particule et annonce :« Je suis né peuple et les aisances de la vie veloutée n’entament point ma constitution décidément plébéienne. » Il peaufinera cette image après le succès du Voyage, multipliant les interviews, affirmant sans trêve :« Je suis du peuple, du vrai » (Paris-Soir) ;« Le jour je travaille pour gagner ma croûte, celle de ma mère et de mes deux gosses » (l’Intransigeant). Une lettre de l’époque prouve assez qu’il s’agit là d’un discours très concerté :« Le monstre poursuit sa course de façon tout à fait inattendue. La critique déconne, je suis le phénomène et il s’agit de faire le pitre, c’est dans mes cordes vous le savez. Bientôt ils danseront la danse du scalp autour de mon poteau. Mentir raconter n’importe quoi tout est là. ».

LE MÉDECIN DES PAUVRES

Il devient le collaborateur du docteur Rajchmann (le Yudenzweck de l’Église, le Yubelblat de Bagatelles pour un massacre – prototype du médecin juif qui hantera Céline), et travaille sous sa direction pour la Société des Nations, à laquelle l’a détaché la Fondation Rockefeller, à Genève et aux États-Unis. Le Voyage au bout de la nuit transposera une grande partie de cette expérience, même si Céline y dilate le temps de Destouches : Bardamu passe quatre ans à Detroit, Destouches y est resté 24 heures.

Son activité professionnelle a sans doute eu une grande importance sur la formation de sa pensée, en particulier pour ce qui est de la justification « scientifique » de ses délires raciaux : « En Europe, écrit-il dans un rapport, ce sera bientôt un problème de vitalité, d’une plus grande vitalité. Individuelle et collective, un problème de beauté en définitive qui se posera devant l’hygiène. Si nous voulons examiner les choses de plus loin à présent, il est évident, incontestable que les foules tchécoslovaques, la masse allemande par exemple sont bien mieux foutues physiquement et peut-être moralement que la foule française. » On n’est pas très loin de la Lebenskraft, la force vitale au cœur des doctrines nazies, qui s’appuieront volontiers d’ailleurs sur un programme « hygiéniste » qui veut des aryens beaux et sains (que célébrera Leni Riefenstahl, dans le film les Dieux du stade). La « beauté propre » est au centre de la solution. Les relations cordiales de Céline avec Élie Faure, l’auteur célébré d’une monumentale Histoire de l’art, découlent des mêmes sentiments – Céline a lu les Trois Gouttes de sang et la Découverte de l’archipel, de Faure, qui, dans la tradition de Gobineau, théorise les rapports de la biologie et de la création artistique. Céline n’a pas le racisme d’Hitler (il se targue de n’avoir pas lu Mein Kampf) ni même celui de la tradition française héritée de Drumont (la Question juive, 1885). Il remarque lui-même que son modèle lointain, Gobineau (Essai sur l’inégalité des races humaines remonte au milieu du xixe s.), est philosémite (Carlo Rim rapporte que Céline aurait dit, dans une boutade :« Rassurez-vous, je ne suis pas assez bête pour être antisémite. Je suis anti tout, voilà tout »). Hitler et Drumont, pour Céline, ne voient pas plus loin que le bout de leur nation. Céline, lui, a le racisme planétaire.

L’INVENTION D’UNE LANGUE

  1. F. Destouches retourne en mission en Afrique-Occidentale française, divorce, fréquente une danseuse américaine, Elisabeth Craig, et rédigel’Église (1926), une pièce de théâtre virulente, avant-goût de son œuvre future. Le héros, le docteur Bardamu, a une expérience proche de celle de Céline. Gallimard refuse le texte (et également la Vie et l’œuvre d’Ignác Fülöp Semmelweis).

Destouches ouvre un cabinet à Clichy, un quartier très populaire. Il exerce son métier de médecin social hygiéniste avec un grand sérieux et publie diverses études médicales (À propos du service sanitaire des usines Ford à Detroit, dont on retrouve l’ambiance dans le Voyage). Il travaille beaucoup, alternant cabinet et vacations au dispensaire de Clichy, et s’installe rue Lepic, dans le XVIIIe montmartrois. Cet environnement, les amis qu’il y fréquente (le peintre Gen Paul, l’acteur Le Vigan, ou Marcel Aymé) sont pour lui d’une importance primordiale. Avec Gen Paul, il ne communique qu’en argot – comme s’il cherchait à s’affranchir du troupeau. Dans une interview tardive (1958) sur Rabelais, Céline note que Rabelais a « raté son coup » : le vainqueur, c’est Amyot, le si correct traducteur de Plutarque.« Les gens veulent toujours et encore de l’Amyot, du style académique, duhamélien. Ça, c’est écrire de la merde : du langage figé […] Rabelais a vraiment voulu une langue extraordinaire et riche. Mais les autres, tous, ils l’ont émasculée cette langue, pour la rendre duhamélienne, giralducienne et mauriacienne […] J’ai eu dans ma vie le même vice que Rabelais. J’ai passé mon temps à me mettre dans des situations désespérées. Je me suis rendu soigneusement odieux. Comme lui, je n’ai donc rien à attendre des autres. J’ai qu’à attendre des glaviots de tout le monde. » Ce qui caractérise la langue de Céline, c’est effectivement son aspect oral recomposé – et son oral, c’est encore de l’écrit. Dans l’usage de l’argot, de l’obscénité, il y a un projet de déboulonnage de la langue littéraire classique, et d’enrichissement de la langue populaire. Bien mieux que Hugo, Céline a voulu mettre un bonnet rouge au dictionnaire. Son style, fait d’interjections, de suspens, d’anacoluthes, est la transcription de l’oral d’un rhétoricien dément. Tout chez Céline est concerté pour donner l’illusion la plus parfaite de l’improvisation absolue. À la fin de sa vie, Destouches finit par parler comme Céline : il avait toujours vécu dans la dualité, le style lui permettait d’unifier ses divers Moi.

En 1930, L. F. Destouches voyage en Allemagne et en Scandinavie, puis en Europe centrale, et rédige le Voyage au bout de la nuit, que Gallimard hésite à publier, et qui sort finalement chez Denoël (1932), sous le nom de Céline – en fait, le prénom de sa grand-mère maternelle. Deux mois plus tard, après un débat sanglant entre jurés du Goncourt, le roman obtient le prix Renaudot.

Le succès est immédiat. Simone de Beauvoir raconte, dans la Force de l’âge, son admiration et celle de Sartre – tous deux savent par cœur de longs passages du Voyage, et en 1937, l’auteur de la Nausée fera précéder son roman d’une épigraphe tirée de l’Église. Celui que Céline appellera plus tard l’« avorton » a professé très tôt une grande admiration pour l’œuvre, sinon pour les idées de Céline.

DES MALENTENDUS SAVAMMENT ENTRETENUS

Le roman est susceptible de plusieurs lectures : des anarcho-gauchistes peuvent s’y retrouver ; Céline se vantera d’avoir écrit le seul roman communiste, et Aragon et Elsa Triolet s’empressent d’ailleurs de traduire en russe cette « encyclopédie du capitalisme agonisant », comme l’écrit Anissimov, le préfacier soviétique (Céline n’a d’ailleurs pas de préventions à cette époque contre les communistes : il signe l’appel lancé par Barbusse dans le Monde en faveur de Dimitrov et des Bulgares faussement impliqués dans l’incendie du Reichstag) ; des « pré-existentialistes » se retrouvent encore plus dans le Voyage, et des racistes aussi certainement. Il suffit d’imaginer que tous les personnages du roman (et non le seul Bardamu) sont des représentations de Céline – qui, dans ses œuvres de fiction, n’a presque toujours fait qu’aligner, sous des métamorphoses permanentes, un monologue ininterrompu. Ce que raconte ce monologue est d’une désespérance totale – le Voyage, c’est le roman des déceptions, le premier roman des antihéros, des horizons bouchés :« Quant aux malades, aux clients, je n’avais point d’illusion sur leur compte. Ils ne seraient dans un autre quartier ni moins rapaces, ni moins bouchés, ni moins lâches que ceux d’ici. Le même pinard, le même cinéma, les mêmes ragots sportifs, la même soumission enthousiaste aux besoins naturels, de la gueule et du cul, en referaient là-bas comme ici la même horde lourde, bouseuse, titubante d’un bobard à l’autre, hâblarde toujours, trafiqueuse, malveillante, agressive entre deux paniques. » La traduction « médicale » de cette charge littéraire, c’est que tout dépend du biologique : Céline est le traducteur des convictions de Destouches. Aux considérations biologiques se mêlent des réflexions idéologiques. Et quand on demande à l’auteur de quoi il retourne, il répond :« Le fond de l’histoire ? Personne ne l’a compris. Ni mon éditeur, ni les critiques, ni personne. Vous non plus ! Le voilà ! C’est l’amour dont nous osons parler encore dans cet enfer, comme si l’on pouvait composer des quatrains dans un abattoir. L’amour impossible aujourd’hui. » Ce même amour qu’il définit dans le Voyage comme« l’infini mis à la portée des caniches » …

Tout cela prouve assez que Céline, en rédigeant le Voyage, n’a pas seulement l’intention de rivaliser avec Henri Poulaille ou Eugène Dabit, en réalisant un chef-d’œuvre populiste de plus. Les réactions de la critique, extrémistes, prouvent assez la profondeur du livre. « Scatologie » dans Candide, « images fécales », « idiome fétide et truqué » dans le Figaro – mais les journaux de gauche sont favorables : Céline peut-il être rangé sous une bannière ? On ne peut oublier que Léon Daudet, le représentant le plus pur de l’extrême droite, le défend bec et ongles dans l’Action française, puis dans Candide : après avoir vainement voté pour lui au Goncourt, il est aussi le premier d’une longue série à comparer Céline à Rabelais. À lui seul Céline répond pour le remercier, et préciser :« Je ne me réjouis que dans le grotesque aux confins de la mort. Tout le reste m’est vain. » Un article tardif de Brasillach, en 1943, montre assez que tout Céline est déjà dans ce premier roman :« Le Voyage est un acte d’accusation total, et la suite des œuvres de Céline n’est qu’une suite d’accusations fragmentaires contre le Juif, contre la société, contre l’Armée, contre Moscou, contre la République bourgeoise », concluant :« Céline a commencé avec le Voyage la sombre vitupération d’un univers sans Dieu et ce faisant il a prédit d’avance les catastrophes inscrites dans le ciel au-dessus de l’édifice vermoulu. ».

PREMIERS DÉLIRES

Voilà Céline lancé. Dans la foulée, Denoël publie l’Église. Si le Canard enchaîné regrette que la pièce ne soit pas jouée, Jean Prévost est le premier à souligner qu’elle comporte « une bonne dose d’antisémitisme ». Amateur de polémiques, Céline publie dans Candide une postface au Voyage fort virulente. Il sillonne l’Europe, accumule les aventures, repart pour les États-Unis, rompt avec Élisabeth Craig, rentre avec une autre danseuse, Karen-Marie Jansen (1934). Il est à Vienne avec Cillie Pam, à Anvers avec Évelyne Pollet, à Londres avec Lucienne Delforge. Rentre à Paris pour y rencontrer Lucette Almanzor, elle aussi danseuse – et rédige, cependant, Mort à crédit, qui paraît chez Denoël en 1936.

La critique « a été immonde, droite ou gauche, je fais l’union et le summum de la haine envieuse aveugle de la hargne fumière. » Céline serait allé trop loin dans l’ordure. Aussi bien Brasillach dans l’Action française que Nizan dans l’Humanité accablent le roman – au nom des idées à gauche, au nom de la langue (une « rhétorique-peuple ») à droite. Céline, qui espérait tirer quelque argent de son livre (il sera toute sa vie obsédé par la peur de « manquer »), réagit dans la surenchère. Il écrit au Figaro, qui l’a éreinté :« La langue des romans habituels est morte, syntaxe morte, tout mort. Les miens mourront aussi, bientôt sans doute. Mais ils auront eu la petite supériorité sur tant d’autres, ils auront pendant un an, pendant un mois, un jour, vécu. ».

Céline part passer l’été en U.R.S.S. (« Je suis revenu de Russie, quelle horreur ! quel bluff ignoble ! Quelle sale stupide histoire ! Comme tout cela est grotesque, théorique, criminel ! »). Il en parle dans Mea culpa, qui paraît le 30 décembre 1936 (augmenté de la Vie de Semmelweis) : pour le coup, dans le contexte du Front populaire, cette critique violente des Soviets est un grand succès. 1937 le voit errer de New York aux îles Anglo-Normandes, et rédiger Bagatelles pour un massacre, pamphlet antisémite ultraviolent – grand succès dans la France de l’avant-guerre.

Bagatelles est la suite de Mea culpa – une réaction à l’échec de Mort à crédit, et à la dévaluation du franc qui a fait fondre son « magot ». À ce qu’il voit comme une suite de déboires, Céline trouve un responsable : le Juif. En fait, il ne fait qu’appliquer à un cas particulier les théories raciales qui sont les siennes depuis plus de quinze ans.

Le livre est construit sur une série d’oppositions binaires : Céline/le monde, vrai/faux raffinement, spontanéité/faux-semblants, etc. Céline y reprend ses attaques contre l’U.R.S.S. : Moscou-la-Youtre, le communisme comme « gigantesque stavisquerie » (l’affaire Stavisky, célèbre escroc, avait fait couler beaucoup d’encre, et alimenté la veine antisémite). Moscou et Hollywood, même combat. Dans un délire verbal fortement orchestré, Céline règle des comptes avec toute la littérature,  ne décernant de satisfecit qu’à Malraux, Simenon, Marcel Aymé, Élie Faure, Mac Orlan, Morand et Dabit.

Le succès est immense. Lucien Rebatet raconte dans les Décombres (1942) son ravissement – au moment où l’expérience socialiste au pouvoir échoue. Même des journaux de gauche font chorus, insistant sur le pacifisme de Céline, qui transparaît clairement dans Bagatelles, mettant entre parenthèses, par un singulier aveuglement, tout le contenu antisémite. À vrai dire, les imprécations racistes de Céline choquent moins à l’époque qu’elles ne le feraient actuellement, si le livre était réédité (Céline ne l’a pas souhaité de son vivant, et ses ayants droit respectent son interdit, ce qui les dispense d’avoir à prendre une décision). La France d’avant-guerre prête volontiers l’oreille à un discours issu d’une longue tradition, que la présence de Léon Blum a remis au goût du jour à droite.

L’écrivain profite de ses droits d’auteur pour reconstituer son « magot » – achetant cette fois de l’or, que, pour plus de sûreté, il place au Danemark. Ces lingots, il les appelle « les enfants ».

Le racisme est devenu son fonds de commerce. Céline récidive l’année suivante avec l’École des cadavres, complément à Bagatelles. Il s’y découvre une nouvelle tête de Turc, inattendue à cette date : le maréchal Pétain. Mais l’essentiel du livre est l’affirmation sans ambiguïté des positions raciales de l’auteur. 

Le livre est publié au moment où, en Allemagne, la « Nuit de cristal » donne le signal des persécutions antisémites majeures, et où de nombreux réfugiés, venus en France, ont infléchi par leurs récits l’opinion publique. Mal reçu par le lecteur de base, Céline arrive à se brouiller avec les cercles antisémites traditionnels – par exemple celui animé par Darquier de Pellepoix. Céline s’isole encore plus avec l’École des cadavres, parce qu’au fond pour lui l’antisémitisme est anecdotique – il n’est qu’une métaphore du nécessaire racisme universel, eugéniste (« une mystique biologique », dit-il), un simple levier pour agir sur les masses.

UN « COLLABO » QUI HAIT PÉTAIN, UN RACISTE QUI MÉPRISE HITLER

Le livre est un échec, d’autant plus que Denoël, après un procès en diffamation perdu, doit retirer les volumes de la vente. Céline se lance dans un débat polémique tous azimuts avec les journaux engagés de l’époque, de droite et de gauche (le Merlele Canard enchaînél’HumanitéJe suis partoutCe soirle Droit de vivre).

D’aucuns crient à la trahison : en fait, Céline est remarquablement constant dans ses idées. Raciste il était, raciste il demeure – il ne se contente pas d’être antisémite selon la mode du temps, mais il est raciste « biologiquement », persuadé que l’Histoire n’est que l’histoire des rivalités des races les unes contre les autres.

Professionnellement, après un intermède comme médecin à bord d’un navire, Destouches est nommé au dispensaire de Sartrouville. Il part avec ses collègues pendant l’exode, et revient dans la banlieue dès l’armistice (juillet 1940). La victoire de l’Allemagne, « régénérée par les lois de Nuremberg », ne l’a pas surpris, même s’il n’a pas grande estime pour Hitler, « Lévy Pluton roi d’Europe nouvelle et en plus nazi », ni pour Pétain, « roi qui à Vichy fait l’intérim des Rothschild ». Au début de l’année suivante, il fait paraître un troisième pamphlet, les Beaux Draps – saisi dans la zone « libre », mais vrai succès de librairie dans la zone occupée.

Son intense activité journalistique se poursuit durant toute la guerre, sous forme de lettres expédiées à la rédaction de divers journaux. Là encore, les préoccupations de style priment sur le sens : « Que l’on imprime à mon sujet tout ce qu’on veut et je m’en fous énormément, mais que l’on m’ôte une virgule et je suis tout prêt au meurtre. » S’il écrit dans les journaux de la collaboration, il prend par ailleurs plaisir à en attaquer les leaders. Pétain, Déat, Darquier, Fernand de Brinon même, l’ultra-collaborateur, sont tous suspects de collusion avec l’ennemi exécré. C’est l’époque où Ernst Jünger le rencontre, et le décrit avec une acuité remarquable : « Grand, osseux, robuste, un peu lourdaud, mais alerte dans la discussion ou plutôt le monologue. Il y a chez lui ce regard des maniaques tourné en dedans, qui brille comme au fond d’un trou […] Il exprimait de toute évidence la monstrueuse puissance du nihilisme. Ces hommes-là n’entendent qu’une mélodie mais singulièrement insistante. Ils sont comme des machines de fer qui poursuivent leur chemin jusqu’à ce qu’on les brise. Il est curieux d’entendre de tels esprits parler de la science, par exemple de la biologie. Ils utilisent tout cela comme auraient fait des hommes de l’âge de fer ; c’est uniquement un moyen de tuer les autres. » Le jugement, d’une clairvoyance exemplaire (ailleurs Jünger le traite d’« homme de l’âge de pierre »), donne la mesure de la monomanie célinienne. Je suis partout, peu suspect de sympathies prosémites, finit par refuser les textes de Céline « pour cause de délire raciste », explique Rebatet.

Après les bombardements de la RAF sur Paris (que l’on retrouvera dans Féerie pour une autre fois), il signe le Manifeste des intellectuels français contre les crimes anglais, et se marie avec Lucette Almanzor en février 1943. Il vient d’achever Guignol’s Band quand, le 17 juin 1944, il s’embarque, avec sa femme, son chat Bébert et son « magot », pour une odyssée des vaincus qui l’amène successivement à Baden-Baden, Berlin (« ensorcelé au suicide »), Neu Rippen et Sigmaringen (Nord et D’un château l’autre porteront témoignage de cette fuite devant les Alliés et l’Histoire). La presse rend compte du dernier roman alors que l’auteur a déjà tiré sa révérence. Pour la première fois, des articles opposent le pessimisme célinien à celui de Sartre et à celui de Genet – cette filiation, comme on l’a vu, est claire, même si pour des raisons évidentes elle sera niée par la suite, par les uns et les autres.

Il apprend, le 2 décembre 1945, l’assassinat de Denoël à Paris – et y lit son propre meurtre : « J’ai laissé à Paris un double qu’on écorche à loisir… » Suite à une demande d’extradition de la France, Céline et sa femme sont arrêtés au Danemark, à Vestre Faengsel : l’écrivain y restera jusqu’au 24 juin 1947. Assigné à résidence, il s’installe à Klarskovgaard, sur la Baltique. Il y achève Guignol’s Band II, et s’occupe activement de son retour en France et de sa réhabilitation.« Je ne me souviens pas d’avoir écrit une seule ligne antisémite depuis 1937 », affirme-t-il sans sourciller. De façon significative, il « célinise » son procès à venir, en fait une farce guignolesque où s’agitent l’infâme Denoël (qui ne le contredira plus), le doux fol antisémite (lui-même), et les Juifs qui, dit-il à Combat, « devraient lui élever une statue ». Il ne change pas : « Une immense haine me tient en vie. Je vivrais mille ans si j’étais sûr de voir crever le monde. ».

RÉHABILITATION D’UN IRRÉCUPÉRABLE

Un universitaire juif américain, Milton Hindus, admirateur de son œuvre romanesque, lui permet l’un de ces exercices de manipulation qu’il affectionne. Ils échangent une longue correspondance dans laquelle Céline, non sans perversité, enrôle les Juifs sous sa bannière biologique. Hindus écrit une étude enthousiaste sur Céline que l’auteur des Bagatelles citera amplement lors de son procès. Quand l’Américain, qui est venu rencontrer son grand homme au Danemark, réalise qui est Céline en fait, il est trop tard.

Il publie Casse-pipe, et attaque Sartre : À l’agité du bocal est une longue métaphore filée où il présente l’auteur des Réflexions sur la question juive comme un ténia nourri des déjections de Céline – son anti-intellectualisme est aussi fort que son antisémitisme. Condamné in absentia à un an de prison, à 50 000 francs d’amende, à l’indignité nationale et à la confiscation de 50 % de ses biens (21 février 1950), Céline est amnistié l’année suivante par le tribunal militaire. Il revient alors en France, signe un contrat avec Gallimard qui a absorbé Denoël, s’installe à Meudon où il ouvre un cabinet et Lucette un cours de danse. On réédite toute son œuvre, moins les pamphlets racistes, et Céline y ajoute Féerie pour une autre fois (1952), qui ne se vend guère : Céline est passé de mode dans la France de Camus et de Sartre, où, à son grand dépit, on le lit comme un « suiveur » – alors qu’il est « le défonceur de la porte où stagnait le roman jusqu’au Voyage ». En 1954, il fait paraître ce qui pourrait être son « art poétique », les Entretiens avec le professeur Y (« J’ai pas d’idées, moi ! Aucune ! et je trouve rien de plus vulgaire, de plus commun, de plus dégoûtant que les idées ! les bibliothèques en sont pleines ! et les terrasses des cafés !… tous les impuissants regorgent d’idées ! »). Autre échec (« Gallimard me sabote, et son équipe, une synagogue », dit-il – parce que Gallimard confie ses manuscrits à un avocat avant de les publier, par précaution). Suivent Féerie pour une autre fois II, et Normance. En 1957 paraît D’un château l’autre, histoire de l’errance de la défaite allemande – qui lui vaut la reconnaissance de l’Express, et les imprécations de Rivarol : voilà Céline encensé à gauche, incendié à droite. Il met fin à ses activités de médecin en 1959, fait paraître Nord, entreprend la seconde version de Rigodon, où Céline raconte Destouches, et prépare l’édition de ses premiers romans dans la Pléiade, qu’il ne verra pas paraître : il meurt quelques mois avant, le 1er juillet 1961, d’une rupture d’anévrysme – sans repentir, ce n’était pas dans sa nature. N’écrivait-il pas à Mauriac – qu’il méprisait : « Pour moi, simplet, Dieu c’est un truc pour penser mieux à soi-même et pour ne pas penser aux hommes, pour déserter en somme superbement » ?

Après sa mort paraîtront Guignol’s Band IIle Pont de Londres, une nouvelle édition de Nord, les Carnets du cuirassier DestouchesRigodon – dernier volume de la trilogie « allemande », éditée avec les deux précédents dans la Pléiade.« Certainement, ces livres resteront, dans un futur qui dépassera l’imagination, les seules marques profondes, hagardes, de l’horreur moderne », écrit à son propos Philippe Sollers dans l’Herne en 1963.

https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Louis_Ferdinand_Destouches_dit_Louis-Ferdinand_C%C3%A9line/112296

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Les secrets de Saint Jacques de Compostelle

Les secrets de Saint Jacques de Compostelle

Philippe Martin

Paris, La Librairie Vuibert, 2018. 319 pages.

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Résumé :

Le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle reposerait-il sur un mythe ? Et si l’homme enterré là n’était pas l’apôtre Jacques, mort en Terre sainte, mais l’hérétique Priscillien ? Charlemagne est-il vraiment venu défendre le tombeau contre l’envahisseur musulman ? Les guides touristiques et les premiers papiers d’identité seraient-ils un héritage des pèlerins du Moyen Âge ?
Tout au long des siècles, les chrétiens ont marché vers Saint-Jacques-de-Compostelle, écrivant une histoire riche de mythes et de légendes, mais aussi de secrets bien gardés.
Philippe Martin, historien et marcheur, nous raconte, des origines à nos jours en passant par la Reconquista et les turbulences du XXe siècle, les multiples métamorphoses du légendaire Camino. Il nous entraîne sur les pas de millions de pèlerins d’hier et d’aujourd’hui, dont il peint le vivant portrait : qui sont-ils, comment voyagent-ils ? Quels sont leurs rites et les périls qui les guettent ? Quelle espérance les guide ?
Jamais le « chemin semé d’étoiles » n’aura paru aussi fascinant.

Saint-Jacques-Compostelle

Critique

Comment résumer en peu de mots cet ouvrage qui  s’attache à passer en revue les mythes et autres légendes urbaines du Camion, non pour les ridiculiser mais les resituer dans leur contexte : contexte social, contexte religieux et politique.La figure de l’apôtre saint Jacques qui n’a peut-être jamais mis les pieds en Espagne sert en effet des objectifs religieux (lutter contre les musulmans en Espagne et faire de ce pays une terre chrétienne), objectifs politiques pour asseoir la légitimité des souverains espagnols, puis du régime franquiste sur la péninsule ibérique Le tout est bien documenté pour nous faire comprendre comment la légende de saint Jacques est née puis s’est enrichie au fil des différentes époques et canalisée par l’Eglise

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Philippe Martin (professeur à l’Université de Lyon 2) passe également, avec de nombreux documents à l’appui,  en revue la diversité des pèlerins qui font le Camino pour rejoindre l’extrême Nord-Ouest du Chemin de Saint-Jacques :

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« Les marcheurs ne savent pas se définir, mais se devinent différents… Si la communauté existe vue de l’extérieur, vue de l’intérieur, est-elle homogène ? L’enquêteur est immédiatement marqué par la diversité des figures qu’il rencontre. Un couple de Coréens qui, avant un mariage arrangé par leurs familles, se découvrent sous le regard d’un chaperon qui a tant de mal à marcher. Des convertis de fraîche date qui croisent ces catholiques en quête de paix. Un quinquagénaire soufflant sur son vélo, transpirant avec force, pour remercier le saint de l’avoir guéri d’un cancer. Une horde de jeunes Espagnols repus de joie d’avoir réussi leurs examens. Ce Néerlandais longiligne qui avance de plus de 60 kilomètres par jour. Ces Brésiliens qui enchantent le Camino de leurs légendes et de leurs rires. Et tant d’autres. »

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Ainsi après l’esquisse du portrait de saint Jacques (exercice difficile tant les sources très nombreuses sont contradictoires. Mais cette enquête éclaire sur le sens que lui donnent les marcheurs et leurs motivations. Si le chemin de Compostelle a connu des périodes de déclin il est aujourd’hui un vrai phénomène de société. : 278 000 pèlerins pour l’année 2017 ayant accompli au moins les 100 derniers kilomètres de la « voie des étoiles ».

« Face à cette avalanche de doutes, l’historien doit avoir deux réflexes. le premier est de considérer que nombre de documents originaux ont disparu et que leurs copies doivent être analysées avec la plus grande prudence. le second est de ne pas commettre d’anachronisme. C’en serait un que de faire de nos auteurs des falsificateurs. Cette notion n’existe pas dans leur esprit : selon eux, pour qu’un légendaire survive, il doit s’actualiser, s’enrichir. le passé n’est pas une donnée figée, c’est une construction faite pour satisfaire les contemporains qui écoutent les histoires. Si nous utilisions un vocabulaire commercial, nous pourrions assurer qu’un pèlerinage – Compostelle ou un autre – est un « produit sacré ». À ce titre, on doit assurer sa promotion » !

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La marche à pied est l’un des nombreux mythes qui ne résiste pas devant la recherche historiographique de P. Martin : contrairement à ce qu’on croit aujourd’hui, le chemin préféré des pèlerins pour arriver au but était… la mer ! Les jaquets d’Europe centrale et du nord débarquaient à La Corogne (Galice) d’où il ne leur restait plus que 70 petits kilomètres à parcourir. Quant aux Italiens, Autrichiens et Croates, ils passaient volontiers par le détroit de Gibraltar pour débarquer en territoire lusophone.

Autre légende véhiculée depuis la « redécouverte » du Camino dans le dernier tiers du XXe siècle : la capillarité exercée par les principales et autoproclamées « Voies de Saint-Jacques » sur le flot des peregrinos: voies d’Arles au sud, du Puy pour les Suisses et les Lyonnais, de Vézelay pour les Allemands et les Scandinaves, de Tours pour les Parisiens et les Belges… Contrairement aux marcheurs du XXIe siècle, leurs prédécesseurs entre le Moyen-Âge et le Temps des Lumières prenaient  de grandes libertés avec les soi-disant itinéraires « officiels » : très souvent ils faisaient des détours pour visiter le tombeau d’un ou plusieurs saints dont ils voulaient vénérer les reliques. Si Saint-Jacques était la finem ultimum (le but à atteindre), cela n’empêchait nullement « la concurrence sainte » de mériter un crochet.
Idem pour la phrase souvent lue et entendue : « les pèlerins d’autrefois devaient revenir à pied de Galice. Ils parcouraient donc deux fois le chemin. » Selon les récits d’archive épluchés par l’universitaire lyonnais, il n’était pas rare que celui qui était venu plus ou moins à pied (« la triche » avec des tronçons franchis en calèche était courante !) rentrât chez lui en bateau depuis la Galice ou le Portugal !

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Aujourd’hui, en oubliant tout un pan de l’histoire du Camino, on a assiste à une simplification historique voulue par l’Europe dans un à la fois politique et idéologique :  « Les instances européennes ont tout intérêt à ce que le Camino existe : il sert à unifier des nations bien différentes ; il est la trace d’un passé d’échanges et de liens relativisant les guerres qui ont ravagé le continent. Même la figure de Jacques est transformée. Lui qui, pendant des siècles, a attiré des chevaliers participant à la croisade contre les musulmans, est désormais un pauvre qui chemine humblement à la rencontre d’autrui. le Chemin crée un sentiment d’identité, une identité vécue avec ces milliers de marcheurs, de cyclistes ou de cavaliers qui, tous les ans, lui donnent vie. »

© Claude Tricoire

30 juin 2022

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Extraits et citations

Nous nions la liberté des anciens pèlerins, leur faculté de se perdre en détours, de partir à l’aventure, de musarder et d’avancer à leur rythme ; nous refusons leur capacité à prendre leurs propres routes ; nous oublions leurs récits si différents les uns des autres pour nous réfugier entre les pages du récit unique d’Aimery Picaud, qui nous offre le confort d’une géographie linéaire.

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Quand un pays entre dans l’Union, de nouvelles cartes apparaissent. Aux quatre routes d’Aimery Picaud s’est substitué un écheveau complexe qui part de Pologne ou de Grèce. En actualisant sans cesse le Camino, l’Europe se crée des racines, un moule par lequel tous les peuples seraient passés, une expérience médiévale commune préfigurant l’actuelle construction politique.
Le phénomène, depuis plus de vingt ans, s’autogénère.
Jacques a été si populaire par le passé qu’il est facile de trouver, dans la moindre région du continent, une chapelle, une statue ou le souvenir d’une confrérie.
La tentation est grande de tracer des lignes entre ces points épars. Et voilà le Camino, vous assure-t-on, qui se concrétise ! Si ce n’est que nous sommes victimes d’une reconstruction, voire d’une invention historiographique. Nous confondons le culte de l’apôtre et la dévotion pèlerine ; nous mêlons dans un passé idéalisé et intemporel des éléments qui n’ont jamais existé ensemble et se sont étalés sur plus d’un millénaire…

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On ne le dira jamais assez : méfions-nous des a priori ! Aujourd’hui, penser au Camino, c’est penser à la marche à pied. L’image est tellement ancrée dans nos imaginaires que nul ne penserait à la remettre en cause. Et pourtant ! Pendant des siècles, la plus sûre route pour Compostelle est la mer. Depuis l’Antiquité, les côtes espagnoles sont fréquentées.
À partir du XIe siècle, avec l’affirmation de royaumes chrétiens dans le Nord de l’Espagne, les ports cantabriques prennent une importance majeure dans les échanges européens : le trafic maritime favorise celui des pèlerins dont le transport devient une activité à part entière. Anglais, Suisses, Français, Flamands ou Allemands se rendent donc en Galice en débarquant si possible à La Corogne ; de là, reste environ 70 kilomètres en terrain assez aisé.

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La joie de la rencontre va-t-elle survivre à la cohabitation ? Aux ronflements la nuit, à ce qui est interprété selon les cultures comme un manque de savoir-vivre, à la brutalité de certains propos, aux rythmes de marche différents ? Va-t-on partager la nourriture transportée ?
Va-t-on attendre celui qui boite ? Vivre avec l’autre est une des principales questions. Chacun développe sa stratégie : un tel dédaigne celui qui a un gros appareil photographique, car il le prend pour un touriste ; un autre fuit celui qui arbore une croix, le jugeant trop catholique ; un autre encore déguerpit devant le porteur d’un piolet, parce qu’il estime que cet esprit sportif n’est pas celui du chemin… En fait, chacun cherche son « semblable », cet inconnu qui saura avoir la même vision du Camino.
Inconsciemment se forge un adage : « Dis-moi comment tu marches, je te dirai si tu es un des miens. » Car le marcheur espère toujours à composer un groupe qui va l’épauler. Tout se construit en fonction de l’opposition pèlerin-touriste, qui cache le dualisme vrai-faux. Chacun se range bien sûr du côté du « véritable pèlerin », mais ceux qu’il méprise n’en pensent pas moins de leur côté. Ainsi se forment des exclusions, alors même que tout concourt à les rapprocher face à ceux qui ne marchent pas.

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Disons-le nettement, Le Chemin, cette route unique qui aurait drainé les foules européennes vers l’apôtre, n’a jamais existé. Si, aujourd’hui, se développe une mystique du chemin, la circulation réelle est plus complexe. Il y a des étapes obligatoires, imposées par la topographie, comme le col de Roncevaux pour traverser les Pyrénées, ou par les capacités d’accueil, à l’image de l’hôpital d’Aubrac.
Entre ces points, chacun tente de trouver la route qui lui convient : parce qu’elle est facile, parce qu’il y trouvera un gîte, parce qu’il souhaite voir une relique, parce qu’il espère trouver un petit travail capable de nourrir son pécule…

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ANNE DE KIEV (v.1024/1032 - v. 1075/1089)8, EUROPE, FRANCE, HISTOIRE, HISTOIRE DE FRANCE, HISTOIRE DE L'EUROPE, UKRAINE

Anne de Kiev reine de France

Anne, princesse de Kiev devenue reine de France

Il y a mille ans, cette princesse a traversé l’Europe pour épouser l’un des premiers rois capétiens. Elle a tissé le premier lien historique entre la France et le monde des Slaves orientaux.

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La statue de Anne de Kiev, reine de France de 1051 à 1060, place des Arènes à Senlis.

Philip d’Edimbourg, Felipe VI, roi d’Espagne et Philippe, roi des Belges, doivent leur prénom à leur ancêtre commune: Anne de Kiev. Cette reine des Francs a baptisé son fils Philippe, alors inconnu en Europe de l’Ouest. Ce prénom de culture grecque provient de ses terres d’origine, la Rus’ de Kiev. Anne est issue de ce berceau des Slaves orientaux réunissant aujourd’hui Russes, Biélorusses et Ukrainiens.

Pour partir à sa rencontre, il faut remonter quasiment mille ans en arrière. On arrive sous le règne des premiers Capétiens, une époque obscure pour les historiens, confrontés à des archives lacunaires.

Venue des confins du monde connu

Au mitan du XIe siècle, aucun grand évènement, aucun personnage d’envergure ne ressort. C’est un trou noir de l’histoire de France. À la tête du royaume, le roi Henri Ier est faible, veuf et sans enfant. À court d’héritier, il lorgne sur une princesse qui vit aux confins de l’Europe, sur des terres lointaines et prospères.

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Anne, Reyne de France | via Wikimedia-Commons

Cette princesse, Anne de Kiev, appartient à l’une des plus prestigieuses familles de son temps. Son père est le grand-prince Iaroslav, à la tête de la puissante principauté des Rus’, alors le plus vaste état d’Europe. Ces Slaves d’Orient sont sous l’influence culturelle des Byzantins depuis leur récente christianisation, une conversion diffusée depuis Constantinople. Au carrefour des routes commerciales, la ville de Kiev est environ dix fois plus peuplée que Londres ou Paris. Le pays des Rus’ atteint alors son âge d’or.

Pas de date de naissance avérée, ni même de sa mort. Pas de tombe.

On ignore jusqu’à son visage.

Anne de Kiev quitte ses somptueuses coupoles et bulbes dorés pour traverser l’Europe jusque dans l’actuelle Île-de-France, nettement moins raffinée. Faute de terre à transmettre, elle amène avec elle de «riches présents», selon un chroniqueur. En 1051 à Reims, elle devient la seconde épouse d’Henri Ier, âgé d’une vingtaine d’années de plus qu’elle.

On ignore pourquoi Henri Ier a jeté son dévolu sur une princesse aussi éloignée mais on peut deviner que ce choix fut dicté par la sévérité de l’Église sur les liens de parenté. Par la suite, Rome se montrera beaucoup moins sourcilleuse sur les questions de consanguinité et Louis XIV pourra épouser sa cousine germaine sans surmonter le moindre veto.

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Le mariage à Reims de Henri Ier roi de France et d’Anne de Kiev. Miniature extraite d’un manuscrit français référencé ci-après.| Chroniques de Saint-Denis via Wikimedia Commons

Pour revenir à Anne, la jeune femme découvre un royaume des Francs où le roi est nargué par ses propres vassaux. L’État est morcelé par la féodalité, les terres recouvertes par les forêts et les villes s’apparentent surtout à des bourgs. Paris s’est tout juste remis du siège viking du siècle précédent. Partout se construisent des églises romanes.

La toile de fond est plus nette que la vie de la nouvelle reine qui s’apparente, elle, presque à une page blanche. Pas de date de naissance avérée, ni même de sa mort. Pas de tombe. On ignore jusqu’à son visage. Il faut dire que les chroniqueurs sont restés peu loquaces: «Avec elle, le roi vivait heureusement» écrit l’un d’eux avec parcimonie. On reste sur sa faim.

D’Anne, il ne reste que des fragments. Sa signature en cyrillique au bas d’une charte et des croix qu’elle a tracées sur des documents en guise de seing. Sur ces actes, elle est désignée «reine», «mère», «A», «Agna», «Agneta» ou, le plus souvent, «Anna». À défaut de traces abondantes, on aimerait convoquer un romancier pour broder sa vie.

Veuve et remariée

Dans ce brouillard, quelques indices prêtent néanmoins à penser qu’Anne pesait. Et qu’elle ne manquait pas de personnalité. Déjà, elle a imposé un prénom issu de sa culture pour son aîné, l’héritier au trône: ce sera le futur Philippe Ier. Ensuite, le roi vient à mourir alors que son fils n’a que 7 ans: son beau-frère Baudouin V de Flandre prend les rênes du royaume. Mais ce pouvoir, il le partage avec Anne.

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Statue d’Anne de Kiev, Abbaye Saint-Vincent, Senlis (Oise). | via Wikimedia-Commons

Elle ouvre, en quelque sorte, la longue tradition des reines régentes. L’éducation de son fils est confiée à un pedagogus regis, là encore un terme grec alors inusité en Occident, désignant le précepteur. Et cette femme nous réserve encore des surprises.

«Pendant la période soviétique, Anne servira à la propagande du régime, mais elle devient également l’un des fers de lance du renouveau nationaliste ukrainien.»

Philippe Delorme, historien

Après la mort de son royal époux, la veuve ne reste pas seule. Elle abandonne le pouvoir et part avec un homme. Et pas avec n’importe lequel. Elle épouse Raoul IV, comte de Valois et de Crépy, un baron qui est le vassal de son propre fils. Un personnage violent, prompt à guerroyer et à rançonner. N’hésitant pas à brûler Verdun parce que l’évêque refuse de lui verser un tribut. Déjà marié, Raoul répudie son épouse pour se marier avec Anne. Cette union entre la reine douairière et ce personnage haut en couleurs fait un énorme scandale. Raoul est excommunié, même le Pape est mêlé à l’affaire.

Finalement, Anne finit par vendre ses possessions pour construire l’Abbaye Saint-Vincent autour de Senlis, l’une des villes royales sous ces premiers Capétiens itinérants. Cette ville de l’Oise entretient toujours le souvenir d’Anne. En 2004, le président ukrainien Viktor Iouchtchenko y a même inauguré une statue d’elle. On ignore où la reine est morte. Une source anonyme et postérieure affirme qu’«après la mort de Raoul, [Anne] regagna le sol natal. vingt-cinq ans après l’avoir quitté».

Anne de Kiev a-t-elle revu les coupoles dorées du Kiev de son enfance? Cela paraît assez improbable. Ce qui est certain, c’est que cette reine tombe rapidement dans un oubli à peu près total. «Il semble que, dès la fin du XIIe siècle, Philippe Auguste ne gardait plus aucun souvenir de sa trisaïeule», écrit l’historien Philippe Delorme dans sa biographie d’Anne de Kiev.

Une amitié millénaire

Par la suite, le royaume de France et la Rus’ de Kiev suivront des trajectoires opposées. La puissance du premier s’affermira tandis que le second déclinera jusqu’à l’effondrement. Se morcelant en entités rivales, la principauté slave tombera sous les assauts des Mongols, menés par Batu, le petit-fils de Gengis Khan. La ville de Kiev sera détruite. La Russie, la Biélorussie et l’Ukraine, qui naîtront bien plus tard, se partagent aujourd’hui l’héritage de cette Kiev de l’an mille et de cette reine des Francs.

 «Pendant la période soviétique, Anne servira à la propagande du régime, mais elle devient également l’un des fers de lance du renouveau nationaliste ukrainien», rappelle Philippe Delorme dans son ouvrage. Figure disputée, Anne de Kiev est aussi l’un des ciments de ce monde «Rus’», aujourd’hui déchiré par la guerre. Cette reine représente également le lien le plus ancien unissant la France aux Slaves orientaux. À l’heure où l’on se tient aux côtés de l’Ukraine dans son malheur, il est bon de rappeler que l’amitié avec Kiev est millénaire. Grâce à Anne de Kiev.

http://www.slate.fr/story/226002/anne-de-kiev-reine-france-henri-i-philippe-histoire-senlis-ukraine-princesse

EUROPE, HISTOIRE DE L'EUROPE, KIEV (UKRAINE), KIEV, BERCEAU DE L'EUROPE ORIENTALE, UKRAINE

Kiev, berceau de l’Europe orientale

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Des rues larges et colorées, des monuments prestigieux, une certaine douceur de vivre. Avec près de 2,8 millions d’habitants, la capitale de l’Ukraine d’avant 2022 avait bien du charme.

Rendons hommage à celle que les Ukrainiens appellent Kiyv, en partant à la découverte de son histoire et de ses richesses…

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Il était une fois…

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Kiev n’a pas d’âge puisque c’est une légende qui raconte les circonstances de sa création : trois frères auraient choisi une hauteur pour établir un village baptisé Kiev, d’après le prénom de l’aîné (Kii).

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Mais selon les archéologues, il faut remonter à 3 000 av. J.-C. pour voir les premiers habitants, des tribus essentiellement indo-européennes comprenant les Scythes, s’installer dans la région.

La ville elle-même aurait été fondée au VIe siècle de notre ère avant de s’étendre sur sept collines. Comme Rome !

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Le site avait été choisi avec discernement puisqu’il borde le large fleuve Dniepr qui allait devenir une voie indispensable de communication sur la fabuleuse « route de l’ambre ». Elle reliait les régions de la Baltique, où l’on collectait cette résine fossile sécrétée il y a des millions d’années par des plantes, et Venise qui la transformait en bijoux et en assurait la vente.

C’est donc à Kiev que se croisaient marchands et guerriers en quête des richesses de la Scandinavie, de l’artisanat de Byzance ou des esclaves de tout le continent, et d’au-delà.

Au IXe siècle, les Varègues venus de Suède s’intéressent à leur tour à cette région agricole. Oleg le Sage, l’un de leurs chefs, déjà maître de Novgorod, s’empare en 882 de la ville par traîtrise pour en faire la capitale du premier État slave oriental : la Rus’. Mais Oleg ne compte pas s’arrêter là : en 907 il lance une attaque contre Constantinople, en vain.

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Il y gagne une belle compensation en or et un traité de commerce dont il saura tirer parti pour enrichir sa ville.

La nouvelle Sainte-Sophie

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Kiev devient le centre politique, économique et culturel d’une région immense qui va de la Russie du nord actuelle aux portes de la Pologne.

La ville, convertie en 988 au christianisme de rite byzantin sous l’impulsion de Vladimir le Saint (dit « Le Beau Soleil »), devient un centre spirituel majeur.

Le fils de Vladimir, Iaroslav le Sage, lance en 1037 la construction de la cathédrale Sainte-Sophie, baptisée ainsi en l’honneur de la célèbre basilique de Constantinople.

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Plus large que longue, surmontée de 13 coupoles symbolisant le Christ et ses disciples, elle renferme de précieuses mosaïques qui lui permettent de rivaliser avec sa grande sœur. Âgées pour les plus vieilles de 900 ans, ces mosaïques se déploient sur 260 m2 dans 180 nuances différentes.

Pillée par les Mongols en 1240, la cathédrale sera restaurée au XVIIe siècle dans un style baroque.

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De l’or au-dessus des catacombes

La renommée religieuse de la ville prend de l’ampleur au XIe siècle grâce à un moine du mont Athos, en Grèce. De retour dans son pays natal, il se retire dans une grotte située dans la colline dominant le Dniepr et sera dès lors connu sous le nom de saint Antoine de Kiev. Il attire à lui de nombreux disciples qui s’établissent également dans des grottes.

Il s’ensuit la création de tout un réseau de galeries de plusieurs kilomètres, transformé par la suite en nécropole des saints orthodoxes. Sur le site baptisé Kievo-Pecherskaya Lauvra (« Laure des Catacombes de Kiev »), deux laures (monastères orthodoxes) sont bâties, comprenant une cathédrale et quatre églises qui seront ensuite remaniées en style baroque, aux dômes dorés.

Le lieu devient un centre culturel majeur où savants et écrivains s’installent pour travailler, donnant naissance entre autres au Récit des temps passés ou Chronique de Nestor, la plus ancienne chronique slave qui nous soit parvenue.

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Au XVe siècle s’y multiplient les ateliers de peinture et de copies de manuscrits.

Lieu de résidence du primat de l’Église orthodoxe ukrainienne, le complexe comporte également aujourd’hui le musée des Trésors historiques, célèbre pour ses bijoux et objets scythes en or (IVe siècle), dont le fameux pectoral de Tovsta Mohyla. 

Un petit air de Paris

Ce trop grand royaume de Rus’, cependant, ne tarde pas à être déchiré par les guerres de succession. Le coup de grâce lui est donné en 1240, par l’invasion mongole. Massacres, incendies…  Kiev est ruinée. 

Les siècles suivants ne laissent que peu de repos à la ville qui, intégrée dans l’empire russe au XVIIe siècle, doit attendre le XVIIIe siècle pour s’embellir de nouveau sous l’impulsion de la tsarine Catherine II. C’est un architecte italien, Francesco Rastrelli, également à l’origine du Palais d’hiver de Saint-Pétersbourg, qui imagine en 1755 l’église Saint-André, chef-d’oeuvre de l’art rococo. 

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À proximité se trouve une volée d’escaliers, la « descente Saint-André », petite rue pleine de brocanteurs et de galeries qui donne au quartier un air de Montmartre.

Si l’ambiance rappelle celle de Paris ou de Vienne, c’est également à cause de la présence de grands et beaux immeubles bourgeois qui se sont construits après l’incendie de la ville, en 1811, et à la faveur de l’enrichissement qui accompagna l’essor du chemin de fer au XIXe siècle.

Ajoutez de larges avenues plantées d’arbres, un opéra imposant inauguré en 1867, des bâtiments Art nouveau, et vous aurez l’impression d’être au cœur de l’Europe.

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L’identité ukrainienne s’affirme par la plume et le pinceau d’un poète devenu le symbole de la nation, Taras Chevtchenko (1814-1861). Il donne à la langue ukrainienne ses lettres de noblesse avec le grand poème national Kobzar. À Kiev, son image et son souvenir sont partout…

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Destructions, reconstructions

Avec le XXe siècle et la Première Guerre mondiale, Kiev rompt ses liens avec l’Europe. L’Ukraine échoue à gagner son indépendance pendant la guerre civile qui voit s’affronter les bolchéviques et leurs opposants de tous bords.

Le début de la période soviétique, après 1920, est marqué par la destruction de nombreux édifices religieux dont le monastère Saint-Michel-au-Dôme-d’Or, dynamité en 1936. Il sera toutefois reconstruit dans les années 1990, en guise de revanche sur les malheurs de l’époque soviétique.

En septembre 1941, la ville est occupée par les troupes allemandes qui vont y commettre de nouveaux ravages, à commencer par l’incendie des immeubles de la grande avenue Khreshchatyk, au cœur de la ville. Puis ce sera le pillage et l’explosion de la cathédrale de la Dormition, dans le monastère des Catacombes.

La population n’est pas épargnée. Les 29 et 30 septembre de la même année, près de 34 000 Juifs sont assassinés dans le ravin de Babi Yar, à la lisière de la ville, où s’élève aujourd’hui un mémorial.

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Après la guerre, le pouvoir soviétique s’applique à reconstruire et moderniser la ville, redevenue capitale de république socialiste d’Ukraine, partie intégrante l’union soviétique.

Le métro, avec ses 100 mètres de profondeur et ses stations au décor prestigieux, voit le jour en 1960.

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Au coeur de la ville, « La Place » (Maïdan) est de nouveau réorganisée avant de devenir, en 1991, place de l’Indépendance.

Au milieu s’élève, en haut d’une colonne, la statue de la déesse-mère païenne Berehynia, érigée en 2001. Symbole de l’indépendance, elle fait écho à celle de la Mère-Patrie, construite en 1981 dans le pur style soviétique et qui, de ses 100 mètres de haut, continue à surveiller la ville et ses habitants… pour le meilleur et le pire.

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