Les autorités chinoises ont demandé aux responsables religieux, lors d’une réunion qui s’est tenue le 6 novembre 2019, de veiller à la conformité des textes de référence avec les « exigences de la nouvelle époque ». Pour l’historien Yves Chiron, cette annonce est la suite logique de la politique de sinisation mise en place par Xi Jinping.…
Catégorie : REGIME COMMUNISTE
Une journée d’Ivan Denissovitch d’Alexandre Soljenitsyne
Une journée d’Ivan Denissovitch
Alexandre Soljénitsyne ; préface de Pierre Daix
Paris, Julliard, 1963. 191 pages.
Résumé
Une journée d’Ivan Denissovitch, c’est celle du bagnard Ivan Denissovitch Choukhov, condamné à dix ans de camp de travail pour avoir été fait prisonnier au cours de la Seconde Guerre mondiale. Le récit nous montre sa journée depuis le coup sur le rail suspendu dans la cour qui marque le lever, jusqu’au court répit du soir et au coucher, en passant par les longues procédures de comptage, la peur des fouilles, les bousculades au réfectoire, les travaux de maçonnerie par un froid terrible dans l’hiver kazakhe, les menues chances et malchances de la journée. Archétype du paysan russe moyen, Choukhov, homme humble et débrouillard en qui le bien fait encore son œuvre, a su se libérer intérieurement et même vaincre la dépersonnalisation que ses maîtres auraient voulu lui imposer en lui donnant son matricule.
Le talent propre à Soljénitsyne, son don de vision interne des hommes apparaissent ici d’emblée dans une complète réussite : ce chef-d’œuvre à la structure classique restera dans toutes les anthologies du vingtième siècle comme le symbole littéraire de l’après-Staline.
Dix-sept heures de la vie d’un captif des camps soviétiques
Présentation de l’éditeur :
« A cinq heures du matin, comme tous les matins, on sonna le réveil : à coups de marteau contre le rail devant la baraque de l’administration. De l’autre côté du carreau tartiné de deux doigts de glace, ça tintait à peine et s’arrêta vite : par des froids pareils, le surveillant n’avait pas le cœur à carillonner. »
« Les journées, au camp, ça file sans qu’on s’en aperçoive. C’est le total de la peine qui n’a jamais l’air de bouger, comme si ça n’arrivait pas à raccourcir. »
Tous les matins, à cinq heures, un surveillant réveille les vingt-trois détenus de la 104e brigade de travailleurs d’un camp de travail russe. Ivan Denissovitch, surnommé Choukhov, y a été déporté pour cause de « trahison de la patrie » pour avoir été fait prisonnier par les Allemands et s’être évadé. Condamné à dix ans, il ne lui reste qu’un an à passer au camp.
Un matin, le robuste Choukhov, affaibli, s’est levé en retard. Puni, il est contraint de nettoyer le plancher. Puis il se rend au dispensaire pour y chercher des soins, mais le médecin ne peut l’exempter car son quota quotidien d’arrêts de travail est déjà dépassé. Il retourne donc aux travaux forcés dans le froid glacial de la steppe, s’employant à mettre en place des méthodes de survie : il capitalise la seule richesse qu’il possède, celle des pourtant misérables rations de nourriture. Tous les jours, il s’évertue à accomplir d’harassantes et inhumaines tâches : il creuse des trous, martèle, déplace des kilos de terre, coupe et transporte du bois, construit des charpentes, aligne des briques ou bien dispose du mortier, etc.
À la nuit tombée, Choukhov est satisfait de sa journée. Elle ne lui a pas été fatale. Il n’a pas été mis au cachot, il n’est pas tombé malade et a même réussi à « s’acheter » du bon tabac grâce à un privilégié du camp.
Une journée d’Ivan Denissovitch est un roman noir dans lequel le désespoir n’a pas sa place. Il dépeint la force d’un prisonnier banal aspirant seulement à survivre jusqu’au lendemain, écrasé par des conditions de vie intolérables supportées sans cris et avec une grande dignité car c’est un homme qui aime le travail bien fait, lucide quant à son avenir et qui ne peut se permettre de rêver à une prochaine libération. Le rêve est interdit mais la lutte pour rester un homme tout simplement est possible malgré ce qui est fait pour le déshumaniser.
Alexandre Soljenitsyne décrit l’horreur banalisée et les principes du système concentrationnaire du Goulag en employant des termes simples et précis pour transcrire une situation tragique. Jamais plaintif, toujours juste, ce roman est à la fois d’une horreur saisissante et d’une beauté littéraire limpide. (Présentation de l’éditeur)
Il faut évidemment est à replacer dans son contexte : en 1961 ce qui s’était passé dans les camps soviétiques restait tabou, nébuleux même en Occident àoù les camps soviétiques étaient vus pour le Parti Communiste français comme une propagande antisoviétique orchestrée par les partis de droite ou les Américains. Ce manuscrit, servi par un style dans lequel transparaissent des facilités d’écriture confondantes, vient éclairer une période sombre de l’histoire. Soljenitsyne l’aurait écrit en deux mois seulement. En un minimum de mots tiré de l’argot et du parler paysans il nous livre le récit expressif du quotidien d’un paysan emprisonné pendant la seconde guerre mondiale et condamné à 10 ans de captivité.
L’horreur de ces camps c’est avant tout le quotidien :
« C’est merveilleux comme le travail fait passer le temps. Chouckhov l’avait remarqué qui sait des fois : les journées, au camp, ça file sans qu’on s’en aperçoive. C’est le total de la peine qui n’a jamais l’air de bouger, comme si ça n’arrivait pas à raccourcir. » (p. 84)
« Or, même pour penser, ça n’est jamais libre, un prisonnier. On retourne toujours au même point, en n’arrêtant pas de retourner les mêmes idées. Est-ce qu’ils ne vont pas retrouver la miche en fourgonnant dans la paillasse ? ce soir, est-ce que le docteur voudra bien vous exempter de travail ? Le commandant, il couchera au mitard ou pas ? Et comment il a pu s’arranger, César, pour se faire donner des affaires chaudes ? (…) » (p. 58)
« Il s’endormait, Choukhov, satisfait pleinement. Cette journée lui avait apporté des tas de bonnes chances : on ne l’avait pas mis au cachot ; leur brigade n’avait point été envoyée à la Cité du Socialisme ; à déjeuner, il avait maraudé une kacha ; les tant-pour-cent avaient été joliment décrochés par le brigadier ; il avait maçonné à cœur joie ; on ne l’avait point paumé avec sa lame de scie pendant la fouille ; il s’était fait du gain avec César ; il s’était acheté du bon tabac ; et au lieu de tomber malade, il avait chassé le mal.
Une journée de passée. Sans seulement un nuage. Presque de bonheur.
Des journées comme ça, dans sa peine, il y en avait, d’un bout à l’autre, trois mille six cent cinquante-trois.
Les trois de rallonge, c’était la faute aux années bissextiles.» (p. 189)
Ce récit tragique permet d’appréhender au plus près l’horreur de journées qui s’écoulent en captivité, dans la peur et la détresse. Un témoignage poignant, une esquisse de ce que sera L’archipel du goulag.
L’auteur :
Alexandre Soljenitsyne est né dans le Caucase en 1918. Juste avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, il est arrêté par la police militaire et passera les huit années suivantes dans des camps. Condamné ensuite à « l’exil perpétuel », il est réhabilité en 1957. Jusqu’en 1962, date de sa première publication, il enseigne les mathématiques et la physique dans des écoles secondaires de campagne. Le succès que va connaître Soljenitsyne avec ses publications puis son prix Nobel déclenche une tempête d’injures et de calomnies dans la presse soviétique. En 1974, il est arrêté et expulsé d’URSS. Il s’installe alors dans le Vermont, aux États-Unis. Il revient de son exil américain et s’installe près de Moscou en 1994. Il meurt le 3 août 2008, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. (Source : éditeur)
Goulag
Le mot Goulag est un acronyme de Glavnoïé OUpravlenié LAGereï. Cette expression russe signifie « Direction principale des camps ». Elle désigne le système concentrationnaire soviétique responsable de la déportation de plus d’une vingtaine de millions de personnes à l’époque communiste. Le mot a été popularisé par le roman d’Alexandre Soljénitsyne, L’Archipel du Goulag (1973).
Le travail forcé au cœur du système soviétique
Le Goulag a eu de modestes précédents dans la Russie tsariste avec des brigades de travail forcé en Sibérie aux XVIIIe et XIXe siècles. Mais c’est avec la Révolution d’Octobre 1917 que le travail forcé devient un élément structurel majeur de la société. Lénine lui-même, après l’attentat dont il est victime le 30 août 1918 de la part de Fanny Kaplan, ordonne l’incarcération des « éléments peu sûrs », ce qui fait déjà beaucoup de monde.
Dès les années 1920, les Soviétiques ouvrent une centaine de camps de concentration qui ont vocation à « réhabiliter » les ennemis du peuple ou supposés tels.
Pour le pouvoir soviétique, la répression a l’avantage d’offrir une explication à ses échecs en tous genres : si la société communiste et le paradis sur terre tardent à s’installer, c’est qu’à mesure qu’on s’en rapproche, on doit faire face à une opposition de plus en plus virulente et sournoise de la part des « saboteurs » de tout poil !…
La répression change d’échelle en 1929 quand le nouvel homme fort de l’URSS décide de recourir au travail forcé pour accélérer l’industrialisation du pays et la mise en valeur de ses ressources.
Le système concentrationnaire ne va dès lors cesser de se développer jusqu’à la mort de Staline, le 5 mars 1953. Il finira par jouer un rôle central dans l’économie du pays, avec un tiers de la production d’or soviétique, d’une grosse partie de son charbon et de son bois d’œuvre, sans compter des productions manufacturières et agricoles.
Mais sitôt Staline disparu, ses successeurs vont s’empresser de le réduire sans toutefois le dissoudre. Conscients de l’inanité du travail forcé comme outil de développement, ils décrètent dès mars 1953 une très large amnistie. La moitié des 2,5 millions de déportés sont immédiatement libérés.
Les condamnés politiques, exclus de l’amnistie, vont obtenir une nouvelle vague de libération dans les deux années qui suivent, au prix de trois grandes rébellions, marquées par le refus de travailler. Les camps de travail vont dès lors subsister jusqu’à la fin de l’URSS et même aujourd’hui dans la Russie moderne, à une échelle bien moindre qu’auparavant. Il appartiendra à Mikhaïl Gorbatchev, lui-même petit-fils de détenus, d’abolir les camps politiques.
La violence sous toutes ses formes
À l’époque de Staline, le Goulag a consisté en un demi-millier de complexes, réunissant plusieurs milliers de camps, avec quelques centaines à quelques milliers de détenus ou zeks dans chacun d’eux, de la mer Noire à l’océan Arctique, du centre de Moscou au Kamtchatka.
Il est alimenté par un flux incessant d’arrestations, sous des accusations le plus souvent imaginaires ou futiles, par exemple le vol de quelques épis ou la vente d’un produit au marché noir. Nul n’est à l’abri et c’est la source d’une angoisse permanente dans la population soviétique. Mais la détention est rarement définitive.
Sa durée moyenne est d’environ cinq ans. Elle peut être de dix ans et s’éterniser jusqu’à la mort pour les détenus politiques et les opposants véritables, lesquels se retrouvent le plus souvent dans les camps de travail forcé très rudes du Grand Nord ou de l’Extrême-Orient, dans les régions minières du fleuve Kolyma, autour de la ville de Magadan.
Sur un total de 150 à 200 millions de Soviétiques, les camps de différentes sortes en retiennent environ deux millions. Mais, entre arrestations et libérations, les rotations incessantes font qu’une partie importante de la population soviétique fait d’une façon ou d’une autre l’expérience du Goulag.
On estime son nombre à dix-huit millions entre 1929 et la mort de Staline, non compris six millions de personnes reléguées dans les déserts kazakhs ou les forêts sibériennes, avec l’obligation de travailler mais sans être enfermées entre des barbelés.
https://www.herodote.net/Goulag-synthese-2452.php
L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljénitsyne
L’archipel du Goulag (1918-1956) : essai d’investigation littéraire. Première et deuxième parties. Tome 1
Alexandre Soljénitsyne
Paris, Le Seuil, 1974. 446 pages.
Immense fresque du système concentrationnaire en U.R.S.S. de 1918 à 1956, » L’Archipel du Goulag » (ce dernier mot est le sigle de l’Administration générale des camps d’internement) fut terminé par Soljénitsyne en 1968.
» Le cœur serré, je me suis abstenu, des années durant, de publier ce livre alors qu’il était déjà prêt : le devoir envers les vivants pesait plus lourd que le devoir envers les morts. Mais à présent que, de toute façon, la sécurité d’Etat s’est emparée de ce livre, il ne me reste plus rien d’autre à faire que de le publier sans délai. «
227 anciens détenus ont aidé Soljénitsyne à édifier ce monument au déporté inconnu qu’est » L’Archipel du Goulag « . Les deux premières parties, qui composent ce premier volume, décrivent ce que l’auteur appelle » l’industrie pénitentiaire « , toutes les étapes par lesquelles passe le futur déporté : l’arrestation, l’instruction, la torture, la première cellule, les procès, les prisons, etc. – ainsi que le » mouvement perpétuel « , les effroyables conditions de transfert. Les deux parties suivantes sont consacrées à la description du système et de la vie concentrationnaires «
L’archipel du Goulag » n’est pas un roman mais, comme l’intitule Soljénitsyne, un essai d’investigation littéraire. La cruauté parfois insoutenable des descriptions, l’extrême exigence de l’auteur vis-à-vis de lui-même et l’implacable rigueur du réquisitoire sont sans cesse tempérées par la compassion, l’humour, le souvenir tantôt attendri, tantôt indigné ; les chapitres autobiographiques alternent avec de vastes aperçus historiques ; des dizaines de destins tragiques revivent aux yeux du lecteur, depuis les plus humbles jusqu’à ceux des hauts dignitaires du pays. La généralisation et la personnalisation, poussée chacune à leur limite extrême, font de » L’Archipel du Goulag » un des plus grands livres jamais écrits vivant au monde, » notre contemporain capital « .
L’archipel du Goulag (1918-1956) : essai d’investigation littéraire . Troisième et quatrième parties. Tome 2
Alexandre Soljenitsyne
Paris, Le Seuil, 1974. 501 pages.
« Dans sa lutte inégale contre le pouvoir terrestre, usurpateur et mystificateur, l’homme désarmé n’a pas eu depuis des siècles, sous aucune latitude, de défenseur plus lucide, plus puissant et plus légitime qu’Alexandre Issaïevitch Soljjénitsine… ». « C’est probablement le livre de ce siècle. Il va écraser sous sa, masse, sous son poids spirituel et temporel, tout ce qui a été publié deouis la guerre…«
Ces deux phrases résument des milliers de réactions qui ont salué de toutes parts la publication du premier tome de l’Archipel du Goulag.
Ce volume central plonge à présent le lecteur au coeur même de l’histoire et de la géographie de l’Archipel. On assiste à son surgissement, à sa consolidation, à son essaimage et à sa prolifération à la surface de ce pays qui a fini par devenir une sorte d’immense banlieue de ses propres camps, vivant du travail exterminateur d’une nouvelle nation d’esclaves, tout en s’imprégnant peu à peu de ses mœurs et de ses mots. Voici décrite par le menu cette « culture » concentrationnaire qui s’est perpétuée pendant des décennies chez des dizaines de millions d’indigènes de l’Archipel, avec ses rites, ses règles, sa tradition orale, sa hiérarchie et ses castes, jusqu’à engendrer comme une nouvelle espèce infra-humaine – les zeks-, peuplade unique dans l’Histoire, la seule sur cette planète à avoir connu une extinction aussi rapide et à la compenser par un mode de reproduction non moins accéléré : les flots successifs d’arrestations massives.
Impossible à un seul rescapé de tout vouloir décrire en quelques centaines de pages, précise Soljénitsyne ; ajoutant toutefois : « Mais la mer, pour savoir quel en est le goût, il n’est besoin que d’une gorgée. »
L’archipel du Goulag (1918-1956) : essai d’investigation littéraire. Cinquième et sixième parties. Tome 3.
Paris, Le Seuil, 1976. 468 pages.
Voici le troisième et dernier volume d’une œuvre qui restera comme un monument impérissable à la mémoire des dizaines de millions de victimes du totalitarisme en URSS. Il traite de la période finale du règne de Staline et de celui de ses successeurs : comment, un quart de siècle après son abolition par la Révolution, a été rétabli le bagne russe, bientôt confondu avec les « camps spéciaux », réservés aux détenus politiques, où on leur fait porter des numéros comme chez les nazis – oui, encore quelques années après Nuremberg, quand l’humanité soupirait : « Cela ne se reproduira plus jamais ! «
A ceux qui n’ont pas manqué de demander, aux historiens marxistes soucieux de rejeter sur les victimes la responsabilité de leur sort : « Mais pourquoi donc vous êtes-vous laissé faire ? » Soljénitsyne répond par une extraordinaire chronique des évasions, grèves, révoltes héroïques qui ont jalonné l’histoire des camps soviétiques de l’après-guerre et dont personne n’avait eu jusqu’ici connaissance.
La mort de Staline a-t-elle mis fin au Goulag ? Absolument pas, répond Soljénitsyne. A certains égards, le régime des camps s’est encore durci. Quant à la relégation, cette forme d’exil intérieur qui toucha 15 millions de paysans lors de la « dékoulakisation », puis des nations entières, elle est devenue une méthode généralisée de mise à l’écart des indésirables. En bref, « les dirigeants passent, l’Archipel demeure ».
Au terme de leur lecture, bien peu d’Occidentaux contesteront qu’ils viennent de refermer un témoignage unique sur l’Histoire d’un siècle barbare, ainsi qu’une œuvre majeure de la littérature mondiale.
L’histoire de « L’Archipel du Goulag »
L’incroyable histoire de « l’Archipel du Goulag »
On réédite le chef-d’œuvre de Soljenitsyne, accompagné d’un témoignage exclusif de sa femme. Extraits.
Dans les dernières années de sa vie, Alexandre Soljenitsyne a dû admettre, mélancolique, que les jeunes générations ne parvenaient plus à lire «l’Archipel du Goulag». Les étudiants occidentaux comme les lycéens russes, lui disait-on, calaient devant l’ampleur du texte. C’est qu’à moins d’être rentier, avouons-le, il faut bien trois mois de lecture soutenue pour terminer les deux volumes jaunes et bien tassés de la traduction française, publiés au Seuil en 1974, avec leurs énormes paragraphes pleins de sigles, d’anecdotes disparates, d’énumérations exhaustives, de digressions soudaines, le tout composé en un corps aussi minuscule que le destin d’un pauvre zek dans le gigantesque enfer sibérien.
Soljenitsyne avait donc demandé à sa femme Natalia de condenser, «pour les écoles», les soixante-quatre chapitres de son maître livre. En 2010, deux ans après la mort de son mari, celle-ci a publié en Russie une version abrégée de «l’Archipel», que nous pouvons découvrir aujourd’hui dans une première édition poche.
Rappelons l’histoire du livre. A la fin de l’été 1973, le KGB arrête à Leningrad une certaine Elizabeth Voronskaïa, occupée à taper sur sa machine à écrire le manuscrit de «l’Archipel», que Soljenitsyne a écrit dans des conditions rocambolesques, à partir de 227 témoignages de rescapés des camps russes. Après cinq jours d’un interrogatoire éprouvant, Voronskaïa, rentrée chez elle, se pend. Soljenitsyne n’a plus le choix: il ordonne la publication du livre à l’Ouest. Il précise dans un avant-propos glaçant:Le cœur contraint, je me suis abstenu des années durant de faire imprimer ce livre pourtant achevé. Le devoir envers ceux qui étaient encore en vie l’emportait sur celui envers les morts. Mais aujourd’hui que, de toute façon, la sécurité d’Etat s’est emparée de l’ouvrage, il ne me reste plus rien d’autre qu’à le publier sans délai.
Une première partie du texte paraît à Paris, en russe, chez YMCA-Press. C’est immédiatement une déflagration planétaire. Mais qui a vraiment pu la lire ? Habituée à des tirages confidentiels, la petite maison d’édition vend d’emblée 50 000 exemplaires du tome 1, dont une bonne partie à des Français qui ne lisent pas le russe, mais se targuent de posséder l’objet du moment.
La traduction française ne sortira qu’en juin 1974. Le scandale ne l’attendra pas : dès janvier, les intellectuels et les politiques se lancent dans la baston. Soljenitsyne est qualifié par le Parti et la presse communiste de «pourriture», «fasciste», «moujik rétrograde», «vieux singe», «traître», «répugnant reptile». Dans un long communiqué, Marchais dénonce une «campagne antisoviétique» destinée à dissimuler les excellentes récoltes de blé en URSS (222 millions de tonnes en 1973, sachez-le).
Soljenitsyne n’est pas le premier à écrire le Goulag. Chalamov, pour ne citer que lui, a publié ses «Récits de la Kolyma» en 1966. Avec une mauvaise foi effarante, les mêmes caciques staliniens qui persécutent Chalamov en profitent pour affirmer que «l’Archipel» ne contient rien de neuf, que c’est du réchauffé, alors qu’il s’agit tout simplement de la première histoire complète de la répression soviétique. Ils accusent l’auteur d’admirer le général Vlassov, passé côté allemand pendant la guerre, et donc d’être un crypto-nazi.
A Moscou, Brejnev ne sait pas quoi faire. Le monde entier regarde. Soljenitsyne a reçu le prix Nobel en 1970. On ne peut pas se contenter de l’estourbir à la nuit tombée. Le Politburo se réunit sept fois avant de l’exiler. L’écrivain part pour Zurich. «L’Humanité» titre: «Soljenitsynefait du tourisme en Suisse».
Le 4 mars, un sondage de la Soffres affirme que 60% des électeurs communistes approuvent la démarche de Soljenitsyne. Les touristes amènent l’ouvrage par valises en URSS, où les douaniers demandent: «Rien à déclarer? Pas de pornographie? Pas de Soljenitsyne?» L’affaire empoisonne les rapports entre le PS et le PC, réunis autour d’un programme commun qui n’y survivra pas longtemps. Le Parti entame sa dégringolade. Mitterrand louvoie, et se fend d’une déclaration aussi diplomatique que perfide: «Le plus important n’est pas ce que dit Soljenitsyne, mais qu’il puisse le dire.» «L’Obs» prend parti pour l’écrivain de manière tonitruante. Jean Daniel écrit :
Ceux qui approuvent la mesure de bannissement dont Soljenitsyne a été la victime, ceux qui s’y résignent, ceux qui estiment que le salut des Chiliens torturés, des Espagnols opprimés ou des travailleurs européens exploités passe par la réalisation d’une société où l’on peut bannir un Soljenitsyne, tous ces hommes ne sont pas des nôtres.
Les trotskistes sont gênés parce que Trotski est décrit dans le livre comme une crapule lâche et sanguinaire. Les intellos de gauche chantournent leurs soutiens à Soljenitsyne de précautions rhétoriques. Mitterrand aura encore besoin du PC, mais entre socialistes et communistes la lézarde antitotalitaire achève de se creuser. Le mot «Goulag» entre pour de bon dans le langage courant.
Quand, au mois de juin, le Seuil annonce enfin la parution d’une traduction, on raconte que Soljenitsyne est à Paris. Léon Zitrone est en direct de la rue Jacob et commente, surexcité, le passage du moindre stagiaire, comme si l’écrivain allait sortir sur le dos d’une vachette d’«Intervilles».
Quarante ans après ce psychodrame, pourquoi replonger dans les «canalisations» infernales de «l’Archipel» ? D’abord parce que le texte, seul représentant d’une catégorie littéraire manquante, est un chef-d’œuvre aussi poignant que drôle, aussi austère qu’épique. Ensuite parce que, comme le dit l’historienne Anne Applebaum, et contrairement à ce que la horde post-stalinienne a meuglé pendant des décennies,
ce qui frappe, ce n’est pas qu’il y ait, dans ce livre, des erreurs factuelles, c’est qu’il y en ait si peu, sachant qu’il n’avait accès ni aux archives, ni aux documents officiels.
Enfin parce que Soljenitsyne, dans une intuition géniale, décrit le Goulag comme un pays, pays dont la terrifiante Russie contemporaine est l’héritière, et que «l’Archipel» montre ce que soixante ans de barbarie font à un peuple. Citons-en le passage le plus prophétique:
Nous devons condamner publiquement l’idée même que des hommes puissent exercer pareille violence sur d’autres hommes. En taisant le vice, en l’enfouissant dans notre corps pour qu’il ne ressorte pas à l’extérieur, nous le semons. [ …] C’est pour cela que les jeunes d’aujourd’hui sont «indifférents». Ils se pénètrent de l’idée que les actes ignobles ne sont jamais châtiés sur cette terre, mais sont toujours, au contraire, source de prospérité. Oh, comme ce pays sera inhospitalier, oh, comme il sera effrayant !
Extraits
Le « repaire » secret de Soljenitsyne par Natalia Soljenitsyne
[Depuis la ville de Riazan, Soljenitsyne publie en 1962 «Une journée d’Ivan Denissovitch» dans la revue «Novy Mir». Khrouchtchev l’autorise miraculeusement. Le succès est gigantesque.]
Mais bientôt le dégel khrouchtchévien prit fin. Dès la seconde moitié des années 1960, une directive secrète ordonna de retirer «Une journée d’Ivan Denissovitch» des bibliothèques, et en janvier 1974 un décret de la Direction générale de la protection des secrets d’État dans le domaine de l’édition frappa d’interdit les quelques rares œuvres de Soljenitsyne déjà parues en URSS. Mais, à cette époque, le récit avait déjà été lu par des millions de nos concitoyens, il avait été traduit et publié dans des dizaines de langues occidentales et asiatiques.
Surtout, la publication d’«Ivan Denissovitch» avait en quelque sorte rompu une digue:
On m’écrivait des lettres par centaines, racontait Soljenitsyne abasourdi, « Novy Mir » m’en expédiait sans cesse de nouveaux paquets, chaque jour la poste de Riazan m’en déversait des monceaux, avec parfois « Riazan » pour toute adresse… Cette explosion de lettres venues de toute la Russie, c’était une bouffée d’air trop énorme pour les poumons d’un simple mortel, et quelle hauteur de vue inouïe elle donnait sur toutes ces vies de zeks – je voyais affluer les biographies, les épisodes particuliers, les événements…
Il n’était pourtant pas facile de mettre en forme cette énorme masse de matériaux imprévus, désordonnés, inorganisés. Il fallait prendre en compte tout ce qui avait été ainsi conservé, et trouver une place pour chaque épisode :
Au camp il m’était arrivé de casser en morceaux de la fonte, de lourds objets de fonte, on les jetait dans un poêle, on y ajoutait des ingrédients de moindre qualité et on obtenait de la fonte destinée à de tout autres usages. Ainsi, par plaisanterie, je dis que mes sources sont des morceaux de fonte d’une très haute qualité. Je les jette dans ma fournaise intérieure, et ils réapparaissent sous une forme nouvelle.
Mais quelle forme donner à la fonte en fusion sortie du creuset? S’agissant de la forme littéraire, Soljenitsyne s’opposait catégoriquement à la tentation de la nouveauté pour la nouveauté, il estimait qu’à condition d’avoir l’oreille assez fine pour l’entendre, c’était le matériau lui- même qui devait suggérer la forme, la densité, la trame de l’œuvre. Cette fois- là encore, c’est bien ce qui se passa :
Je n’avais jamais songé à la forme que devait prendre une investigation littéraire, c’est le matériau de « l’Archipel » qui me l’a dictée. L’investigation littéraire, c’est l’utilisation particulière d’un matériau factuel, vécu (non transformé), permettant, à travers des faits distincts, des fragments, dont l’assemblage, cependant, repose sur les capacités littéraires de l’auteur –, de dégager une idée générale dont l’irréfutabilité soit totale, nullement inférieure à celle d’une investigation scientifique.
Mais ce matériau explosif, il était impossible de l’exploiter à découvert, tranquillement. Il fallait cacher jusqu’au fait même que l’on travaillait sur un tel livre. L’écrivain ne conserva jamais ensemble, sur un seul et même bureau, tous les matériaux qu’il avait rassemblés. L’essentiel de «l’Archipel» fut écrit dans un endroit secret, qu’il appela son Repaire. Il y travailla deux hivers de suite – les hivers 1965-1966 et 1966-1967. […] C’était une ferme près de Tartu, en Estonie, complètement vide en hiver; la maison avait de grandes fenêtres, de vieux poêles, une provision de bûches.
J’étais arrivé dans ce Tartu si cher à mon coeur par un matin de neige et de givre qui donnait un éclat particulier à son décor de très ancienne ville universitaire, et surtout la faisait paraître complètement étrangère, européenne… et, pour la première fois de ma vie, je sentis s’installer en moi une impression de sécurité, comme si j’avais complètement échappé à la traque maudite du Guébé. Le début de mon travail fut facilité par ce sentiment d’apaisement.
Durant le premier hiver, l’écrivain passa soixante-cinq jours au Repaire, et pendant le second, quatre-vingt-un. Pendant ce temps, des centaines de notes éparses se muèrent en un texte brûlant, un livre écrit à la machine, plus de mille pages.
Jamais, de toute ma vie, je n’avais travaillé comme j’ai travaillé au cours de ces cent quarante-six jours, ce n’était même plus moi qui écrivais, j’étais porté, ma main était guidée ; j’étais comme un ressort qu’on aurait comprimé pendant un demi-siècle, et brusquement relâché… Le second hiver, j’avais attrapé un fort refroidissement, j’étais tout courbaturé et grelottant, et il faisait dehors un froid de moins 30.
Le second hiver, j’avais attrapé un fort refroidissement, j’étais tout courbaturé et grelottant, et il faisait dehors un froid de moins trente. Et malgré cela, je coupais du bois, j’entretenais le poêle, et une partie du travail, je le faisais debout, me collant le dos à la paroi du poêle brûlante qui tenait lieu de sinapisme, une autre partie – allongé sous les couvertures, et c’est dans cet état, avec 38° de fièvre, que j’ai écrit le seul chapitre humoristique du livre, “Les zeks en tant que nation”.
Je n’avais plus aucun contact avec le monde extérieur… mais le monde extérieur tout entier ne m’était plus rien : j’étais en communion totale avec ce matériau qui était mon trésor secret, l’unique et ultime but de ma vie étant que de cette communion naquît l’Archipel… et une fois retourné au monde extérieur, j’étais prêt à marcher au supplice s’il le fallait. Ces semaines-là marquèrent le summum de ma victoire et de mon renoncement à tout. […]
Une année encore se passa à écrire, à compléter, à corriger «l’Archipel», et enfin, en mai 1968, dans une petite datcha près de Moscou – pas de voisins pour l’instant, personne pour entendre le bruit des machines à écrire -, l’écrivain et deux fidèles assistantes sont réunis pour taper et vérifier le texte définitif.
De l’aube au crépuscule, on corrige, on tape l’Archipel, et il y a chaque jour une machine qui tombe en panne, tantôt c’est moi qui m’occupe de refaire une soudure, tantôt je la porte à réparer, se rappelle Soljénitsyne.
Le plus terrifiant est que nous étions en possession du seul et unique original, ainsi que de toutes les versions dactylographiées de « l’Archipel ». Que le Guébé fît une descente, et la plainte à l’unisson, le murmure d’agonie élevé par des millions, toutes les dernières volontés que ces morts n’avaient pas pu exprimer – tout cela tombait d’un coup entre ses mains, j’aurais été hors d’état de le reconstituer…
[…]
Mais voilà l’ensemble terminé, microfilmé et les films roulés dans leur petite boîte – sous cette forme, «l’Archipel» serait plus facile à garder à l’abri et, le jour venu, à mettre en lieu sûr, inaccessible. Et le jour même, la nouvelle tombe: il y a une possibilité, dans les jours qui viennent, de faire passer «l’Archipel» à l’étranger ! […]
Un groupe de l’Unesco était venu passer une semaine à Moscou, avec dans ses rangs Sacha Andreïev, un Russe de Paris, le petit-fils de l’écrivain Léonid Andreïev – une famille que des amis de Soljenitsyne connaissaient bien. Lui demander, ou non ? Et acceptera-t-il ? Et si, à la douane, il est fouillé – c’en est fait du livre, de l’auteur, et de lui- même. Mais une telle occasion se représentera-t-elle ? «Au moins – c’est quelqu’un qui a les mains propres: des gens désintéressés, avec un authentique sentiment russe.» Ce serait si bon de pouvoir souffler un peu, se reposer – mais non, le sentiment d’un devoir à l’égard de tous ceux qui sont morts ne lui laissait pas de repos.
Il fut décidé de le faire passer. «Le cœur émergeait tout juste d’une angoisse, et le voilà qui replongeait dans une autre. Aucun répit.» Une semaine s’était écoulée, assombrie par l’angoisse, lourde d’appréhensions, quand arriva la nouvelle que tout était bien passé. Soljenitsyne était heureux: «Quelle liberté ! Quelle légèreté ! Le monde entier tiendrait dans mon étreinte !»
©N.D. Soljenitsyna, 2010
et Librairie Arthème Fayard, 2014.
L’Archipel du Goulag, par Alexandre Soljenitsyne,
version abrégée inédite, Points, Seuil, 904 p., 14,50 euros.
Texte paru dans « le Nouvel Observateur » du 29 mai 2014.