RETRAITE, RETRAITE : UNE VIEILLE REVENDICATION, SOCIETE FRANÇAISE, SOCIOLOGIE

Retraite : une vieille revendication

La retraite, une vieille revendication

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L’idée d’accorder aux vieux travailleurs une « retraite », autrement dit une pension proportionnée à leurs revenus durant leur vie active, est récente. Mais elle puise ses racines dans une pratique de l’Ancien Régime.

Sa généralisation a coïncidé en France et dans le monde développé avec l’extension à grande échelle du salariat et de l’emploi à vie, à la fin du XIXe siècle et plus sûrement après la Seconde Guerre mondiale. Elle a été à la racine d’immenses avancées accomplies dans le domaine social .

Aujourd’hui, les débats autour de cette revendication sociale se concentrent sur son mode de financement (capitalisation ou répartition) et sur ses modalités (nombre d’années de travail et âge minimum pour y avoir droit)… 

  

L’État employeur

Comme beaucoup d’autres innovations, la retraite a été amenée par la guerre et l’armée (rien à voir avec la Bérézina). On pense aux vieux légionnaires romains installés comme colons dans les territoires conquis ou aux soldats invalides de Louis XIV, pensionnés en vertu de leurs mérites.

Le Roi-Soleil, soucieux de s’attacher ses soldats et ses marins, instaure en 1673 une première caisse de retraite au bénéfice des équipages de la marine royale. Un siècle plus tard, une nouvelle caisse est créée, au bénéfice cette fois des employés de la Ferme générale, autrement dit du service des impôts. Cette réforme, qui sert une corporation nantie de privilèges, survient au moment où ce service est des plus impopulaires.

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Au XVIIIe siècle, faut-il le préciser, la retraite ne saurait concerner d’autres catégories sociales que les serviteurs de l’État car ils sont les seuls à bénéficier d’un emploi salarié réglementé. Sans surprise, en 1790, les députés de l’Assemblée constituante élargissent par décret le droit à une pension de retraite à l’ensemble des serviteurs de l’État.

Sous le Second Empire, la loi du 9 juin 1853 organise la retraite des fonctionnaires de l’État et des militaires. L’âge de départ est fixé à 60 ans (55 ans pour les travaux pénibles). Les pensions sont prélevées directement sur le budget de l’État sans qu’il soit question de cotisations salariales.

  

Révolution industrielle, révolution de l’emploi

Avec la révolution industrielle et les premières usines naissent les associations d’entraide ouvrière. Sans en référer à quiconque, les travailleurs français mettent en place dès 1804 les premières sociétés de secours mutuel, héritières des corporations de l’Ancien Régime. Elles sont reconnues par les pouvoirs publics en 1835 mais sont pauvrement dotées et demeurent marginales : en 1890, seuls 3,5% des vieux ouvriers jouissent d’une pension.

Encore une fois, le financement des pensions ne dépend que du bon vouloir des employeurs, en l’occurrence les patrons du secteur privé. Quelques grands patrons « paternalistes » et clairvoyants participent ainsi au financement des pensions de retraite. Ils offrent à leurs ouvriers usés par le travail l’espoir de mourir en paix dans leur foyer, aux alentours de la soixantaine.

L’idée d’une retraite pour l’ensemble des salariés n’émerge qu’à la fin du XIXe siècle, en premier lieu dans l’Allemagne de Bismarck.

  • Bismarck fait sa Révolution :

L’autoritaire chancelier a compris la nécessité de composer avec les syndicats ouvriers, dont l’influence croissait avec le développement de l’industrie et des grandes usines manufacturières.

Il met en place de 1883 à 1889 une législation sociale plus avancée que dans aucun autre pays européen. Elle établit des caisses d’assurance contre les accidents et la maladie et des caisses de retraite, financées par un système d’assurance obligatoire et gérées paritairement par les syndicats et les patrons. Les pensions ne dépendent donc plus de la générosité des employeurs mais reposent sur un principe d’assurance.

Le système d’assurance bismarckien procède de la répartition : les cotisations des actifs sont redistribuées à leurs aînés et réparties entre ceux-ci au prorata de ce qu’ils ont eux-mêmes cotisé. 

Le droit à la retraite se généralise lentement à l’ensemble du salariat ouest-européen, à l’initiative des États. En France, les travailleurs des mines en bénéficient en 1894, par le biais d’une Caisse de retraite des mineurs. En 1909, c’est le tour des cheminots du réseau ferré de l’État.

  • Oui à la retraite, mais au bon vouloir des employeurs :

L’année suivante, par la loi du 4 avril 1910, le ministre radical Léon Bourgeois organise les Retraites ouvrières et paysannes (ROP) pour tous les salariés de l’industrie et de l’agriculture mais sur une base volontaire. Les employeurs gardent la liberté d’y souscrire.

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Léon Bourgeois

Il fonctionne par capitalisation : les cotisations sont placées à la Bourse et leurs dividendes redistribués sous forme de pensions. Confiant dans le rendement futur des actions des entreprises françaises (on est en 1910, à l’avant-veille de la Grande Guerre !), le gouvernement fait le pari d’assurer aux cotisants une pension stable, égale à 40% de leur ancien revenu à 65 ans.

Non sans une certaine lucidité en un temps où moins d’un ouvrier sur dix atteint cet âge, le syndicat CGT (Confédération Générale du Travail) s’y oppose : « C’est la donner à des morts ! », plaide-t-il. Qui plus est, les travailleurs indépendants et les exploitants agricoles, qui représentent encore au début du XXe siècle la majorité de la population active, en demeurent exclus.

Le gouvernement Tardieu institue enfin un régime d’assurance vieillesse obligatoire pour tous les salariés modestes par la loi du 30 avril 1930. Puis, par la loi du 11 mars 1932, il crée les Assurances sociales, ancêtre de la Sécurité Sociale. Elle prévoit des allocations pour les travailleurs chargés de famille, financées par les cotisations patronales.

Pendant l’Occupation enfin, le maréchal Pétain se flatte de reprendre une vieille revendication de la gauche en mettant en place une Allocation aux vieux travailleurs salariés qui ne bénéficient pas de la pension de retraite instituée en 1930. « Je tiens les promesses, même celles des autres lorsque ces promesses sont fondées sur la justice », annonce-t-il à la radio le 15 mars 1941 en présentant la réforme.

La réforme est mise en place par le ministre du Travail René Belin, un ancien dirigeant de la CGT rallié au gouvernement de Vichy. Il remplace l’ancien système de capitalisation par un système de répartition, sur le modèle bismarckien. 

Cela dit, qu’il s’agisse de capitalisation ou de répartition, le volume global disponible année après année pour le paiement des pensions dépend exclusivement de l’activité économique du moment. Il n’y a pas de tirelire dans laquelle chacun conserverait ses cotisations dans l’attente de ses vieux jours. Supposons – cas extrême – que l’activité économique du pays s’effondre : les pensions s’effondreront également, que ces pensions soient adossées aux cotisations des actifs (répartition) ou aux revenus du capital (capitalisation).

 

Capitalisationrépartition et « retraite par points »

La plupart des systèmes de retraite, à l’exclusion notable du système bismarckien, fonctionnaient à leur début par capitalisation. Ce terme barbare signifie que les gestionnaires des caisses de retraite placent à la banque les sommes collectées auprès des employeurs et redistribuent les intérêts à leurs retraités.
Dans le régime par capitalisation, les retraités reçoivent donc les dividendes tirés du placement à la Bourse de leurs cotisations du temps où ils étaient actifs :
• Cette redistribution peut être lissée par les caisses de retraite selon le modèle en vigueur en Grande-Bretagne, c’est-à-dire que les retraités sont plus ou moins assurés dès le départ de recevoir une pension stable.
• Elle peut aussi suivre les fluctuations de la Bourse selon le modèle étasunien et dans ce cas, les retraités voient leur pension fluctuer au gré de Wall Street ; il peut s’ensuivre de violentes déconvenues en cas de mauvais placements comme cela est déjà arrivé à des retraités de General Motors.
Les deux guerres mondiales, les crises économiques et les périodes inflationnistes du début du XXe siècle ont mis à rude épreuve ce régime de capitalisation. Elles ont encouragé le passage à un régime, plus stable, celui de la répartition, par lequel les retraités se partagent les cotisations des actifs au prorata de leurs cotisations passées. Ce système que l’on appelle aussi « retraite par points » se présente ainsi (de façon très simplifiée) :
• En 2020, les actifs, au nombre de vingt millions, cotisent pour un total de 100 milliards d’euros (5000 euros en moyenne),
• Dans les décennies précédentes, les dix millions de retraités survivants et autant de retraités décédés ont cotisé année après année en moyenne 80 milliards d’euros (4000 euros en moyenne).
• Dans ces conditions, les dix millions de retraités survivants se partageront les 100 milliards cotisés par les actifs. Chacun recevra de ce fait 2500 euros pour 1000 qu’il aura cotisés, suivant le principe : une fraction du total des cotisations passées donne droit à la même fraction ou « point » du total des cotisations présentes.
Toute la difficulté consiste pour les caisses de retraite à garantir aux nouveaux retraités une pension stable année après année ! Elles ont pour cela des actuaires qui évaluent statistiquement de façon très savante l’espérance de vie moyenne des retraités et en déduisent de manière approchée le montant de leurs pensions.

 

 État providence

Après la Libération, le gouvernement provisoire, sous l’égide du général de Gaulle, met en œuvre  un ambitieux programme de réformes sociales en profitant de ce que les instances patronales, quelque peu compromises dans la Collaboration, n’étaient guère en état de le contester.

Il reprend à son compte le programme ébauché par le Conseil National de la Résistance le 15 mars 1944. Pour sa mise en oeuvre, il s’inspire du système bismarckien et surtout du rapport de Lord Beveridge, ministre du gouvernement Churchill, qui préconisait dès 1942 un système global de protection sociale appuyé sur l’État, lequel devint véritablement un « État providence ».

Par l’ordonnance du 4 octobre 1945, le gouvernement institue donc institue la Sécurité sociale, selon les préconisations de Pierre Laroque, un haut fonctionnaire qui bénéficiait du soutien actif d’Ambroise Croizat, député communiste et ministre du Travail dans le gouvernement provisoire.

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Pierre Laroque

Depuis cette date, la Sécurité sociale est financée par les cotisations patronales, cogérée par les instances syndicales et patronales, avec une distribution des allocations et pensions par répartition.

Les retraités sont ainsi assurés d’une pension de 40% de leur ancien revenu à partir de 65 ans. C’est le régime général ou régime de base, qui est aujourd’hui complété par une assurance complémentaire obligatoire, également par répartition, l’une pour les salariés, l’autre pour les cadres.

Ont été maintenus toutefois les régimes spéciaux (au nombre d’une quarantaine) apparus sous la IIIe République dans différentes professions, pour des raisons qui leur sont propres (militaires, fonctionnaires, cheminots, agriculteurs, avocats, etc.).

Trois ans plus tard, le 17 janvier 1948, les professions non salariées se virent accorder à leur tour le droit de créer et gérer des caisses autonomes d’assurance vieillesse.

Ces dispositifs se développèrent avec succès sous les « trente Glorieuses », tandis que le salariat se généralisait dans les sociétés occidentales, sous la forme d’emplois stables et souvent à vie. Mais ils ne profitèrent guère aux personnes âgées car celles-ci, avant la Libération, n’avaient pas eu la faculté de beaucoup cotiser pour leur retraite. Elles furent les laissées pour compte des  « trente Glorieuses ». 

Il en alla autrement à partir des années 1970 quand arrivèrent à l’âge de la retraite les générations creuses de l’entre-deux-guerres triplement chanceuses : elles étaient peu nombreuses ; elles avaient pu cotiser toute leur vie ou presque ; elles bénéficièrent enfin de la forte croissance économique des années 1950 et 1960 (jusqu’à 6% par an).

En 1980, le rapport Robert Lion préconisa avec une remarquable lucidité de renoncer à un âge imposé de départ à la retraite. Il suggéra pour tous les salariés un nombre minimum d’années de cotisations pour bénéficier d’une retraite à taux plein. Ainsi un ouvrier qui travaille tôt et dur pourrait-il partir à la retraite beaucoup plus tôt qu’un cadre ou un enseignant.

Mais au lieu de cela, en 1983, en France, le gouvernement socialiste de Pierre Mauroy, sous la présidence de François Mitterrand, abaissa de 65 à 60 ans l’âge minimum donnant droit à la pension de retraite, avec en moyenne 50% du revenu d’activité pour 37,5 années de cotisation. « De la sorte, par une double injustice sociale, un ouvrier devait travailler plus longtemps qu’un cadre ou un enseignant tout en ayant une espérance de vie bien plus courte, » déplore le démographe Alain Parant, qui participa au rapport Robert Lion. « En plus, il était amené à cotiser pour ces derniers, sans profit pour lui-même ! »

Il s’ensuivit que les revenus moyens des retraités rejoignirent les salaires des jeunes salariés. Ce fut la fin de la grande misère des vieux, un phénomène qui faisait encore la Une des journaux dans les décennies d’après-guerre. De la sorte, à la fin du XXe siècle, pour les plus chanceux, la retraite ne fut plus le viatique consolateur avant le Grand départ mais le commencement d’une nouvelle tranche de vie, un automne doré libéré de la servitude des horaires, du travail à la chaîne et des aboiements du chef de service.

– Changement de régime :

La forte croissance économique des « Trente Glorieuses » ainsi que les emplois stables et à vie ne sont plus qu’un lointain souvenir. Les jeunes Occidentaux qui entrent aujourd’hui dans la vie active ont pour perspective une alternance de périodes d’activité et de non-activité, avec des changements fréquents d’entreprise, voire de profession et de spécialité. Ces actifs cotisants tendent à être moins nombreux d’année en année car ils sont nés après 1974, quand la natalité a commencé de décliner.

Dans le même temps, les générations nombreuses du « baby boom » de l’après-guerre (en moyenne 2,5 enfants par femme) arrivent à leur tour à l’âge de la retraite, avec la perspective de deux ou trois décennies de vie, grâce en soit rendue aux progrès de l’hygiène, de la médecine et des conditions de vie. Il s’ensuit que, jusqu’en 2039 au moins, quand les derniers-nés du « baby boom » arriveront à 65 ans, le poids relatif des retraités par rapport aux actifs ne va cesser de s’accroître, ainsi que le nombre de personnes très âgées et dépendantes, au-delà de 85 ans. Les jeunes actifs risquent de ce fait d’être écrasés par la charge financière et humaine des retraités et des personnes du grand âge. 

Effrayés par cette perspective et, à court terme, par le déficit des caisses de retraite, le gouvernement, les pouvoirs publics et les partenaires sociaux multiplient les concertations en vue de résoudre une équation à trois variables (nombre de cotisants, nombre de retraités et âge de départ à la retraite) et une inconnue (montant des pensions). D’aucuns plaident aussi en France pour le développement des caisses de retraite complémentaires par capitalisation comme il en existe dans plusieurs pays d’Europe, avec le risque que le régime général par répartition en vienne à se réduire comme peau de chagrin… Pas sûr que ces calculs comptables soient à la hauteur du défi.

  

Non, les immigrés ne financent pas « nos » futures retraites !

Ouvriers chinois ‡ Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine),
Ouvriers chinois ‡ Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), entre les deux guerres.

L’immigration ne remédie en rien au déficit des systèmes de retraite, contrairement à une croyance bien enracinée selon laquelle « les immigrés financent nos futures retraites ». C’est que les cotisations des immigrés salariés accroissent le montant qui est redistribué dans l’instant aux retraités. C’est un supplément de pension bienvenu pour les retraités actuels et il n’a rien d’un miracle : il vient simplement de ce que les cotisations des immigrés ne profitent pas à leurs vieux parents restés au pays. C’est une iniquité qui devrait nous choquer car, de la même façon que nous versons une pension à nos aînés pour l’assistance et l’éducation qu’ils nous ont apportées, il serait juste que les immigrés fassent de même à l’égard de leurs parents et qu’ils puissent leur reverser leurs cotisations retraite (ou les récupérer dans l’éventualité de leur retour au pays natal).
Comme les autres salariés, les immigrés d’aujourd’hui ne contribuent donc en rien au financement futur des caisses de retraite mais ils vont à leur tour vieillir et revendiquer une pension en vertu des droits acquis. Si le renouvellement des générations n’est pas assuré, le rapport entre actifs et retraités va se dégrader d’année en année et les taux de cotisation retraite devront s’accroître jusqu’à atteindre des seuils insupportables aux actifs. La démonstration par l’absurde en a été faite au début des années 2000 dans un rapport de l’ONU : Les migrations de remplacement : s’agit-il d’une solution au vieillissement ou au déclin des populatins ? Ce rapport a évalué le nombre d’immigrants dont aurait besoin d’ici 2050 à 2100 chaque pays industrialisé pour maintenir constant  le rapport actifs/retraités, à supposer que l’âge de départ à la retraite et la natalité demeurent ce qu’ils sont. Il a ainsi montré que la Corée (50 millions d’habitants) aurait besoin de plusieurs centaines de millions d’immigrants… Absurde, de l’avis même de l’auteur du rapport, Joseph Grimblat.

 Nouvelle donne

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Confrontés aux besoins de financement des caisses de retraite, les dirigeants français et européens s’en tiennent à des réglages de curseur : âge minimum de départ à la retraite, durée minimale de cotisation pour une retraite à taux plein. Ils veulent contraindre les salariés à travailler le plus longtemps possible au lieu de les y encourager.

Ces calculs comptables ignorent les bouleversements que vit le monde du travail avec la fin des grandes entreprises paternalistes et la multiplication des emplois précaires. Ils ne prennent pas en compte la diversité des situations, laquelle exige un maximum de souplesse.

Il n’y a rien de commun entre :
• Des salariés soumis à de dures contraintes physiques ou, pire encore, mentales : pression de la hiérarchie, menace de licenciement…), qui aspirent à quitter au plus vite le monde du travail,
• Des professionnels indépendants et libéraux, chercheurs et créatifs, élus politiques et dirigeants d’entreprise, qui appréhendent avec angoisse le moment où ils devront renoncer à leur activité.

Réformer les retraites impliquerait plus largement de repenser la place du travail salarié et non-salarié tout au long de la vie :
• En finir avec la « gestion par le stress », qui conduit les salariés à prendre leur travail et leur entreprise en horreur, tant dans le secteur public que dans le secteur privé,
• Faciliter la mobilité sociale et les changements de profession,
• Offrir le droit à un temps partiel aux salarié(e)s en charge de jeunes enfants (sous réserve que leur employeur dispose d’un préavis suffisant pour s’adapter),
• Offrir également le droit à un temps partiel et à une cessation progressive d’activité aux vieux salariés qui désirent conserver leur place dans la société, tout en allégeant leur charge de travail.

Signe positif : les pays scandinaves développent la « retraite à la carte », c’est à dire la faculté de quitter la vie active à l’âge de son choix, avec une pension de retraite ajustée à l’espérance de vie et aux cotisations antérieures ; ils exigent seulement un minimum d’annuités et de cotisations pour limiter les abus. Ce dispositif souple, adapté à chacun, se substitue à une législation absurde qui oblige les salariés à prendre leur retraite au même âge et après la même durée d’activité, qu’ils soient juristes, chercheurs ou maçons.

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FRANCE - SOCIAL - DEMONSTRATION FOR THE PENSIONS IN PARIS
A group of demonstrators with a banner that says « retirement, total abandonment of the project », at the demonstration for pensions, Paris 23 January 2020. Un groupe de manifestants avec une bannière qui dit “retraite, abandon total du projet”, lors de la manifestation pour les retraites, Paris 23 janvier 2020. (Photo by Xose Bouzas / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP)

https://www.herodote.net/La_retraite_une_vieille_revendication-synthese-537-368.php

FRANCE, JEAN-LAURENT CASSELY, LA FRANCE SOUS NOS YEUX, LIVRE, LIVRES, LIVRES - RECENSION, SOCIETE FRANÇAISE, SOCIOLOGIE

La France sous nos yeux

La France sous nos yeux. Economie, paysages, nouveaux modes de vie 

Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely

Paris, Le Seuil, 2021. 496 pages.

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Qu’ont donc en commun les plateformes logistiques d’Amazon, les émissions de Stéphane Plaza, les restaurants de kebabs, les villages de néo-ruraux dans la Drôme, l’univers des coaches et les boulangeries de rond-point ? Rien, bien sûr, sinon que chacune de ces réalités économiques, culturelles et sociales occupe le quotidien ou nourrit l’imaginaire d’un segment de la France contemporaine. Or, nul atlas ne permet de se repérer dans cette France nouvelle où chacun ignore ce que fait l’autre. L’écart entre la réalité du pays et les représentations dont nous avons hérité est dès lors abyssal, et, près d’un demi-siècle après l’achèvement des Trente glorieuses, nous continuons à parler de la France comme si elle venait d’en sortir. Pourtant, depuis le milieu des années 1980, notre société s’est métamorphosée en profondeur, entrant pleinement dans l’univers des services, de la mobilité, de la consommation, de l’image et des loisirs. C’est de la vie quotidienne dans cette France nouvelle et ignorée d’elle-même que ce livre entend rendre compte à hauteur d’hommes et de territoires.
Le lecteur ne s’étonnera donc pas d’être invité à prendre le temps d’explorer telle réalité de terrain, telle singularité de paysage ou telle pratique culturelle, au fil d’un récit soutenu par une cartographie originale (réalisée par Mathieu Garnier et Sylvain Manternach) et des statistiques établies avec soin. Qu’ils fassent étape dans un parc d’attraction, nous plongent dans les origines de la danse country, dressent l’inventaire des influences culinaires revisitées, invoquent de grandes figures intellectuelles ou des célébrités de la culture populaire, les auteurs ne dévient jamais de leur projet : faire en sorte qu’une fois l’ouvrage refermé, le lecteur porte un regard nouveau sur cette France recomposée.

Jérôme Fourquet, auteur de L’Archipel français (Seuil, 2019), est analyste politique, expert en géographie électorale, directeur du département Opinion à l’IFOP.
Jean-Laurent Cassely est journaliste (Slate.fr, L’Express) et essayiste, spécialiste des modes de vie et des questions territoriales.

Critique

Les auteurs nous y décrivent tout ce qui a évolué, changé, disparu, en France, des années 1980 à nos jours, en s’appuyant entre autres sur des graphiques, des cartes, etc.. C’est clair, argumenté, ultra vérifié et le fait de mettre tout en exposition, presque sur le même plan, fait surgir le portrait d’une France qu’on ne voyait peut- être pas comme ça.
Dans cet ouvrage Jérôme Fourquet continue son exploration de la société française (L’Archipel français, En Immersion) : c’est dans le droit chemin de son analyse sur la France, une France entre le monde d’avant et le monde d’après dont l’avenir est encore incertain.Au fil des chapitres on est plongé dans une société que l’on a vu changer au fil des au fil des années et à un rythme accéléré : nouveaux modèles économiques / urbanisation/ campagnes/ tourisme / religion /classes moyennes/ Gilets jaunes / ( nouveaux ) métiers /culture/ nourriture / loisirs / vacances l’on pourrait encore continuer cette liste.

Impossible pour les plus de trente ans de ne pas se rendre compte que la France bouge. Qu’elle soit mieux ou moins bien qu’avant n’est pas le propos des auteurs. C’est juste un constat, comme une photographie prise en instantané d’une France dont on ne voit les changements qu’à travers le prisme des médias et non dans sa réalité crue.

Ce qui ressort de cette enquête, des graphiques c’est le portrait non pas d’une France mais le portrait de plusieurs France et donc d’un pays fracturée en de multiples mondes qui ne se connaissent pas et ne se côtoient pas

A côté de cette réalité il y a les politiques qui parlent d’une France éternelle comme si elle était dans un îlot à l’abri des changements imposés par la mondialisation, il y a ceux qui fantasment sur un passé révolu quand d’autres sont déjà dans un autre monde !

A méditer, si c’est déjà fait, en cette période post-électorale

© Claude Tricoire

21 juin 2022

AVENIR DU CATHOLICISME, DANIEL HERVIEU-LEGER, EGLISE CATHOLIQUE, JEAN-LOUIS SCHLEGEL, LIVRE, LIVRES, LIVRES - RECENSION, RELIGIONS, RELIGON, SOCIETE FRANÇAISE, SOCIOLOGIE, SOCIOLOGIE RELIGIEUSE, VERS L'IMPLOSION ?

Vers l’implosion ? : entretiens sur le présent et l’avenir du catholicisme

Vers l’implosion ?: Entretiens sur le présent et l’avenir du catholicisme 

Jean-Louis Schlegel, Danièle Hervieu-Léger

Paris, Le Seuil, 2022. 373 pages.

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Résumé

La crise des abus sexuels et spirituels révélés depuis une trentaine d’années fait vaciller l’Église catholique. Parce qu’elle vient de l’intérieur du catholicisme, et même de ses « meilleurs serviteurs », prêtres ou laïcs, mais aussi parce qu’elle est universelle et systémique. Très affaiblie par une sécularisation intense due aux changements sociétaux de la seconde moitié du XXe siècle, l’Église apparaît, faute de réformes conséquentes, de plus en plus expulsée de la culture commune, et délégitimée. Dans ces entretiens passionnants, Danièle Hervieu-Léger et Jean-Louis Schlegel diagnostiquent les raisons multiples de cet effondrement sans précédent, encore confirmé par l’épreuve des confinements liés au Covid-19. Certains y discernent l’entrée dans une sorte de stade terminal du catholicisme en quelques régions du monde. Ce n’est pas l’avis des auteurs : ce qui s’annonce, c’est un « catholicisme éclaté », où les liens affinitaires seront essentiels. Cette « Église catholique plurielle » ne signifie pas nécessairement sa fin, mais c’est un cataclysme pour une institution obsédée par l’unité.

Danièle Hervieu-Léger, sociologue des religions, directrice d’études à l’EHESS, est l’auteur de nombreux ouvrages traitant de la place du religieux dans les sociétés occidentales contemporaines, dont certains sont devenus des classiques, notamment Le pèlerin et le converti (Flammarion, 2001), et Catholicisme, la fin d’un monde (Bayard, 2003).Jean-Louis Schlegel, sociologue des religions, ancien directeur de la revue Esprit, a notamment publié La Loi de Dieu contre la liberté des hommes (Seuil, 2011), et codirigé À la gauche du Christ (Seuil, 2012)

Analyse et critique

Spécialiste des religions, la sociologue Danièle Hervieu-Léger a théorisé, voici vingt ans déjà, l’exculturation du catholicisme en France comme perte définitive de son emprise sur la société. Plus récemment le rapport de la Ciase sur la pédocriminalité dans l’Église et les divisions autour des restrictions du culte liées au Covid19 lui paraissent avoir accéléré une forme de dérégulation institutionnelle devenue irréversible. Dans un livre d’entretiens avec le sociologue des religions Jean-Louis Schlegel, sorti le 13 mai en librairie, elle précise sa vision d’un catholicisme devenu non seulement minoritaire, mais pluriel et éclaté. Un catholicisme qu’elle croit condamné à une forme de diaspora d’où il pourrait, néanmoins, tirer une nouvelle présence sociale sous forme de « catholicisme hospitalier ». À la condition de se réformer en profondeur, non seulement en France, mais au plus haut sommet de la hiérarchie. Une thèse qui, n’en doutons pas, fera débat, sinon polémique. Et que j’interroge, pour une part, dans cette recension.

L’intérêt de ces « entretiens sur le présent et l’avenir du catholicisme » (1) tient bien sûr à l’expertise reconnue et à la notoriété de la sociologue Danièle Hervieu-Léger, mais également à la fine connaissance de l’institution catholique de son interlocuteur. Jean-Louis Schlegel est lui-même sociologue des religions, auteur, traducteur, éditeur et directeur de la rédaction de la revue Esprit. « Le projet de ce livre, écrit-il en introduction, est lié au sentiment, basé sur des “signes des temps“ nombreux et des arguments de taille, qu’une longue phase historique se termine pour le catholicisme européen et français. »

  

Le virage décisif des années 1970

L’intuition n’est pas nouvelle dans le monde de la sociologie religieuse. Et l’état des lieux que propose l’ouvrage est l’occasion pour Danièle Hervieu-Léger de revenir sur ce qu’elle nomme l’exculturation du catholicisme Français. Elle la décrivait dès 2003 (2) comme « déliaison silencieuse entre culture catholique et culture commune. » Du recul du catholicisme en France on connaît les symptômes : crise des vocations et vieillissement du clergé dès 1950, effondrement de la pratique dominicale et de la catéchisation à partir des années 1970, érosion parallèle du nombre de baptêmes, mariages voire même obsèques religieux, recul – de sondage en sondage – de l’appartenance au catholicisme désormais minoritaire et montée simultanée de l’indifférentisme. 

Reste à en analyser les causes. Pour la sociologue il faut les chercher dans la prétention de l’Église au « monopole universel de la vérité » dans un monde depuis longtemps marqué par le pluralisme, le désir d’autonomie des personnes et la revendication démocratique. Le virage décisif se situerait dans les années soixante-dix. L’Église qui avait réussi jusque-là à compenser sa perte d’emprise dans le champ politique par une « gestion » de l’intime familial enchaine alors les échecs sur les terrains du divorce, de la contraception, de la liberté sexuelle, de l’avortement puis du mariage pour tous…

« Ce qu’il faut tenter de comprendre, écrit la sociologue, ce n’est pas seulement comment le catholicisme a perdu sa position dominante dans la société française et à quel prix pour son influence politique et culturelle, mais aussi comment la société elle-même – y compris une grande partie de ses fidèles – s’est massivement et silencieusement détournée de lui. » Car c’est bien le « schisme silencieux » des fidèles, partis sur la pointe des pieds, qui a conduit pour une large part à la situation actuelle. 

  

L’Église effrayée de sa propre audace conciliaire

Pour mieux répondre à la question, les auteurs nous proposent un survol rapide de l’histoire récente du catholicisme. Ils soulignent les ruptures introduites par le Concile Vatican II au regard du Syllabus de 1864 et du dogme de l’infaillibilité pontificale décrit ici comme « couronnement d’une forme d’hubris » cléricale. Sauf que la mise en œuvre du Concile allait se heurter aux événements de Mai 68 et aux bouleversements profonds qui allaient s’ensuivre. L’écrivain Jean Sulivan écrivait, dès 1968, à propos des acteurs d’un Concile qui venait à peine de se clore : « le temps qu’ils ont mis à faire dix pas, les hommes vivants se sont éloignés de cent. » (3) Le fossé que le Concile avait voulu et pensé combler entre l’Église et le monde se creusait à nouveau. Ce qui eut pour effet immédiat et durable d’effrayer l’institution catholique de sa propre audace conciliaire pourtant jugée insuffisante par certains. 

Ainsi, si la constitution pastorale Gaudium et spes sur « l’Église dans le monde de ce temps » (1965) représente symboliquement une avancée en termes d’inculturation au monde contemporain, trois ans plus tard l’encyclique Humanae Vitae qui interdit aux couples catholiques l’usage de la contraception artificielle représente déjà un virage à cent quatre-vingts degrés qui aura pour effet d’accélérer l’exculturation du catholicisme et de provoquer une hémorragie dans les rangs des fidèles. Ce qu’allaient confirmer les pontificats de Jean Paul II et Benoît XVI à travers une lecture minimaliste des textes conciliaires puis une tentative de restauration autour de la reconquête des territoires paroissiaux et de la centralité de l’image du prêtre, fers de lance de la « nouvelle évangélisation ». En vain ! 

 

 

Nouvelles communautés : peu de convertis hors de l’Église

De ces quelques décennies post-conciliaires, qui précèdent l’élection du pape François dans un contexte de crise aggravée, les auteurs retiennent également l’efflorescence des communautés nouvelles de type charismatique perçues à l’époque comme un « nouveau printemps pour l’Église », mais qui ne tiendront pas vraiment leurs promesses. Avec, sous la plume des auteurs, ce verdict sévère – qui fera sans doute débat – sur la portée de leur caractère missionnaire : « Les nouveaux mouvements charismatiques ont fait en réalité peu de convertis hors de l’Église, mais ont influé sur les catholiques lassés par la routine paroissiale. » Ce qui a eu pour effet, dans un contexte de rétrécissement continu du tissu ecclésial, de renforcer leur poids relatif et leur visibilité. Lorsque le sociologue Yann Raison du Cleuziou – cité dans l’ouvrage – pose le constat que l’Église se recompose autour de « ceux qui restent », il n’écarte pas pour autant le risque d’une « gentrification » (substitution d’une catégorie sociale aisée à une autre, plus populaire) autour d’« observants » parfois tentés par un christianisme identitaire et patrimonial comme on l’a vu à la faveur de la récente élection présidentielle. 

 

 Les deux « séismes » des années 2020-2021

À ce « constat » sociologique dont les contours étaient déjà bien esquissés, le livre entend apporter une actualisation qui a pour effet de durcir encore un peu plus le diagnostic. Elle porte sur deux événements majeurs survenus en France sur la période 2020-2021, même si leurs racines plongent dans un passé plus lointain. Il s’agit en premier lieu du rapport de la Ciase sur la pédocriminalité dans l’Église qui, selon les auteurs, représente un « désastre institutionnel » doublé de profonds déchirements. Le second « séisme » étant le traumatisme provoqué chez certains par l’interdiction puis la régulation des cultes au plus fort de l’épidémie de Covid19 qui, lui aussi, a creusé les divisions. Là où certains ont pétitionné – contre l’avis de leurs évêques – pour qu’on leur « rende la messe », d’autres se sont interrogés « sur la place de la célébration (eucharistique) dans la vie de la communauté » au point parfois de ne pas renouer avec la pratique dominicale à la levée du confinement (on a avancé le chiffre de 20 %). 

De ces épisodes, qui sont loin d’être clos, Danièle Hervieu-Léger tire la conclusion d’un catholicisme français durablement – et peut-être définitivement – « éclaté ». Ce qualificatif recouvrant à la fois « un clivage qui dresse face à face des “camps“ irréconciliables » et « l’effritement d’un système, un affaiblissement de ce qui tenait ensemble ses éléments, lesquels se dispersent alors comme pièces et morceaux. » Elle poursuit : « Toute la question est de savoir si cette situation d’éclatement peut accoucher d’une réforme digne de ce nom. La direction qu’elle peut prendre n’est pas plus identifiable pour l’instant que les forces susceptibles de la porter, à supposer qu’elles existent. C’est là (…) une situation absolument inédite pour l’Église catholique depuis la Réforme au XVIe siècle, d’un ébranlement venu de l’intérieur d’elle-même, et non d’un dehors hostile. L’Église fait face, au sens propre du terme, au risque de sa propre implosion. Il se pourrait même, en réalité, que ce processus soit déjà enclenché. »

 

 « Est-ce la culture qui exculture le catholicisme ou est-il exculturé par sa propre faute ? » 

Mon propos n’est pas d’entrer plus avant dans les développements de l’ouvrage. Le lecteur y trouvera une matière à réflexion abondante qu’il pourra, selon son tempérament, faire sienne, réfuter ou mettre en débat. Au-delà de mon adhésion à l’économie d’ensemble du propos qui rejoint bien souvent mes propres intuitions d’observateur engagé de la vie ecclésiale (4), j’aimerais, néanmoins, formuler le questionnement que suscite en moi la lecture de tel passage de l’ouvrage. Au début du livre, Danièle Hervieu-Léger interroge fort opportunément : « Est-ce la culture qui exculture le catholicisme ou est-il exculturé par sa propre faute ? » D’évidence la thèse du livre penche pour la seconde explication. Et ce choix exclusif m’interroge. Je ne veux pas sous-estimer la prétention historique de l’Église à détenir l’unique vérité, même si Vatican II nous en propose une tout autre approche et si l’on peut douter, de toute manière, de sa capacité à l’imposer, si elle en avait le projet, dans une société sécularisée. Mais serait-ce là, réellement, le seul registre de son dialogue – ou de son non-dialogue – avec la société et la seule explication de son exculturation ? 

  

Mettre la société face à ses contradictions

Ne peut-on aussi analyser les interventions du pape François et d’autres acteurs dans l’Église – dont de simples fidèles – comme des interpellations loyales de la société sur de possibles contradictions entre les actes qu’elle pose et les « valeurs » dont elle se prévaut ? La requête individuelle d’émancipation et d’autonomie que semblent désormais soutenir sans réserve gouvernements et parlements au nom de la modernité, est-elle totalement compatible avec des exigences de cohésion sociale et d’intérêt général auxquelles ils ne renoncent pas ? Et d’ailleurs, la modernité occidentale, dans sa prétention à un universalisme qu’elle conteste à l’Église, est-elle assurée de détenir le dernier mot sur la vérité humaine et le Sens de l’Histoire ? Ne peut-on lire le développement des populismes à travers la planète – et le phénomène des démocraties illibérales – comme autant de refus laïcs d’inculturation à son égard ? 

Le libéralisme sociétal occidental ne serait-il pas pour une part « l’idiot utile » du néolibéralisme dont – divine surprise – il est devenu le moteur, comme le dénonce le pape François ? Dès lors, porter dans le débat public un souci du groupe et de la fraternité contre le risque d’éclatement individualiste aurait-il quelque chose à voir avec une quelconque prétention de l’Église à imposer à la société une vérité révélée de nature religieuse ? 

Que l’on me permette de citer ici Pier Paolo Pasolini : « Si les fautes de l’Église ont été nombreuses et graves dans sa longue histoire de pouvoir, la plus grave de toutes serait d’accepter passivement d’être liquidée par un pouvoir qui se moque de l’Évangile. Dans une perspective radicale (…) ce que l’Église devrait faire (…) est donc bien clair : elle devrait passer à l’opposition (…) En reprenant une lutte qui, d’ailleurs, est dans sa tradition (la lutte de la papauté contre l’Empire), mais pas pour la conquête du pouvoir, l’Église pourrait être le guide, grandiose, mais non autoritaire, de tous ceux qui refusent (c’est un marxiste qui parle, et justement en qualité de marxiste) le nouveau pouvoir de la consommation, qui est complètement irréligieux, totalitaire, violent, faussement tolérant, et même plus répressif que jamais, corrupteur, dégradant (jamais plus qu’aujourd’hui n’a eu de sens l’affirmation de Marx selon laquelle le Capital transforme la dignité humaine en marchandise d’échange). C’est donc ce refus que l’Église pourrait symboliser. » (5) 

 

 L’Église comme « conscience inquiète de nos sociétés »

Dans un commentaire à la longue interview du pape François donnée aux revues Jésuites à l’été 2013, le théologien protestant Daniel Marguerat formulait ce qui semble être devenu la ligne de crête de bien des catholiques de l’ombre : « L’Église gagne en fidélité évangélique à ne pas se poser en donneuse de leçons, mais à être la conscience inquiète de nos sociétés. » (6) Mais lesdites sociétés acceptent-elles seulement d’être inquiétées par l’Église vis-à-vis de laquelle elles nourrissent assez spontanément un soupçon d’ingérence ? Combien de laïcs catholiques lambdas engagés dans un dialogue exigeant avec la société se sont vus opposer, un jour, à une argumentation « en raison », qu’elle était irrecevable puisque c’était là la position de l’Église ? Dès lors, pour boucler la question ouverte par les auteurs : qui exculture qui ? Et n’est-ce pas conclure un peu vite qu’écrire à propos de cette exculturation : « Cela laisse entière la possibilité d’une vitalité catholique proprement religieuse dans la société française. » ? Comme pour acter son exclusion définitive du champ du débat politique et social. Ou – autre lecture possible – pour souligner la pertinence d’une parole croyante qui dise Dieu comme témoignage ou comme question plutôt que comme réponse opposable à tous. Peut-être sommes-nous là au cœur du propos du livre lorsqu’il croit possible, malgré tout, pour les catholiques de « réinventer leur rapport au monde et la place qu’y occupe la tradition chrétienne. »

 

 Des réformes qui ne viendront sans doute pas 

Au terme de leur analyse, les auteurs confirment leur hypothèse de départ : le catholicisme français est aujourd’hui éclaté, morcelé, déchiré entre deux modèles d’Église qu’il serait illusoire de vouloir unifier ou simplement réconcilier : l’un fondé sur une résistance intransigeante à la modernité, l’autre sur l’émergence d’une « Église autrement » en dialogue avec le monde. Selon eux, l’institution catholique, dans sa forme actuelle, ne survivra pas longtemps à l’effondrement des trois piliers qu’ont été pour le catholicisme : le monopole de la vérité, la couverture territoriale au travers des paroisses et la centralité du prêtre, personnage « sacré ». Et, les mêmes causes produisant les mêmes effets, cela vaudrait à terme, nous disent-ils encore, pour l’ensemble des « jeunes Églises » du Sud qui n’échapperont pas, tôt ou tard, à une forme de sécularisation quitte à voir exploser des formes de religiosités « déraisonnables » qu’elle ne pensait même pas possibles.

Sortir réellement de cette impasse, poursuivent les auteurs, exigerait d’engager des réformes qui ne viendront sans doute pas parce qu’elles représenteraient une remise en cause radicale du système. « Tant que le pouvoir sacramentel et celui de décider en matière théologique, liturgique et juridique, demeurent strictement dans la main des clercs ordonnés, mâles et célibataires, rien ne peut vraiment bouger. » Autant dire qu’ils ne croient guère aux vertus du Synode en préparation pour 2023 dont les avancées possibles seraient, selon eux, aussitôt contestées par la Curie et une partie de l’institution restée figée sur la ligne des papes Jean-Paul II et Benoît XVI. 

  

D’une Église de diaspora à un catholicisme hospitalier

L’Église qu’ils voient se dessiner sur les prochaines décennies est donc plutôt une Église en diaspora qui, soulignent-ils, ne manque pas, déjà, de richesses et de dynamismes cachés. Ils englobent ces « signes d’espérance » souvent invoqués par l’institution catholique, mais pour mieux se convaincre que rien n’est perdu et qu’il n’est pas nécessaire de tout chambouler pour voir refleurir le printemps. Il y a là, soulignent les auteurs, un phénomène réel de diversification et d’innovation, peu perçu des médias, qui « interdit du même coup d’écrire le faire part de décès du christianisme ou de la fin de toute sociabilité catholique. (…) L’Église catholique subsistera, c’est sûr, mais comment, en quel lieu et dans quel état ? »

Paradoxalement, pourrait-on dire, l’ouvrage se termine sur l’idée que l’Église, exculturée de la modernité de son propre fait, n’a pas pour autant vocation à se dissoudre dans le monde tel qu’il est. Et pas davantage à se poser en contre-culture, mais plutôt en « alter culture » sous forme d’un « catholicisme hospitalier » où prévaudrait l’accueil inconditionnel de l’autre ce qui, confessent les auteurs, n’est pas vraiment dans l’ADN de la culture contemporaine.

Danièle Hervieu-Léger écrit à ce propos : « Pour lui (le catholicisme hospitalier) l’Église est intrinsèquement encore à venir, encore non accomplie. L’hospitalité, telle que je l’ai progressivement comprise au fil de mon enquête monastique (7) n’est pas d’abord une attitude politique et culturelle de composition avec le monde, ni même seulement une disposition à l’accueil de ce qui est “autre“ : c’est un projet ecclésiologique dont l’horizon d’attente est, ultimement, d’ordre eschatologique. » Est-on si loin d’un certain nombre de réflexions contemporaines issues des rangs mêmes du catholicisme ? Pensons ici simplement au livre Le christianisme n’existe pas encore de Dominique Collin ou à la profession de foi des jeunes auteurs de La communion qui vient (8). Comme aux chroniques de braise publiées durant la période de confinement par le moine bénédictin François Cassingena Trévedy ou aux interviews du professeur de sociologie tchèque Mgr Tomas Halik (9).

Difficile d’en dire davantage sans lasser le lecteur. Chacun l’aura compris, Vers l’implosion est un livre important – et accessible – qu’il faut prendre le temps de découvrir. On accuse volontiers les sociologues des religions de « désespérer les fidèles » et les acteurs pastoraux eux-mêmes en dépeignant sous des couleurs sombres un avenir qui par définition n’est écrit nulle part. Raison de plus pour les lire sans complexe et se remettre en chemin. 

René Poujol

 Le rôle des « médiateurs laïcs »

Dans ce livre Danièle Hervieu-Leger revient sur les périodes de confinement marquées, pour les religions, par une suspension ou une règlementation des cultes. Analysant les remous suscités au sein de l’Eglise catholique, elle évoque la place prise par des « médiateurs laïcs » dans ces débats. Extrait :

« Il est intéressant de remarquer le rôle joué dans ces discussions par des journalistes catholiques qui ont livré leur vision des choses dans les médias, sur les réseaux sociaux et sur leurs blogs, et suscité en retour beaucoup de commentaires. Je pense par exemple à René Poujol, à Michel Cool-Taddeï, à Bertrand Révillion, Daniel Duigou ou Patrice de Plunkett… et aussi à des blogueurs importants comme Koz (Erwan Le Morhedec), voire à des internautes très engagés et « raisonneurs » sur ces questions. Leur rôle de médiateurs laïcs entre réflexions des théologiens de métier, prises de position cléricales ou épiscopales et fidèles catholiques prompts à s’enflammer a été tout à fait intéressant du point de vue de l’émergence d’un débat public dans l’Église. Ces personnalités ne sont pas répertoriées comme des figures de proue de l’avant-gardisme progressiste : ce sont des catholiques conciliaires mainstream, publiquement engagés comme tels. Ils ont contribué de façon importante, avec des différences entre eux d’ailleurs, à porter dans la discussion, argumentaires très articulés à l’appui, des questions incisives sur la signification de cette rhétorique de l’« urgence eucharistique », sur le retour en force (bien en amont de la pandémie) du thème de la « Présence réelle » dans la prédication, et sur le renforcement de l’identité sacrale du prêtre qui leur est liée de façon transparente. » (p.49)

 

(1) Danièle Hervieu-Léger et Jean-Louis Schlegel, Vers l’implosion ? Seuil 2022, 400 p.,23,50 €.
(2) Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde. Bayard 2003, 336 p., 23 €.

(3) Cité p.58-59 dans l’ouvrage collectif Avec Jean Sulivan, Ed. L’enfance des arbres, 2020, 380p., 20 €.

(4) Telles que j’ai pu les formuler dans mon livre Catholique en liberté, Ed. Salvator 2019, 220 p., 19,80 €.

(5) Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires. Flammarion Champs Arts 2009.

(6) In : Pape François, l’Église que j’espère. Flammarion/Études, 2013, 240 p., 15 €. p. 217.

(7) Danièle Hervieu-Léger, Le temps des moines, PUF 2017, 700 p.

(8) Dominique Collin, Le christianisme n’existe pas encore, Ed. Salvator 2018, 200p., 18 € – Paul Colrat, Foucauld Giuliani, Anne Waeles, La communion qui vient, Ed. du Seuil, 2021, 220 p., 20 €.

(9) François Cassingena-Trévedy, Chroniques du temps de peste, Ed. Tallandier, 2021, 176 p., 18 €. Pour Tomas Halik on peut lire l’excellente interview donnée à La Croix Hebdo du 3 juin 2020

 

 Source : https://www.renepoujol.fr/le-catholicisme-francais-au-risque-de-limplosi

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Fin de vie en République d’Erwan Le Morhedec

Fin de vie en République : avant d’éteindre la lumière

Erwan Le Morhedec

Paris, Le Cerf, 2022. 216 pages.

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Quatrième de couverture.

Quand certains demandent un droit de mourir dans la dignité par l’euthanasie, doit-on considérer dès lors comme indigne la mort naturelle des autres ? Comment en sommes-nous arrivés à un tel paradoxe ?

À la fois libelle et enquête, le livre-évènement d’Erwan Le Morhedec force à regarder les choses en face : si l’euthanasie et le suicide assisté sont légalisés, les valeurs fondamentales de liberté, d’égalité et de fraternité qui fondent l’humanisme républicain de notre société seront corrompues. Cette loi soumettra des êtres parvenus au stade ultime de la vulnérabilité aux pressions conjointes de la société, de la médecine et de l’entourage. Elle oblitérera la latitude de jugement des soignants et des familles, les placera face à des contradictions et des dilemmes insurmontables, les forcera à la désincarnation pour faire d’eux un instrument fatal.

Mais cet ouvrage essentiel n’est pas que percutant. Il est aussi convaincant en raison de l’investigation de terrain qui le fonde. C’est auprès des soignants, des malades et de leurs proches, dans les établissements de soins palliatifs, qu’Erwan Le Morhedec est allé recueillir, au cours d’heures d’entretiens, les témoignages de situations réelles.

La France est-elle prête à tant d’aubes lugubres ?

Recension dans le journal La Croix

Avocat, blogueur sous le nom de Koz, chroniqueur à La Vie, Erwan Le Morhedec est l’auteur remarqué d’Identitaire – Le mauvais génie du christianisme. Membre du comité scientifique du collectif « Plus digne la vie » depuis 2008, il a accompagné plusieurs associations de soins palliatifs.

 Euthanasie : la plaidoirie contre un « saut mortifère » d’un avocat engagé. Dans un essai sur la fin de vie, l’avocat Erwan Le Morhedec, bien connu de la sphère catholique, se positionne fermement contre l’euthanasie. Une fausse liberté mais une véritable violence, à ses yeux.

« Je refuse de croire que la France soit prête à faire ce saut mortifère entre tous », écrit Erwan Le Morhedec dans l’introduction de son livre, Fin de vie en République (1). Ce « saut mortifère », c’est la légalisation de l’euthanasie. L’ouvrage est né d’un électrochoc : le vote, le 8 avril 2021, par une large majorité des députés, du premier article de la loi dite « Falorni », instituant une aide médicale à mourir. « Le 9 avril 2021 au matin, j’ai compris que je ne pourrais pas me réveiller un jour dans un pays qui administrerait la mort à ses malades comme gage de sa compassion sans en souffrir un divorce profond. »

 Est-ce parce qu’il est avocat, justement ? L’auteur signe un plaidoyer en forme de plaidoirie en s’appliquant à montrer « le coup » que porterait une légalisation de l’aide à mourir « au pacte social français » et ses valeurs de liberté, égalité, fraternité.

Une fausse liberté

Pour cela, il détricote les arguments pro-euthanasie. La France « serait prête », montrent les sondages, estimant que 93 % des Français voudraient qu’on légalise l’euthanasie ? Formulez les questions autrement et « les évidences défaillent », écrit l’auteur, précisant que parmi ceux qui se prononcent, peu connaissent vraiment les dispositions de la loi Claeys-Leonetti encadrant actuellement la fin de vie. Paralysés par l’émotion de cas particuliers tragiques (comme l’affaire Vincent Lambert), confrontés à une alternative réductrice (mourir dans d’atroces souffrances ou rapidement), est-il si étonnant que « nous soyons portés à éliminer dans un même mouvement la souffrance et le souffrant » ?

Autre argument détricoté : choisir sa mort serait une ultime liberté ? Pourtant, est-on libre lorsque l’on est affaibli ? Lorsqu’on dépend des autres ? Lorsqu’on a l’impression que mourir soulagera sa famille ? Est-on libre quand on a mal ? interroge l’auteur, dont l’essai est nourri de rencontres avec des spécialistes des soins palliatifs. Il y a de l’ambivalence dans les demandes de mort, rappelle-t-il. « Je veux mourir », comme « je veux que ça s’arrête », signifient le plus souvent « je ne veux plus souffrir » ou « je ne veux plus vivre… de cette manière-là ». Il plaide donc pour une prise en charge efficace de cette souffrance, où se joue souvent l’accompagnement de fin de vie. L’euthanasie est une liberté fantasmée et une violence véritable, écrit Erwan Le Morhedec. Pour le patient (« elle opprimera les plus faibles, les plus pauvres, les plus seuls »), ses proches, les soignants.

Pour le développement des soins palliatifs

L’auteur s’oppose ensuite à ceux qui estiment que légaliser l’euthanasie serait une mesure égalitaire, en ne réservant plus l’aide médicale à mourir aux seules personnes pouvant aller en Belgique ou en Suisse ; puis aux défenseurs d’une mesure fraternelle, compassionnelle. D’abord, parce que, loin des chiffres brandis par les associations, seule une vingtaine d’étrangers vont mourir en Belgique, chaque année.

Ensuite, parce que la « véritable exigence d’égalité », de fraternité, serait de lutter pour le développement des soins palliatifs et leur accès universel, plaide-t-il. La mesure est certes défendue par les partisans de l’aide à mourir, qui estiment que soins palliatifs et euthanasie ne sont pas incompatibles… Pas si simple, pour Erwan Le Morhedec, qui décrit comment la culture palliative a été « balayée » dans certains pays ayant franchi le pas de la légalisation.

La crainte des dérives

Surtout, l’auteur alerte sur les dérives. Il pointe le modèle belge, si souvent cité en exemple par les députés français. Si le royaume a mis en place une commission de contrôle des actes d’euthanasie, celle-ci semble bien complaisante, comprend-on à la lecture. C’est comme si l’instance, censée agir comme un « filtre » entre les médecins et les autorités judiciaires se comportait davantage comme un « bouclier ».

Bien connu dans les milieux catholiques pour ses interventions et son influence sur les réseaux sociaux (où il porta longtemps le pseudonyme de Koztoujours), Erwan Le Morhedec martèle : c’est en tant que citoyen qu’il s’exprime ici. « Mes arguments n’empruntent rien à la foi », répond-il à qui voudrait le réduire à ses convictions. La fin de vie est simplement le débat qui lui tient probablement « à cœur avec le plus de constance, depuis 25 ans ». L’euthanasie n’a rien pour se parer des couleurs républicaines. « Nous avons un autre chemin à emprunter (…) et c’est encore possible », espère-t-il.

https://www.la-croix.com/Sciences-et-ethique/Euthanasie-plaidoirie-contre-saut-mortifere-dun-avocat-engage-2022-01-06-1201193414

CE PAYS DES HOMMES SANS DIEU, ECRIVAIN FRANÇAIS, JEAN-MARIE ROUART (1943-....), LIVRE, LIVRES, LIVRES - RECENSION, SOCIETE FRANÇAISE

Ce pays des hommes sans Dieu de Jean-Marie Rouart

Ce pays des hommes sans Dieu 

Jean-Marie Rouart

Paris, Bouquins, 2021. 180 pages.

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A contre-courant des idées dominantes, Jean-Marie Rouart fustige les illusions de la laïcité érigée en dogme protecteur face à l’islamisme.

L’islam n’est-il pas d’une certaine façon le révélateur de nos failles et de la fragilité de notre assise morale et philosophique ? À contre-courant de ceux qui se contentent de s’abriter derrière le laïcisme ou le séparatisme pour faire face à la montée de l’islam, Jean-Marie Rouart s’interroge sur nos propres responsabilités dans cette dérive. Ne sommes-nous pas aveuglés par ce que nous sommes devenus ? Consommateurs compulsifs, drogués par un matérialisme sans frein ni horizon, s’acheminant vers une forme de barbarie moderne, ne mésestimons-nous pas nos carences culturelles et nos faiblesses spirituelles ?
C’est moins l’essor de l’islam que l’auteur stigmatise que l’abandon de notre propre modèle de civilisation. Pour lui le véritable défi à relever n’est pas seulement d’ordre religieux, c’est notre civilisation qui est en cause. Rappelant que notre nation s’est constituée autour d’un État, du Livre, de la littérature et d’une religion porteuse de valeurs universelles, il rappelle l’importance de ces piliers de la civilisation chrétienne pour faire contrepoids à d’autres modèles et préserver notre identité. À ses yeux, ce qu’il appelle la  » mystique laïcarde  » n’est qu’une illusoire ligne Maginot contre l’islam. L’athéisme, si respectable soit-il, reste impuissant à remplacer la croyance.
C’est le livre d’un  » chrétien déchiré  » qui a du mal à se reconnaître, comme beaucoup, dans l’Église de l’après-Vatican II. Jean-Marie Rouart refuse de s’avouer vaincu : il s’interroge sur les moyens de conjurer le déclin d’une civilisation d’inspiration chrétienne menacée autant par l’islam que par elle-même.

Biographie

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Romancier, essayiste, biographe, chroniqueur, Jean-Marie Rouart est né en 1943 dans une famille d’artistes peintres. Il a mené une carrière de journaliste successivement au Magazine littéraire , au Figaro , au Quotidien de Paris, au Figaro littéraire et à Paris-Match . Récompensé par de nombreux prix littéraires, dont l’Interallié, le Renaudot et le prix Prince Pierre de Monaco, il a été élu à l’Académie française en 1997. Il a notamment publié aux Éditions Gallimard Une jeunesse à l’ombre de la lumière, Nous ne savons pas aimer, Le scandale, La guerre amoureuse, Napoléon ou La destinée.

JERÔME FOURQUET, L'ARCHIPEL FRANÇAIS, LIVRES - RECENSION, POLITIQUE FRANÇAISE, POLITIQUE FRANCAISE, SOCIETE FRANÇAISE, SOCIOLOGIE

L’Archipel français de Jérôme Fourquet

 

L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée 

Jérôme Fourquet, avec la collaboration de Sylvain Manternach

 

L-archipel-francais-de-Jerome-Fourquet-Prix-du-livre-politique-2019

 

Présentation de l’éditeur

En quelques décennies, tout a changé. La France, à l’heure des gilets jaunes, n’a plus rien à voir avec cette nation une et indivisible structurée par un référentiel culturel commun. Et lorsque l’analyste s’essaie à rendre compte de la dynamique de cette métamorphose, c’est un archipel d’îles s’ignorant les unes les autres qui se dessine sous les yeux fascinés du lecteur.

C’est que le socle de la France d’autrefois, sa matrice catho-républicaine, s’est complètement disloqué. Jérôme Fourquet envisage d’abord les conséquences anthropologiques et culturelles de cette érosion, et il remarque notamment combien notre relation au corps a changé (le développement de pratiques comme le tatouage et l’incinération en témoigne) ainsi que notre rapport à l’animalité (le veganisme en donne la mesure). Mais, plus spectaculaire encore, l’effacement progressif de l’ancienne France sous la pression de la France nouvelle induit un effet d’« archipelisation » de la société tout entière : sécession des élites, autonomisation des catégories populaires, formation d’un réduit catholique, instauration d’une société multiculturelle de fait, dislocation des références culturelles communes (comme l’illustre, par exemple, la spectaculaire diversification des prénoms).

À la lumière de ce bouleversement sans précédent, on comprend mieux la crise que traverse notre système politique : dans ce contexte de fragmentation, l’agrégation des intérêts particuliers au sein de coalitions larges est tout simplement devenue impossible. En témoignent, bien sûr, l’élection présidentielle de 2017 et les suites que l’on sait…

 

Avec de nombreuses cartes, tableaux et graphiques originaux réalisés par Sylvain Manternach, géographe et cartographe.

Jérôme Fourquet est analyste politique, directeur du département Opinion à l’IFOP.

 

Recension dans la Revue Etudes

Armé de sondages et d’enquêtes d’opinion, de cartes, de tableaux et de graphiques en tous genres, Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion à l’Ifop, fait l’état des lieux de la France. À l’en croire, elle est travaillée par un syndrome de division et même, désormais, une «archipelisation» sans remède. C’en est fini de toutes les vieilles divisions binaires, pour une part structurantes, de la République : celles de la France « catho-laïque », des France du Nord et du Sud, de l’Est et de l’Ouest, de droite et de gauche, des France industrielle et rurale, citadine et villageoise, bourgeoise et ouvrière, du centre et de la périphérie, etc. Ou si elles n’ont pas disparu, elles sont désormais enfouies. Partout ont émergé des îles et des îlots qui exhibent surtout leurs différences et des intérêts divergents. Derrière ce qui pourrait s’appeler aussi balkanisation voire « tribalisation » en grands ensembles territoriaux, culturels et autres, opère de surcroît le travail d’émiettement et de dissolution de l’individualisme.

Les causes de la fragmentation sont bien sûr multiples mais, sans vraie surprise, c’est l’effondrement du socle catholique (et finalement, avec lui mais autrement, du socle laïque et républicain) qui reste le fond de ­l’explication. L’affaissement de la pratique religieuse est bien connu, mais Jérôme Fourquet en indique avec justesse des conséquences anthropo­logiques et culturelles invisibles, telles que le tatouage en très forte hausse, la diversification des prénoms (avec l’effondrement du prénom chrétien le plus typique : Marie), la déculpabilisation générale et la permission donnée aux identités et aux expériences sexuelles, à des pratiques comme l’Ivg, etc. Effondrée aussi, bien sûr, l’«Église rouge» (le Parti communiste). Fragmentés, les médias et l’information. En sécession, les élites. Éloignées de la culture et des idéologies communes, les catégories populaires. En hausse, l’hétérogénéité ethnoculturelle. Marqués à la fois par des dynamiques de réislamisation et de «sortie de la religion», les musulmans. Le tout répercuté dans l’école et le tissu urbain. Il est intéressant de noter la place importante – pour l’évolution économique et sociologique – du trafic de stupéfiants (cannabis), dans toutes les villes de France : il enfonce, à cause de l’insécurité, de la pauvreté, de la délinquance, etc., de nombreux quartiers dans la sécession. La fracture sociale s’affiche sans surprise aussi sur la carte scolaire (écoles choisies en fonction de la qualité, de la sécurité, de la non-mixité ethnique, etc.), de même qu’elle se répercute dans les réactions différenciées aux «grands événements» (1983 : affirmation du Front national et marche des Beurs ; 2005 : victoire du « Non » lors du référendum sur le Traité constitutionnel européen, émeutes dans les banlieues ; 2015 : attentats de janvier 2015 contre ­Charlie-Hebdo et l’Hyper Casher de la porte de Vincennes, où tout le monde, loin de là, n’a pas été « Charlie »).

En fin de compte, la présidentielle de 2017 a été le reflet inattendu de ces nouvelles partitions françaises. Chiffres et cartes en mains, Jérôme Fourquet démontre impeccablement comment la dualité droite-gauche a été pratiquement balayée et absorbée par une nouvelle configuration politique. Alors que le Rassemblement (auparavant Front) national avait déjà réuni, sur son programme et ses chefs, la révolte et les ressentiments de la France des «perdants de la mondialisation», Macron a pu, grâce à une série d’événements favorables, fédérer tout l’archipel des «gagnants», du centre-droit à la gauche socialiste, consacrant ainsi un «nouveau clivage de classe[1]», où le niveau d’étude constitue aujourd’hui «la variable la plus discriminante» et explique la «constitution dun bloc libéral-­élitaire». La répartition de ces deux nouvelles entités – grossièrement : un «haut» et un «bas», eux-mêmes divers et fragmentés – se reflète en particulier dans la géographie. Encore ce tableau est-il partiel car, par exemple, Jérôme Fourquet radiographie aussi plus brièvement le devenir des communautés turques, africaines, asiatiques, polonaises et portugaises, tout en faisant le récit de divers émiettements sociologiques et politiques. Curieusement, il insiste peu sur le rôle d’Internet et des réseaux sociaux, sinon pour rappeler leurs délires complotistes et signaler la perte d’influence des grands médias (surtout dans les jeunes générations).

Que tirer de tout cela, qui paraît peu contestable ? La difficulté, bien sûr, de gouverner un pays si fragmenté, où chacun (même les gagnants de la mondialisation) réclame ses droits en ayant peu de souci du «commun». Mais c’est moins la détresse des «perdants», plus ou moins connue et souvent évoquée, qui surprend que la description de la «sécession des élites», de la frange supérieure de la société donc, qui s’est ménagé un entre-soi et se protège culturellement, géographiquement, économiquement… Le livre éclaire donc à la fois sur des aspects «neufs» de l’insurrection des Gilets jaunes (par exemple, le choix de manifester dans les centres-villes cossus, où les vitrines exposent crûment le monde luxueux des riches et leur bien-être) et sur les réactions (hostiles ou favorables) qui les ont accueillis. Mais en lisant Jérôme Fourquet, on comprend aussi que les affinités entre Gilets jaunes et Rassemblement national (et, au contraire, leur surdité aux sirènes de gauche) viennent de loin. Quoi qu’il en soit, on ne voit plus ce qui fait lien, ce qui créerait davantage qu’une coexistence sans communauté de destin (hors de moments brefs de communion nationale et lors d’éphémères triomphes sportifs). L’invocation, comme un mantra, du «vivre-ensemble» n’est que l’envers d’un vide (de même, d’ailleurs, que la fraternisation sur les ronds-points).

Mais si Jérôme Fourquet analyse avec pertinence la défection, essentielle, de l’Église catholique, il est pratiquement silencieux sur celle, concomitante, de sa vieille rivale, la République. Même si les républicains anticléricaux ne le reconnaissent pas, la conflictualité ou la tension entre les deux étaient sources de rivalité et de vitalité civiques. Après tout, on aurait pu imaginer que ce pilier politique survive, avec la Nation. Force est de constater qu’il s’est effondré et que les néo-­républicains du moment semblent brasser du vide, comme si, dans la « catho-laïcité », l’énergie fondatrice restait malgré tout, invisiblement, la tradition chrétienne. En tout cas, la disjonction, depuis les années 1970, entre les deux forces – l’Église et la République laïque[2] –, dans le sens de la résistance au «progrès» de l’individualisation éthique et aux nouveautés «sociétales» ou au contraire du soutien à leur donner, n’y a rien fait : elles sont à terre toutes deux. Jérôme Fourquet ne se risque pas à des prévisions, encore moins à des solutions de sortie de crise : on le comprend. Les religions languissantes peuvent compter sur des «réveils», mais les Républiques ? Sur des révolutions ?

 

[1] - Voir Jérôme Fourquet, Le Nouveau Clivage. Mondialisation, libre-échange, métropolisation, flux migratoires: état des démocraties occidentales, Paris, Cerf, 2018.

 

[2] - Voir Olivier Roy, L’Europe est-elle chrétienne?, Paris, Seuil, 2019.

https://esprit.presse.fr/actualite-des-livres/esprit/l-archipel-francais-naissance-d-une-nation-multiple-et-divisee-jerome-fourquet-avec-la-collaboration-de-sylvain-manternach-42100