Fin de vie en République : avant d’éteindre la lumière
Erwan Le Morhedec
Paris, Le Cerf, 2022. 216 pages.
Quatrième de couverture.
Quand certains demandent un droit de mourir dans la dignité par l’euthanasie, doit-on considérer dès lors comme indigne la mort naturelle des autres ? Comment en sommes-nous arrivés à un tel paradoxe ?
À la fois libelle et enquête, le livre-évènement d’Erwan Le Morhedec force à regarder les choses en face : si l’euthanasie et le suicide assisté sont légalisés, les valeurs fondamentales de liberté, d’égalité et de fraternité qui fondent l’humanisme républicain de notre société seront corrompues. Cette loi soumettra des êtres parvenus au stade ultime de la vulnérabilité aux pressions conjointes de la société, de la médecine et de l’entourage. Elle oblitérera la latitude de jugement des soignants et des familles, les placera face à des contradictions et des dilemmes insurmontables, les forcera à la désincarnation pour faire d’eux un instrument fatal.
Mais cet ouvrage essentiel n’est pas que percutant. Il est aussi convaincant en raison de l’investigation de terrain qui le fonde. C’est auprès des soignants, des malades et de leurs proches, dans les établissements de soins palliatifs, qu’Erwan Le Morhedec est allé recueillir, au cours d’heures d’entretiens, les témoignages de situations réelles.
La France est-elle prête à tant d’aubes lugubres ?
Recension dans le journal La Croix
Avocat, blogueur sous le nom de Koz, chroniqueur à La Vie, Erwan Le Morhedec est l’auteur remarqué d’Identitaire – Le mauvais génie du christianisme. Membre du comité scientifique du collectif « Plus digne la vie » depuis 2008, il a accompagné plusieurs associations de soins palliatifs.
Euthanasie : la plaidoirie contre un « saut mortifère » d’un avocat engagé. Dans un essai sur la fin de vie, l’avocat Erwan Le Morhedec, bien connu de la sphère catholique, se positionne fermement contre l’euthanasie. Une fausse liberté mais une véritable violence, à ses yeux.
« Je refuse de croire que la France soit prête à faire ce saut mortifère entre tous », écrit Erwan Le Morhedec dans l’introduction de son livre, Fin de vie en République (1). Ce « saut mortifère », c’est la légalisation de l’euthanasie. L’ouvrage est né d’un électrochoc : le vote, le 8 avril 2021, par une large majorité des députés, du premier article de la loi dite « Falorni », instituant une aide médicale à mourir. «Le 9 avril 2021 au matin, j’ai compris que je ne pourrais pas me réveiller un jour dans un pays qui administrerait la mort à ses malades comme gage de sa compassion sans en souffrir un divorce profond. »
Est-ce parce qu’il est avocat, justement ? L’auteur signe un plaidoyer en forme de plaidoirie en s’appliquant à montrer « le coup » que porterait une légalisation de l’aide à mourir « au pacte social français » et ses valeurs de liberté, égalité, fraternité.
Une fausse liberté
Pour cela, il détricote les arguments pro-euthanasie. La France « serait prête », montrent les sondages, estimant que 93 % des Français voudraient qu’on légalise l’euthanasie ? Formulez lesquestions autrement et « les évidences défaillent », écrit l’auteur, précisant que parmi ceux qui se prononcent, peu connaissent vraiment les dispositions de la loi Claeys-Leonetti encadrant actuellement la fin de vie. Paralysés par l’émotion de cas particuliers tragiques (comme l’affaire Vincent Lambert), confrontés à une alternative réductrice (mourir dans d’atroces souffrances ou rapidement), est-il si étonnant que « nous soyons portés à éliminer dans un même mouvement la souffrance et le souffrant » ?
Autre argument détricoté : choisir sa mort serait une ultime liberté ? Pourtant, est-on libre lorsque l’on est affaibli ? Lorsqu’on dépend des autres ? Lorsqu’on a l’impression que mourir soulagera sa famille ? Est-on libre quand on a mal ? interroge l’auteur, dont l’essai est nourri de rencontres avec des spécialistes des soins palliatifs. Il y a de l’ambivalence dans les demandes de mort, rappelle-t-il. « Je veux mourir », comme « je veux que ça s’arrête », signifient le plus souvent « je ne veux plus souffrir » ou « je ne veux plus vivre… de cette manière-là ». Il plaide donc pour une prise en charge efficace de cette souffrance, où se joue souvent l’accompagnement de fin de vie. L’euthanasie est une liberté fantasmée et une violence véritable, écrit Erwan Le Morhedec. Pour le patient (« elle opprimera les plus faibles, les plus pauvres, les plus seuls »), ses proches, les soignants.
Pour le développement des soins palliatifs
L’auteur s’oppose ensuite à ceux qui estiment que légaliser l’euthanasie serait une mesure égalitaire, en ne réservant plus l’aide médicale à mourir aux seules personnes pouvant aller en Belgique ou en Suisse ; puis aux défenseurs d’une mesure fraternelle, compassionnelle. D’abord, parce que, loin des chiffres brandis par les associations, seule une vingtaine d’étrangers vont mourir en Belgique, chaque année.
Ensuite, parce que la « véritable exigence d’égalité », de fraternité, serait de lutter pour le développement des soins palliatifs et leur accès universel, plaide-t-il. La mesure est certes défenduepar les partisans de l’aide à mourir, qui estiment que soins palliatifs et euthanasie ne sont pas incompatibles… Pas si simple, pour Erwan Le Morhedec, qui décrit comment la culture palliative a été « balayée » dans certains pays ayant franchi le pas de la légalisation.
La crainte des dérives
Surtout, l’auteur alerte sur les dérives. Il pointe le modèle belge, si souvent cité en exemple par les députés français. Si le royaume a mis en place une commission de contrôle des actes d’euthanasie, celle-ci semble bien complaisante, comprend-on à la lecture. C’est comme si l’instance, censée agir comme un « filtre » entre les médecins et les autorités judiciaires se comportait davantage comme un « bouclier ».
Bien connu dans les milieux catholiques pour ses interventions et son influence sur les réseaux sociaux (où il porta longtemps le pseudonyme de Koztoujours), Erwan Le Morhedec martèle : c’est en tant que citoyen qu’il s’exprime ici. « Mes arguments n’empruntent rien à la foi », répond-il à qui voudrait le réduire à ses convictions. La fin de vie est simplement le débat qui lui tient probablement « à cœur avec le plus de constance, depuis 25 ans ». L’euthanasie n’a rien pour se parer des couleurs républicaines. « Nous avons un autre chemin à emprunter (…) et c’est encore possible », espère-t-il.
Le livre de Patrick Zylberman met en lumière le paradoxe du vaccin : quand il fait défaut, sa nécessité est évidente parce que les gens meurent ; quand on en dispose, certains en ont plus peur que de la maladie dont il protège, et partent en croisade… contre la vaccination. Si la variole a disparu, si on ne meurt plus de varicelle ou de coqueluche, c’est grâce au vaccin, l’atout majeur contre les maladies infectieuses. Qu’on l’oublie, etelles reviennent : la rougeole tue dès qu’on baisse la garde. Or, quand les épidémies sont loin, tout se passe comme si, en s’interposant entre nous et la menace qu’il rend anodine, le vaccin devenait lui-même menaçant et focalisait les craintes. Dangereux et liberticide, le vaccin ? Le Covid-19 nous rappelle surtout à quel point, sans lui, nous sommes désarmés. Cet ouvrage analyse les raisons du vaccino-scepticisme. Il étudie les mouvements anti-vaccin, leur histoire, leurs arguments, leur influence sur l’opinion et les réactions de l’État lors des crises sanitaires – variole, rougeole, SRAS, H1N1, Covid-19. Son diagnostic doit réveiller les consciences : « La gouvernance scientifique des démocraties de participation apparaît de moins en moins capable de dominer les conflits entre […] la légitimité démocratique et la légitimité scientifique. » Un livre précieux pour comprendre les enjeux du vaccin, confronter la rumeur aux faits, et rappeler à quel point la vaccination est vitale. Parce qu’elle me protège moi et les autres, elle a une dimension éthique – dont le Covid-19 souligne l’acuité.
L’auteur
Patrick Zylberman est historien de la santé, professeur émérite à l’École des hautes études en santé publique, ancien membre de la commission des maladies transmissibles du Haut Conseil de la santé publique et cofondateur du Séminaire du Val-de-Grâce sur les maladies infectieuses émergentes.
Et si l’on « améliorait » l’espèce humaine ? En 1948, quelques années après les horreurs hitlériennes, Boris Vian, sous le pseudo de Vernon Sullivan, imaginait dans son roman Et on tuera tous les affreux l’éradication par un médecin zélé des individus ne méritant pas de vivre.
Sujet tabou, l’eugénisme a longtemps été victime de la reductio ad Hitlerum. Le philosophe Léo Strauss l’exprime par ce syllogisme : « Hitler était eugéniste, X est eugéniste, X est donc nazi… ».
Assimilée aux crimes nazis, l’idéologie revient aujourd’hui sur le devant de la scène de par les manipulations génétiques que la science permet d’effectuer. Choisir son donneur de sperme ou modifier directement l’embryon pour décider du sexe ou de la couleur des yeux de son bébé, est-ce moral ? Pour mieux appréhender ces questions nouvelles, il faut plonger dans l’histoire de l’eugénisme.
L’eugénisme a toujours existé
Du grec eu [« bien, bon »] et genos [« naissance »], l’eugénisme signifie « bien né ». Le mot a été créé au XIXème siècle mais la pratique qu’il désigne existait déjà dans l’Antiquité, notamment dans le monde grec. Elle était fondée sur une hiérarchisation de la société entre bons et moins bons et, on n’en sera pas surpris, elle cohabitait sans problème avec la pratique de l’esclavage.
Alors qu’aujourd’hui, les arrêts volontaires ou thérapeutiques de grossesse divisent les consciences, les Grecs ne se souciaient pas de question morale autour de leur progéniture. À Athènes, après la naissance du nourrisson, les parents disposaient d’un temps de réflexion pour décider s’ils souhaitent le garder ou l’abandonner. Cela dépendait du sexe de l’enfant (les filles étaient plus souvent abandonnées), de sa physiologie ou encore de raisons économiques.
À Sparte, les parents n’étaient même pas maîtres de leur descendance. C’est un comité d’anciens qui examinait le nouveau-né préalablement testé dans un bain de vin par les sages-femmes (pour déceler les métabolismes fragiles). Si le test était concluant, l’enfant avait le droit de vivre. Mais gare à ceux qui ne passaient pas l’épreuve ! Ils pouvaient être jetés au fond d’un précipice, le gouffre des Apothètes.
Plutarque raconte l’eugénisme à Sparte
«Un père n’était pas maître d’élever son enfant. Dès qu’il était né, il le portait dans un lieu appelé Lesché, où s’assemblaient les plus anciens de chaque tribu. Ils l’observaient et, s’il était bien de bonne constitution, s’il annonçait de la vigueur, ils ordonnaient qu’on le nourrît (…). S’il était contrefait ou d’une faible complexion, ils ordonnaient qu’on le jetât dans un gouffre voisin du mont Taygète qu’on appelait les Apothètes.» Vie de Lycurgue,XXV,1-3, début du IIe siècle.
Les premiers philosophes grecs étaient également partisans d’une hiérarchisation de la société, tout comme ils approuvaient l’esclavage et l’enfermement des femmes dans les gynécées. Dans sa République, Platon écrit : « Il faut, selon nos principes, rendre les rapports très fréquents entre les hommes et les femmes d’élite, et très rares, au contraire, entre les sujets inférieurs de l’un et de l’autre sexe ». Il se place ici dans un eugénisme dit « positif » car il n’envisage pas d’éliminer des individus, comme à Sparte, mais seulement de favoriser les bonnes naissances. Le but est que la procréation d’hommes et femmes intellectuellement et socialement supérieurs active un processus de sélection naturelle des meilleurs.
Il n’en va pas partout ainsi ! Dès la Préhistoire, les handicapés de naissance pouvaient être pris en charge par leur clan. C’est ce qu’assure la préhistorienne Marylène Patou-Mathis suite à la découverte du squelette d’un Néandertalien de quarante ans né avec un bras atrophié. Plus près de nous, l’avènement du christianisme conduit à sacraliser la vie humaine, si pauvre et misérable qu’elle soit. Cela n’empêche pas que des hérétiques ou des relaps soient parfois livrés au bûcher dans le souci de purifier leur âme.
L’eugénisme sur le devant de la scène, retour en force et théorisation
Projet de cité eugéniste en 1920 dans les environs de Strasbourg
L’eugénisme revient en force aux Temps modernes. Au XVIIème siècle, la médecine s’intéresse à l’art de faire des beaux enfants. Le médecin Claude Quillet écrit en 1655 un poème en latin sur le sujet, la Callipédie, qui donne les règles à respecter pour engendrer une bonne progéniture. On y retrouve la pensée de Platon. Il connaît un vif succès auprès du public.
Un siècle plus tard, en plein Siècle des Lumières, en 1756, le médecin français Charles-Augustin Vandermonde publie un Essai sur la manière de perfectionner l’espèce humaine et propose d’indiquer les moyens de « perfectionner l’espèce humaine » en identifiant « toutes les qualités requises dans les deux sexes, pour avoir des enfants aussi parfaits qu’on peut le désirer ». Sans égard pour la culture et la civilisation, il compare l’espèce humaine à l’espèce animale. « Puisque l’on est parvenu à perfectionner la race des chevaux, des chiens, des chats, des poules, des pigeons, des serins, pourquoi ne ferait-on aucune tentative sur l’espèce humaine ? »
Le message révolutionnaire de nécessaire régénération de l’espèce commence à se diffuser dans l’opinion éclairée à mesure que recule l’influence de l’Église. Au début du XIXème siècle, on tente de trouver un nom à cette idéologie : « mégalanthropogénésie », « viriculture », « génération consciente », « hominiculture », « eubiotique », « orthobiose », « aristogénie », « anthropotechnie », « eugennétique », « puériculture avant procréation », « sélection humaine », « sélectionnisme » etc.
C’est au XIXème siècle, dans un contexte de déchristianisation au profit de la montée de la science, qu’est théorisé l’eugénisme. En effet, la science apparaît comme une nouvelle religion à la fin du XIXème siècle avec le médecin comme substitut au prêtre. Et le Progrès remplace le Paradis comme but de la vie terrestre.
C’est en 1883 qu’un nom est définitivement adopté : « eugénisme » (on trouve aussi parfois « eugénique »). C’est Francis Galton (1822-1911), cousin de Charles Darwin, qui en a la paternité.
Francis Galton (1822-1911)
Il définit l’eugénisme ainsi : « science de l’amélioration de la race, qui ne se borne nullement aux questions d’unions judicieuses, mais qui, particulièrement dans le cas de l’homme, s’occupe de toutes les influences susceptibles de donner aux races les mieux douées un plus grand nombre de chances de prévaloir sur les races les moins bonnes. »
Si l’eugénisme est théorisé à la fin du XIXème siècle, c’est parce que les sciences et le contexte social convergent en ce sens. En effet, au même moment, le médecin autrichien Gregor Mendel (1822-1884) pose les fondements de la génétique, diffusés en France par Lucien Cuénot (1866-1951).
En médecine, le concept de « dégénérescence » émerge. Le médecin français Bénédict Morel (1809-1873) publie en 1857 un Traité de la dégénérescence qui explique que les maladies mentales sont héréditaires et s’amplifient de génération en génération. Si la dégénérescence n’est pas résorbée, on risque l’extinction de la race.
La dégénérescence devient la cause de tous les problèmes. C’est l’ennemi public numéro 1. De nombreux maux agitent les populations et sociétés occidentales : des troubles sociaux comme la criminalité, l’alcoolisme ou la prostitution aux maladies comme la tuberculose et la syphillis. Si l’on ne fait rien, l’humanité ira à sa perte.
Planches extraites de l’ouvrage Traité des dégénérescence physiques, intellectuelles, et morales de l’espèce humaine de Benedict Morel, Paris, Arno Press, , 693 p.
La publication de l’ouvrage de Darwin De l’origine des espèces, le 24 novembre 1859 marque un tournant dans l’histoire de l’eugénisme.
Un savant contemporain de Darwin, Herbert Spencer (1820-1903), traduit d’ailleurs la sélection naturelle des espèces par « la sélection des plus aptes ». Naît ensuite le darwinisme social, application à l’homme du principe de sélection naturelle. Les races et êtres humains les plus faibles disparaîtront au profit des plus forts. Darwin lui-même développe cette idée en 1872 dans L’expression des émotions chez l’homme et les animaux.
En France, le darwinisme social est diffusé par un sous-bibliothécaire à l’université deMontpellier, Georges Vacher de Lapouge (1854-1936), qui établit une hiérarchie entre les races. On sait désormais selon lui qui sont les individus qu’ils faut garder et ceux dont il faut se débarrasser (les Noirs, par exemple).
La théorie de l’évolution fournit une explication à la dégénerescence. La sélection naturelle n’est plus suffisante, il faut mettre en place une sélection artificielle de l’homme, par l’homme, pour l’homme. L’eugénisme semble nécessaire.
Clémence Royer, première traductrice française de l’ouvrage de Darwin écrit dans sa préface : « Les hommes sont inégaux par nature : voilà le point d’où il faut partir ». Elle a le mérite d’être claire. Elle s’élève aussi contre la « protection exclusive et inintelligente accordée aux faibles, aux infirmes, aux incurables, aux méchants eux-mêmes, à tous lesdisgraciés de la nature ».
Les adhérents à l’idéologie eugéniste puisent dans les thèses du malthusianisme. Pour le pasteur et économiste Thomas R. Malthus (1766-1834) il faut limiter les naissances pour que la courbe de la population soit corrélée à celle des subsistances (Essai sur le principe de la population, 1789). Il incite les prolétaires à ne pas mettre d’enfants au monde s’ils ne sont pas capables de les nourrir. On a là l’idée que les hommes sont inégaux, que la sélection naturelle est inefficace et que l’humanité va dépérir si l’on ne fait rien.
En 1912 a lieu le premier Congrès international d’eugénique à Londres et une délégation française s’y rend. L’année d’après, la Société française d’eugénique est créée par une majorité de médecins. Mais la Première Guerre mondiale fait taire le débat jusqu’en 1919. La période phare de l’eugénisme en Europe, c’est l’entre-deux-guerres, période durant laquelle le concept de dégénérescence s’est élargi pour engloberfinalement toutes les déviances. Chaque humain potentiellement néfaste à l’espèce et à la société, de quelque manière que ce soit, est réputé affublé de tares héréditaires.
Le médecin Charles Richet, Prix Nobel de physique en 1913, écrit dans La sélection humaine, en 1919 : « L’individu n’est rien, l’espèce est tout ». Son discours se fond dans la pensée de l’époque, qui est aussi celle du totalitarisme et de la soumission de l’individu à l’État (Lénine, Mussolini…).
L’éminent médecin est loin d’être une exception au sein de la sphère médicale. Le médecin militaire et psychologue Charles Binet-Sanglé (1868-1941) ou encore les pédiatres Adolphe Pinard (1844-1934) et Eugène Apert (1868-1940) partagent son intérêt pour l’eugénisme (note).
Le docteur Charles Richet
En France, l’eugénisme n’a pas pénétré les masses car, après la Première Guerre mondiale, la crainte de la dépopulation est générale. Il est dès lors hors de question de supprimer des individus, présents ou à venir.
L’absence de mesure eugéniste y est aussi dû à la popularité de la pensée optimiste de Jean-Baptiste de Lamarck (1744-1829), homme des Lumières et naturaliste français, l’undes inventeurs de la biologie, selon qui la dégénérescence ne peut accomplir la destruction d’une espèce.
C’est tout au plus vers un eugénisme « positif » que le pays se tourne. La seule loi d’inspiration eugéniste mise en vigueur dans le pays sera la loi instituant le certificat médical prénuptial en 1942 sous le régime de Vichy. Et encore, cette mesure se rapproche-t-elle davantage de l’« hygiénisme » (promotion de l’hygiène, prévention de la santé publique) que du réel eugénisme. Elle va d’ailleurs rester en vigueur jusqu’en 2007.
Par contre, dans l’Europe du nord à dominante protestante, l’eugénisme séduit davantage. Au cœur des ambitions hitlériennes d’abord. Hitler vise à bâtir une société « saine », débarrassée de toute déficiences héréditaires et sans surprise l’Allemagne nazie va multiplier les lois eugénistes.
Transport des handicapés et malades qui vont être euthanasiés
Dans les premières semaines de la dictature hitlérienne, la loi du 14 juillet 1933 autorise la stérilisation forcée (sans consentement) des handicapés sous l’intitulé : « Loi de prévention d’une descendance atteinte de maladie héréditaire ». Deux ans plus tard, les lois de Nuremberg du 15 septembre 1935 interdisent les mariages mixtes pour éviter que les Allemands aient des enfants avec des Juifs, ce qui polluerait la race. En 1937, Hitler légalise cette fois la stérilisation des enfants de mère allemande et de père africain (ayant servi dans les troupes coloniales françaises lors de la Première Guerre mondiale.)
En 1939, il passe à l’étape supérieure : la « Gnadentod » (« mort infligée par pitié » ou « mort miséricordieuse ») Hitler met en application son programme d’euthanasie : l’Aktion T4, pour éliminer les handicapés physiques et mentaux.
Les personnes à exterminer sont les individus souffrant de maladie psychologique, de sénilité, ou de paralysie incurable, les personnes hospitalisées depuis au moins cinq anset enfin celles internées comme aliénés criminels, les étrangers et celles qui étaient visées par la législation raciste nationale-socialiste. Il aurait fait 275 000 victimes. Ce programme préfigure la « Solution finale » soit l’extermination systématique des Juifs jusqu’en 1945.
La même année, son acolyte Himmler, chef des SS, met également en place un programme eugéniste : le Lebensborn (« Fontaines de vie » en vieil allemand). Le but est simple : créer une race supérieure de germains nordique. Les moyens mis en oeuvre pour y parvenir relèvent de la sélection des géniteurs dans des maternités spéciales où des femmes tombent enceinte de SS blonds aux yeux bleus. Leurs bébés sont ensuite abandonnés au Lebensborn pour être adoptés par des familles « modèles ». Environ 20 000 enfants sont nés dans ces maternités SS : 10 000 en Norvège, 9 000 en Allemagne, quelques centaines dans d’autres pays occupés, dont plusieurs dizaines en France et en Belgique.
La première maternité d’un Lebensborn en Bavière
D’un eugénisme chrétien
Le 3 août 1941, le comte-évêque de Münster, Mgr Clemens-August von Galen (68 ans) résume bien l’eugénisme nazi lorsqu’il dénonce l’euthanasie des handicapés en Allemagne. Il lance du haut de sa chaire : « C’est une doctrine effrayante que celle qui cherche à justifier le meurtre d’innocents, qui autorise l’extermination de ceux qui ne sont plus capables de travailler, les infirmes, de ceux qui ont sombré dans la sénilité… N’a-t-on le droit de vivre qu’aussi longtemps que nous sommes productifs ? ».
La religion catholique est certainement l’idéologie la plus radicalement opposée à l’eugénisme. Pour les catholiques, la vie étant considérée comme un don de Dieu, elle ne peut être reprise par l’homme lui-même. L’homme ne doit pas interférer dans leprocessus de procréation.
La lutte des catholiques contre l’eugénisme a porté ses fruits en Europe. Aussi ne trouve-t-on pas de mesures eugénistes en Espagne ou en Italie, et quasiment pas en France. Mais elle reste ambigüe dans la mesure où eugénisme et christianisme se sont mêlés avec la théorisation d’un « eugénisme chrétien » visant à « non pas à la stérilisation des organes mais à la moralisation des âmes », d’après le jésuite Albert Valensin en 1931. L’amélioration de la race s’effectuerait grâce au respect des règles de conduite du bon chrétien.
Cette idée est partagée et répandue dans les sphères catholiques. Le jésuite Lucien Roure écrit dans la revue Etudes en 1923 : « Le vrai moyen d’améliorer la race, c’est d’améliorer l’individu par l’hygiène, les sports, la discipline morale. Pour avoir des enfants sains, il n’y aura jamais rien de tel que de donner aux individus une sage culture physique et morale. Fortes creantur fortibus. Rendez sain l’individu, le reste suivra. » Tout simplement.
Alexis Carrel
Le chirurgien et biologiste Alexis Carrel (1873-1944) illustre la compatibilité, rare mais réelle, entre eugénisme et catholicisme. En 1903, cet agnostique assiste à un miracle à Lourdes : une malade en phase terminale est guérie par de l’eau bénite. Il se convertit alors au catholicisme.
Prix Nobel de physiologie ou médecine en 1912, il publie en 1935 un ouvrage révolutionnaire : L’Homme, cet inconnu, dans lequel il exprime son souhait de substituer des concepts scientifiques de la vie aux anciennes idéologies et de voir une biocratie remplacer la démocratie obsolète. Il témoigne de son adhésion à l’eugénisme scientifique et hiérarchise la population entre l’élite et les individus inférieurs.
Il considère que la sélection naturelle n’a pas joué son rôle depuis longtemps et que beaucoup d’individus inférieurs ont été conservés grâce aux efforts de l’hygiène et de la médecine. Au sujet des maladies mentales, il fait preuve de racisme lorsqu’il dit que « leur danger ne vient pas seulement de ce qu’elles augmentent le nombre des criminels. Mais surtout de ce qu’elles détériorent de plus en plus les races blanches. »
Caricature de Georges Villa à propos d’Alexis Carrel (1913)
Sa pensée sur l’humanité se résume dans ce paragraphe : « Il est évident que les inégalités individuelles doivent être respectées. Il y a, dans la société moderne, des fonctionsappropriées aux grands, aux petits, aux moyens et aux inférieurs. Mais il ne faut pas chercher à former les individus supérieurs par les mêmes procédés que les médiocres. Aussi la standardisation des êtres humains par l’idéal démocratique a assuré la prédominance des faibles. Ceux-ci sont, dans tous les domaines, préférés aux forts. Ils sont aidés et protégés, souvent admirés. Ce sont également les malades, les criminels et les fous qui attirent la sympathie du public. C’est le mythe de l’égalité, l’amour du symbole, le dédain du fait concret qui, dans une large mesure, est coupable de l’affaissement de l’individu. »
Il considère que l’égalité n’est plus qu’un mythe et que l’homme doit intervenir pour lutter contre la dégénérescence. Une sélection artificielle de la population est donc nécessaire. Favorable à l’euthanasie, il est partisan d’un eugénisme négatif visant à éliminer les tarés et les anormaux, individus néfastes à la perpétuation de la race. L’ouvrage devient vite un best-seller et est un succès mondial jusque dans les années 1950. Il est traduit en 18 langues, ce qui témoigne de l’intérêt que l’homme porte à sa propre condition.
Extrait de l’ouvrage d’Alexis Carrel L’Homme, cet inconnu
Comme le dit André Pichot, « on a beaucoup parlé de Carrel, surtout pour dire n’importe quoi ». Beaucoup d’historiens l’ont diabolisé et certains ont même fait de lui le précurseur des chambres à gaz. En 1996, Patrick Tort et Lucien Bonnafé publient un ouvrage intitulé L’homme, cet inconnu ? Alexis Carrel, Jean-Marie Le Pen et les Chambres à gaz dans lequel ils font le lien entre l’eugénisme de Carrel et les atrocités commises par le régime nazi. La même année le professeur René Küss affirme dans Le Figaro que « reprocher à Carrel d’être l’initiateur des chambres à gaz est une escroquerie historique. »
Une autre erreur fréquemment commise a été de faire d’Alexis Carrel la personnalité incarnant l’eugénisme français car, même s’il était de nationalité française, le médecin aux ambitions eugénistes
a fait toute sa carrière à l’Institut Rockefeller de New York (de 1906 à 1938) et ses positions sont conformes à ce qui se pratiquait depuis longtemps aux États-Unis.
Et partout dans le monde
Car aux États-Unis, les discours eugénistes, au-delà de circuler depuis le début du siècle, sont mis en application. La première mesure eugéniste est prise par l’État de l’Indiana en1907. Elle légalise la stérilisation obligatoire des criminels, des violeurs et des imbéciles.
Le juriste Madison Grant (1865-1937) écrit en 1916, « The Passing of the Great Race ; or, The Racial Basis of European History » (La disparition de la grande race, ou Les Fondements raciaux de l’histoire européenne). Comme l’historien Lothrop Stoddard (1883-1950), il promeut la stérilisation des individus souffrant de maladie mentale et l’exclusion des immigrés réputés génétiquement inférieurs.
En Allemagne, Hitler et les idéologues nazis s’inspirent des idées eugénistes et ségrégationnistes américaines et citent régulièrement Grant et Stoddard comme l’indique l’historien américain James Q. Whitman (Le Modèle américain d’Hitler, Armand Colin, 2017).
L’Allemagne nazie témoigne de l’application la plus nette de l’eugénisme. Elle met en exergue l’essence même de l’idéologie : l’évaluation des individus. Car elle naît d’abord des considérations de celui qui la professe : il y a les « bons êtres humains » et les « mauvais ». Les critères prennent des formes variées : sociaux, racistes, physiques etc.
Mais l’eugénisme a aussi trouvé preneur dans d’autres pays européens. En Suisse, le canton de Vaud (protestant) prend exemple sur l’Indiana et légalise la stérilisation forcéedes handicapés physiques ou mentaux dès 1928. Il est suivi par le Danemark en 1929, la Norvège, la Finlande et la Suède en 1935 (et bien sûr l’Allemagne en 1933).
L’eugénisme disparaît après la Seconde Guerre mondiale car assimilé aux crimes nazis. En France, ce n’est que depuis les années 1980 que le sujet est étudié par les historiens qui tentent de lever le voile sur sa réalité, hors Troisième Reich. Le tabou est levé.
Cette disparition est relative car notons toutefois ici que la Suède a pratiqué la stérilisation, parfois contrainte, des handicapés jusqu’en 1976 ! Plus de 62 000 personnes en ont été victimes.
De l’eugénisme d’État à l’eugénisme privé
Les avancées actuelles dans la médecine suggèrent de nouvelles formes d’eugénisme, dans le cadre privé ou familial, par exemple avec les techniques de procréation médicalement assistée ou d’interruption thérapeutique ou volontaire de grossesse.
Mais l’opinion reste profondément divisée sur la moralité de ce « nouvel eugénisme », par exemple sur la décision d’interrompre une grossesse quand l’enfant à naître est atteint de trisomie 21. Les États et l’Europe tentent d’y répondre par la mise en place de comités de « bioéthique ».
Comme son nom l’indique, la bioéthique vise à concilier la science avec les valeurs démocratiques et humaines dans un cadre légal. C’est ainsi que la bioéthique européenne interdit pour l’heure toute mesure visant à obtenir des informations non médicales sur le fœtus et à pratiquer des modifications embryonnaires telles que le choix du sexe du bébé. Mais qui sait ce que l’avenir nous réserve ?
Quand Aldous Huxley imaginait Le Meilleur des Mondes (1931)
Installé dans le sud de la France, à Sanary-sur-Mer, Aldous Huxley (1894-1963) a écrit un célèbre roman d’anticipation dystopique (une « anti-utopie »), Le Meilleur des Mondes (1931), dans lequel il décrit une société où la génétique et le clonage servent àhiérarchiser les individus d’α [supérieurs] à Ɛ [inférieurs].
Pour cette fiction, l’auteur s’est inspiré de l’idéologie eugéniste ambiante dont son propre frère, l’éminent biologiste Julian Huxley (1887-1975) fut lui-même un théoricien (avant de devenir le premier directeur de l’UNESCO et de fonder le WWF en 1961).
Aldous Huxley insiste sur le caractère quasi-réalistique de sa fiction et, pour le démontrer, a publié vingt-cinq ans plus tard un essai témoignant de la convergence du monde réel et de celui qu’il a créé dans son ouvrage intitulé Retour au meilleur des mondes. Parmi d’autres dystopies autour de l’eugénisme, citons aussi : Tous à Zanzibar de John Brunner (1968), Les monades urbaines de Robert Silverberg (1971) ou encore La Zone du dehors d’Alain Damasio (1999).