CLAUDE TRICOIRE (1951-...), ECRIVAIN ANGLAIS, ELIZABETH GOUDGE (1900-1984), LE PAYS DU DAUPHIN VERT, LITTERATURE, LITTERATURE BRITANNIQUE, LIVRE, LIVRES, LIVRES - RECENSION, ROMAN

Le pays du Dauphin vert par Elizabeth Goudge

Le pays du Dauphin vert

Elizabeth Goudge

Paris, Phebus, 2007. 800 pages

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Résumé

  Nous sommes au XIIe siècle dans une bourgade des îles Anglo-Normandes. La famille du jeune William emménage rue du Dauphin Vert. L’adolescent se lie à ses deux voisines, la jolie et souriante Marguerite, et la grave Marianne, plus ingrate. On rêve, on rit, on pleure ; et l’on se moque de ce benêt de William qui, malgré sa préférence marquée pour Marguerite, ne peut s’empêcher de mélanger les prénoms des deux sœurs. Un détail idiot qui va bouleverser le cours de trois existences… William s’établit comme colon en Nouvelle-Zélande, toujours épris de son amoureuse d’hier. Prenant un jour son courage à deux mains, il demande par lettre la main de Marguerite. Quelques mois plus tard, il a la surprise de sa vie : c’est Marianne qui débarque du bateau..

Quatrième de couverture

Une rue peut être un univers, l’endroit où tout se joue. Lorsque sa famille emménage rue du Dauphin-Vert, en plein dix-neuvième siècle, dans une bourgade des îles Anglo-Normandes, William se lie d’amitié avec la jolie Marguerite et la grave Marianne, toutes deux ses voisines. On rêve, on rit, on pleure et l’on se moque du jeune garçon qui, en dépit de sa préférence marquée pour Marguerite, ne peut s’empêcher de mélanger les prénoms des deux sœurs… Un « détail » vraiment ? Un petit rien, croit-on, que cette confusion. Elle bouleversera pourtant le cours de bien des existences…

Biographie de l’auteur

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Née dans le Somerset en 1900, Elizabeth Goudge est une romancière anglaise qui fut élevée dans l’austérité par son père professeur de théologie à Oxford. En 1923, elle se mit à l’écriture et se fit connaître avec les livres pour enfants et les biographies pieuses, avant de se consacrer à la littérature avec notamment L’Arche dans la tempête et Le Pays du Dauphin-Vert. Elle mourut en 1984, laissant derrière elle une œuvre animée par les violences et les contradictions des sentiments et par la rudesse des campagnes isolées de l’ouest de l’Angleterre.

 

 Une critique toute personnelle

« Si vous avez une passion pour les sœurs  Brontë et Daphné Du Maurier, précipitez-vous sur ce chef-d´oeuvre des sentiments contrariés. » Elle « Un roman qui touche au mythe, à la légende, qui est habité par la notion de sacrifice. Un roman mystique, comme il y en a peu dans la littérature anglaise. » (Le Figaro littéraire)

Dans ce roman de 800 pages Elizabeth Goudge nous propose bien plus qu’une histoire d’amour, bien plus que l’histoire des vaillants pionniers de Nouvelle-Zélande face aux Maoris avec en plus le fameux clipper Le Dauphin vert. C’est une histoire d’amour mais aussi une histoire où la spiritualité est toujours présente dans la vie des personnages, dans les descriptions d’une nature à la fois généreuse et à la fois hostile.

Ce livre qui se situe en pleine ère victorienne nous donne à voir la vie d’une famille, celle des Le Patourel avec les parents, leurs filles Marguerite et Marianne et le beau William. Si Marguerite qui a bien retenu les lectures de l’Ecriture Sainte lues par sa mère, Marianne a un tempérament de combattante jamais satisfaite ; la jeune Marguerite brille par sa beauté et sa joie de vivre ; Marianne qui n’est pas belle s’impose par sa culture et sa volonté à transformer son entourage à sa façon. Quant à William Ozanne que l’on pourrait croire faible et balloter par les évènements il sait se montrer à la hauteur quand les évènements le demandent.

Le caractère des deux sœurs se montre après le mariage de Marianne et de William, suite à une erreur du jeune homme qui a confondu les deux prénoms. Marguerite restera dans son île à prendre soin de ses parents jusqu’à leur mort et se fera religieuse. Marianne, une fois mariée à William, aura du mal à trouver le bonheur : avide de montrer ses talents, avide de toujours avoir plus de biens sans se soucier du bonheur des autres  elle ne trouvera l’amour et le bonheur qu’une fois ayant fait la vérité sur elle-même

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Une frégate (clipper) nommé Le Dauphin Vert

L’univers narratif

L’histoire commence dans les années 1840 dans une île anglo-normande dont les descriptions ressemblent aux images d’un dessin animé. Elle se poursuit en Nouvelle-Zélande, devenue britannique depuis 1840, et traverse les guerres maories de 1860 et 1870.

Les personnages

Les personnages principaux

Marianne cherche une réussite matérielle alors que William et Marguerite se préoccupent d’une réussite spirituelle.

#William
Grand et fort — et séduisant si l’on en juge par la fascination qu’il exerce sur Marianne et Marguerite —, il est aussi lourd, lent et influençable. Mais sa plus belle qualité est une immense gentillesse et une attention aux autres sans faille.

#Marguerite
Une ravissante enfant blonde aux yeux bleus, solaire aussi. Tout le monde l’aime sans qu’elle ait le moindre effort à faire. Elle a pourtant un défaut qui lui coûtera cher, elle déteste se rendre auprès de malades.

#Marianne
Malheureusement pour elle (ou heureusement?), ne possède pas le charme de Marguerite et doit faire des efforts pour qu’on la remarque. Mais elle est volontaire, manipulatrice aussi. Ce qu’elle veut, elle l’obtient. À l’exception d’une chose : se faire aimer.

Les personnages secondaires

Le roman n’oublie pas de nous faire connaître les personnages secondaires qui chacun à leur manière auront une influence sur la destinée des principaux personnages. Eux aussi sont des personnages hauts en couleur.

#Le capitaine O’Hara
Grand, fort, tonitruant aussi, il fait la connaissance de William et Marianne lorsque ceux-ci, fascinés par l’arrivée d’un clipper dans leur île, empruntent une barque pour le rejoindre.

#Samuel Kelly
Samuel est pasteur, c’est un fanatique qui ne rêve que d’une chose : répondre à l’appel de Dieu en convertissant les Maoris au christianisme. Cet objectif est plus important à ses yeux que le bien-être de sa femme, Suzanne.
Il joue un rôle important dans la vie spirituelle de William.

#Tai Hururu
D’origine anglaise, il est arrivé en Nouvelle-Zélande bien avant William et il lui offre son premier travail. Il connaît les Maoris pour avoir vécu avec eux.

Écriture

Le style permet de vivre au plus prêt des personnages, de la nature et des évènements. La longueur des descriptions n’enlève rien à la beauté du livre : au contraire nous pouvons goûter à la beauté des paysages et des éléments, vibrer avec les personnages et partager leurs sentiments.

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©Claude Tricoire

BIOGRAPHIES, CHARLES PEGUY, CHARLES PEGUY PAR ARNAUD TEYSSIER, ECRIVAIN CHRETIEN, ECRIVAIN FRANÇAIS, LITTERATURE, LITTERATURE FRANÇAISE, LIVRE, LIVRES, LIVRES - RECENSION

Charles Péguy par Arnaud Teyssier

Charles Péguy 

Arnaud Teyssier

Paris, Tempus, 2014. 336 pages

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Résumé

Par la modestie de ses origines, ses brillantes études, sa rectitude morale, ses engagements intellectuels et politiques entre socialisme et catholicisme de progrès, sa mort héroïque au combat le 5 septembre 1914 à quarante-et un ans, Charles Péguy est l’une des figures les plus pures de ce que la France a de meilleur. Séduisant, irritant, poète inspiré et polémiste redoutable, il a laissé, après quinze années d’une activité intellectuelle et littéraire intense, une empreinte ineffaçable chez ses contemporains et pour la postérité

Sous la plume d’Arnaud Teyssier, on croise les personnalités majeures de notre imaginaire politique et on décèle, grâce à l’intelligence lumineuse de Péguy et sa profonde humanité, quelques traits très actuels de notre impuissance démocratique.

Biographie de l’auteur

Né en 1958, ancien élève de l’ENS et de l’ENA, historien et haut fonctionnaire, Arnaud Teyssier a publié, chez Perrin, des biographies de Lyautey et de Louis-Philippe. Il a présenté une nouvelle édition du Testament politique de Richelieu, dont il achève, toujours pour Perrin, une biographie appelée à faire date

Critique 

Aujourd’hui encore la figure de Charles Péguy est un mystère tant le l’écrivain est inclassable tant par son itinéraire que par sa pensée. Peu lu aujourd’hui il est cependant connu pour être mort au début de la guerre 1914-1918 et par ses écrits mystiques surtout dans les sphères chrétiennes.

Cette biographie bien documentée nous fait revivre l’écolier, l’homme de lettres mais aussi le citoyen engagé dans son époque et prenant part à tous les combats de la IIIè République. Cet ouvrage illustre fort bien le gouffre qui sépare le normalien d’origine paysanne, aux engagements sans concession, à son amour de la France ainsi qu’à à la prose mystique, de notre époque.

Arnauld Teyssier parvient à remettre en perspective l’itinéraire de Péguy : des derniers jours de la République opportuniste à l’Union sacrée, en passant par son engagement majeur, pour l’innocence de Dreyfus, mais aussi sa proximité avec les courants socialistes de cette époque, il retrace les écrits, les amitiés et les positions de l’écrivain, d’abord socialiste puis converti peu à peu à un christianisme mystique et personnel.
Ce faisant il rend intelligible l’itinéraire avant tout solitaire de ce franc-tireur qui pourtant après sa mort sera récupéré par le régime de Vichy et par la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. Teyssier retrace son refus du système, du professorat, des compromissions et des honneurs, la lutte quotidienne pour la survie de son entreprise indépendante (les cahiers de la quinzaine fondés avec quelques amis), loin de la société mondaine et des succès faciles (ceux d’Anatole France notamment).
Difficile d’accès, traversée par une recherche sans compromission de la vérité autour de quelques figures tutélaires (Jeanne d’Arc et le Christ), l’œuvre de Péguy aurait cependant mérité des développements plus longs : ses écrits sont évoqués mais seulement dans le cadre de ses combats. Teyssier semble en effet vouloir contourner l’écueil que forment les textes de l’écrivain : en ne les abordant que trop superficiellement on ignore quelle impact ils eurent réellement à cette époque qui fut une époque troublée par les scandales, l’affaire Dreyfus, le boulangisme puis la montée de l’Action française.

 Cette biographie évacue aussi l’impact de l’écrivain sur le XXe siècle par une trop rapide conclusion. A la décharge de l’auteur du livre, Péguy reste difficilement accessible à l’historien, et les lecteurs de Péguy aujourd’hui ne s’intéressent qu’à son oeuvre mystique délaissant tous ses écrits qui donnent un panorama de cette France qui se cherche dans ses institutions. Teyssier le reconnaît lui-même, du fait de l’immensité de ses écrits et de la somme produite par ses exégètes.

La modestie du projet éditorial (300 pages) et l’ampleur des éléments de contexte à livrer limitent considérablement les développements de fond et ont malheureusement contraint Teyssier à une approche très synthétique mais qui a le mérite de mieux nous faire comprendre l’homme et ses combats.
Ainsi, par souci pédagogique, il plante son Péguy dans le contexte historique (opportunisme, boulangisme, affaire Dreyfus, socialisme, Barrès et Maurras, antagonisme franco-allemand), même si on aurait souhaité en savoir davantage sur l’écrivain et ses oeuvres. Après la lecture, il reste un étrange sentiment : la vie de Péguy est mieux connue, mais l’œuvre elle-même reste mystérieuse. 

Au lecteur de se plonger dans cette oeuvre 

Charles Péguy (1873-1614)

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Charles Pierre Péguy est un écrivain, poète et essayiste français.

Après des études dans sa ville natale, il va à Paris préparer le concours de l’École Normale Supérieure, auquel il est reçu en 1894. En 1896, il écrit un drame, Jeanne d’Arc. Attiré par les idées socialistes, il expose son point de vue dans « Marcel, premier dialogue de la cité harmonieuse » (1898) et milite pour la révision du procès Dreyfus.

Bientôt, il abandonne la carrière universitaire, se sépare du parti socialiste et fonde, en 1900, une revue indépendante, les Cahiers de la Quinzaine, qui se propose d’informer les lecteurs et de « dire la vérité ». C’est de « la Boutique », installé en face de la Sorbonne, que Péguy mènera le combat ; en dépit des difficultés financières, les Cahiers, auxquels collaborent Jérôme et Jean Tharaud, Daniel Halévy, François Porché et Romain Rolland, paraîtront jusqu’à la guerre de 1914.

Les grandes œuvres en prose de Péguy y trouvent place ; ce sont Notre Patrie (1905), où il dénonce le danger allemand et la menace de guerre, Notre jeunesse (1910), où il oppose mystique et politique, L’Argent (1913), où il évoque le monde de son enfance qui ne connut pas la fièvre de l’argent.

En 1908, il déclarait à Joseph Lotte: « J’ai retrouvé la foi ». De sa méditation, naissent de grandes œuvres poétiques : Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910), Le Porche du mystère de la deuxième vertu (1911) et Le Mystère des saints-innocents (1911). Reprenant le geste du bûcheron qui, dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu mettait ses enfants sous la protection de la Vierge, Péguy fait, en 1912, plusieurs pèlerinages à Notre-Dame de Chartres. On retrouve l’écho de ces événements dans La Tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc  (1912), écrite en reconnaissance pour la guérison de son fils Pierre, et dans La Tapisserie de Notre-Dame (1912) ; Péguy n’hésite pas à écrire Ève (1913), une œuvre d’une longueur inusitée, qui comporte huit tragédies en cinq actes et 8000 alexandrins.

Il songeait à évoquer le Paradis dans un nouveau poème, quand survint la guerre, où il trouva la mort. La plupart des archives sur Péguy sont aujourd’hui rassemblées au Centre Charles Péguy d’Orléans, fondé par Roger Secrétain en 1964. On y trouve notamment la quasi-totalité de ses manuscrits.

Bibliographie

Essais

De la raison, 1901.

De Jean Coste, 1902.

Notre Patrie, 1905.

Situations, 1907-1908.

Notre Jeunesse, 1910.

Victor-Marie, Comte Hugo, 1910 ; réédition Fario 2014.

Un nouveau théologien, 1911.

L’Argent, Paris, Allia, 2019, 112 p. 

L’Argent suite, 1913 ; rééd. La Délégation des siècles, L’Argent & l’Argent suite (réunion des deux textes), 265 p., 2020.

Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne, 1914.

Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, 1914 (posth.).

Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, 1931 (posth.).

Par ce demi-clair matin, 1952 (posth.) (recueil de manuscrit inédits dont les deux suites de Notre Patrie)

Un poète l’a dit… , Gallimard, 1953 (posth.)

Véronique. Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, Gallimard, 1972 (posth.)

Poésie

La Tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc, 1913.

La Tapisserie de Notre-Dame, 1913.

Ève, 1913 ;

dont : « Prière pour nous autres charnels », adapté par Max Deutsch et Jehan Alain.

Mystères lyriques

Jeanne d’Arc, film musical, adaptation des œuvres Jeanne d’Arc (1897) et Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910).

Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, 1910.

Le Porche du Mystère de la deuxième vertu, 1911.

Le Mystère des Saints Innocents, 1912.

Extraits

La bénédiction de son patriotisme par Dieu s’inscrit dans le courant de pensée majoritaire des années d’avant-guerre qui, après les années d’abattement dues à la défaite de 1870, attendait et espérait une revanche :

« Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,
Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre. (…)
Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
Couchés dessus le sol à la face de Dieu (…)
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés. »

Elle fait écho aux Béatitudes.

 

Charles Péguy, mort pour la France en 1914, est un des plus grands écrivains français du début du xxe siècle. Revenu au catholicisme en 1909, il engendra une œuvre chrétienne d’une grande force.

Commentaire selon saint Luc (Lc 2, 22-35) :

Heureux Syméon !

« Heureux celui qui le vit dans le Temple ; et ensuite ; car cela suffit ; fut rappelé comme un bon serviteur. C’était un vieil homme de ce pays-là ; un homme qui approchait du soir et qui touchait au soir, au dernier soir de sa vie. Mais il ne vit pas se coucher son dernier soir sans avoir vu se lever le soleil éternel. Heureux cet homme qui prit l’enfant Jésus dans ses bras, qui l’éleva dans ses deux mains, le petit enfant Jésus, comme on prend, comme on élève un enfant ordinaire, un petit enfant d’une famille ordinaire d’hommes ; de ses vieilles mains tannées, de ses vieilles mains ridées, de ses pauvres vieilles mains sèches et plissées de vieil homme. De ses deux mains ratatinées. De ses deux mains toutes parcheminées. Et voici qu’il y avait un homme en Jérusalem, nommé Syméon, et cet homme juste et craignant Dieu, attendant la consolation d’Israël, et l’Esprit Saint était en lui (cf. Lc 2, 25).

Heureux, le plus heureux de tous, il ne connut plus nulle autre histoire de la terre.

Il pouvait se vanter, celui-là aussi, de s’être trouvé au bon endroit. Il avait tenu, car il avait tenu, dans ses faibles mains, le plus grand dauphin du monde, le fils du plus grand roi, roi lui-même, le fils du plus grand roi ; roi lui-même Jésus Christ ; dans ses mains il avait élevé le roi des rois, le plus grand roi du monde, roi par-dessus les rois, par-dessus tous les rois du monde. »

— Charles Péguy. Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910), in Œuvres complètes, vol. 5, Paris, Gallimard, 1916, p. 72-74.

Tout n’est pas perdu

« Un homme avait deux fils. De toutes les paroles de Dieu, c’est celle qui a éveillé l’écho le plus profond.
C’est la seule que le pécheur n’a jamais fait taire dans son cœur.

Elle tient l’homme au cœur, en un point qu’elle sait, et ne lâche pas. Elle n’a pas peur. Elle n’a pas honte. Et si loin qu’aille l’homme, cet homme qui se perd, en quelque pays, en quelque obscurité, loin du foyer, loin du cœur, et quelles que soient les ténèbres où il s’enfonce, les ténèbres qui voilent ses yeux, toujours une lueur veille, toujours une flamme veille, un point de flamme. Toujours une lumière veille qui ne sera jamais mise sous boisseau. Toujours une lampe. Toujours un point de douleur cuit. Un homme avait deux fils. Un point qu’il connaît bien. Dans la fausse quiétude un point d’inquiétude, un point d’espérance.

Elle a pour ainsi dire et même réellement porté un défi au pécheur. Elle lui a dit : Partout où tu iras, j’irai. On verra bien. Avec moi tu n’auras pas la paix. Je ne te laisserai pas la paix. Et c’est vrai, et lui le sait bien. Et au fond il aime son persécuteur. Tout à fait au fond, très secrètement. Car tout à fait au fond, au fond de sa honte et de son péché il aime ne pas avoir la paix. Cela le rassure un peu.

Un point douloureux demeure, un point de pensée, un point d’inquiétude. Un bourgeon d’espérance.
Une lueur ne s’éteindra point et c’est la Parabole troisième, la tierce parabole de l’espérance. Un homme avait deux fils. »

— Charles Péguy. Le Porche du Mystère de la deuxième vertu, in Œuvres complètes, vol. 5, Paris, NRF, 1916, p. 394-396

CHRISTIAN BOBIN (1951-2022), ECRIVAIN CHRETIEN, ECRIVAIN FRANÇAIS, LITTERATURE, LITTERATURE CHRETIENNE, LITTERATURE FRANÇAISE, SPIRITUALITE

Christian Bobin (1951-2022)

Christian Bobin (1951-2022)

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Mort de Christian Bobin : écrire l’éphémère éternel

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Portrait 

L’écrivain et poète est décédé à 71 ans. Son œuvre, riche d’une soixantaine d’ouvrages, a su capter la grandeur de la vie dans toute sa simplicité.

e Muguet rouge. C’est le titre que Christian Bobin avait donné à son dernier recueil, paru en octobre dernier. On n’imaginait pas alors que cette fleur rêvée, écarlate et palpitante de vie, serait à déposer sur le cercueil de l’écrivain et poète, décédé le mercredi 23 novembre, à 71 ans. Alors qu’il s’absente, Christian Bobin laisse ce signe de fragilité et de beauté, comme s’il l’avait d’avance préféré aux imposantes couronnes mortuaires qui semblent toujours prendre la mort trop au sérieux.

Christian Bobin avait prévenu ses fidèles lecteurs : il considérait la mort comme un passage. Vivant, il l’était d’autant plus qu’il tenait la main des morts, sans morbidité, mais avec amour et reconnaissance. « Les morts n’ont pas quitté la vie mais ses cloisons prétendument étanches », écrivait-il. Livre après livre, il s’était habitué à l’idée de les suivre. « Un jour, il nous faudra traverser une vitre sans la briser. L’effort sera terrible, qui changera notre cœur en rayon de soleil. »

Ce rayon de soleil, Christian Bobin l’avait perçu pour la première fois le 24 avril 1951, au Creusot (Saône-et-Loire). Il s’était imprimé en lui de manière irréversible, réchauffant cette ville industrielle, « berceau d’acier », marqué par la rudesse de la condition ouvrière et les inégalités sociales. « Je n’ai jamais vu le paradis qu’adossé à l’enfer, en contrepoint, contrechant », notait-il dans Les Différentes Régions du ciel.

Une soif de justice

Plutôt que de pourfendre avec violence un ordre social injuste, Christian Bobin avait refusé d’y consentir. Il avait pris le chemin des mots comme d’autres prennent le large, pour montrer qu’une autre vie est possible, loin des fausses grandeurs. « Il serait temps de remettre au centre nerveux de notre société ceux qui servent la vie, ceux qui remaillent sans fin le tissu de la vie », confiait-il à La Croix, en 2017. « Tout cela peut se faire sans violence, ajoutait-il. Simplement parce qu’on marquerait un désintérêt profond pour ceux qui ont le sourcil froncé sur les budgets et les graphiques ».

Christian Bobin était entré en écriture comme d’autres choisissent la vie monastique, avec conviction et zèle, simplicité et authenticité. Après avoir étudié la philosophie, il avait travaillé un temps pour la bibliothèque municipale d’Autun, l’Écomusée du Creusot, puis comme rédacteur à la revue Milieu(x).

Après avoir publié ses premiers textes chez Brandes et Fata Morgana dans les années 1970, il fit paraître La Part manquante en 1989 chez Gallimard, exprimant dans une écriture pudique les thèmes qui devaient rester les siens : l’attention à la vie, la quête de l’amour, l’errance des humains, leur endurance, leur espérance…

« Entendre, enfin, la voix aimante du Christ »

Cette espérance, Christian Bobin ne faisait pas mystère qu’elle s’enracinait pour lui dans l’Évangile. En 1992, Le Très-bas, sur François d’Assise, avait fait souffler un vent de fraîcheur dans l’édition religieuse. Il s’y faisait l’apôtre de la simplicité évangélique et d’un christianisme prenant au sérieux l’annonce du Christ que « les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers » (Matthieu 20,16).

Sous sa plume, la foi chrétienne retrouvait verdeur et douceur, mais aussi puissance révolutionnaire et salvifique. « Nous sommes, comme jamais, dans des temps bibliques. Les âmes fondent sous le soleil de l’avidité. L’argent remplace les yeux. C’est maintenant que tout est perdu que nous avons une chance d’entendre, enfin, la voix aimante du Christ », confiait-il encore à La Croix.

 Au fil des années, Christian Bobin s’était fait plus soucieux de l’évolution de la société contemporaine, craignant son matérialisme, son efficacité brutale, sa vitesse – « un grand diable » , auquel il préférait le rythme régulier des saisons. Il y opposait une autre manière d’être, au plus proche de la nature, fuyant la notoriété pour la solitude, préférant l’écriture au feutre à l’ordinateur, choyant la présence des livres, dont il partageait l’amour avec sa compagne, la poétesse Lydie Dattas.

Dans une société trop bavarde et impulsive à ses yeux, Christian Bobin cultivait le silence, la retenue et la joie, dans une attitude toute franciscaine. Il choisissait ses mots, comme on compose avec attention un bouquet. « Écrire est un art aussi fragile que vivre. Un rien les fausse. »

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Une vie en mots

24 avril 1951. Naissance au Creusot (Saône-et-Loire) d’un père dessinateur à l’usine Schneider et d’une mère calqueuse.

  1. La Part manquante(Gallimard).
  2. Une petite robe de fête (Gallimard).
  3. Le Très-bas(Gallimard), prix des Deux-Magots en 1993 et grand prix catholique de littérature, en 1996.
  4. L’Homme qui marche(Le temps qu’il fait), méditation sur Jésus de Nazareth.
  5. La Plus que vive(Gallimard), hommage à sa compagne Ghislaine, morte à 44 ans.
  6. La Grande Vie(Gallimard).
  7. Noireclaire (Gallimard).
  8. Prix d’Académie de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.
  9. Le Muguet rouge(Gallimard) accompagne la sortie du volume Les Différentes Régions du ciel, qui rassemble une vingtaine de ses œuvres.

https://www.la-croix.com/Culture/Mort-lecrivain-Christian-Bobin-lage-71-ans-2022-11-25-1201243758

 « Les Différentes Régions du ciel » et « Le Muguet rouge » :

Christian Bobin, gardien des mots

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Les Différentes Régions du ciel

de Christian Bobin

Quarto Gallimard, 1 018 p., 26 €

Le Muguet rouge

de Christian Bobin

Gallimard, 80 p., 12,50 €

On aurait aimé commencer cet article en se mettant d’emblée dans les pas de Christian Bobin. Suivre son allure feutrée, se laisser porter par la musique vivifiante de ses mots. Partir observer avec lui les arbres de l’automne ou les pierres humides du Creusot, déceler la vie qui y palpite, prendre en filature les pensées qui y grimpent… Mais la courte biographie de l’écrivain qui ouvre ce recueil d’œuvres choisies oblige à débuter autrement. Et par un soupir…

Ce texte succinct, placé sur le rabat de la couverture, rappelle l’essentiel du parcours de Christian Bobin. Il mentionne à juste titre l’importance du Très-Bas, sans doute l’un des plus beaux textes de l’écrivain, mais pourquoi ajoute-t-il qu’il fut « consacré de façon prémonitoire au poète hérétique François d’Assise ». François d’Assise, « poète hérétique » ? Jusque dans les introductions aux livres de Christian Bobin, les mots sont-ils aujourd’hui en danger de perdre leur sens? On aura compris que François d’Assise ne répond pas aux clichés que certains associent, pour toutes sortes de raisons, au christianisme, alors le plus simple n’est-il pas de l’arracher à son Église ? Être qualifié d’hérétique le rendra fréquentable et intéressant. Et tant pis pour la simple vérité.

Ce recueil de Christian Bobin témoigne heureusement d’un tout autre respect des mots. Lui est de ceux qui reconnaissent leur consistance, s’inclinent devant leur majesté, avant de les manier avec une infinie précaution. « Écrire est un art aussi fragile que vivre. Un rien les fausse », relève-t-il. Et un peu plus loin : « L’écriture tient le cœur comme un verre de grand vin, délicatement, par en dessous, elle y fait tourner la lumière puis l’avale en quelques phrases. »

Un pacte avec la vie

Le petit cabinet de curiosités qui introduit cette anthologie, mêlant photos, textes et objets personnels, est nimbé de cet amour des mots. On y trouve une presse typographique, un manuscrit, une photo de bibliothèque, une lettre, une table de travail en bois, un billet de TGV annoté… Il invite aussi à déchiffrer l’écriture muette des pierres de l’abbaye de Conques ou celle d’un visage aimé…

Chez Bobin, la littérature est un pacte avec la vie. L’écriture est une quête et un étonnement. « Ce que je connais, je ne l’écris pas. Ce que je ne connais pas, je l’écris. » Les pages qui s’écrivent sous cette bannière sont prudentes, lestées. « On ne devrait jamais écrire une seule phrase que l’on ne puisse chuchoter à l’oreille d’un agonisant », pose avec gravité Bobin, en citant le poète Henri Pichette. Ses livres sont un tamis de l’essentiel. Ils disent la vie sans craindre la mort, accueillent la mort sans lâcher la vie. Ce qui les rend anachroniques et précieux en notre temps où la mort n’a plus de mots.

L’écriture de Bobin porte la couleur du sang et a sa nécessité vitale. « J’ai de l’encre dans les poumons, j’ai de l’encre dans le cœur. J’ai de l’encre dans le sang. Sans écriture, il y a longtemps que j’aurais cessé de respirer. » Ce rouge inonde littéralement l’un de ses premiers textes jusqu’ici inédit, L’Eau des miroirs, lent récit d’un suicide étonnamment rédigé au féminin. Il palpite encore dans le titre de son nouveau livre, Le Muguet rouge : « muguets rouges fraîchement poussés » qui « s’apprêtent à incendier la plaine », comme les poèmes lorsqu’ils enflamment la page blanche. Chez Bobin, la poésie est « le réel absolu » et « don de lire la vie ». C’est dire pourquoi les mots doivent être choyés.

https://www.la-croix.com/Culture/Differentes-Regions-ciel-Le-Muguet-rouge-Christien-Bobin-gardien-mots-2022-10-05-1201236309

ANEANTIR, ECRIVAIN FRANÇAIS, LITTERATURE, LITTERATURE FRANÇAISE, LIVRE, LIVRES - RECENSION, MICHEL HOUELLEBECQ (1956-...), MISERE DE L'HOMME SANS DIEU

Michel Houellebecq et son oeuvre

Michel Houellebecq et son oeuvre

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Misère de l’homme sans Dieu

Michel Houellebecq et la question de la foi

Avec un entretien de Michel Houellebecq par Agathe Novak-Lechevalier

Paris, Champs/Essais. 2022. 384 pages

Édition dirigée par : Caroline Julliot, Agathe Novak-Lechevalier

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Michel Houellebecq est-il un écrivain-prophète ? En quoi La Possibilité d’une île réinterroge-t-elle l’existence du divin ? Comment l’islam est-il perçu dans Plateforme et Soumission ?
Scientifique de formation, positiviste par conviction, l’écrivain semble avoir cru un moment que la science pourrait se substituer aux religions traditionnelles. Et pourtant, toute son œuvre est hantée par cette question, héritée d’Auguste Comte, de la religion comme unique ciment possible du corps social.
Cet ouvrage, auquel ont participé plusieurs spécialistes de Michel Houellebecq, se donne pour but de sonder l’horizon religieux de son œuvre. À l’évidence, religion et littérature apparaissent comme deux espaces de résistance face à la perte de sens qui afflige le monde contemporain. Et si la littérature, en proposant d’atteindre une forme de vérité, nous permettait d’accéder à une certaine transcendance ?

Anéantir

Michel Houellebecq

Paris, Flammarion, 2022. 730 pages

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On retrouve dans Anéantir (Flammarion, 2022) les « essentiels » de Michel Houellebecq : ironie, cynisme, réflexion sur la mort, la peur et l’amour. Mais le roman accorde également une place centrale à la question de la foi. Il trouve dans Misère de l’homme sans Dieu, un ouvrage collectif paru de façon concomitante, un éclairage idoine. Le syncrétisme païen pratiqué par Prudence, la femme du personnage principal, Paul Raison, s’inscrit ainsi pleinement dans les nombreuses tentatives religieuses qu’abordent les différents romans de Houellebecq et qui sont finement analysées dans un article de Peter Frei. L’agnosticisme de Paul, symptôme d’une « obsolescence du catholicisme » décryptée par Yann Raison du Cleuziou, gagne en densité. L’étude de la religiosité très affirmée de Cécile, la sœur de Paul, en face de laquelle ce dernier demeure tout du long circonspect, sinon amusé, permet d’abonder en ce sens : Anéantir est d’abord un livre religieux. La fin tragique de Paul sonne d’autant plus comme un appel à revigorer l’existence avant qu’il ne soit trop tard. L’impossibilité d’avoir la foi et le sentiment de manque qui en résulte sont au cœur de l’œuvre de Houellebecq et au centre de son dernier roman Anéantir.

Anéantir

Anéantir est le huitième roman écrit par Michel Houellebecq, paru le 7 janvier 2022 aux éditions Flammarion.

Tiré à 300 000 exemplaires, le livre de 730 pages est relié avec une couverture cartonnée. C’est l’auteur qui a choisi une présentation de luxe1. Plus de 75 000 exemplaires de l’œuvre sont vendus au cours du premier week-end suivant sa parution, ce qui en fait d’emblée un succès commercia.

 

Résumé

L’intrigue débute au mois de novembre 2026, quelques mois avant le début de l’élection présidentielle de 2027. Le personnage principal, Paul Raison, fonctionnaire auprès du Ministère de l’Économie, des Finances et du Budget, âgé d’une quarantaine d’années, travaille au cabinet du ministre Bruno Juge, avec lequel il entretient également des liens d’amitié. Le climat politique est marqué par des attentats terroristes, qui épargnent dans un premier temps les vies humaines. Ceux-ci sont extrêmement sophistiqués et font appel à des moyens militaires importants, sans que cela soit aisément possible d’évaluer les motivations profondes des auteurs.

Le père de Paul, Edouard Raison, est un ancien membre des services secrets.

Paul entretient des liens distants avec sa femme Prudence, également fonctionnaire. Paul a une sœur catholique pratiquante, Cécile, qui est mariée à un notaire au chômage, Hervé. Le couple habite à Arras et vote ouvertement pour le Rassemblement national. Enfin, Paul a un petit frère, Aurélien, qui travaille comme restaurateur d’œuvres d’art au ministère de la culture et est marié à une femme détestable nommée Indy.

 

Personnages

Bastien Doutremont : un informaticien quadragénaire travaillant à la DGSI

Fred : un informaticien quadragénaire travaillant à la DGSI

Bruno Juge : le Ministre de l’Économie et des Finances, et du Budget

Paul Raison : un fonctionnaire du Ministère de l’Économie et des Finances, et du Budget

Prudence : une fonctionnaire de la direction du Trésor, la compagne de Paul Raison

Édouard Raison : le père de Paul Raison

Madeleine : la compagne d’Édouard Raison

Suzanne Raison : la mère de Paul Raison, restauratrice d’art

Cécile Raison : la sœur de Paul Raison (et fille d’Édouard et Suzanne Raison)

Hervé : époux de Cécile Raison, et notaire au chômage

Anne-Lise : fille de Cécile Raison et de son époux Hervé

Aurélien Raison : le frère de Paul Raison (et fils d’Édouard et Suzanne Raison), restaurateur d’art

Véronique : ancienne compagne de Paul Raison

Maryse : aide-soignante béninoise

Remarques sur l’intrigue, les personnages et les lieux

Le personnage de Bruno Juge, Ministre de l’Économie et des Finances, et du Budget, fait probablement référence à Bruno Le Maire (Ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance au moment de la parution du roman). Bruno Le Maire, qui revendique être l’un des proches de Michel Houellebecq, a en octobre 2021 révélé quelques éléments de l’intrigue du roman encore à paraître.

L’auteur a commis une erreur sur l’âge du père de Paul : « Son père avait soixante-dix-sept ans… » (page 64) or plus tard on apprend qu’il est né en 1952 (page 109). A ce moment du récit, l’intrigue a lieu fin décembre 2026, le père de Paul ne peut donc pas avoir plus de 74 ans.

Une grande partie de l’intrigue se déroule dans le quartier de Bercy à Paris, où réside le héros, Bruno, et comporte parfois quelques erreurs mineures de topographie, comme l’emplacement de la rue Lheureux que l’auteur situe à tort sur le parc de Bercy.

 «Anéantir» de Michel Houellebecq, le testament du bourgeois blanc

Les 736 pages du huitième roman de l’écrivain seront disponibles en librairie dès le 7 janvier.

Dans une rencontre avec Michel Houellebecq publiée par Le Monde, la seule accordée par l’auteur à l’occasion de la sortie d’Anéantir, on apprend que deux portraits ornaient le bureau sur lequel l’auteur a rédigé son huitième roman. Une photo de Bruno Le Maire et une autre de Carrie-Anne Moss, l’interprète de Trinity dans la saga Matrix.

Deux inspirations qu’on retrouve explicitement dans Anéantir, et qui reflètent le grand écart auquel on assiste le long de ces sept cents pages qui se présentent d’abord, brièvement, comme un polar d’espionnage, avant de se laisser complètement aller à leur nature houellebecquienne, dodelinant entre inspection acérée de l’intime et considérations générales sur l’état de la France et du monde.

Et c’est lorsque l’auteur se plonge dans ces considérations que, sans surprise au fond, l’aspect Matrix (et non marxiste…) du roman apparaît le plus clairement. Puisqu’à lire ces lignes, empreintes de nostalgies vaguement royalistes, une question s’impose: dans quelle réalité vit Michel Houellebecq ?

 

 Testament d’un monde

Dans la même que nous tous, et c’est cette évidence qui fonde finalement le plus grand intérêt d’Anéantir. Le point de vue qu’exprime l’auteur star de notre époque et de nos contrées est celui d’un homme dépassé par un monde qui change et qui s’interroge. Houellebecq, lui, semble moins se poser des questions qu’asséner des constats fielleux et laisser ses personnages s’enfoncer dans des destins tragiques qui lui semblent inévitables et causés, selon lui, par la société moderne, par les apparats du progrès, les glissements de valeurs ou encore la multiplication d’idéologies ultra spécifiques.

Le portrait du réel, du moins médiatique, est assez fidèle, érudit même. Ce qui gêne ou peut gêner, cependant, au fil des pages de ce roman au style par ailleurs sobre mais parfaitement fluide et maîtrisé, comme toujours chez Houellebecq, c’est l’amertume constante de l’auteur de 65 ans. Ce qu’il nomme plusieurs fois «décadence», le romancier semble en fait le résumer à la fin d’un monde où son espèce, son ethnie, son genre et sa classe sont au centre de tout.

Houellebecq, ses héros et les femmes

Oui, l’homme blanc vieillissant, proche de divers hommes de pouvoir, intellectuel déconnecté du réel non médiatique (les différences de classe sont notamment traitées avec une négligence étonnante, ne s’apitoyer quasiment que sur des personnages bourgeois n’aidant certainement pas), oui, celui-là n’est peut-être plus l’avenir de l’Homme. Anéantir est le testament de ce passé-là.

 

La mort pour terrain d’entente

Un passé réactionnaire au possible et cependant bien présent, bien vivant, bien votant. Il serait bête, inconscient même, de l’ignorer. Qui plus est lorsque ce passé prend la forme d’un roman certes désuet dès sa sortie (les six derniers mois d’actualité politique invalident la plupart des projections du roman dont l’action se déroule en 2026-2027), mais dont le charme se trouve paradoxalement dans cet aspect immédiatement suranné qui fait office d’aveu involontaire.

Un témoignage historique, un document où la littérature, trop rarement peut-être, est capable de surgir et de terrasser à tout moment.

Qui plus est, encore, parce qu’au-delà de ses déambulations critiques, Houellebecq, après deux romans superficiels et loin de son niveau, retrouve ici les hauteurs qui ont été les siennes dans ses premiers romans.

La plupart de ses personnages, le principal en tête, sont profondément touchants, et les deux cents dernières pages, plus universelles que les précédentes, se relèvent aussi dignes que bouleversantes. Dix ans après La Carte et le Territoire, qui lui a valu le prix Goncourt, l’écrivain s’attaque de nouveau au sujet de la mort, mais d’une façon bien plus réaliste et incarnée. Des pages fortes, qui restent, voire qui aident.

 

Témoins les uns des autres

Anéantir n’est pas un roman quelconque. C’est, de bout en bout, un témoignage historique, un document où la littérature, trop rarement peut-être, est capable de surgir et de terrasser à tout moment.

Michel Houellebecq, le mal-aimé des universitaires français

Un livre dont la principale qualité s’exprimera assurément par ce double mouvement pas si paradoxal: il satisfera primitivement les défenseurs du vieux monde, les abrutira même, et fera réagir les autres tout en nourrissant leur connaissance de la psyché nostalgique, cette réalité souvent alternative, qui couve la plupart des débats actuels. En somme: un livre qui pourrait rendre plus intelligents ses opposants naturels. Signe d’un grand roman? D’un grand écrivain en tout cas, oui, sans nul doute.

https://www.slate.fr/story/221604/houellebecq-aneantir-roman-rentree-litteraire

CENTENAIRE DE MARCEL PROUST (1922-2022), ECRIVAIN FRANÇAIS, LITTERATURE, LITTERATURE FRANÇAISE, MARCEL PROUST (1871-1922)

Centenaire de Marcel Proust (1922-2022)

Marcel Proust (1871-1922)

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INTRODUCTION

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Marcel Proust et son frère Robert

Parler de l’enfance privilégiée de Marcel Proust ne serait pas exact. Il vaut mieux dire enfance protégée, s’il est vrai que Proust vit ses premières années s’écouler dans un univers ouaté grâce à la tendresse vigilante d’une mère adorée. Jeanne Weil appartenait à une famille juive, d’origine lorraine et de solide fortune : délicate et cultivée, elle entoura de son immense affection ses deux fils, Marcel et Robert. On sait avec quelle impatience, avec quelle angoisse Marcel attendait le soir le baiser maternel. Cette sensibilité presque maladive le trahira toujours. Son père, le professeur Adrien Proust, médecin réputé, était un homme froid mais bon, désarmé par ce fils aîné à la santé fragile, qui, à l’âge de neuf ans, a sa première crise d’asthme.

Les années d’enfance se passent dans quatre décors familiers aux lecteurs d’À la recherche du temps perdu. Le premier décor est la maison bourgeoise du boulevard Malesherbes ainsi que les jardins des Champs-Élysées, où, chaque après-midi, l’on conduit Marcel. Le deuxième est Illiers, où la famille Proust va en vacances et qui deviendra Combray. Le troisième est la demeure de l’oncle Louis Weil à Auteuil, chez qui l’on se rend par les jours de chaleur. Le quatrième est Trouville ou Dieppe, plus tard Cabourg, les belles plages d’où naîtra Balbec.

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L’ÉDUCATION DU MONDE

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Marcel Proust et des amis

Après de très bonnes études au lycée Condorcet et une excellente année de philosophie sous la direction d’Alphonse Darlu, Proust donne ses premiers essais littéraires dans la Revue verte et la Revue lilas, qu’ont fondées ses condisciples. C’est également le temps de fiévreuses lectures : Saint-Simon, La Bruyère, Mme de Sévigné. Un an de volontariat à l’armée conduit Proust à Orléans. Cet adolescent en reviendra plus que jamais soucieux de connaître la société, car il a un goût du monde qui va jusqu’au besoin. Chez Madeleine Lemaire, dont l’atelier est alors un salon, il aperçoit la comtesse Greffulhe et Mme de Chevigné, ses futurs modèles. C’est là qu’il se lie avec Reynaldo Hahn. Il fait connaissance de Charles Haas chez Mme Straus et d’Anatole France chez Mme Arman de Caillavet. Il va aussi chez Mme Aubernon. Sa rencontre avec Robert de Montesquiou l’introduit du côté de Guermantes.

Marcel Proust est alors un jeune homme comblé, partout reçu, toujours aimé. Après une licence de lettres, il est nommé « attaché non rétribué » à la bibliothèque Mazarine. Il n’y mettra jamais les pieds, mais fait paraître les Plaisirs et les jours, livre à la grâce un peu surannée, à l’écriture recherchée. « Du Bernardin de Saint-Pierre dépravé et du Pétrone ingénu », dira Anatole France. En secret, Proust travaille à un roman, Jean Santeuil, dont sa propre vie lui fournit la substance et où il y a les mêmes matériaux que dans la Recherche. Cet ouvrage est abandonné au bout de quelques années, car l’écrivain n’est pas encore mûr pour l’œuvre.

L’affaire Dreyfus le bouleverse. Proust prend part à la pétition en vue de la révision du procès. L’année suivante (1899), il découvre John Ruskin, qu’il traduit patiemment et dont l’œuvre exercera sur lui une profonde et durable influence. Il collabore également au Figaro, continue à mener une vie brillante et mondaine jusqu’au jour où la mort frappe les siens. En novembre 1903, son père meurt ; deux ans plus tard, en septembre 1905, Mme Proust disparaît à son tour. La douleur de Proust est telle que, pendant un mois, « il resta au lit dans une insomnie totale, sans s’arrêter de pleurer ». Obligé de déménager, il s’installe dans un appartement situé au premier étage du 102, boulevard Haussmann. Il y restera plus de douze ans. Il compose une étude sur Sainte-Beuve dont les deux premiers chapitres serviront d’ouverture à Du côté de chez Swann ; il accumule les éléments qui apparaîtront dans différents passages de la Recherche. Il rédige encore d’extraordinaires pastiches qui sont publiés dans le Figaro (Balzac, Faguet, Edmond de Goncourt, Flaubert, Sainte-Beuve, Renan).

 

 

VIVRE POUR SON ŒUVRE

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Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe

Tous ses amis vantent sa générosité, qui va jusqu’à la prodigalité, sa délicatesse raffinée, non sans regimber parfois contre sa susceptibilité, qui grossit démesurément le moindre incident. Son manuscrit prend de plus en plus d’ampleur, et Proust est à la recherche d’un éditeur. Eugène Fasquelle et la N. R. F. se récusent. Enfin, Bernard Grasset accepte pour « une première édition de 1 200 exemplaires au prix de 3,50 F, sur lesquels Proust ne recevait que 1,50 F par exemplaire ». Du côté de chez Swann paraît en novembre 1913. Les articles flatteurs de Lucien Daudet, de Cocteau, celui, plus réservé, de Paul Souday lancent le livre.

Désormais, Proust, dont la santé n’est guère bonne, va fournir un travail prodigieux – jusqu’à sa mort. Vivant dans une chambre hermétiquement close, tapissée de liège, ne laissant passer aucun souffle d’air et envahie par l’odeur des fumigations, il a maintenant l’obsession de l’œuvre à achever. Les années de solitude de la guerre, en dépit de quelques amis, de quelques dîners au Ritz, se passent dans la tâche épuisante d’« infuser de la nourriture » à la Recherche, à coller des « paperoles », à modifier des passages entiers de son texte. Le prix Goncourt qu’il obtient en 1919 pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs, paru à la N. R. F., lui vaut la gloire. La rançon en est un surcroît de fatigue. Inlassablement, toutes les nuits, Proust poursuit son œuvre au prix d’une incroyable énergie dans une sorte de course contre la mort. « Vous verrez que vous me donnerez mes épreuves quand je ne pourrai plus les corriger », se plaint-il à Gallimard. Après le Côté de Guermantes, qui date de 1920, est publié en 1922 Sodome et Gomorrhe. En cette même année, le 18 novembre, Proust succombe à une pneumonie. « On l’enterra, mais, toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres disposés trois par trois veillaient comme des anges aux ailes déployées et semblaient, pour celui qui n’était plus, le symbole de sa résurrection […]. »

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 Marcel Proust – Cabourg

CONCEPTION D’UNE ŒUVRE

Proust est l’écrivain qui a donné le plus grand nombre d’indications sur le métier d’écrire. Jamais auteur ne s’est penché sur ce sujet avec une pareille complaisance, et son œuvre entière n’est qu’un long commentaire sur la création littéraire et artistique. Un des thèmes essentiels d’À la recherche du temps perdu est celui de la vocation littéraire, et Proust dit à deux reprises que sa vie peut être résumée par ces mots : « histoire d’une vocation ». S’il ne vivait que pour écrire, il n’est guère étonnant qu’il ait consacré de nombreuses pages à préciser ce qu’est, à ses yeux, l’œuvre d’art véritable.

Le document capital à cet égard est la seconde partie du Temps retrouvé. On a parlé du roman d’un roman, car Proust a intégré dans son œuvre, comme la clef de voûte qui soutient tout l’édifice, un très long chapitre, de cent pages environ, qui expose ses réflexions sur l’art de l’écrivain. Ce chapitre est un véritable traité d’esthétique, une somme de ses expériences, presque un traité de morale littéraire. Proust y livre sa conception de la littérature en jetant un regard d’ensemble sur ses romans et sur sa vie, et annonce, par un artifice d’auteur, comment il pense désormais écrire son œuvre (qui est déjà écrite).

Situées à la fin d’À la recherche du temps perdu, ces déclarations ont pour objet, dit-il, de jeter la lumière sur les livres qu’il écrira. Elles doivent servir de point de départ à ces livres à venir. Pour nous, lecteurs, elles sont également une introduction à l’œuvre, en quelque sorte la préface par laquelle un auteur expose ses intentions. Leur place étrange ne doit pas trop surprendre : on a souvent souligné le rapport qui existait entre À la recherche du temps perdu et un roman policier. Les premiers volumes offrent toutes les données du problème ; mais seules les dernières pages donnent la solution. Il faut donc renverser l’exposition et commencer par la fin, qui permettra de comprendre ce que Proust a voulu faire.

La « mise en branle » qui amène l’écrivain à définir ses conceptions dans le Temps retrouvé a pour origine la triple impression éprouvée par le narrateur à l’hôtel de Guermantes. Dans la cour de l’hôtel, Proust bute sur des pavés affaissés et, dans un instant de joie, il voit surgir dans sa mémoire un séjour à Venise ; quelques minutes plus tard, le même genre de félicité l’envahit lorsqu’il entend le bruit d’une cuiller frappée contre une assiette, et ce sentiment d’allégresse devient encore plus vif quand il s’essuie la bouche avec une serviette empesée. En trois moments privilégiés, le narrateur s’est senti transporté de bonheur et situé hors du temps.

Il insiste sur ce bonheur, sur cette « félicité » : « Un azur profond enivrait mes yeux ; des impressions de fraîcheur, d’éblouissante lumière tournoyaient près de moi. » Mais il sent qu’il ne doit pas en rester là. Bouleversé par la « vision éblouissante et indistincte » qu’il vient d’avoir, il imagine qu’elle s’adresse à lui : « Saisis-moi au passage si tu en as la force et tâche de résoudre l’énigme de bonheur que je te propose. » Élucider le secret de cette extase est accéder à la vraie vie, connaître les vraies richesses.

À partir de cette triple expérience de narrateur, Proust romancier va échafauder sa théorie de l’art, qui, en gros, se décompose ainsi : définition des devoirs et de la tâche de l’écrivain ; critique des œuvres qui utilisent l’intelligence ; théories et procédés de la création romanesque proprement dite.

 

 

LE DEVOIR DE L’ÉCRIVAIN

« Si j’essayais de me rendre compte de ce qui se passe […] en nous au moment où une chose nous fait une certaine impression […] je m’apercevrais que, pour exprimer ces impressions, pour écrire ce livre essentiel, ce seul livre vrai, un écrivain n’a pas dans le sens courant à l’inventer, puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur. » Savoir traduire le grand livre de nos sensations coexistantes en nous-mêmes, tel est le premier grand message de Proust ; l’écrivain, selon lui, n’a pas à créer, mais à recréer, à faire revivre ce qu’il a éprouvé ; il n’y a pas connaissance, mais reconnaissance. Seuls quelques-uns sont capables d’accomplir cet effort de traduction. « La grandeur de l’art véritable, ajoute Proust […] c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est simplement notre vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent vécue, cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. »

Poursuivant sa méditation, Proust précise sa conception de l’art. Si l’écrivain a pour fonction de traduire sa vie, les aliments qui nourriront son œuvre devront être cherchés dans son propre passé et non pas dans le présent ni dans le passé d’autrui. Il n’est question que de nous-mêmes : « Je compris que tous ces matériaux de l’œuvre littéraire, c’était ma vie passée ; je compris qu’ils étaient venus à moi […] sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante. »

Et, comme cette graine met en réserve les aliments et les trie pour donner naissance à la plante, l’écrivain va défricher l’immense terrain de ses souvenirs, qui contient tant de richesses. Tous ces souvenirs n’ont pas la même importance, mais tous constituent sa nourriture, l’élément fécondant grâce auquel l’œuvre viendra au jour. Au fond de nous-mêmes gisent des trésors inconnus qu’il ne tient qu’à nous de découvrir : « Ma personne d’aujourd’hui n’est qu’une carrière abandonnée qui croit que tout ce qu’elle contient est pareil et monotone, mais d’où chaque écrivain, comme un sculpteur de Grèce, tire des statues incomparables. »

Le danger serait d’offrir au monde des statues informes, à peine différentes de ces blocs de pierre d’où elles sont issues. Quelques souvenirs sont nets, mais la plupart sont flous, parce que trop loin enfouis dans le passé. Leur clarté n’est qu’apparente, un halo de mystère les entourant ; pouvoir les interpréter, puis les traduire n’est possible qu’après une longue école. Tel le statuaire qui choisit soigneusement son marbre, l’écrivain choisit dans les souvenirs qui lui viennent à la conscience et s’applique à les déchiffrer. « Il me fallait donc rendre leur sens aux moindres signes qui m’entouraient. » « Signes », c’est-à-dire guère plus qu’une indication, et encore une indication à demi voilée. Dans l’univers des souvenirs, « les apparences qu’on observe ont besoin d’être traduites et souvent lues à rebours et péniblement déchiffrées ». « Sans doute, ce déchiffrage était difficile, mais seul il donnait quelque vérité à lire. » Parfois, heureusement, la réalité projette dans le présent le souvenir et le rend clair. Ainsi, les pavés mal équarris de l’hôtel de Guermantes font surgir un souvenir qui est d’abord imprécis ; puis brusquement tout s’éclaire. Mais il n’en est que rarement ainsi, car grande est la résistance du souvenir à effleurer à la surface de la conscience : « Dans ce cas-là comme dans tous les précédents – la cuiller, la serviette empesée – la sensation commune avait cherché à recréer autour d’elle le lieu ancien, cependant que le lieu actuel qui en tenait la place s’opposait de toute la résistance de sa masse à cette immigration dans un hôtel de Paris, d’une plage normande ou d’un talus d’une voie de chemin de fer. »

Cette idée de déchiffrage présente à l’écrivain un caractère impérieux. Ce n’est pas qu’une simple invitation des choses et des souvenirs, c’est aussi un appel, presque un ordre : « Il fallait tâcher d’interpréter les sensations comme les signes d’autant de lois et d’idées, en essayant de penser, c’est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j’avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel. Or ce moyen qui me paraissait le seul, qu’était-ce autre chose que faire une œuvre d’art ? » Et plus loin : « L’œuvre d’art […] préexistant à nous, nous devons, à la fois parce qu’elle est nécessaire et cachée, et comme nous ferions pour une loi de la nature, la découvrir. »

La découverte ne peut se passer qu’en nous, nous l’avons vu, et il faut opérer un véritable « retour aux profondeurs ». Le narrateur, qui est décidé à s’attacher à la contemplation de l’essence des choses, s’est aperçu que seule la réflexion sur nous-mêmes permettait l’œuvre d’art. Et voici qui est définitif : « La seule manière de les goûter (les impressions) davantage, c’était de tâcher de les connaître plus complètement, là où elles se trouvaient, c’est-à-dire en moi-même, de les rendre claires jusque dans leurs profondeurs. » C’est une illusion de croire qu’on puisse créer une œuvre en cherchant des matériaux hors de soi. La réalité n’est pratiquement d’aucun secours, car « j’avais trop expérimenté l’impossibilité d’atteindre dans la réalité ce qui était au fond de moi-même ». Les objets n’ont pas de valeur en eux-mêmes, et Proust conclut : « Mes rencontres avec M. de Charlus […] ne m’avaient-elles pas permis […] de me convaincre combien la matière est différente et que tout peut y être mis par la pensée […]. Je m’étais rendu compte que seule la perception grossière et erronée place tout dans l’objet, quand tout est dans l’esprit. »

 

 

CRITIQUE DE L’INTELLIGENCE

Tout en définissant le rôle et les tâches de l’écrivain tels qu’il les entend, Proust ne cesse de donner un aspect critique à ses réflexions et, dans une certaine mesure, fonde ses théories artistiques sur celles qu’il condamne. S’il montre ce que le véritable écrivain doit faire, il met également en lumière les écueils qu’il lui faut éviter. Il n’est pas inutile de relever les principales critiques de Proust vis-à-vis des romans de son temps, afin de vérifier s’il a su lui-même s’affranchir des travers qu’il relève.

« Quelques-uns voulaient que le roman fût une sorte de défilé cinématographique des choses. Cette conception était absurde. Rien ne s’éloigne plus de ce que nous avons perçu en réalité qu’une telle vue cinématographique. » Pourquoi ? Parce qu’elle s’éloigne d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui ; la simple reproduction de ce que les yeux voient et de ce que l’intelligence constate ne permet jamais d’atteindre la réalité profonde contenue et cachée dans l’objet. « Fausseté même de l’art prétendu réaliste […] qui ne serait pas si mensonger si nous n’avions pris dans la vie l’habitude de donner à ce que nous sentons une expression qui en diffère tellement et que nous prenons au bout de peu de temps pour la réalité même. » L’écrivain est dupe de lui-même et écrit une œuvre artificielle parce qu’il ne s’aperçoit pas qu’il ne peint que l’apparence. Et Proust grossit et exagère sa thèse pour mieux la faire comprendre : « La littérature qui se contente de décrire les choses, de donner un misérable relevé de leurs lignes et de leur surface est, malgré sa prétention réaliste, la plus éloignée de la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus, ne parlât-elle que de gloire et de grandeurs, car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé, dont les choses gardent l’essence, et l’avenir, où elles nous incitent à le goûter encore. »

L’important est de réaliser cette communication. Or, une foule de dangers menacent l’écrivain : les uns le détournent de l’acte d’écrire (Proust donne comme exemples l’amour-propre, la passion) ; les autres, qui sont peut-être bien plus graves l’invitent à écrire, mais risquent à tout moment de le faire tomber dans les excès du réalisme : ce sont l’intelligence et la mémoire volontaire.

Déjà, le Contre Sainte-Beuve commençait par ces mots : « Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence. Chaque jour je me rends compte que c’est en dehors d’elle que l’écrivain peut ressaisir quelque chose de nos impressions, c’est-à-dire atteindre quelque chose de lui-même et la seule matière de l’art. Ce que l’intelligence nous rend sous le nom de passé n’est pas de lui » (Préface). L’intelligence, qui substitue une « connaissance conventionnelle » à la vraie connaissance, est incapable de recréer un monde qui n’est plus ; jamais elle n’aurait pu aider le narrateur à évoquer Venise, alors que ces simples dalles de l’hôtel de Guermantes lui rappellent le baptistère de Saint-Marc. Notre intelligence est limitée ; ses découvertes sont sans profondeur et restent en marge de la vie ; elles n’apportent qu’une pure satisfaction intellectuelle et rien de plus. « À côté du passé, essence intime de nous-mêmes, les vérités de l’intelligence semblent bien peu réelles » (Contre Sainte-Beuve) ; « les vérités que l’intelligence saisit directement à claire-voie dans le monde de la pleine lumière – et Proust dira et répétera que les grands livres sont les enfants de l’obscurité et du silence – ont quelque chose de moins profond, de moins nécessaire que celles que la vie nous a malgré nous communiquées en une impression matérielle parce qu’elle est entrée par nos sens, mais dont nous pouvons dégager l’esprit » (le Temps retrouvé).

Proust ne met pas en doute qu’il y ait des vérités de l’intelligence ; il en dénie seulement la valeur. L’écrivain doit, autant que possible, les éviter, malgré la grande tentation d’écrire des œuvres intellectuelles. Proust entend bien ne pas y succomber et se méfie de la rigueur de ces vérités : « Ces idées formées par l’intelligence pure n’ont qu’une vérité logique, une vérité possible, leur élection est arbitraire » (le Temps retrouvé). Or, la vie oppose un démenti constant à la logique : « Ce que nous n’avons pas eu à éclaircir nous-mêmes, ce qui était clair avant nous (par exemple des idées logiques), cela n’est pas vraiment nôtre, nous ne savons pas si c’est réel. C’est du » possible « que nous élisons arbitrairement » (interview d’E. J. Bois).

La fidèle compagne de l’intelligence est la mémoire volontaire. L’intelligence guide la mémoire et lui fait commettre ces mêmes erreurs. Solidaires l’une de l’autre, elles ont les mêmes défauts, et Proust les condamne toutes deux, puisqu’elles faussent chaque chose : « Extrême différence qu’il y a entre l’impression vraie que nous avons eue d’une chose et l’impression factice que nous en donnons quand volontairement nous essayons de nous la représenter » (le Temps retrouvé). « Pour moi, la mémoire volontaire, qui est surtout une mémoire de l’intelligence et des yeux, ne nous donne du passé que des faces sans vérité ; mais qu’une odeur, une saveur retrouvées, dans des circonstances très différentes, réveillent en nous, malgré nous, le passé, nous sentons combien ce passé était différent de ce que nous croyions nous rappeler, et que notre mémoire volontaire peignait, comme ces mauvais peintres, avec des couleurs sans vérité » (interview E. J. Bois).

Ainsi, les critiques de Proust sont précises. Ni la mémoire volontaire, ni l’intelligence ne peuvent créer une œuvre sous peine de supprimer ce qui est pour Proust la vérité en art : la reconnaissance de notre moi et du passé par des objets présents. Le réalisme qui peint en se fiant à la vision toute faite des yeux et de la seule intelligence ignore les vérités essentielles.

 

 

PROCÉDÉS TECHNIQUES

L’œuvre de Proust sera le fruit du miracle et du bonheur. Son point de départ jaillira de la coïncidence, dans l’esprit de l’écrivain, en un moment unique, d’une sensation auditive, olfactive ou visuelle et du passé. Chaque fois qu’il y aura identité entre le présent et le passé, par l’intermédiaire d’un objet matériel, Proust se sentira soulevé par une sorte de félicité divine qui donnera un élan nouveau à son œuvre. Cette coïncidence aura pour effet de situer le narrateur hors du temps : « Cet être extra-temporel n’était jamais venu à moi, ne s’était jamais manifesté, qu’en dehors de l’action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d’une analogie m’avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours. »

L’analogie miraculeuse des pavés irréguliers et des dalles de Saint-Marc, du bruit de la cuiller contre une assiette et des coups de marteau contre l’essieu d’un wagon, de la serviette empesée et de la mer projette le narrateur dans un monde idéal qui n’est ni le passé ni le présent.

C’est seulement lorsqu’il est libéré des servitudes temporelles que Proust conçoit qu’il lui est possible d’écrire. Placé dans cette situation qui est à mi-chemin entre la vie vécue et la vie passée, il constate le bonheur qu’il éprouve et y voit une invitation à la création romanesque : « Au moment où cette chose, essence commune de nos impressions, est perçue par nous, nous éprouvons un plaisir que rien n’égale […] » (Contre Sainte-Beuve). « N’éprouvant cette impression de beauté que quand à une sensation actuelle, si insignifiante fût-elle, venait se superposer une sensation semblable, qui renaissant spontanément en moi venait étendre la première sur plusieurs époques à la fois et remplissait mon âme, où habituellement les sensations particulières laissaient tant de vide, par une essence générale […] » (le Temps retrouvé).

La joie du narrateur est déjà la promesse, voire la certitude qu’il peut accomplir une œuvre. Maintenant que le « déchaînement de la vie spirituelle » est assez fort en lui, il décide d’écrire À la recherche du temps perdu précisément à partir d’impressions analogues : « En tout cas, qu’il fût théoriquement utile ou non que l’œuvre d’art fût constituée de cette façon […] je ne pouvais nier que vraiment en ce qui me concernait, quand des impressions esthétiques m’étaient venues, ç’avait toujours été à la suite de sensations de ce genre. » Le narrateur décèle chez Chateaubriand, Nerval, Baudelaire les mêmes réminiscences, qui sont pour lui le fondement de l’œuvre d’art ; et l’exemple de ces écrivains, qui tirent le même parti que lui de ces impressions en les utilisant pour donner naissance à un phénomène de mémoire, conforte Proust dans l’effort qu’il veut consacrer à son œuvre.

La mémoire à laquelle Proust fait appel est la mémoire involontaire, puisqu’elle seule est capable de l’aider à déchiffrer avec vérité le grimoire compliqué de ses sensations. « Mon œuvre, dit Proust, sera la création de la mémoire involontaire », et il n’est pas loin de considérer que c’est la forme la plus élevée de l’art. Il s’étend longuement sur ce point dans l’interview qu’il a donnée à E. J. Bois : « Voyez-vous ce n’est guère qu’aux souvenirs involontaires que l’artiste devrait demander la matière première de son œuvre. D’abord, précisément parce qu’ils sont involontaires, qu’ils se forment d’eux-mêmes, attirés par la ressemblance d’une minute identique, ils ont seuls une griffe d’authenticité. Puis ils nous rapportent les choses dans un dosage exact de mémoire et d’oubli. Et enfin, comme ils nous font goûter les sensations dans une circonstance tout autre, ils la libèrent de toute contingence, ils nous en donnent l’essence extra-temporelle. »

Mais la grande découverte proustienne est le temps dans le roman. On sait qu’en ce qui concerne la transcription artistique du temps Proust considérait Flaubert comme un précurseur et comme l’écrivain qui « le premier a mis le temps en musique ». Il admirait dans l’Éducation sentimentale un « blanc », un énorme « blanc » qui indique un changement de temps soudain d’une dizaine d’années. « Le roman, ce n’est pas seulement de la psychologie plane, mais de la psychologie dans le temps. Cette substance indivisible du temps, j’ai tâché de l’isoler, mais pour cela il fallait que l’expérience pût durer » (interview de E. J. Bois). Les personnages de l’œuvre seront vus sous des angles différents ; il y aura une multiplicité de personnages en un seul, suivant les êtres qui le voient. Pour les mettre en scène, le procédé utilisé par Proust sera de les rendre perpétuellement mobiles aux yeux d’eux-mêmes comme aux yeux des autres, de telle sorte qu’on ait le sentiment du temps et de la durée : « […] Comme dans une ville qui, pendant que le train suit sa voie contournée, nous apparaît tantôt à notre droite, tantôt à notre gauche, les divers aspects qu’un même personnage aura pris aux yeux d’un autre, au point qu’il aura été comme des personnages successifs et différents, donneront – mais par cela seulement – la sensation du temps écoulé » (interview de E. J. Bois). Les choses elles-mêmes seront peintes en fonction du temps : « Je tâcherai de rendre continuellement sensible cette dimension du temps dans une transcription du monde qui serait forcément bien différente de celle que nous donnent nos sens si mensongers » (le Temps retrouvé).

L’œuvre se présentera donc « comme un essai d’une suite de romans de l’inconscient » (interview de E. J. Bois). La relativité du temps proustien, la mémoire involontaire situeront l’ouvrage dans un monde qui ne sera jamais tout à fait le passé, ni tout à fait le présent, mais qui participera des deux. Par ailleurs, quand la mémoire sera impuissante à faire apparaître à la surface de la claire conscience les souvenirs, quand l’effort pour arracher leur secret aux choses, pour percer le mystère enclos en chaque objet restera stérile, Proust ne dédaignera pas l’aide d’une « seconde muse », le rêve, qui suppléera aux défaillances des autres : « Le rêve était encore un de ces faits de ma vie qui m’avait toujours le plus frappé, qui avait dû le plus servir à me convaincre du caractère purement mental de la réalité, et dont je ne dédaignerai pas l’aide dans la composition de mon œuvre » (le Temps retrouvé). Le rêve et le sommeil seront bien souvent le support de l’œuvre, à commencer par Du côté de chez Swann.

Cela ne signifie pas qu’À la recherche du temps perdu puisse être exclusivement le produit de la mémoire et du rêve, un recueil de souvenirs placés sous le signe du temps et conçus dans des moments de demi-conscience. Proust entend gouverner son livre et tient compte de l’acte volontaire de l’art de créer. Il a le dessein d’user d’un grand moyen technique qui relève du métier de l’écriture tout autant que les phénomènes qui l’inspirent. Sa passivité de romancier n’est qu’apparente, et une bonne partie de son œuvre sera le résultat d’une intention bien définie. Voici le procédé important exposé dans le Temps retrouvé : « La vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qui est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style, ou même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence en les réunissant l’une et l’autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore, et les enchaînera par le lien indescriptible d’une alliance de mots. »

 

 

LA COMPOSITION

Proust s’est élevé contre les déductions sommaires des critiques qui pensaient qu’il écrivait l’histoire de sa vie en se fiant « à d’arbitraires et fortuites associations d’idées » (lettre à Souday).

En fait, malgré les apparences, rarement une œuvre est aussi solidement structurée. Tous les thèmes qui seront orchestrés par la suite se trouvent dans les ouvertures d’À la recherche du temps perdu, pareils aux thèmes de la petite phrase qui laissent prévoir l’ensemble de la sonate : « Swann écoutait tous les thèmes épars qui entreraient dans la composition de la phrase, comme les prémisses dans la conclusion nécessaire, il assistait à sa genèse. » Proust jette des « pilotis », des pierres d’attente disposés pour supporter le poids de l’édifice entier. La plupart des personnages qui auront à jouer un rôle sont annoncés dès Du côté de chez Swann. Les premières pages laissent prévoir le Côté de Guermantes : « Un jour que ma grand-mère était allée demander un service à une dame qu’elle avait connue au Sacré-Cœur […], la marquise de Villeparisis, de la célèbre famille de Bouillon. » Ce sera grâce à Mme de Villeparisis que le narrateur pourra entrer dans les cercles les plus fermés, grâce à elle encore il connaîtra Saint-Loup. « Ma grand-mère était revenue de sa visite enthousiasmée par […] un giletier et sa nièce qui avaient leur boutique dans la cour. » Ce giletier est Jupien, qui introduira Sodome et Gomorrhe ; sa nièce aimera Morel. Quelques pages plus loin, le nom de Vinteuil est prononcé. Du côté de Méséglise, nous assistons à la première apparition de M. de Charlus : « Un monsieur habillé de coutil et que je ne connaissais pas, fixait sur moi des yeux qui lui sortaient de la tête » ; l’énigmatique dame en rose vue chez oncle Adolphe est Odette de Crécy. Et voici comment Proust explique la scène de sadisme entre Mlle de Vinteuil et son amie : « Pour voir combien ma composition est rigoureuse, je n’ai qu’à me rappeler une critique de vous, mal fondée selon moi, où vous blâmiez certaines scènes troubles et inutiles de Swann. S’il s’agissait dans votre esprit d’une scène entre deux jeunes filles (M. Francis Jammes m’avait ardemment prié de l’ôter de mon livre), elle était, en effet, » inutile « dans le premier volume. Mais son ressouvenir est le soutien des tomes IV et V (par la jalousie qu’elle inspire, etc.). En la supprimant, je n’aurais pas changé grand-chose au premier volume ; j’aurais, en revanche, par la solidarité des parties, fait tomber deux volumes entiers, dont elle est la pierre angulaire, sur la tête du lecteur » (lettre à Souday). Rien n’est inutile, tout est préparé, et l’unité est parfaitement respectée dans ce début de la Recherche.

Le premier chapitre, intitulé Un amour de Swann, a, sans doute, souvent dérouté les lecteurs, qui ne voyaient pas le rapport qui l’unissait au reste, et, en un sens, c’est bien le seul morceau que l’on puisse détacher, qui fasse bloc à lui seul. Mais Un amour de Swann se rattache aussi étroitement à l’ensemble : comme le remarque le narrateur dans le Temps retrouvé, Swann est le « mince pédoncule » qui supporte toute sa vie. Swann touche en effet au monde de la bourgeoisie par son nom, sa situation et à l’aristocratie par ses brillantes relations : le milieu des Verdurin s’oppose à celui des Guermantes, et Proust prépare le contraste. Le peintre favori des Verdurin est Biche, que l’on verra paré de toute sa gloire dans les Jeunes Filles sous le nom d’Elstir. Swann aime Odette de Crécy, la miss Sacripant d’Elstir. Les deux côtés seront unis bien plus tard, lorsque la fille de Swann, Gilberte, épousera Saint-Loup et quand Mme Verdurin deviendra princesse de Guermantes. Le changement social souligné par Proust dans le Temps retrouvé a pour point de départ Un amour de Swann. Par ailleurs, l’amour de Swann pour Odette préfigure l’amour du narrateur pour Albertine et est l’ébauche de Gomorrhe. Le narrateur éprouvera les mêmes inquiétudes douloureuses au sujet des « amitiés » d’Albertine que Swann à l’égard d’Odette ; tout comme la petite phrase était devenue l’« air national » de l’amour de Swann et d’Odette, le narrateur remarquera le parallélisme qui existe entre la musique de Vinteuil et son amour pour Albertine. Enfin, le caractère même de Swann rappelle celui du narrateur : Swann remettra sans cesse la rédaction de son étude sur Vermeer ; le narrateur ajournera perpétuellement le soin d’écrire une œuvre.

Plus loin, nous retrouvons encore ces préparations de Proust. Le narrateur découvre que la mystérieuse miss Sacripant est Mme Swann. Rachel, aimée de Saint-Loup, n’est autre que « Rachel, quand du Seigneur », que le narrateur avait connue dans une maison de passe. Gilberte signera comme si son nom était Albertine. (« En ce qui concerne cette lettre au bas de laquelle Françoise se refusa à reconnaître le nom de Gilberte parce que le G historié, appuyé par un i sans point, avait l’air d’un A, tandis que la dernière syllabe était indéfiniment prolongée à l’aide d’un paraphe dentelé […]. ») Ces exemples montrent combien la charpente qui soutient À la recherche du temps perdu est solide ; rien n’est laissé au hasard. Proust introduit son lecteur dans un labyrinthe de thèmes et de noms, mais ces thèmes et ces noms, tantôt fugitivement esquissés, tantôt traités soigneusement, seront repris et développés pour former le fond des livres à venir.

Il ne se trompait donc pas lorsqu’il affirmait que son œuvre était méticuleusement composée. Ce qu’il a dit de Ruskin dans sa préface de Sésame et les lys s’applique à lui-même : « Il se trouve avoir obéi à une sorte de plan secret qui, dévoilé à la fin, impose rétrospectivement à l’ensemble une sorte d’ordre, et le fait apercevoir merveilleusement étagé jusqu’à l’apothéose finale. » Qu’on pense, en effet, à la simplicité toute classique de la composition, à ses parallélismes, à ses oppositions constantes. D’un côté la bourgeoisie, de l’autre le monde aristocratique ; en face des réceptions Verdurin, les soirées de Guermantes. À la sonate de Vinteuil répond, des milliers de pages plus loin, le septuor. François le Champi, lecture préférée du narrateur enfant, réapparaît dans le Temps retrouvé, et le tintement de la sonnette qui annonçait l’arrivée de Swann annonce également à Proust la découverte de sa propre vie.

On songe aux réflexions mêmes du narrateur sur le septuor de Vinteuil. Comme le septuor, l’œuvre de Proust ressoude « en une armature indivisible des fragments épars » ; on reconnaît « sous les différences apparentes les similitudes profondes ». Tous les thèmes ébauchés sont repris et transformés au sein de cette immense partition : « À plusieurs reprises telle ou telle phrase de la sonate revenait, mais chaque fois changée sur un rythme, un accompagnement différents, la même et pourtant autre. » La même et pourtant autre, telle est l’œuvre de Proust, qui, pareille au septuor dont le narrateur a souligné la monotonie, développe éternellement les mêmes motifs, puisque « les grands littérateurs n’ont jamais fait qu’une seule œuvre ».

 

 NÉCESSITÉ D’UNE ÉLUCIDATION

Proust rappelle la croyance celtique que les âmes de morts restent captives dans un objet jusqu’à ce qu’un passant, en les reconnaissant, viennent les délivrer : « Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas » (Du côté de chez Swann). Tout le passé du narrateur va renaître au moment où des miettes de la madeleine toucheront son palais.

Le premier sentiment éprouvé est un plaisir ineffable : « Je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de cause. » Tel est, une fois de plus, le thème de la félicité. Puis le narrateur s’efforce, en prenant une seconde cuillerée de thé, d’amener la remontée au jour de ce passé mort insaisissable : « Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. » La suite rappelle la Méditation III de Descartes (« se fermer les yeux, se boucher les oreilles ») : « Et pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. » Le narrateur sent que ce plaisir doit être fécond, malgré la résistance des objets qui s’opposent de toute leur masse à tout effort pour en percer le secret ; ils cachent cependant quelque chose d’essentiel qu’il est de son devoir d’approfondir. « Chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante m’a conseillé de laisser cela […]. » Capital est ce leitmotiv que réside dans les objets une vérité qu’il est de notre devoir de mettre au jour. Dans cette quête, le narrateur obéit à une nécessité impérieuse, intime, qui, outre la joie, lui donnera le sentiment d’échapper à la mort. Ce sera une révélation comparable à celle des mystiques.

Déjà, tout jeune, en se promenant avec ses parents du côté de Méséglise, le narrateur a senti qu’il y avait à découvrir un au-delà des simples apparences que lui offraient les aubépines. Il a constaté l’opacité des objets matériels et s’est demandé si, derrière eux, il n’y avait pas une beauté cachée. Les aubépines, hélas, ne lui révèlent pas leur secret, et il n’a pas la force d’éclaircir leur mystère : « J’avais beau rester devant les aubépines […] elles m’offraient indéfiniment le même charme avec une profusion inépuisable, mais sans me laisser approfondir davantage, comme ces mélodies qu’on rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant dans leur secret. » Telle est la première ébauche du thème.

Malgré son impuissance à déchiffrer le message des aubépines, le narrateur ne renonce pas. Au cours d’une autre promenade du côté de chez Swann, il arrive au bord de la mare de Montjouvain. Le soleil brille, un vent léger courbe les herbes, et un sentiment de bonheur inexprimable s’empare de lui : « Voyant sur l’eau et à la surface du mur un pâle sourire répondre au sourire du ciel, je m’écriai dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie refermé : » Zut, zut, zut, zut. « Mais en même temps je sentis que mon devoir eût été de ne pas m’en tenir à ces mots opaques et de tâcher de voir plus clair dans mon ravissement. » Quelques jours plus tard, il réfléchit sur ces impressions si étranges et tente de relever méthodiquement les cas dans lesquels elles se produisent, quels sentiments elles provoquent, quel parti il croit pouvoir en tirer : « Un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l’odeur d’un chemin me faisaient arrêter par un plaisir particulier qu’ils me donnaient, et aussi parce qu’ils avaient l’air de cacher au-delà de ce que je voyais, quelque chose qu’ils m’invitaient à venir prendre et que malgré mes efforts je n’arrivais pas à découvrir. » Ces impressions « me donnaient un plaisir irraisonné, l’illusion d’une sorte de fécondité ». Il constate avant tout un plaisir, comme devant les aubépines ou à Montjouvain, et il envisage que ce plaisir puisse être fécond.

Mais pourquoi échoue-t-il toujours ? Serait-ce, comme il semble le dire, qu’il est trop paresseux ? Serait-ce encore que d’autres tâches le distraient ? La vraie réponse est autre : « Quand je voyais un objet extérieur, la conscience que je le voyais restait entre moi et lui, le bordait d’un mince liséré spirituel qui m’empêchait de jamais toucher directement sa matière ; elle se volatilisait en quelque sorte avant que je prisse contact avec elle […]. »

Un jour, en se promenant en voiture avec le docteur Percepied, le narrateur aperçoit les deux clochers de Martinville, que les mouvements de la voiture et les lacets de la route ont l’air de faire changer de place. De nouveau, il sent que les apparences sont mensongères et qu’elles masquent une vérité substantielle : « En constatant, en notant la forme de leur flèche, le déplacement de leurs lignes, l’ensoleillement de leur surface, je sentais que je n’allais pas au bout de mon impression, que quelque chose était derrière ce mouvement, derrière cette clarté, quelque chose qu’ils semblaient contenir et dérober à la fois. » Une fois de plus, il a la tentation de ne plus penser à ces deux clochers et de laisser s’évanouir l’impression de bonheur éprouvée. Mais, pris d’une sorte d’ivresse quand les clochers ont disparu, quand il n’a plus que leur souvenir, il compose un « petit morceau » où il livre le secret de son plaisir.

Une autre fois, aux Champs-Élysées, Françoise le fait entrer dans le chalet de nécessité de la « marquise ». Instantanément, une félicité comparable à celle qui est éprouvée tant de fois s’empare de lui : « Les murs humides et anciens de l’entrée […] dégageaient une fraîche odeur de renfermé qui […] me pénétra […] d’un plaisir consistant auquel je pouvais m’étayer, délicieux, paisible, riche d’une vérité durable, inexpliquée et certaine. J’aurais voulu, comme autrefois dans mes promenades du côté de Guermantes, essayer de pénétrer le charme de cette impression qui m’avait saisi et rester immobile à interroger cette émanation vieillotte qui me proposait […] de descendre dans la réalité qu’elle ne m’avait pas dévoilée » (Jeunes Filles). Rentré chez lui, le narrateur se souvient que la petite chambre de son oncle Adolphe à Combray exhalait le même parfum d’humidité, mais il remet à plus tard le soin de chercher pourquoi une image aussi insignifiante lui avait procuré un tel bonheur.

Près de Balbec, sur la route d’Hudimesnil, il croise trois arbres dont la vue lui rend soudain tout le reste irréel : « Tout d’un coup, je fus rempli d’un bonheur profond que je n’avais pas souvent ressenti depuis Combray, un bonheur analogue à celui que m’avaient donné, entre autres, les clochers de Martinville. Mais, cette fois, il resta incomplet. » Il accomplit le même effort pour découvrir l’essence spirituelle cachée dans ces arbres : « Je restai sans penser à rien, puis de ma pensée ramassée, ressaisie avec plus de force, je bondis plus avant dans la direction des arbres, ou plutôt dans cette direction intérieure au bout de laquelle je les voyais en moi-même. » Peine perdue, il passera sans savoir ce qu’ils ont voulu lui apporter, sans reconnaître l’endroit où il les a déjà vus. Et, quand il les laissa, les arbres semblaient lui crier : « Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin où nous cherchions à nous hisser jusqu’à toi, toute une partie de toi-même que nous t’apportions tombera pour jamais au néant. »

Ce thème de la nécessité d’aller au plus profond de nos impressions, de ne pas nous contenter d’une joie confuse, mais d’essayer d’éclaircir ces réalités et ces vérités cachées que nous supposons encloses dans les objets les plus familiers parcourt toute l’œuvre. C’est, dit Proust, notre seule façon d’échapper à la destruction et d’accéder en quelque sorte à l’immortalité. Tout comme la petite phrase du septuor de Vinteuil est un appel, « l’étrange appel que je ne cesserais plus jamais d’entendre » (la Prisonnière), « je savais, dit Proust, que cette nuance nouvelle de la joie, cet appel vers une joie supraterrestre, je ne l’oublierais jamais. Mais sera-t-il être jamais réalisable pour moi ? Cette question me paraissait d’autant plus importante que cette phrase était ce qui aurait pu le mieux caractériser – comme tranchant avec tout le reste de ma vie, avec le monde visible – ces impressions qu’à des intervalles éloignés je retrouvais dans ma vie comme les points de repère, les amorces pour la construction d’une vie véritable : l’impression éprouvée devant les clochers de Martinville, devant une rangée d’arbres près de Balbec. » La construction d’une vie véritable… Pour Proust aussi, la vraie vie est absente. L’ultime signification de la Recherche est que, dans certains moments privilégiés, par le biais des sensations les plus simples et les plus élémentaires, dans la plongée miraculeuse d’un passé qui semblait à jamais enfoui, il nous est possible de vaincre l’usure du Temps, et, dans une joie quasi mystique, d’échapper pour toujours à la mort.

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https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Marcel_Proust/139700

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ECRIVAIN ANGLAIS, LES VERSETS SATANIQUES, LITTERATURE, LITTERATURE BRITANNIQUE, LIVRE, LIVRES, LIVRES - RECENSION, ROMAN, ROMANS, SALMAN RUSHDIE (1947-....)

Les Versets sataniques de Salman Rushdie

Les versets sataniques

Salman Rushdie

Paris, Christian Bourgeois, 1989. 584 pages.

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Résumé :

Un jumbo jet explose au-dessus de la Manche. Au milieu de membres humains éparpillés et d’objets non identifiés, deux silhouettes improbables tombent du ciel : Gibreel Farishta, le légendaire acteur indien, et Saladin Chamcha, l’Homme aux Mille Voix. Agrippés l’un à l’autre, ils atterrissent sains et saufs sur une plage anglaise enneigée.
Gibreel et Saladin ont été choisis pour être les protagonistes de la lutte éternelle entre le Bien et le Mal. Mais par qui ? Les anges sont-ils des diables déguisés ? Tandis que les deux hommes rebondissent du passé au présent, se déroule un cycle extraordinaire de contes d’amour et de passion, de trahison et de foi avec, au centre, l’histoire de Mahound, prophète de Jahilia, la cité de sable – Mahound, frappé par une révélation où les versets sataniques se mêlent au divin.
Salman Rushdie nous embarque dans une épopée truculente, un voyage de larmes et de rires au pays du Bien et du Mal, si inséparablement liés dans le cœur des hommes.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Versets_sataniques

Salman Rushdie

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Nationalité : Royaume-Uni
Né(e) à : Bombay , le 19/06/1947

Sir Ahmed Salman Rushdie est un essayiste et romancier britannique d’origine indienne. Salman Fredich Rushdie quitte son pays à l’âge de quatorze ans pour vivre au Royaume-Uni. Il y étudie à la Rugby School puis à King’s College.

Sa carrière d’écrivain débute avec Grimus, un conte fantastique, en partie de science-fiction qui sera ignoré de la critique littéraire. En 1981, il accède à la notoriété avec Les Enfants de minuit pour lequel il est récompensé du James Tait Black Memorial Prize et le Booker Prize. Les Enfants de minui  a été récompensé comme le meilleur roman ayant reçu le prix Booker au cours des 25 puis des 40 dernières années.

En 1988, la publication des Versets sataniques soulève une vague d’émotion. Par conséquent, il est objet d’une fatwa de l’ayatollah Rouhollah Khomeini, et devient ainsi un symbole de la lutte pour la liberté d’expression.

En novembre 1993, à la suite d’une vague d’assassinats d’écrivains en Algérie, il fait partie des fondateurs du Parlement international des écrivains, une organisation consacrée à la protection de la liberté d’expression des écrivains dans le monde. L’organisation est dissoute en 2003 et remplacée par l’International Cities of Refuge.

En 2004, il s’est marié (pour la quatrième fois) avec la top-model et actrice indienne Padma Lakshmi. Après 3 ans de mariage, Salman Rushdie et Padma Lakshmi divorcent.

Salman Rushdie s’oppose au projet du gouvernement britannique d’introduire en droit le crime de haine raciale et religieuse, ce qu’il a exposé dans sa contribution La libre expression n’est pas une offense, un recueil d’essais publié en novembre 2005.

Il continue d’écrire et de publier des romans et des contes, comme Shalimar le clown en 2005, L’Enchanteresse de Florence en 2008 ou encore Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits en 2016. Il est l’auteur aussi, d’une autobiographie intitulée Joseph Anton (2012). Son style narratif, mêlant mythe et fantaisie avec la vie réelle, a été qualifié de réalisme magique.

Populaire mais discret en Grande Bretagne, il a été anobli par la Reine Elisabeth II

Le 11 août 2022, Salman Rushdie est blessé au couteau alors qu’il allait tenir une conférence à New York

https://fr.wikipedia.org/wiki/Salman_Rushdie

CELINE (1894-1961), ECRIVAIN FRANÇAIS, FRANCE, GUERRE, GUERRE DE LOUIS-FERDINAND CELINE, GUERRE MONDIALE 1914-1918, HISTOIRE DE FRANCE, HISTOIRE DE L'EUROPE, LITTERATURE, LITTERATURE FRANÇAISE, LOUIS-FERDINAND CELINE (1894-1961), TEMOIGNAGE, TEMOIGNAGES DE LA PREMIERE GUERRE (1914-1918)

Guerre de Louis-Ferdinand Céline

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Guerre 

Louis-Ferdinand Céline ; sous la direction de Pascal Fouché

Paris, Gallimard, 2022. 192 pages

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Parmi les manuscrits de Louis-Ferdinand Céline récemment retrouvés figurait une liasse de deux cent cinquante feuillets révélant un roman dont l’action se situe dans les Flandres durant la Grande Guerre. Avec la transcription de ce manuscrit de premier jet, écrit quelque deux ans après la parution de Voyage au bout de la nuit (1932), une pièce capitale de l’œuvre  de l’écrivain est mise au jour. Car Céline, entre récit autobiographique et œuvre  d’imagination, y lève le voile sur l’expérience centrale de son existence : le traumatisme physique et moral du front, dans l' »abattoir international en folie ». On y suit la convalescence du brigadier Ferdinand depuis le moment où, gravement blessé, il reprend conscience sur le champ de bataille jusqu’à son départ pour Londres. À l’hôpital de Peurdu-sur-la-lys, objet de toutes les attentions d’une infirmière entreprenante, Ferdinand, s’étant lié d’amitié au souteneur Bébert, trompe la mort et s’affranchit du destin qui lui était jusqu’alors promis. Ce temps brutal de la désillusion et de la prise de conscience, que l’auteur n’avait jamais abordé sous la forme d’un récit littéraire autonome, apparaît ici dans sa lumière la plus crue. Vingt ans après 14, le passé, « toujours saoul d’oubli », prend des « petites mélodies en route qu’on lui demandait pas ». Mais il reste vivant, à jamais inoubliable, et Guerre en témoigne tout autant que la suite de l’oeuvre de Céline.

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  A la découverte d’autres oeuvres de Céline 

                                                                     

Lettres à la N.R.F / 1913-1961

Louis-Ferdinand Céline

Paris, Gallimard/Poche, 2011. 256 pages

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Quatrième de couverture

Mon cher Éditeur et ami, Je crois qu’il va être temps de nous lier par un autre contrat, pour mon prochain roman « RIGODON »… dans les termes du précédent sauf la somme – 1 500 NF au lieu de 1 000 – sinon je loue, moi aussi, un tracteur et vais défoncer la NRF, er pars saboter tous les bachots ! Qu’on se le dise ! Bien amicalement votre Destouches De l’envoi du manuscrit de Voyage au bout de la nuit en 1931 à cette dernière missive adressée la veille de sa mort, ce volume regroupe plus de deux cents lettres de l’auteur aux Éditions Gallimard et réponses de ses interlocuteurs. Autant d’échanges amicaux parfois, virulents souvent, truculents toujours de l’écrivain avec Gaston Gallimard, Jean Paulhan « L’Anémone Languide » et Roger Nimier, entre autres personnages de cette « grande partouze des vanités » qu’est la littérature selon Céline.

De l’envoi du manuscrit de Voyage au bout de la nuit en 1931 à cette dernière missive adressée la veille de sa mort, ce volume regroupe plus de deux cents lettres de l’auteur aux Éditions Gallimard et réponses de ses interlocuteurs. Autant d’échanges amicaux parfois, virulents souvent, truculents toujours de l’écrivain avec Gaston Gallimard, Jean Paulhan «L’Anémone Languide» et Roger Nimier, entre autres personnages de cette «grande partouze des vanités» qu’est la littérature selon Céline.

Voyage au bout de la nuit

Louis-Ferdinad Céline

Paris, Folio, 1972. 505 pages

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Description du produit

Roman picaresque, roman d’initiation, Voyage au bout de la nuit, signé Louis-Ferdinand Céline, Louis Destouches de son vrai nom, a été récompensé par le prix Renaudot en 1932. À la suite d’un défilé militaire, Ferdinand Bardamu s’engage dans un régiment. Plongé dans la Grande Guerre, il fait l’expérience de l’horreur et rencontre Robinson, qu’il retrouvera tout au long de ses aventures. Blessé, rapatrié, il vit le conflit depuis l’arrière, partagé entre les conquêtes féminines et les crises de folie. Réformé, il s’embarque pour l’Afrique, travaille dans une compagnie coloniale. Malade, il gagne les États-Unis, rencontre Molly, prostituée au grand cœur à Detroit tandis qu’il est ouvrier à la chaîne. De retour en France, médecin, installé dans un dispensaire de banlieue, il est confronté au tout-venant sordide de la misère, en même temps qu’il rencontre ici et là des êtres sublimes de générosité, de délicatesse infinie, « une gaieté pour l’univers »…
Epopée antimilitariste, anticolonialiste et anticapitaliste, somme de toutes les expériences de l’auteur, Voyage au bout de la nuit est peuplé de pauvres hères brinquebalés dans un monde où l’horreur le dispute à l’absurde. Mais, au bout de cette nuit, le voyage ne manque ni de drôlerie, ni de personnages fringants, de beautés féminines « en route pour l’infini ». Texte essentiel de la littérature du XXe siècle, il est émaillé d’aphorismes cinglants, dynamité par des expressions familières, argotiques, et un éclatement de la syntaxe qui a fait la réputation de Céline. –Céline Darner

Bardamu, qu’il me fait alors gravement et un peu triste, nos pères nous valaient bien, n’en dis pas de mal!… – T’as raison, Arthur, pour ça t’as raison! Haineux et dociles, violés, volés, étripés et couillons toujours, ils nous valaient bien! Tu peux le dire! Nous ne changeons pas! Ni de chaussettes, ni de maîtres, ni d’opinions, ou bien si tard, que ça n’en vaut plus la peine. On est nés fidèles, on en crève nous autres! Soldats gratuits, héros pour tout le monde et singes parlants, mots qui souffrent, on est nous les mignons du Roi Misère. C’est lui qui nous possède! Quand on est pas sage, il serre… On a ses doigts autour du cou, toujours, ça gêne pour parler, faut faire bien attention si on tient à pouvoir manger… Pour des riens, il vous étrangle… C’est pas une vie… – Il y a l’amour, Bardamu! – Arthur, l’amour c’est l’infini mis à la portée des caniches et j’ai ma dignité moi! que je lui réponds.      Rigodon

Docteur, vite !… vous devez vous douter… toute cette gare ici n’est qu’un piège… tous ces gens des trains sont à liquider… ils sont de trop… vous aussi vous êtes de trop… moi aussi… – Comment savez-vous ? – Docteur, je vous expliquerai plus tard… maintenant il faut vous attendre… vite !… ça sera fait cette nuit… – Pourquoi ? – Parce qu’ils n’ont plus de places dans les camps… et plus de nourriture… et que dehors ça se sait… 

D’un château l’autre

Louis-Ferdinand Céline

Paris, Folio, 1976. 439 pages

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En 1932, avec le Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline s’imposait d’emblée comme un des grands novateurs de notre temps. Le Voyage était traduit dans le monde entier et de nombreux écrivains ont reconnu ce qu’ils devaient à Céline, de Henry Miller à Marcel Aymé, de Sartre à Jacques Perret, de Simenon à Félicien Marceau. D’un château l’autre pourrait s’intituler «le bout de la nuit». Les châteaux dont parle Céline sont en effet douloureux, agités de spectres qui se nomment la Guerre, la Haine, la Misère. Céline s’y montre trois fois châtelain : à Sigmaringen en compagnie du maréchal Pétain et de ses ministres ; au Danemark où il demeure dix-huit mois dans un cachot, puis quelques années dans une ferme délabrée ; enfin à Meudon où sa clientèle de médecin se réduit à quelques pauvres, aussi miséreux que lui.

Louis Ferdinand Destouches, dit Louis-Ferdinand Céline

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Écrivain français (Courbevoie 1894-Meudon 1961).

INTRODUCTION

Le meilleur moyen de connaître la première partie de la vie de Louis Ferdinand Destouches, dit Céline, de sa naissance, le 27 mai 1894 à Courbevoie jusqu’à son entrée en guerre en 1914, est encore de lire Mort à crédit. L’univers de tout petits employés, tout petits commerçants, les déménagements incessants, le Paris insalubre du début du xxe s., le Paris populaire aussi : tout le roman rend un compte à la fois exact et transfiguré de l’enfance et de l’adolescence de l’écrivain.

UN PETIT-BOURGEOIS PROLÉTARISÉ

Comme dans le roman, ses parents évoluent dans une frange étroite entre petite bourgeoisie et prolétariat. Les adresses successives, à Courbevoie, puis à Paris, rue de Babylone ou passage Choiseul, l’école communale de la rue d’Argenteuil, qui amène le futur Céline jusqu’au certificat d’études (1907), témoignent d’un vrai enracinement plébéien dont l’écrivain se fera gloire toute sa vie, non en se voulant populaire, mais en réinventant la langue du peuple – un pari que seul Rabelais avant lui avait osé, et perdu.

De 1907 à 1910, Louis Ferdinand est mis en pension, en Allemagne d’abord, puis en Angleterre – il en gardera une grande aisance dans les deux langues. Revenu à Paris en 1910, il entre en apprentissage dans une boutique de bonneterie, puis dans une joaillerie. Devant la perspective d’une future carrière de boutiquier, il préfère devancer l’appel : jeune homme robuste, très grand (1 m 90), il s’engage en 1912 au 12e régiment de cuirassiers de Rambouillet (son roman Casse-pipe en racontera les épisodes les plus marquants, mais il faudra attendre la publication posthume des Carnets du cuirassier Destouches, qu’il entreprend alors d’écrire, pour avoir une idée précise à la fois de sa vie de caserne et des premiers essais littéraires de celui qui n’est pas encore Céline.

L’INVENTION D’UN DESTIN

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Louis-Ferdinand Céline en 1914

La Première Guerre mondiale trouve L. F. Destouches déjà maréchal des logis. Volontaire pour une mission dangereuse, il est blessé au bras, cité à l’ordre du régiment, décoré de la médaille militaire et de la croix de guerre, et on le représente, chargeant sous la mitraille, dans l’Illustré national (octobre 1914). Il ne sera pas pour autant dupe de l’héroïsme guerrier. Le début du Voyage donne son sentiment sur la guerre, et il ne cessera d’en évoquer l’horreur :« Des semaines de 14 sous les averses visqueuses, dans cette boue atroce et ce sang et cette merde et cette connerie des hommes, je ne me remettrai pas. » Ni des chœurs patriotiques :« La guerre commence à me faire l’effet d’une ignoble tragédie, sur laquelle le rideau s’abaisserait et se relèverait sans cesse, devant un public rassasié », écrit-il à son amie Simone Saintu. Et encore :« On a pratiqué dernièrement de nombreuses injections à la tricolorine. » Il pousse plus loin son analyse, et, paraphrasant Gobineau, qui en 1870 voyait un conflit de Latins contre Germains, il écrit à son père :« Je crois discerner dans cela ce que j’ai toujours vu dans les luttes de races, le passé se défendant contre l’avenir. ».

Affecté au consulat de France à Londres, il est finalement réformé l’année suivante. Il se marie, sous le nom à particule de Des Touches, avec Suzanne Nebout (mais ce mariage ne sera pas enregistré par le consulat de Londres), et s’embarque peu après (mai 1916) pour l’Afrique-Occidentale française, où il gère la plantation de Bikobimbo (Cameroun). Rentré à Paris, il reprend ses études, passe le baccalauréat, se remarie – pour de bon cette fois – avec Édith Follet (1919) et s’inscrit à la faculté de médecine de Rennes. Il réussit brillamment tous ses examens, revient à Paris et y soutient sa thèse, sur la vie et l’œuvre d’Ignác Fülöp Semmelweis, un obstétricien hongrois en butte à l’hostilité des corps constitués pour avoir compris, avant tout le monde, que l’hôpital pouvait tuer – en particulier les parturientes accouchant dans de mauvaises conditions d’hygiène. Semmelweis, qui a eu l’intuition des microbes, mourra fou ; le docteur Destouches fait de sa thèse un pamphlet virulent contre tous les académismes, et un fascinant duel entre la vie et la mort. Assez logiquement, il explique l’échec de Semmelweis par l’excès de « principe mâle » qui régissait le xixe s. :« Les femmes, patientes, plus subtiles, moins logiques, plus mystiques, en somme plus vivantes, sortiront du silence et nous conduiront à leur tour avec plus de bonheur, peut-être, sur un autre chemin. » Son époque le dégoûte, et la défaite de Poincaré aux élections de 1924 face au Cartel des gauches n’amène qu’un commentaire :« Je croyais connaître la stupidité humaine et sa malfaisance, mais décidément, elle est sans bornes. » Et d’affirmer (dans un rapport médical) :« Une porcherie tenue comme une république aurait fait faillite depuis longtemps. ».

C’est également l’époque où il invente son image de fils de dentellière, besogneux, parvenu à la force du poignet, et médecin des pauvres par vocation. Il abandonne ses essais de particule et annonce :« Je suis né peuple et les aisances de la vie veloutée n’entament point ma constitution décidément plébéienne. » Il peaufinera cette image après le succès du Voyage, multipliant les interviews, affirmant sans trêve :« Je suis du peuple, du vrai » (Paris-Soir) ;« Le jour je travaille pour gagner ma croûte, celle de ma mère et de mes deux gosses » (l’Intransigeant). Une lettre de l’époque prouve assez qu’il s’agit là d’un discours très concerté :« Le monstre poursuit sa course de façon tout à fait inattendue. La critique déconne, je suis le phénomène et il s’agit de faire le pitre, c’est dans mes cordes vous le savez. Bientôt ils danseront la danse du scalp autour de mon poteau. Mentir raconter n’importe quoi tout est là. ».

LE MÉDECIN DES PAUVRES

Il devient le collaborateur du docteur Rajchmann (le Yudenzweck de l’Église, le Yubelblat de Bagatelles pour un massacre – prototype du médecin juif qui hantera Céline), et travaille sous sa direction pour la Société des Nations, à laquelle l’a détaché la Fondation Rockefeller, à Genève et aux États-Unis. Le Voyage au bout de la nuit transposera une grande partie de cette expérience, même si Céline y dilate le temps de Destouches : Bardamu passe quatre ans à Detroit, Destouches y est resté 24 heures.

Son activité professionnelle a sans doute eu une grande importance sur la formation de sa pensée, en particulier pour ce qui est de la justification « scientifique » de ses délires raciaux : « En Europe, écrit-il dans un rapport, ce sera bientôt un problème de vitalité, d’une plus grande vitalité. Individuelle et collective, un problème de beauté en définitive qui se posera devant l’hygiène. Si nous voulons examiner les choses de plus loin à présent, il est évident, incontestable que les foules tchécoslovaques, la masse allemande par exemple sont bien mieux foutues physiquement et peut-être moralement que la foule française. » On n’est pas très loin de la Lebenskraft, la force vitale au cœur des doctrines nazies, qui s’appuieront volontiers d’ailleurs sur un programme « hygiéniste » qui veut des aryens beaux et sains (que célébrera Leni Riefenstahl, dans le film les Dieux du stade). La « beauté propre » est au centre de la solution. Les relations cordiales de Céline avec Élie Faure, l’auteur célébré d’une monumentale Histoire de l’art, découlent des mêmes sentiments – Céline a lu les Trois Gouttes de sang et la Découverte de l’archipel, de Faure, qui, dans la tradition de Gobineau, théorise les rapports de la biologie et de la création artistique. Céline n’a pas le racisme d’Hitler (il se targue de n’avoir pas lu Mein Kampf) ni même celui de la tradition française héritée de Drumont (la Question juive, 1885). Il remarque lui-même que son modèle lointain, Gobineau (Essai sur l’inégalité des races humaines remonte au milieu du xixe s.), est philosémite (Carlo Rim rapporte que Céline aurait dit, dans une boutade :« Rassurez-vous, je ne suis pas assez bête pour être antisémite. Je suis anti tout, voilà tout »). Hitler et Drumont, pour Céline, ne voient pas plus loin que le bout de leur nation. Céline, lui, a le racisme planétaire.

L’INVENTION D’UNE LANGUE

  1. F. Destouches retourne en mission en Afrique-Occidentale française, divorce, fréquente une danseuse américaine, Elisabeth Craig, et rédigel’Église (1926), une pièce de théâtre virulente, avant-goût de son œuvre future. Le héros, le docteur Bardamu, a une expérience proche de celle de Céline. Gallimard refuse le texte (et également la Vie et l’œuvre d’Ignác Fülöp Semmelweis).

Destouches ouvre un cabinet à Clichy, un quartier très populaire. Il exerce son métier de médecin social hygiéniste avec un grand sérieux et publie diverses études médicales (À propos du service sanitaire des usines Ford à Detroit, dont on retrouve l’ambiance dans le Voyage). Il travaille beaucoup, alternant cabinet et vacations au dispensaire de Clichy, et s’installe rue Lepic, dans le XVIIIe montmartrois. Cet environnement, les amis qu’il y fréquente (le peintre Gen Paul, l’acteur Le Vigan, ou Marcel Aymé) sont pour lui d’une importance primordiale. Avec Gen Paul, il ne communique qu’en argot – comme s’il cherchait à s’affranchir du troupeau. Dans une interview tardive (1958) sur Rabelais, Céline note que Rabelais a « raté son coup » : le vainqueur, c’est Amyot, le si correct traducteur de Plutarque.« Les gens veulent toujours et encore de l’Amyot, du style académique, duhamélien. Ça, c’est écrire de la merde : du langage figé […] Rabelais a vraiment voulu une langue extraordinaire et riche. Mais les autres, tous, ils l’ont émasculée cette langue, pour la rendre duhamélienne, giralducienne et mauriacienne […] J’ai eu dans ma vie le même vice que Rabelais. J’ai passé mon temps à me mettre dans des situations désespérées. Je me suis rendu soigneusement odieux. Comme lui, je n’ai donc rien à attendre des autres. J’ai qu’à attendre des glaviots de tout le monde. » Ce qui caractérise la langue de Céline, c’est effectivement son aspect oral recomposé – et son oral, c’est encore de l’écrit. Dans l’usage de l’argot, de l’obscénité, il y a un projet de déboulonnage de la langue littéraire classique, et d’enrichissement de la langue populaire. Bien mieux que Hugo, Céline a voulu mettre un bonnet rouge au dictionnaire. Son style, fait d’interjections, de suspens, d’anacoluthes, est la transcription de l’oral d’un rhétoricien dément. Tout chez Céline est concerté pour donner l’illusion la plus parfaite de l’improvisation absolue. À la fin de sa vie, Destouches finit par parler comme Céline : il avait toujours vécu dans la dualité, le style lui permettait d’unifier ses divers Moi.

En 1930, L. F. Destouches voyage en Allemagne et en Scandinavie, puis en Europe centrale, et rédige le Voyage au bout de la nuit, que Gallimard hésite à publier, et qui sort finalement chez Denoël (1932), sous le nom de Céline – en fait, le prénom de sa grand-mère maternelle. Deux mois plus tard, après un débat sanglant entre jurés du Goncourt, le roman obtient le prix Renaudot.

Le succès est immédiat. Simone de Beauvoir raconte, dans la Force de l’âge, son admiration et celle de Sartre – tous deux savent par cœur de longs passages du Voyage, et en 1937, l’auteur de la Nausée fera précéder son roman d’une épigraphe tirée de l’Église. Celui que Céline appellera plus tard l’« avorton » a professé très tôt une grande admiration pour l’œuvre, sinon pour les idées de Céline.

DES MALENTENDUS SAVAMMENT ENTRETENUS

Le roman est susceptible de plusieurs lectures : des anarcho-gauchistes peuvent s’y retrouver ; Céline se vantera d’avoir écrit le seul roman communiste, et Aragon et Elsa Triolet s’empressent d’ailleurs de traduire en russe cette « encyclopédie du capitalisme agonisant », comme l’écrit Anissimov, le préfacier soviétique (Céline n’a d’ailleurs pas de préventions à cette époque contre les communistes : il signe l’appel lancé par Barbusse dans le Monde en faveur de Dimitrov et des Bulgares faussement impliqués dans l’incendie du Reichstag) ; des « pré-existentialistes » se retrouvent encore plus dans le Voyage, et des racistes aussi certainement. Il suffit d’imaginer que tous les personnages du roman (et non le seul Bardamu) sont des représentations de Céline – qui, dans ses œuvres de fiction, n’a presque toujours fait qu’aligner, sous des métamorphoses permanentes, un monologue ininterrompu. Ce que raconte ce monologue est d’une désespérance totale – le Voyage, c’est le roman des déceptions, le premier roman des antihéros, des horizons bouchés :« Quant aux malades, aux clients, je n’avais point d’illusion sur leur compte. Ils ne seraient dans un autre quartier ni moins rapaces, ni moins bouchés, ni moins lâches que ceux d’ici. Le même pinard, le même cinéma, les mêmes ragots sportifs, la même soumission enthousiaste aux besoins naturels, de la gueule et du cul, en referaient là-bas comme ici la même horde lourde, bouseuse, titubante d’un bobard à l’autre, hâblarde toujours, trafiqueuse, malveillante, agressive entre deux paniques. » La traduction « médicale » de cette charge littéraire, c’est que tout dépend du biologique : Céline est le traducteur des convictions de Destouches. Aux considérations biologiques se mêlent des réflexions idéologiques. Et quand on demande à l’auteur de quoi il retourne, il répond :« Le fond de l’histoire ? Personne ne l’a compris. Ni mon éditeur, ni les critiques, ni personne. Vous non plus ! Le voilà ! C’est l’amour dont nous osons parler encore dans cet enfer, comme si l’on pouvait composer des quatrains dans un abattoir. L’amour impossible aujourd’hui. » Ce même amour qu’il définit dans le Voyage comme« l’infini mis à la portée des caniches » …

Tout cela prouve assez que Céline, en rédigeant le Voyage, n’a pas seulement l’intention de rivaliser avec Henri Poulaille ou Eugène Dabit, en réalisant un chef-d’œuvre populiste de plus. Les réactions de la critique, extrémistes, prouvent assez la profondeur du livre. « Scatologie » dans Candide, « images fécales », « idiome fétide et truqué » dans le Figaro – mais les journaux de gauche sont favorables : Céline peut-il être rangé sous une bannière ? On ne peut oublier que Léon Daudet, le représentant le plus pur de l’extrême droite, le défend bec et ongles dans l’Action française, puis dans Candide : après avoir vainement voté pour lui au Goncourt, il est aussi le premier d’une longue série à comparer Céline à Rabelais. À lui seul Céline répond pour le remercier, et préciser :« Je ne me réjouis que dans le grotesque aux confins de la mort. Tout le reste m’est vain. » Un article tardif de Brasillach, en 1943, montre assez que tout Céline est déjà dans ce premier roman :« Le Voyage est un acte d’accusation total, et la suite des œuvres de Céline n’est qu’une suite d’accusations fragmentaires contre le Juif, contre la société, contre l’Armée, contre Moscou, contre la République bourgeoise », concluant :« Céline a commencé avec le Voyage la sombre vitupération d’un univers sans Dieu et ce faisant il a prédit d’avance les catastrophes inscrites dans le ciel au-dessus de l’édifice vermoulu. ».

PREMIERS DÉLIRES

Voilà Céline lancé. Dans la foulée, Denoël publie l’Église. Si le Canard enchaîné regrette que la pièce ne soit pas jouée, Jean Prévost est le premier à souligner qu’elle comporte « une bonne dose d’antisémitisme ». Amateur de polémiques, Céline publie dans Candide une postface au Voyage fort virulente. Il sillonne l’Europe, accumule les aventures, repart pour les États-Unis, rompt avec Élisabeth Craig, rentre avec une autre danseuse, Karen-Marie Jansen (1934). Il est à Vienne avec Cillie Pam, à Anvers avec Évelyne Pollet, à Londres avec Lucienne Delforge. Rentre à Paris pour y rencontrer Lucette Almanzor, elle aussi danseuse – et rédige, cependant, Mort à crédit, qui paraît chez Denoël en 1936.

La critique « a été immonde, droite ou gauche, je fais l’union et le summum de la haine envieuse aveugle de la hargne fumière. » Céline serait allé trop loin dans l’ordure. Aussi bien Brasillach dans l’Action française que Nizan dans l’Humanité accablent le roman – au nom des idées à gauche, au nom de la langue (une « rhétorique-peuple ») à droite. Céline, qui espérait tirer quelque argent de son livre (il sera toute sa vie obsédé par la peur de « manquer »), réagit dans la surenchère. Il écrit au Figaro, qui l’a éreinté :« La langue des romans habituels est morte, syntaxe morte, tout mort. Les miens mourront aussi, bientôt sans doute. Mais ils auront eu la petite supériorité sur tant d’autres, ils auront pendant un an, pendant un mois, un jour, vécu. ».

Céline part passer l’été en U.R.S.S. (« Je suis revenu de Russie, quelle horreur ! quel bluff ignoble ! Quelle sale stupide histoire ! Comme tout cela est grotesque, théorique, criminel ! »). Il en parle dans Mea culpa, qui paraît le 30 décembre 1936 (augmenté de la Vie de Semmelweis) : pour le coup, dans le contexte du Front populaire, cette critique violente des Soviets est un grand succès. 1937 le voit errer de New York aux îles Anglo-Normandes, et rédiger Bagatelles pour un massacre, pamphlet antisémite ultraviolent – grand succès dans la France de l’avant-guerre.

Bagatelles est la suite de Mea culpa – une réaction à l’échec de Mort à crédit, et à la dévaluation du franc qui a fait fondre son « magot ». À ce qu’il voit comme une suite de déboires, Céline trouve un responsable : le Juif. En fait, il ne fait qu’appliquer à un cas particulier les théories raciales qui sont les siennes depuis plus de quinze ans.

Le livre est construit sur une série d’oppositions binaires : Céline/le monde, vrai/faux raffinement, spontanéité/faux-semblants, etc. Céline y reprend ses attaques contre l’U.R.S.S. : Moscou-la-Youtre, le communisme comme « gigantesque stavisquerie » (l’affaire Stavisky, célèbre escroc, avait fait couler beaucoup d’encre, et alimenté la veine antisémite). Moscou et Hollywood, même combat. Dans un délire verbal fortement orchestré, Céline règle des comptes avec toute la littérature,  ne décernant de satisfecit qu’à Malraux, Simenon, Marcel Aymé, Élie Faure, Mac Orlan, Morand et Dabit.

Le succès est immense. Lucien Rebatet raconte dans les Décombres (1942) son ravissement – au moment où l’expérience socialiste au pouvoir échoue. Même des journaux de gauche font chorus, insistant sur le pacifisme de Céline, qui transparaît clairement dans Bagatelles, mettant entre parenthèses, par un singulier aveuglement, tout le contenu antisémite. À vrai dire, les imprécations racistes de Céline choquent moins à l’époque qu’elles ne le feraient actuellement, si le livre était réédité (Céline ne l’a pas souhaité de son vivant, et ses ayants droit respectent son interdit, ce qui les dispense d’avoir à prendre une décision). La France d’avant-guerre prête volontiers l’oreille à un discours issu d’une longue tradition, que la présence de Léon Blum a remis au goût du jour à droite.

L’écrivain profite de ses droits d’auteur pour reconstituer son « magot » – achetant cette fois de l’or, que, pour plus de sûreté, il place au Danemark. Ces lingots, il les appelle « les enfants ».

Le racisme est devenu son fonds de commerce. Céline récidive l’année suivante avec l’École des cadavres, complément à Bagatelles. Il s’y découvre une nouvelle tête de Turc, inattendue à cette date : le maréchal Pétain. Mais l’essentiel du livre est l’affirmation sans ambiguïté des positions raciales de l’auteur. 

Le livre est publié au moment où, en Allemagne, la « Nuit de cristal » donne le signal des persécutions antisémites majeures, et où de nombreux réfugiés, venus en France, ont infléchi par leurs récits l’opinion publique. Mal reçu par le lecteur de base, Céline arrive à se brouiller avec les cercles antisémites traditionnels – par exemple celui animé par Darquier de Pellepoix. Céline s’isole encore plus avec l’École des cadavres, parce qu’au fond pour lui l’antisémitisme est anecdotique – il n’est qu’une métaphore du nécessaire racisme universel, eugéniste (« une mystique biologique », dit-il), un simple levier pour agir sur les masses.

UN « COLLABO » QUI HAIT PÉTAIN, UN RACISTE QUI MÉPRISE HITLER

Le livre est un échec, d’autant plus que Denoël, après un procès en diffamation perdu, doit retirer les volumes de la vente. Céline se lance dans un débat polémique tous azimuts avec les journaux engagés de l’époque, de droite et de gauche (le Merlele Canard enchaînél’HumanitéJe suis partoutCe soirle Droit de vivre).

D’aucuns crient à la trahison : en fait, Céline est remarquablement constant dans ses idées. Raciste il était, raciste il demeure – il ne se contente pas d’être antisémite selon la mode du temps, mais il est raciste « biologiquement », persuadé que l’Histoire n’est que l’histoire des rivalités des races les unes contre les autres.

Professionnellement, après un intermède comme médecin à bord d’un navire, Destouches est nommé au dispensaire de Sartrouville. Il part avec ses collègues pendant l’exode, et revient dans la banlieue dès l’armistice (juillet 1940). La victoire de l’Allemagne, « régénérée par les lois de Nuremberg », ne l’a pas surpris, même s’il n’a pas grande estime pour Hitler, « Lévy Pluton roi d’Europe nouvelle et en plus nazi », ni pour Pétain, « roi qui à Vichy fait l’intérim des Rothschild ». Au début de l’année suivante, il fait paraître un troisième pamphlet, les Beaux Draps – saisi dans la zone « libre », mais vrai succès de librairie dans la zone occupée.

Son intense activité journalistique se poursuit durant toute la guerre, sous forme de lettres expédiées à la rédaction de divers journaux. Là encore, les préoccupations de style priment sur le sens : « Que l’on imprime à mon sujet tout ce qu’on veut et je m’en fous énormément, mais que l’on m’ôte une virgule et je suis tout prêt au meurtre. » S’il écrit dans les journaux de la collaboration, il prend par ailleurs plaisir à en attaquer les leaders. Pétain, Déat, Darquier, Fernand de Brinon même, l’ultra-collaborateur, sont tous suspects de collusion avec l’ennemi exécré. C’est l’époque où Ernst Jünger le rencontre, et le décrit avec une acuité remarquable : « Grand, osseux, robuste, un peu lourdaud, mais alerte dans la discussion ou plutôt le monologue. Il y a chez lui ce regard des maniaques tourné en dedans, qui brille comme au fond d’un trou […] Il exprimait de toute évidence la monstrueuse puissance du nihilisme. Ces hommes-là n’entendent qu’une mélodie mais singulièrement insistante. Ils sont comme des machines de fer qui poursuivent leur chemin jusqu’à ce qu’on les brise. Il est curieux d’entendre de tels esprits parler de la science, par exemple de la biologie. Ils utilisent tout cela comme auraient fait des hommes de l’âge de fer ; c’est uniquement un moyen de tuer les autres. » Le jugement, d’une clairvoyance exemplaire (ailleurs Jünger le traite d’« homme de l’âge de pierre »), donne la mesure de la monomanie célinienne. Je suis partout, peu suspect de sympathies prosémites, finit par refuser les textes de Céline « pour cause de délire raciste », explique Rebatet.

Après les bombardements de la RAF sur Paris (que l’on retrouvera dans Féerie pour une autre fois), il signe le Manifeste des intellectuels français contre les crimes anglais, et se marie avec Lucette Almanzor en février 1943. Il vient d’achever Guignol’s Band quand, le 17 juin 1944, il s’embarque, avec sa femme, son chat Bébert et son « magot », pour une odyssée des vaincus qui l’amène successivement à Baden-Baden, Berlin (« ensorcelé au suicide »), Neu Rippen et Sigmaringen (Nord et D’un château l’autre porteront témoignage de cette fuite devant les Alliés et l’Histoire). La presse rend compte du dernier roman alors que l’auteur a déjà tiré sa révérence. Pour la première fois, des articles opposent le pessimisme célinien à celui de Sartre et à celui de Genet – cette filiation, comme on l’a vu, est claire, même si pour des raisons évidentes elle sera niée par la suite, par les uns et les autres.

Il apprend, le 2 décembre 1945, l’assassinat de Denoël à Paris – et y lit son propre meurtre : « J’ai laissé à Paris un double qu’on écorche à loisir… » Suite à une demande d’extradition de la France, Céline et sa femme sont arrêtés au Danemark, à Vestre Faengsel : l’écrivain y restera jusqu’au 24 juin 1947. Assigné à résidence, il s’installe à Klarskovgaard, sur la Baltique. Il y achève Guignol’s Band II, et s’occupe activement de son retour en France et de sa réhabilitation.« Je ne me souviens pas d’avoir écrit une seule ligne antisémite depuis 1937 », affirme-t-il sans sourciller. De façon significative, il « célinise » son procès à venir, en fait une farce guignolesque où s’agitent l’infâme Denoël (qui ne le contredira plus), le doux fol antisémite (lui-même), et les Juifs qui, dit-il à Combat, « devraient lui élever une statue ». Il ne change pas : « Une immense haine me tient en vie. Je vivrais mille ans si j’étais sûr de voir crever le monde. ».

RÉHABILITATION D’UN IRRÉCUPÉRABLE

Un universitaire juif américain, Milton Hindus, admirateur de son œuvre romanesque, lui permet l’un de ces exercices de manipulation qu’il affectionne. Ils échangent une longue correspondance dans laquelle Céline, non sans perversité, enrôle les Juifs sous sa bannière biologique. Hindus écrit une étude enthousiaste sur Céline que l’auteur des Bagatelles citera amplement lors de son procès. Quand l’Américain, qui est venu rencontrer son grand homme au Danemark, réalise qui est Céline en fait, il est trop tard.

Il publie Casse-pipe, et attaque Sartre : À l’agité du bocal est une longue métaphore filée où il présente l’auteur des Réflexions sur la question juive comme un ténia nourri des déjections de Céline – son anti-intellectualisme est aussi fort que son antisémitisme. Condamné in absentia à un an de prison, à 50 000 francs d’amende, à l’indignité nationale et à la confiscation de 50 % de ses biens (21 février 1950), Céline est amnistié l’année suivante par le tribunal militaire. Il revient alors en France, signe un contrat avec Gallimard qui a absorbé Denoël, s’installe à Meudon où il ouvre un cabinet et Lucette un cours de danse. On réédite toute son œuvre, moins les pamphlets racistes, et Céline y ajoute Féerie pour une autre fois (1952), qui ne se vend guère : Céline est passé de mode dans la France de Camus et de Sartre, où, à son grand dépit, on le lit comme un « suiveur » – alors qu’il est « le défonceur de la porte où stagnait le roman jusqu’au Voyage ». En 1954, il fait paraître ce qui pourrait être son « art poétique », les Entretiens avec le professeur Y (« J’ai pas d’idées, moi ! Aucune ! et je trouve rien de plus vulgaire, de plus commun, de plus dégoûtant que les idées ! les bibliothèques en sont pleines ! et les terrasses des cafés !… tous les impuissants regorgent d’idées ! »). Autre échec (« Gallimard me sabote, et son équipe, une synagogue », dit-il – parce que Gallimard confie ses manuscrits à un avocat avant de les publier, par précaution). Suivent Féerie pour une autre fois II, et Normance. En 1957 paraît D’un château l’autre, histoire de l’errance de la défaite allemande – qui lui vaut la reconnaissance de l’Express, et les imprécations de Rivarol : voilà Céline encensé à gauche, incendié à droite. Il met fin à ses activités de médecin en 1959, fait paraître Nord, entreprend la seconde version de Rigodon, où Céline raconte Destouches, et prépare l’édition de ses premiers romans dans la Pléiade, qu’il ne verra pas paraître : il meurt quelques mois avant, le 1er juillet 1961, d’une rupture d’anévrysme – sans repentir, ce n’était pas dans sa nature. N’écrivait-il pas à Mauriac – qu’il méprisait : « Pour moi, simplet, Dieu c’est un truc pour penser mieux à soi-même et pour ne pas penser aux hommes, pour déserter en somme superbement » ?

Après sa mort paraîtront Guignol’s Band IIle Pont de Londres, une nouvelle édition de Nord, les Carnets du cuirassier DestouchesRigodon – dernier volume de la trilogie « allemande », éditée avec les deux précédents dans la Pléiade.« Certainement, ces livres resteront, dans un futur qui dépassera l’imagination, les seules marques profondes, hagardes, de l’horreur moderne », écrit à son propos Philippe Sollers dans l’Herne en 1963.

https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Louis_Ferdinand_Destouches_dit_Louis-Ferdinand_C%C3%A9line/112296

ANTONIO MACHADO (1875-1939), ECRIVAIN ESPAGNOL, LITTERATURE, LITTERATURE ESPAGOLE, POEME, POEMES, POESIES, VOYAGEUR, IL N'Y A PAS DE CHEMIN

Voyageur, il n’y a pas de chemin

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le chemin se fait en marchant

Jamais je n’ai cherché la gloire
Ni voulu dans la mémoire des hommes
Laisser mes chansons
Mais j’aime les mondes subtils
Aériens et délicats
Comme des bulles de savon.

J’aime les voir s’envoler,
Se colorer de soleil et de pourpre,
Voler sous le ciel bleu, subitement trembler,
Puis éclater.

À demander ce que tu sais
Tu ne dois pas perdre ton temps
Et à des questions sans réponse
Qui donc pourrait te répondre ?

Chantez en cœur avec moi :
Savoir ? Nous ne savons rien
Venus d’une mer de mystère
Vers une mer inconnue nous allons
Et entre les deux mystères
Règne la grave énigme
Une clef inconnue ferme les trois coffres
Le savant n’enseigne rien, lumière n’éclaire pas
Que disent les mots ?
Et que dit l’eau du rocher ?

Voyageur, le chemin
C’est les traces de tes pas
C’est tout ; voyageur,
il n’y a pas de chemin,
Le chemin se fait en marchant
Le chemin se fait en marchant
Et quand tu regardes en arrière
Tu vois le sentier que jamais
Tu ne dois à nouveau fouler

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Antonio Machado, poète espagnol (1875-1939). Poème extrait de Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi de Poésies de la guerre. Trad. de l’espagnol par Sylvie Léger et Bernard Sesé. Préface de Claude Esteban
Collection Poésie/Gallimard (n° 144), 312 pages  Édiions GALLIMARD (13/01/1981) 

ANTONIO MACHADO (1875-1939), ECRIVAIN ESPAGNOL, LITTERATURE, LITTERATURE ESPAGOLE, MARCHEUR IL N'Y PAS DE CHEMIN, POEME, POEMES, POESIES

Marcheur il n’y a pas de chemin (Antonio Machado)

Caminante no hay camino

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Caminante, no hay camino

Todo pasa y todo queda,

pero lo nuestro es pasar,

pasar haciendo caminos,

caminos sobre el mar.

Nunca persequí la gloria,

ni dejar en la memoria

de los hombres mi canción;

yo amo los mundos sutiles,

ingrávidos y gentiles,

como pompas de jabón.

Me gusta verlos pintarse

de sol y grana, volar

bajo el cielo azul, temblar

súbitamente y quebrarse…

Nunca perseguí la gloria.

Caminante, son tus huellas

el camino y nada más;

caminante, no hay camino,

se hace camino al andar.

Al andar se hace camino

y al volver la vista atrás

se ve la senda que nunca

se ha de volver a pisar.

Caminante no hay camino

sino estelas en la mar…

Hace algún tiempo en ese lugar

donde hoy los bosques se visten de espinos

se oyó la voz de un poeta gritar

“Caminante no hay camino,

se hace camino al andar…”

Golpe a golpe, verso a verso…

Murió el poeta lejos del hogar.

Le cubre el polvo de un país vecino.

Al alejarse le vieron llorar.

“Caminante no hay camino,

se hace camino al andar…”

Golpe a golpe, verso a verso…

Cuando el jilguero no puede cantar.

Cuando el poeta es un peregrino,

cuando de nada nos sirve rezar.

“Caminante no hay camino,

se hace camino al andar…”

Golpe a golpe, verso a verso.

Marcheur il n’y a pas de chemin

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Marcheur, il n’y a pas de chemin

Tout passe et tout reste

Mais notre truc c’est de passer

Passer en créant des chemins

Chemins sur la mer

Je n’ai jamais poursuivi la gloire

Ni laissé dans la mémoire

Des hommes ma chanson ;

Moi j’aime les mondes subtils,

Légers et gentils,

Comme des bulles de savon

J’aime les voir se peindre

De soleil et graine, voler

Sous le ciel bleu, vibrer

Subitement et se briser

Je n’ai jamais poursuivi la gloire

Marcheur, ce sont tes traces

Le chemin et rien de plus ;

Marcheur, il n’y a pas de chemin

Le chemin se crée en marchant

En marchant se crée le chemin

Et en tournant les yeux derrière

On voit le sentier qui jamais

Ne doit de nouveau être foulé

Marcheur, il n’y a pas de chemin

Sinon celui des étoiles dans la mer…

Ça fait un temps que dans ce lieu

Où aujourd’hui les forêts se vêtissent d’aubépines

On a entendu la voix d’un poète crier :

« Marcheur, il n’y a pas de chemin,

Le chemin se crée en marchant… »

Coup par coup, vers par vers…

Le poète est mort loin du foyer.

Le couvre la poussière d’un pays voisin.

En s’éloignant ils l’ont vu pleurer.

« Marcheur, il n’y a pas de chemin,

Le chemin se crée en marchant… »

Coup par coup, vers par vers

Quand le chardonneret ne peut chanter.

Quand le poète est un pèlerin,

Quand il ne sert à rien de prier.

« Marcheur il n’y a pas de chemin

Le chemin se crée en marchant… »

Coup par coup, vers par vers.

Antonio Machado

Antonio Machado 

 

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Antonio Machado est né le 26 juillet 1875 à Séville (Espagne). Il est mort le 22 février 1939 à Collioure (France).

 Antonio Machado est un des poètes de langue castillane les plus reconnus aujourd’hui. Son oeuvre prolifique se caractérise par la simplicité du langage et l’exactitude des tournures. Il fut un des membres phares du courant littéraire de la « génération de 98 ».

Antonio Machado est né à Séville en 1875. En 1883, il déménage à Madrid avec sa famille. Il montre très tôt des dispositions pour l’écriture, encouragées par ses professeurs, ainsi que son frère aîné, également poète. Son père décède alors qu’il n’a que 17 ans. Antonio Machado vit alors de petits boulots. À 24 ans, il suit son frère à Paris. Il fréquente les écrivains célèbres de l’époque : Jean Moréas, Paul Fort, Rubén Darío et Oscar Wilde. En 1903, il publie son premier recueil de poèmes, Solitudes, où pointe déjà la rêverie mélancolique qui caractérisera toutes ses œuvres .

Puis il retourne en Espagne, où il devient professeur de français. En 1909, il épouse Leonor Izquierdo Cuevas, âgée de 15 ans à peine. La jeune fille décède trois ans plus tard de la tuberculose. Antonio Machado est douloureusement touché par la mort de son épouse. Il quitte Soria, où le couple s’était installé, et voyage. Le recueil Champs de Castille, publié en 1912, célèbre les paysages de la province de Soria, et évoque la jeune femme emportée trop tôt. Antonio Machado s’installe finalement à Madrid. Il enseigne le français, compose des pièces de théâtre en collaboration avec son frère, et publie des essais. Il est élu à l’Académie espagnole en 1927. Lorsque la guerre civile éclate, en 1936, il se réfugie avec sa mère et son oncle à Rocafort puis à Barcelone. Fatigué par ces voyages, Antonio Machado décède en 1939, alors qu’il tente de rejoindre la France. Sa mère meurt quelques jours après lui.

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Le plus inspirant : « La Reine Soleil »

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Dédié aux « filles ambitieuses d’hier, d’aujourd’hui et demain », cet épais roman entremêle le parcours de la première femme pharaon, Hatchepsout, et celui d’Idalie, une fille de fermiers dans la France contemporaine. Même si des siècles et des kilomètres les séparent, toutes deux ont beaucoup en commun. Quand la première lutte pour conquérir et conserver un pouvoir réservé aux hommes, la seconde apprend à s’affirmer pour échapper au harcèlement scolaire et à un destin tracé : devenir comptable pour l’exploitation familiale, alors qu’elle se passionne pour l’égyptologie. Ce roman fort documenté restitue, par ses descriptions d’odeurs, de paysages et de scènes de la vie quotidienne, la magie enivrante de l’Égypte ancienne.

De Florence Thinard, Éd. Thierry Magnier, 400 p., 15,90 €. 12 ans et plus.

 

 

Le plus original : « Âmes libres »

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Dans un quartier mal famé des États-Unis, Jada habite seule avec son frère, membre d’un gang. Depuis le départ de leur mère, elle se débat pour survivre et continuer ses études. Non loin de chez elle, Queen, la lionne au regard d’ambre, est prisonnière d’un organisateur de combats d’animaux clandestins. Ce livre à l’écriture nerveuse croise le destin de ces deux êtres abîmés par la vie mais dotés d’un puissant caractère. Toute l’originalité du roman réside dans la façon dont Charlotte Bousquet épouse tour à tour les points de vue de l’adolescente et de la lionne qui vont, au fil des pages, apprendre à s’apprivoiser et à s’épauler. C’est la caractéristique de la nouvelle collection « Faune », qui renverse notre regard en donnant la parole aux animaux, chevaux, ours ou corbeaux.

De Charlotte Bousquet, Scrineo, 176 p., 12,90 €. 12 ans et plus.

 

 

Le plus effrayant : « Portrait au couteau »

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En 1910, un petit rat de l’Opéra qui posait pour un peintre montmartrois est sauvagement assassiné de plusieurs coups de couteau en plein cœur. Le meurtrier n’est jamais retrouvé et le fait divers tombe dans l’oubli. Un siècle plus tard, une jeune modèle aux Beaux-Arts porte d’étranges cicatrices, semblables à celles de la victime, et deux étudiants découvrent au Musée d’Orsay un tableau représentant la scène de crime. Ce récit envoûtant s’inscrit dans la grande tradition du roman fantastique, façon Portrait de Dorian Gray : pinceau qui prend le contrôle de la main de l’artiste, tableau qui change d’aspect… Pris par la mécanique bien huilée de l’intrigue, on s’interroge sur la réalité des événements étranges qui surviennent et on frémit avec délice.

De Malika Ferdjoukh, Bayard Jeunesse, 192 p., 13,90 €. 12 ans et plus.

 

 

Le plus envoûtant : « Djoliba, la vengeance aux masques d’ivoire »

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Djoliba est l’ancien nom du fleuve Niger, celui employé par les Bozos qui vivaient sur ses berges au XIVe siècle. Ce roman captivant nous entraîne dans les pas d’un fils de pêcheur qui quitte sa famille pour entrer au service d’un érudit égyptien parti sur les traces d’un redoutable assassin. Méprisé par son père à cause de son handicap (il boite), Tiamballé va s’inventer un nouveau destin, celui de détective en herbe et de griot, dans un monde peuplé de génies, de guérisseurs et de forces invisibles. Grand connaisseur de l’Afrique, où il a passé son enfance, Gaël Bordet offre une plongée passionnante dans les croyances et les traditions du Mali médiéval, tout en tenant en haleine par une enquête policière bien ficelée.

De Gaël Bordet, Hélium, 240 p., 15,90 €. 13 ans et plus.

 

 

Le plus amusant : « Londinium »

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La cité (imaginaire) de Londinium attire les animaux du monde entier, en quête d’une vie meilleure : les humains ont interdiction de les manger ou de les mettre en cage. Mais l’équilibre fragile de la cohabitation menace de s’effondrer lorsque débute cette nouvelle série fantastique. Des voix s’élèvent pour dénoncer l’immigration incontrôlée, les agressions qui se multiplient… Arsène, le lapin détective, élégant et futé comme Sherlock Holmes, en est le témoin impuissant alors qu’il enquête sur la disparition d’une jolie loutre. Mêlant polar et uchronie (réécriture de l’histoire à partir de la modification d’un événement passé), cette fable animalière à l’humour piquant fait réfléchir à la question du vivre-ensemble et à la manipulation des foules.

D’Agnès Mathieu-Daudé, L’École des loisirs, collection « Médium », 208 p., 14,50 €. 13 ans et plus.

 

 

Le plus rocambolesque : « Alecto »

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Dans le Paris de la Belle Époque, Sidonie, une orpheline de 17 ans, vit de l’écriture à la chaîne de romans à l’eau de rose, tout en rêvant de publier un ambitieux récit d’aventures. Elle s’accommode plutôt bien de la solitude lorsqu’une comtesse russe aux allures de cosaque fait soudain irruption chez elle, affirmant être une tutrice mandatée par son grand-père juste avant sa mort. Mais pourquoi disparaît-elle des après-midi entiers et à quoi sont destinées les armes cachées dans ses bagages ? Autour de ces deux héroïnes bien campées, Yann Fastier joue avec les codes du roman populaire du début du XXe siècle. Des bas-fonds aux quartiers chic, péripéties et mystères se succèdent dans un tourbillon enivrant.

De Yann Fastier, Talents hauts, 208 p., 16 €. 13 ans et plus.

 

 

Le plus humaniste : « Des sauvages et des hommes »

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En 1931, en marge de l’Exposition coloniale sur les merveilles de l’Empire français, une centaine de Kanaks sont exhibés au Jardin d’acclimatation, dans un enclos à côté des crocodiles. Ce roman choral retrace la préparation en coulisses de ce « zoo humain » et les conséquences que ce séjour a eues sur ces hommes, alphabétisés et élevés dans la religion catholique, contraints de jouer les sauvages cannibales. Dépeignant avec un humour grinçant le cynisme des organisateurs, Annelise Heurtier raconte aussi la solidarité dont firent preuve certains Parisiens, révoltés contre cette mascarade. La belle amitié née entre le Kanak Edou et Victor, un fils de bonne famille, enseigne que l’on peut toujours dépasser ses préjugés.

D’Annelise Heurtier, Casterman, 288 p., 14,90 €. 13 ans et plus

Le plus captivant : « Polar vert. Tome 1, Les Algues assassines »

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Un matin, Klervi, 17 ans, retrouve sur une plage de Bretagne son frère jumeau et son cheval, empoisonnés par les vapeurs toxiques des algues vertes. Sur le sable, elle reconnaît les traces du quad de son petit ami, Lucas, dont la famille a fait du trafic de civelle, une espèce protégée, un business juteux. Lucas est-il impliqué dans l’accident ? Klervi va-t-elle collaborer avec la gendarmerie qui cherche à coincer les trafiquants ? Spécialiste du grand banditisme, l’auteur de cette nouvelle série happe d’emblée le lecteur par son écriture vive, sa narration efficace et ses personnages complexes. Il puise dans les crimes écologiques la matière d’un thriller prenant.

Texte de Thierry Colombié, illustrations de Jeff Östberg, Milan, 256 p., 14,90 €. 14 ans et plus.

 

 

Le plus mordant : « Terre promise »

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Quand, en 1870, Jim Lockheart débarque à New Hope, hameau poussiéreux du Kansas planté comme une mauvaise herbe le long du chemin de fer, il n’a qu’une idée en tête : retrouver l’esclave en fuite responsable du drame qui a détruit sa famille. Mais les préjugés racistes et sexistes du planteur sudiste vont bientôt être battus en brèche par sa rencontre avec une femme shérif et un barman noir. Au fil des retours dans le passé, les parcours personnels de ces trois personnages cabossés, leur douloureux chemin vers la liberté ou la rédemption, composent la trame vibrante de ce beau roman choral. Fin psychologue, Philippe Arnaud dresse, par petites touches, le portrait âpre d’une Amérique meurtrie par l’esclavagisme, le massacre des Indiens et la guerre de Sécession.

De Philippe Arnaud, Sarbacane, 304 p., 17 €. 14 ans et plus.

 

 

Le plus surprenant : « Nos jours brûlés »

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Nous sommes en 2049. Dans un monde plongé dans une nuit éternelle à la suite d’une catastrophe, une adolescente et sa mère partent sur les traces d’une cité mythique, à la recherche de mystérieux « éclaireurs » qui pourraient livrer des explications et peut-être rétablir la lumière sur la Terre. Écrite par une toute jeune autrice à la plume imaginative, cette dystopie puise dans les mythes africains pour déployer un univers riche et fascinant, où la faune et la flore se sont adaptées à la pénombre mais où rôdent des monstres terrifiants. Ce premier opus, porté par des personnages attachants, inaugure une série romanesque prometteuse.

De Laure Nsafou, Albin Michel, 320 p., 16,90 €. 14 ans et plus.

https://www.la-croix.com/Culture/10-idees-livre-ado-adolescent-jeunesse-ete-vacances-selection-2022-07-06-1201223694