BUCHEVWALD (camp de concentration), CAMPS DE CONCENTRATION, FRANCE, GUERRE MONDIALE 1939-1945, HISTOIRE DE FRANCE, LES CHEMINS DE L'AUBE, LIVRE, LIVRES, LIVRES - RECENSION, RESISTANCE FRANÇAISE, RESISTANTS FRANÇAIS, SYVAIN VERGARA (1930-1993), TEMOIGNAGE

Les chemins de l’aube par Sylvain Vergara

Les chemins de l’aube

Sylvain Vergara

Editions Ampelos, 2022. 112 pages

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En 1985, Elie Wiesel écrivait à Sylvain Vergara : « J’ai lu votre manuscrit, je le trouve bouleversant, vibrant de vérité – il faut le publier. » 37 ans plus tard (et 30 ans après la mort de Sylvain Vergara), ce texte est retrouvé et enfin publié. Seul un extrait en avait paru en 1964 dans la revue Esprit. Arrêté en octobre 1943 comme résistant, Sylvain Vergara, âgé de 18 ans, est emprisonné à Fresnes, torturé puis déporté Nacht und Nebel en février 1944. Il est l’un des plus jeunes internés non-juifs de Buchenwald dont il devait être libéré le 11 avril 1945. Marqué à vie par cette épreuve, il n’a rien écrit d’autre que ce témoignage, rédigé au tout début des années 1960 alors qu’il désespérait de faire entendre sa voix. Ce texte évoquera probablement à bien des lecteurs La Nuit de Wiesel ou Si c’est un homme de Primo Levi. Nous avons choisi de le publier « brut », tel qu’il a été écrit, pour que chacun puisse ainsi découvrir librement une « voix » qui mérite de devenir un classique de cette « littérature du témoignage » malheureusement toujours actuelle.

 

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Le livre oublié de Buchenwald

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Portrait de Sylvain Vergara, résistant déporté en Allemagne en 1943. Auteur de l’ouvrage « Les chemins de l’aube ». Bruxelles, le 27 août 2022

Durant des dizaines d’années, Sylvain Vergara, un Français rescapé du camp de concentration allemand, a vainement cherché à publier son témoignage. Après une longue aventure, son texte, d’une grande qualité littéraire, sort de l’ombre grâce à une petite maison d’édition.

« C’était un silence façonné d’opacité et de brouillard, semblable, peut-être, à celui qui cherche une prière et ne sachant plus prier ne trouve que des voyelles inertes. (…) [Il] entourait les pendus que le vent berçait mollement comme une folle heureuse berce ses enfants. » Ces mots nous viennent d’un rescapé du camp de concentration de Buchenwald. Il les avait couchés il y a soixante ans, dans un magnifique texte, le seul qu’il ait écrit, mais il a fallu tout ce temps pour qu’on les découvre enfin. Sylvain Vergara, c’est son nom, y fait briller le rai froid des miradors et résonner la course résignée des détenus jusqu’à la « place d’appel » et la potence, au moment fatal où les haut-parleurs crient leur matricule. Un témoignage posthume d’une grande force, mais aussi un texte dont le destin était pour lui, hélas, une histoire de survie.

Sylvain Vergara arrive à Buchenwald à 19 ans, le 16 mars 1944, catégorie « NN » (« Nacht und Nebel », « nuit et brouillard »), celle réservée aux opposants politiques destinés à être éliminés. Il vient de passer quatre semaines à Neue Bremm, un camp de torture géré par la Gestapo, et quatre mois derrière les barreaux de la prison de Fresnes, près de Paris, où il avait été emmené après son arrestation, le 25 octobre 1943. Après une première « classique » à l’Institut protestant de Glay, un internat du Doubs, il vivait chez ses parents, dans le presbytère parisien de l’Oratoire du Louvre, où son père était pasteur. Sa vie a basculé quand les Allemands l’ont arrêté.

A Buchenwald, c’est l’un des plus jeunes déportés politiques. Un jour, son numéro, le 29 909, cousu sur sa veste, est appelé dans les haut-parleurs. Il se trouve alors à l’infirmerie et comme il délire sous le coup de la fièvre, le kapo le croit assez proche de la mort pour le laisser tranquille. « Neun und zwanzig neun hundert neun », répétera toute sa vie le déporté…

Son poids ne dépasse pas 40 kilos, le 11 avril 1945, quand il quitte ce camp où sont mortes des dizaines de milliers de personnes, fusillées, pendues, brûlées, suicidées. Le 7 mai, il retrouve Paris et ses parents : sa mère, Marcelle, qui fut elle aussi détenue un temps à Fresnes, et son père, Paul, qui chaque dimanche appelait ses paroissiens à déjouer les rafles. Le couple avait monté un réseau de résistance au sein de l’œuvre sociale du temple de l’Oratoire, La Clairière. Le sauvetage d’au moins soixante-trois enfants juifs leur vaudra la médaille des Justes à titre posthume.

 « Syndromes post-traumatiques »

Un jour d’après-guerre, lors d’une dispute, Sylvain lance pourtant à son père : « Tu n’y étais pas. Tu ne peux pas comprendre ! » Naguère turbulent et joyeux, pianiste autodidacte, amoureux de Nerval et des Romantiques, il revient de cet enfer paumé, brisé. « Il faut que tu trouves un travail », gronde son père après un an d’errance. Le jeune homme postule pour un job de « fort des Halles », ces porteurs de carcasses des boucheries du ventre de Paris, raconte sa fille cadette, Anne Vergara, 65 ans. Retoqué : pas assez costaud. Il loupe ensuite un entretien pour une place de majordome. Sylvain le bien nommé n’aime plus que les forêts, les animaux, la nature. Il suit des cours du soir d’horticulture pour travailler à l’INRA, et entraîne Yvonne, une jeune juive néerlandaise recueillie par ses parents après la rafle du Vel d’Hiv, cultiver des glaïeuls et des vers à soie dans un vieux mas cévenol.

Entre déménagements et nouveaux boulots – depuis Buchenwald, Sylvain Vergara n’est plus très doué pour les relations humaines –, un projet de livre mature secrètement. Les six enfants nés après son mariage avec Yvonne, en 1954, s’inquiètent de le voir agité et anxieux, capable de passer en deux secondes du rire au désespoir ou de vous lancer un verre d’eau à la figure pour un mot malvenu. Le soir de Noël, il s’isole sur son lit : « Son meilleur ami avait été pendu le 24 décembre à Buchenwald, explique Anne Vergara. Les syndromes post-traumatiques des anciens déportés n’étaient pas pris en chargeMa mère essayait de nous protéger de ses souvenirs : elle a brûlé les croquis de pendus, dessinés au charbon de bois, que mon père avait rapportés de là-bas. »

Le texte prend forme. Sylvain s’est choisi un double, « Emmanuel », et ordonne son récit autour de silhouettes qui s’émacient autour de lui : une ronde de masques mortuaires aux yeux « agrandis » tels des « billes froides et teintées » ne laissant sourdre aucune angoisse, tant « ils l’avaient dépassée ». Dans les camps, on parle peu, on économise ses mots « pour ne pas fatiguer sa pensée », on évite de ressusciter les souvenirs heureux. Le jeune prisonnier s’interroge sur le « lent abaissement du moi » et sur cette foi qui, en un tel lieu, peut vous perdre. Un jour, un miroir est installé dans les blocks : les détenus décharnés iront y « contempler leur propre déchéance », se disent les nazis. En guise de pied de nez, « Emmanuel » s’adresse « un vrai sourire, chaud comme un soleil d’été ».

Les enfants Vergara revoient encore leur père raturant son texte allongé sur son lit, tandis que leur mère déchiffre ses « pattes de mouche » et tape sur sa petite machine un manuscrit en deux exemplaires, avec du papier carbone. Il tente de raconter cette « démence » qu’on ne peut « pas comprendre », parle pour ceux qui ne sont pas revenus comme son beau-frère Jacques Bruston, résistant gaulliste de la première heure, déporté et exécuté à Mauthausen. « Sans doute voulait-il expulser une partie de ses tourments et cauchemars », ajoute Eric, le benjamin des enfants. Achevé à la fin des années 1950, le récit est baptisé Les Chemins de l’aube et n’attend plus que d’être publié.

 « Textes apparemment sans gloire »

Mais les éditeurs en ont déjà fini avec les témoignages des camps. L’historienne Annette Wieviorka a détaillé dans ses travaux l’effondrement éditorial de tels récits dès la seconde moitié des années 1940, jusqu’aux années 1974-1975. « Deux ans après la guerre, des auteurs rescapés soulignent déjà dans leurs préfaces qu’ils ont eu le plus grand mal à trouver un éditeur ou s’excusent que le genre de livres qu’ils proposent ne soit guère vendeur », explique l’historien Laurent Joly, qui, en 2016, a analysé avec sa collègue Françoise Passera, de l’université de Caen, les témoignages en tout genre sur la France des années noires. « Dès la fin des années 1940, l’édition préfère les récits d’aventure – un témoignage héroïque d’aviateur ou de marin – à ceux d’anciens rescapés et à la littérature du martyrologe. »

Les mois passent. Personne ne téléphone. Sylvain Vergara a tenté de décrire l’indicible, accroché son récit à la littérature, banni les bons sentiments, mais tout le monde s’en fiche. Cette indifférence le crucifie – c’est comme si on ne le croyait pas. « Il nous demandait de mettre “déporté” sur le carnet scolaire, à côté de “profession du père” », témoigne Inès, une autre de ses filles. Sous ses cheveux en bataille, ses yeux retrouvent un peu de leur éclat bleu quand, en 1964, la revue Esprit choisit, pour célébrer les 20 ans de la Résistance, de clore un numéro spécial avec quelques « textes apparemment sans gloire » et publie les dernières pages de son manuscrit sous le titre : « Dernier jour de Buchenwald ». Vergara croit cette fois son livre lancé. Mais non.

« Je me souviens de lui dans son fauteuil club en cuir, de ses sanglots et de ses larmes qui coulaient », raconte encore Inès Vergara. Il doit rejoindre une clinique spécialisée dans les dépressions. L’ami d’une amie, Charles Salzmann, intime et ancien conseiller de François Mitterrand, lui fait rencontrer en 1985 Elie Wiesel, futur Prix Nobel de la paix. Sylvain lui confie une copie de son récit. « Il faut publier » ce texte « bouleversant », écrit Wiesel de l’université de Boston, où il enseigne. Ce rescapé de la Shoah est lui-même l’auteur d’un livre sur sa déportation à Auschwitz et Buchenwald, La Nuit, un best-seller.

Pour Vergara, l’espoir se lève enfin. Plusieurs lettres suivent, pendant quatre ans : « J’attends toujours la parution de votre livre, insiste Wiesel. Je vais tout faire pour qu’il soit lu. » Rien, toujours rien. En 1989, une très ancienne paroissienne de son père, décidée à sauver le texte de l’oubli, en fait publier quelques dizaines à compte d’auteur, sous une couverture pâle. « De toute façon, ça finira au pilon », soupire Sylvain, qui brûle lui-même, deux ans plus tard, ce qu’il croit être les derniers exemplaires, avant de mourir à Nîmes, un jour de l’hiver 1993.

Quand, fin 2021, Denis Faure, animateur des Cahiers du Centre de généalogie protestante, arrive chez les enfants Vergara, c’est d’abord pour parler du grand-père, le pasteur, le Juste, et de son réseau, La Clairière, qui servait en 1943 d’« adresse » et de lieu de réunion à Daniel Cordier et au secrétariat du Conseil national de la Résistance. Denis Faure finit d’explorer l’arbre généalogique familial lorsque Anne Vergara lui lance : « Au fait… Mon père a écrit un récit de déportation. Je vous en offre un. » Le manuscrit original a disparu, comme les deux doubles tapés à la machine, mais quelques exemplaires imprimés ont échappé à l’autodafé.

 Epopée héroïque

  1. Faure et son épouse sont saisis par « l’assemblage de scènes qui font comme de petites nouvelles et dessinent une série d’amitiés ». Au fil des pages défilent ainsi l’Espagnol « Santamaria », dont la mort persuade le jeune déporté que, pour survivre, il faut « abolir ses souvenirs », surtout les bons, ou« Léon » (Léon Cardin, un médecin belge rescapé), qui fait brûler le pain du gamin pour guérir sa dysenterie avec ce charbon de bois. En décembre 2021, le texte est transmis à Eric Peyrard, le fondateur d’une petite maison d’édition, Ampelos, spécialisée dans les figures et l’histoire protestantes. Sans hésiter, il fait saisir Les Chemins de l’aube pour le publier dès que possible. Et c’est ainsi que paraissent, ce jeudi 1er septembre, malheureusement sans introduction ni notes, les 112 pages signées Sylvain Vergara.

Poussée par Denis Faure, sa fille Anne a entre-temps réclamé son dossier militaire. Elle l’a reçu en mars, au moment du décès de sa mère. Dans la chemise brune envoyée par le ministère des anciens combattants figuraient la carte de déporté politique de Sylvain Vergara (1945), mais aussi les témoignages joints dans les années 1950 à sa demande de carte de « déporté résistant » (on les estime à 42 000, dont 23 000 seulement ont survécu). Sylvain Vergara, gaulliste convaincu, tenait beaucoup à ce statut, qu’il avait fini par obtenir en 1971.

« N’ayant pu trouver [Paul] Vergara, la Gestapo emmène son fils en otage », écrit, le 29 novembre 1945, le bras droit de Jean Moulin, Daniel Cordier, dans une attestation. De fait, la famille a toujours pensé qu’il était tombé au nom du réseau de La Clairière. Mais dans le dossier brun, des lettres un peu plus tardives d’anciens professeurs ou d’étudiants de l’Institut protestant de Glay attestent de l’appartenance du jeune Sylvain à un tout autre réseau de résistance, celui monté par les responsables de cet internat du Doubs.

« Pour nous, c’est une découverte, dit Anne Vergara. Les Allemands ont sans doute compris à Fresnes que mon père était membre de ce groupe du Doubs, et c’est pour cette raison qu’il a été envoyé à Buchenwald. Avec mes frères et sœurs, il nous revient maintenant qu’il évoquait des souvenirs de sabotage de trains avec des cheminots alors qu’il était lycéen… » Cette épopée-là, héroïque, aurait peut-être plu aux éditeurs. Mais, pour Sylvain Vergara, seul comptait son récit sur Buchenwald, ce livre qu’il s’était résigné à avoir écrit pour rien quand il s’est éteint.

Archives de la famille Vergara. Bruxelles, le 27 août 2022
Archives de la famille Vergara. Bruxelles, le 27 août 2022

Source Le Monde

 https://infojmoderne.com/2022/09/03/le-livre-oublie-de-buchenwald/

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Guerre de Louis-Ferdinand Céline

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Guerre 

Louis-Ferdinand Céline ; sous la direction de Pascal Fouché

Paris, Gallimard, 2022. 192 pages

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Parmi les manuscrits de Louis-Ferdinand Céline récemment retrouvés figurait une liasse de deux cent cinquante feuillets révélant un roman dont l’action se situe dans les Flandres durant la Grande Guerre. Avec la transcription de ce manuscrit de premier jet, écrit quelque deux ans après la parution de Voyage au bout de la nuit (1932), une pièce capitale de l’œuvre  de l’écrivain est mise au jour. Car Céline, entre récit autobiographique et œuvre  d’imagination, y lève le voile sur l’expérience centrale de son existence : le traumatisme physique et moral du front, dans l' »abattoir international en folie ». On y suit la convalescence du brigadier Ferdinand depuis le moment où, gravement blessé, il reprend conscience sur le champ de bataille jusqu’à son départ pour Londres. À l’hôpital de Peurdu-sur-la-lys, objet de toutes les attentions d’une infirmière entreprenante, Ferdinand, s’étant lié d’amitié au souteneur Bébert, trompe la mort et s’affranchit du destin qui lui était jusqu’alors promis. Ce temps brutal de la désillusion et de la prise de conscience, que l’auteur n’avait jamais abordé sous la forme d’un récit littéraire autonome, apparaît ici dans sa lumière la plus crue. Vingt ans après 14, le passé, « toujours saoul d’oubli », prend des « petites mélodies en route qu’on lui demandait pas ». Mais il reste vivant, à jamais inoubliable, et Guerre en témoigne tout autant que la suite de l’oeuvre de Céline.

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  A la découverte d’autres oeuvres de Céline 

                                                                     

Lettres à la N.R.F / 1913-1961

Louis-Ferdinand Céline

Paris, Gallimard/Poche, 2011. 256 pages

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Quatrième de couverture

Mon cher Éditeur et ami, Je crois qu’il va être temps de nous lier par un autre contrat, pour mon prochain roman « RIGODON »… dans les termes du précédent sauf la somme – 1 500 NF au lieu de 1 000 – sinon je loue, moi aussi, un tracteur et vais défoncer la NRF, er pars saboter tous les bachots ! Qu’on se le dise ! Bien amicalement votre Destouches De l’envoi du manuscrit de Voyage au bout de la nuit en 1931 à cette dernière missive adressée la veille de sa mort, ce volume regroupe plus de deux cents lettres de l’auteur aux Éditions Gallimard et réponses de ses interlocuteurs. Autant d’échanges amicaux parfois, virulents souvent, truculents toujours de l’écrivain avec Gaston Gallimard, Jean Paulhan « L’Anémone Languide » et Roger Nimier, entre autres personnages de cette « grande partouze des vanités » qu’est la littérature selon Céline.

De l’envoi du manuscrit de Voyage au bout de la nuit en 1931 à cette dernière missive adressée la veille de sa mort, ce volume regroupe plus de deux cents lettres de l’auteur aux Éditions Gallimard et réponses de ses interlocuteurs. Autant d’échanges amicaux parfois, virulents souvent, truculents toujours de l’écrivain avec Gaston Gallimard, Jean Paulhan «L’Anémone Languide» et Roger Nimier, entre autres personnages de cette «grande partouze des vanités» qu’est la littérature selon Céline.

Voyage au bout de la nuit

Louis-Ferdinad Céline

Paris, Folio, 1972. 505 pages

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Description du produit

Roman picaresque, roman d’initiation, Voyage au bout de la nuit, signé Louis-Ferdinand Céline, Louis Destouches de son vrai nom, a été récompensé par le prix Renaudot en 1932. À la suite d’un défilé militaire, Ferdinand Bardamu s’engage dans un régiment. Plongé dans la Grande Guerre, il fait l’expérience de l’horreur et rencontre Robinson, qu’il retrouvera tout au long de ses aventures. Blessé, rapatrié, il vit le conflit depuis l’arrière, partagé entre les conquêtes féminines et les crises de folie. Réformé, il s’embarque pour l’Afrique, travaille dans une compagnie coloniale. Malade, il gagne les États-Unis, rencontre Molly, prostituée au grand cœur à Detroit tandis qu’il est ouvrier à la chaîne. De retour en France, médecin, installé dans un dispensaire de banlieue, il est confronté au tout-venant sordide de la misère, en même temps qu’il rencontre ici et là des êtres sublimes de générosité, de délicatesse infinie, « une gaieté pour l’univers »…
Epopée antimilitariste, anticolonialiste et anticapitaliste, somme de toutes les expériences de l’auteur, Voyage au bout de la nuit est peuplé de pauvres hères brinquebalés dans un monde où l’horreur le dispute à l’absurde. Mais, au bout de cette nuit, le voyage ne manque ni de drôlerie, ni de personnages fringants, de beautés féminines « en route pour l’infini ». Texte essentiel de la littérature du XXe siècle, il est émaillé d’aphorismes cinglants, dynamité par des expressions familières, argotiques, et un éclatement de la syntaxe qui a fait la réputation de Céline. –Céline Darner

Bardamu, qu’il me fait alors gravement et un peu triste, nos pères nous valaient bien, n’en dis pas de mal!… – T’as raison, Arthur, pour ça t’as raison! Haineux et dociles, violés, volés, étripés et couillons toujours, ils nous valaient bien! Tu peux le dire! Nous ne changeons pas! Ni de chaussettes, ni de maîtres, ni d’opinions, ou bien si tard, que ça n’en vaut plus la peine. On est nés fidèles, on en crève nous autres! Soldats gratuits, héros pour tout le monde et singes parlants, mots qui souffrent, on est nous les mignons du Roi Misère. C’est lui qui nous possède! Quand on est pas sage, il serre… On a ses doigts autour du cou, toujours, ça gêne pour parler, faut faire bien attention si on tient à pouvoir manger… Pour des riens, il vous étrangle… C’est pas une vie… – Il y a l’amour, Bardamu! – Arthur, l’amour c’est l’infini mis à la portée des caniches et j’ai ma dignité moi! que je lui réponds.      Rigodon

Docteur, vite !… vous devez vous douter… toute cette gare ici n’est qu’un piège… tous ces gens des trains sont à liquider… ils sont de trop… vous aussi vous êtes de trop… moi aussi… – Comment savez-vous ? – Docteur, je vous expliquerai plus tard… maintenant il faut vous attendre… vite !… ça sera fait cette nuit… – Pourquoi ? – Parce qu’ils n’ont plus de places dans les camps… et plus de nourriture… et que dehors ça se sait… 

D’un château l’autre

Louis-Ferdinand Céline

Paris, Folio, 1976. 439 pages

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En 1932, avec le Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline s’imposait d’emblée comme un des grands novateurs de notre temps. Le Voyage était traduit dans le monde entier et de nombreux écrivains ont reconnu ce qu’ils devaient à Céline, de Henry Miller à Marcel Aymé, de Sartre à Jacques Perret, de Simenon à Félicien Marceau. D’un château l’autre pourrait s’intituler «le bout de la nuit». Les châteaux dont parle Céline sont en effet douloureux, agités de spectres qui se nomment la Guerre, la Haine, la Misère. Céline s’y montre trois fois châtelain : à Sigmaringen en compagnie du maréchal Pétain et de ses ministres ; au Danemark où il demeure dix-huit mois dans un cachot, puis quelques années dans une ferme délabrée ; enfin à Meudon où sa clientèle de médecin se réduit à quelques pauvres, aussi miséreux que lui.

Louis Ferdinand Destouches, dit Louis-Ferdinand Céline

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Écrivain français (Courbevoie 1894-Meudon 1961).

INTRODUCTION

Le meilleur moyen de connaître la première partie de la vie de Louis Ferdinand Destouches, dit Céline, de sa naissance, le 27 mai 1894 à Courbevoie jusqu’à son entrée en guerre en 1914, est encore de lire Mort à crédit. L’univers de tout petits employés, tout petits commerçants, les déménagements incessants, le Paris insalubre du début du xxe s., le Paris populaire aussi : tout le roman rend un compte à la fois exact et transfiguré de l’enfance et de l’adolescence de l’écrivain.

UN PETIT-BOURGEOIS PROLÉTARISÉ

Comme dans le roman, ses parents évoluent dans une frange étroite entre petite bourgeoisie et prolétariat. Les adresses successives, à Courbevoie, puis à Paris, rue de Babylone ou passage Choiseul, l’école communale de la rue d’Argenteuil, qui amène le futur Céline jusqu’au certificat d’études (1907), témoignent d’un vrai enracinement plébéien dont l’écrivain se fera gloire toute sa vie, non en se voulant populaire, mais en réinventant la langue du peuple – un pari que seul Rabelais avant lui avait osé, et perdu.

De 1907 à 1910, Louis Ferdinand est mis en pension, en Allemagne d’abord, puis en Angleterre – il en gardera une grande aisance dans les deux langues. Revenu à Paris en 1910, il entre en apprentissage dans une boutique de bonneterie, puis dans une joaillerie. Devant la perspective d’une future carrière de boutiquier, il préfère devancer l’appel : jeune homme robuste, très grand (1 m 90), il s’engage en 1912 au 12e régiment de cuirassiers de Rambouillet (son roman Casse-pipe en racontera les épisodes les plus marquants, mais il faudra attendre la publication posthume des Carnets du cuirassier Destouches, qu’il entreprend alors d’écrire, pour avoir une idée précise à la fois de sa vie de caserne et des premiers essais littéraires de celui qui n’est pas encore Céline.

L’INVENTION D’UN DESTIN

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Louis-Ferdinand Céline en 1914

La Première Guerre mondiale trouve L. F. Destouches déjà maréchal des logis. Volontaire pour une mission dangereuse, il est blessé au bras, cité à l’ordre du régiment, décoré de la médaille militaire et de la croix de guerre, et on le représente, chargeant sous la mitraille, dans l’Illustré national (octobre 1914). Il ne sera pas pour autant dupe de l’héroïsme guerrier. Le début du Voyage donne son sentiment sur la guerre, et il ne cessera d’en évoquer l’horreur :« Des semaines de 14 sous les averses visqueuses, dans cette boue atroce et ce sang et cette merde et cette connerie des hommes, je ne me remettrai pas. » Ni des chœurs patriotiques :« La guerre commence à me faire l’effet d’une ignoble tragédie, sur laquelle le rideau s’abaisserait et se relèverait sans cesse, devant un public rassasié », écrit-il à son amie Simone Saintu. Et encore :« On a pratiqué dernièrement de nombreuses injections à la tricolorine. » Il pousse plus loin son analyse, et, paraphrasant Gobineau, qui en 1870 voyait un conflit de Latins contre Germains, il écrit à son père :« Je crois discerner dans cela ce que j’ai toujours vu dans les luttes de races, le passé se défendant contre l’avenir. ».

Affecté au consulat de France à Londres, il est finalement réformé l’année suivante. Il se marie, sous le nom à particule de Des Touches, avec Suzanne Nebout (mais ce mariage ne sera pas enregistré par le consulat de Londres), et s’embarque peu après (mai 1916) pour l’Afrique-Occidentale française, où il gère la plantation de Bikobimbo (Cameroun). Rentré à Paris, il reprend ses études, passe le baccalauréat, se remarie – pour de bon cette fois – avec Édith Follet (1919) et s’inscrit à la faculté de médecine de Rennes. Il réussit brillamment tous ses examens, revient à Paris et y soutient sa thèse, sur la vie et l’œuvre d’Ignác Fülöp Semmelweis, un obstétricien hongrois en butte à l’hostilité des corps constitués pour avoir compris, avant tout le monde, que l’hôpital pouvait tuer – en particulier les parturientes accouchant dans de mauvaises conditions d’hygiène. Semmelweis, qui a eu l’intuition des microbes, mourra fou ; le docteur Destouches fait de sa thèse un pamphlet virulent contre tous les académismes, et un fascinant duel entre la vie et la mort. Assez logiquement, il explique l’échec de Semmelweis par l’excès de « principe mâle » qui régissait le xixe s. :« Les femmes, patientes, plus subtiles, moins logiques, plus mystiques, en somme plus vivantes, sortiront du silence et nous conduiront à leur tour avec plus de bonheur, peut-être, sur un autre chemin. » Son époque le dégoûte, et la défaite de Poincaré aux élections de 1924 face au Cartel des gauches n’amène qu’un commentaire :« Je croyais connaître la stupidité humaine et sa malfaisance, mais décidément, elle est sans bornes. » Et d’affirmer (dans un rapport médical) :« Une porcherie tenue comme une république aurait fait faillite depuis longtemps. ».

C’est également l’époque où il invente son image de fils de dentellière, besogneux, parvenu à la force du poignet, et médecin des pauvres par vocation. Il abandonne ses essais de particule et annonce :« Je suis né peuple et les aisances de la vie veloutée n’entament point ma constitution décidément plébéienne. » Il peaufinera cette image après le succès du Voyage, multipliant les interviews, affirmant sans trêve :« Je suis du peuple, du vrai » (Paris-Soir) ;« Le jour je travaille pour gagner ma croûte, celle de ma mère et de mes deux gosses » (l’Intransigeant). Une lettre de l’époque prouve assez qu’il s’agit là d’un discours très concerté :« Le monstre poursuit sa course de façon tout à fait inattendue. La critique déconne, je suis le phénomène et il s’agit de faire le pitre, c’est dans mes cordes vous le savez. Bientôt ils danseront la danse du scalp autour de mon poteau. Mentir raconter n’importe quoi tout est là. ».

LE MÉDECIN DES PAUVRES

Il devient le collaborateur du docteur Rajchmann (le Yudenzweck de l’Église, le Yubelblat de Bagatelles pour un massacre – prototype du médecin juif qui hantera Céline), et travaille sous sa direction pour la Société des Nations, à laquelle l’a détaché la Fondation Rockefeller, à Genève et aux États-Unis. Le Voyage au bout de la nuit transposera une grande partie de cette expérience, même si Céline y dilate le temps de Destouches : Bardamu passe quatre ans à Detroit, Destouches y est resté 24 heures.

Son activité professionnelle a sans doute eu une grande importance sur la formation de sa pensée, en particulier pour ce qui est de la justification « scientifique » de ses délires raciaux : « En Europe, écrit-il dans un rapport, ce sera bientôt un problème de vitalité, d’une plus grande vitalité. Individuelle et collective, un problème de beauté en définitive qui se posera devant l’hygiène. Si nous voulons examiner les choses de plus loin à présent, il est évident, incontestable que les foules tchécoslovaques, la masse allemande par exemple sont bien mieux foutues physiquement et peut-être moralement que la foule française. » On n’est pas très loin de la Lebenskraft, la force vitale au cœur des doctrines nazies, qui s’appuieront volontiers d’ailleurs sur un programme « hygiéniste » qui veut des aryens beaux et sains (que célébrera Leni Riefenstahl, dans le film les Dieux du stade). La « beauté propre » est au centre de la solution. Les relations cordiales de Céline avec Élie Faure, l’auteur célébré d’une monumentale Histoire de l’art, découlent des mêmes sentiments – Céline a lu les Trois Gouttes de sang et la Découverte de l’archipel, de Faure, qui, dans la tradition de Gobineau, théorise les rapports de la biologie et de la création artistique. Céline n’a pas le racisme d’Hitler (il se targue de n’avoir pas lu Mein Kampf) ni même celui de la tradition française héritée de Drumont (la Question juive, 1885). Il remarque lui-même que son modèle lointain, Gobineau (Essai sur l’inégalité des races humaines remonte au milieu du xixe s.), est philosémite (Carlo Rim rapporte que Céline aurait dit, dans une boutade :« Rassurez-vous, je ne suis pas assez bête pour être antisémite. Je suis anti tout, voilà tout »). Hitler et Drumont, pour Céline, ne voient pas plus loin que le bout de leur nation. Céline, lui, a le racisme planétaire.

L’INVENTION D’UNE LANGUE

  1. F. Destouches retourne en mission en Afrique-Occidentale française, divorce, fréquente une danseuse américaine, Elisabeth Craig, et rédigel’Église (1926), une pièce de théâtre virulente, avant-goût de son œuvre future. Le héros, le docteur Bardamu, a une expérience proche de celle de Céline. Gallimard refuse le texte (et également la Vie et l’œuvre d’Ignác Fülöp Semmelweis).

Destouches ouvre un cabinet à Clichy, un quartier très populaire. Il exerce son métier de médecin social hygiéniste avec un grand sérieux et publie diverses études médicales (À propos du service sanitaire des usines Ford à Detroit, dont on retrouve l’ambiance dans le Voyage). Il travaille beaucoup, alternant cabinet et vacations au dispensaire de Clichy, et s’installe rue Lepic, dans le XVIIIe montmartrois. Cet environnement, les amis qu’il y fréquente (le peintre Gen Paul, l’acteur Le Vigan, ou Marcel Aymé) sont pour lui d’une importance primordiale. Avec Gen Paul, il ne communique qu’en argot – comme s’il cherchait à s’affranchir du troupeau. Dans une interview tardive (1958) sur Rabelais, Céline note que Rabelais a « raté son coup » : le vainqueur, c’est Amyot, le si correct traducteur de Plutarque.« Les gens veulent toujours et encore de l’Amyot, du style académique, duhamélien. Ça, c’est écrire de la merde : du langage figé […] Rabelais a vraiment voulu une langue extraordinaire et riche. Mais les autres, tous, ils l’ont émasculée cette langue, pour la rendre duhamélienne, giralducienne et mauriacienne […] J’ai eu dans ma vie le même vice que Rabelais. J’ai passé mon temps à me mettre dans des situations désespérées. Je me suis rendu soigneusement odieux. Comme lui, je n’ai donc rien à attendre des autres. J’ai qu’à attendre des glaviots de tout le monde. » Ce qui caractérise la langue de Céline, c’est effectivement son aspect oral recomposé – et son oral, c’est encore de l’écrit. Dans l’usage de l’argot, de l’obscénité, il y a un projet de déboulonnage de la langue littéraire classique, et d’enrichissement de la langue populaire. Bien mieux que Hugo, Céline a voulu mettre un bonnet rouge au dictionnaire. Son style, fait d’interjections, de suspens, d’anacoluthes, est la transcription de l’oral d’un rhétoricien dément. Tout chez Céline est concerté pour donner l’illusion la plus parfaite de l’improvisation absolue. À la fin de sa vie, Destouches finit par parler comme Céline : il avait toujours vécu dans la dualité, le style lui permettait d’unifier ses divers Moi.

En 1930, L. F. Destouches voyage en Allemagne et en Scandinavie, puis en Europe centrale, et rédige le Voyage au bout de la nuit, que Gallimard hésite à publier, et qui sort finalement chez Denoël (1932), sous le nom de Céline – en fait, le prénom de sa grand-mère maternelle. Deux mois plus tard, après un débat sanglant entre jurés du Goncourt, le roman obtient le prix Renaudot.

Le succès est immédiat. Simone de Beauvoir raconte, dans la Force de l’âge, son admiration et celle de Sartre – tous deux savent par cœur de longs passages du Voyage, et en 1937, l’auteur de la Nausée fera précéder son roman d’une épigraphe tirée de l’Église. Celui que Céline appellera plus tard l’« avorton » a professé très tôt une grande admiration pour l’œuvre, sinon pour les idées de Céline.

DES MALENTENDUS SAVAMMENT ENTRETENUS

Le roman est susceptible de plusieurs lectures : des anarcho-gauchistes peuvent s’y retrouver ; Céline se vantera d’avoir écrit le seul roman communiste, et Aragon et Elsa Triolet s’empressent d’ailleurs de traduire en russe cette « encyclopédie du capitalisme agonisant », comme l’écrit Anissimov, le préfacier soviétique (Céline n’a d’ailleurs pas de préventions à cette époque contre les communistes : il signe l’appel lancé par Barbusse dans le Monde en faveur de Dimitrov et des Bulgares faussement impliqués dans l’incendie du Reichstag) ; des « pré-existentialistes » se retrouvent encore plus dans le Voyage, et des racistes aussi certainement. Il suffit d’imaginer que tous les personnages du roman (et non le seul Bardamu) sont des représentations de Céline – qui, dans ses œuvres de fiction, n’a presque toujours fait qu’aligner, sous des métamorphoses permanentes, un monologue ininterrompu. Ce que raconte ce monologue est d’une désespérance totale – le Voyage, c’est le roman des déceptions, le premier roman des antihéros, des horizons bouchés :« Quant aux malades, aux clients, je n’avais point d’illusion sur leur compte. Ils ne seraient dans un autre quartier ni moins rapaces, ni moins bouchés, ni moins lâches que ceux d’ici. Le même pinard, le même cinéma, les mêmes ragots sportifs, la même soumission enthousiaste aux besoins naturels, de la gueule et du cul, en referaient là-bas comme ici la même horde lourde, bouseuse, titubante d’un bobard à l’autre, hâblarde toujours, trafiqueuse, malveillante, agressive entre deux paniques. » La traduction « médicale » de cette charge littéraire, c’est que tout dépend du biologique : Céline est le traducteur des convictions de Destouches. Aux considérations biologiques se mêlent des réflexions idéologiques. Et quand on demande à l’auteur de quoi il retourne, il répond :« Le fond de l’histoire ? Personne ne l’a compris. Ni mon éditeur, ni les critiques, ni personne. Vous non plus ! Le voilà ! C’est l’amour dont nous osons parler encore dans cet enfer, comme si l’on pouvait composer des quatrains dans un abattoir. L’amour impossible aujourd’hui. » Ce même amour qu’il définit dans le Voyage comme« l’infini mis à la portée des caniches » …

Tout cela prouve assez que Céline, en rédigeant le Voyage, n’a pas seulement l’intention de rivaliser avec Henri Poulaille ou Eugène Dabit, en réalisant un chef-d’œuvre populiste de plus. Les réactions de la critique, extrémistes, prouvent assez la profondeur du livre. « Scatologie » dans Candide, « images fécales », « idiome fétide et truqué » dans le Figaro – mais les journaux de gauche sont favorables : Céline peut-il être rangé sous une bannière ? On ne peut oublier que Léon Daudet, le représentant le plus pur de l’extrême droite, le défend bec et ongles dans l’Action française, puis dans Candide : après avoir vainement voté pour lui au Goncourt, il est aussi le premier d’une longue série à comparer Céline à Rabelais. À lui seul Céline répond pour le remercier, et préciser :« Je ne me réjouis que dans le grotesque aux confins de la mort. Tout le reste m’est vain. » Un article tardif de Brasillach, en 1943, montre assez que tout Céline est déjà dans ce premier roman :« Le Voyage est un acte d’accusation total, et la suite des œuvres de Céline n’est qu’une suite d’accusations fragmentaires contre le Juif, contre la société, contre l’Armée, contre Moscou, contre la République bourgeoise », concluant :« Céline a commencé avec le Voyage la sombre vitupération d’un univers sans Dieu et ce faisant il a prédit d’avance les catastrophes inscrites dans le ciel au-dessus de l’édifice vermoulu. ».

PREMIERS DÉLIRES

Voilà Céline lancé. Dans la foulée, Denoël publie l’Église. Si le Canard enchaîné regrette que la pièce ne soit pas jouée, Jean Prévost est le premier à souligner qu’elle comporte « une bonne dose d’antisémitisme ». Amateur de polémiques, Céline publie dans Candide une postface au Voyage fort virulente. Il sillonne l’Europe, accumule les aventures, repart pour les États-Unis, rompt avec Élisabeth Craig, rentre avec une autre danseuse, Karen-Marie Jansen (1934). Il est à Vienne avec Cillie Pam, à Anvers avec Évelyne Pollet, à Londres avec Lucienne Delforge. Rentre à Paris pour y rencontrer Lucette Almanzor, elle aussi danseuse – et rédige, cependant, Mort à crédit, qui paraît chez Denoël en 1936.

La critique « a été immonde, droite ou gauche, je fais l’union et le summum de la haine envieuse aveugle de la hargne fumière. » Céline serait allé trop loin dans l’ordure. Aussi bien Brasillach dans l’Action française que Nizan dans l’Humanité accablent le roman – au nom des idées à gauche, au nom de la langue (une « rhétorique-peuple ») à droite. Céline, qui espérait tirer quelque argent de son livre (il sera toute sa vie obsédé par la peur de « manquer »), réagit dans la surenchère. Il écrit au Figaro, qui l’a éreinté :« La langue des romans habituels est morte, syntaxe morte, tout mort. Les miens mourront aussi, bientôt sans doute. Mais ils auront eu la petite supériorité sur tant d’autres, ils auront pendant un an, pendant un mois, un jour, vécu. ».

Céline part passer l’été en U.R.S.S. (« Je suis revenu de Russie, quelle horreur ! quel bluff ignoble ! Quelle sale stupide histoire ! Comme tout cela est grotesque, théorique, criminel ! »). Il en parle dans Mea culpa, qui paraît le 30 décembre 1936 (augmenté de la Vie de Semmelweis) : pour le coup, dans le contexte du Front populaire, cette critique violente des Soviets est un grand succès. 1937 le voit errer de New York aux îles Anglo-Normandes, et rédiger Bagatelles pour un massacre, pamphlet antisémite ultraviolent – grand succès dans la France de l’avant-guerre.

Bagatelles est la suite de Mea culpa – une réaction à l’échec de Mort à crédit, et à la dévaluation du franc qui a fait fondre son « magot ». À ce qu’il voit comme une suite de déboires, Céline trouve un responsable : le Juif. En fait, il ne fait qu’appliquer à un cas particulier les théories raciales qui sont les siennes depuis plus de quinze ans.

Le livre est construit sur une série d’oppositions binaires : Céline/le monde, vrai/faux raffinement, spontanéité/faux-semblants, etc. Céline y reprend ses attaques contre l’U.R.S.S. : Moscou-la-Youtre, le communisme comme « gigantesque stavisquerie » (l’affaire Stavisky, célèbre escroc, avait fait couler beaucoup d’encre, et alimenté la veine antisémite). Moscou et Hollywood, même combat. Dans un délire verbal fortement orchestré, Céline règle des comptes avec toute la littérature,  ne décernant de satisfecit qu’à Malraux, Simenon, Marcel Aymé, Élie Faure, Mac Orlan, Morand et Dabit.

Le succès est immense. Lucien Rebatet raconte dans les Décombres (1942) son ravissement – au moment où l’expérience socialiste au pouvoir échoue. Même des journaux de gauche font chorus, insistant sur le pacifisme de Céline, qui transparaît clairement dans Bagatelles, mettant entre parenthèses, par un singulier aveuglement, tout le contenu antisémite. À vrai dire, les imprécations racistes de Céline choquent moins à l’époque qu’elles ne le feraient actuellement, si le livre était réédité (Céline ne l’a pas souhaité de son vivant, et ses ayants droit respectent son interdit, ce qui les dispense d’avoir à prendre une décision). La France d’avant-guerre prête volontiers l’oreille à un discours issu d’une longue tradition, que la présence de Léon Blum a remis au goût du jour à droite.

L’écrivain profite de ses droits d’auteur pour reconstituer son « magot » – achetant cette fois de l’or, que, pour plus de sûreté, il place au Danemark. Ces lingots, il les appelle « les enfants ».

Le racisme est devenu son fonds de commerce. Céline récidive l’année suivante avec l’École des cadavres, complément à Bagatelles. Il s’y découvre une nouvelle tête de Turc, inattendue à cette date : le maréchal Pétain. Mais l’essentiel du livre est l’affirmation sans ambiguïté des positions raciales de l’auteur. 

Le livre est publié au moment où, en Allemagne, la « Nuit de cristal » donne le signal des persécutions antisémites majeures, et où de nombreux réfugiés, venus en France, ont infléchi par leurs récits l’opinion publique. Mal reçu par le lecteur de base, Céline arrive à se brouiller avec les cercles antisémites traditionnels – par exemple celui animé par Darquier de Pellepoix. Céline s’isole encore plus avec l’École des cadavres, parce qu’au fond pour lui l’antisémitisme est anecdotique – il n’est qu’une métaphore du nécessaire racisme universel, eugéniste (« une mystique biologique », dit-il), un simple levier pour agir sur les masses.

UN « COLLABO » QUI HAIT PÉTAIN, UN RACISTE QUI MÉPRISE HITLER

Le livre est un échec, d’autant plus que Denoël, après un procès en diffamation perdu, doit retirer les volumes de la vente. Céline se lance dans un débat polémique tous azimuts avec les journaux engagés de l’époque, de droite et de gauche (le Merlele Canard enchaînél’HumanitéJe suis partoutCe soirle Droit de vivre).

D’aucuns crient à la trahison : en fait, Céline est remarquablement constant dans ses idées. Raciste il était, raciste il demeure – il ne se contente pas d’être antisémite selon la mode du temps, mais il est raciste « biologiquement », persuadé que l’Histoire n’est que l’histoire des rivalités des races les unes contre les autres.

Professionnellement, après un intermède comme médecin à bord d’un navire, Destouches est nommé au dispensaire de Sartrouville. Il part avec ses collègues pendant l’exode, et revient dans la banlieue dès l’armistice (juillet 1940). La victoire de l’Allemagne, « régénérée par les lois de Nuremberg », ne l’a pas surpris, même s’il n’a pas grande estime pour Hitler, « Lévy Pluton roi d’Europe nouvelle et en plus nazi », ni pour Pétain, « roi qui à Vichy fait l’intérim des Rothschild ». Au début de l’année suivante, il fait paraître un troisième pamphlet, les Beaux Draps – saisi dans la zone « libre », mais vrai succès de librairie dans la zone occupée.

Son intense activité journalistique se poursuit durant toute la guerre, sous forme de lettres expédiées à la rédaction de divers journaux. Là encore, les préoccupations de style priment sur le sens : « Que l’on imprime à mon sujet tout ce qu’on veut et je m’en fous énormément, mais que l’on m’ôte une virgule et je suis tout prêt au meurtre. » S’il écrit dans les journaux de la collaboration, il prend par ailleurs plaisir à en attaquer les leaders. Pétain, Déat, Darquier, Fernand de Brinon même, l’ultra-collaborateur, sont tous suspects de collusion avec l’ennemi exécré. C’est l’époque où Ernst Jünger le rencontre, et le décrit avec une acuité remarquable : « Grand, osseux, robuste, un peu lourdaud, mais alerte dans la discussion ou plutôt le monologue. Il y a chez lui ce regard des maniaques tourné en dedans, qui brille comme au fond d’un trou […] Il exprimait de toute évidence la monstrueuse puissance du nihilisme. Ces hommes-là n’entendent qu’une mélodie mais singulièrement insistante. Ils sont comme des machines de fer qui poursuivent leur chemin jusqu’à ce qu’on les brise. Il est curieux d’entendre de tels esprits parler de la science, par exemple de la biologie. Ils utilisent tout cela comme auraient fait des hommes de l’âge de fer ; c’est uniquement un moyen de tuer les autres. » Le jugement, d’une clairvoyance exemplaire (ailleurs Jünger le traite d’« homme de l’âge de pierre »), donne la mesure de la monomanie célinienne. Je suis partout, peu suspect de sympathies prosémites, finit par refuser les textes de Céline « pour cause de délire raciste », explique Rebatet.

Après les bombardements de la RAF sur Paris (que l’on retrouvera dans Féerie pour une autre fois), il signe le Manifeste des intellectuels français contre les crimes anglais, et se marie avec Lucette Almanzor en février 1943. Il vient d’achever Guignol’s Band quand, le 17 juin 1944, il s’embarque, avec sa femme, son chat Bébert et son « magot », pour une odyssée des vaincus qui l’amène successivement à Baden-Baden, Berlin (« ensorcelé au suicide »), Neu Rippen et Sigmaringen (Nord et D’un château l’autre porteront témoignage de cette fuite devant les Alliés et l’Histoire). La presse rend compte du dernier roman alors que l’auteur a déjà tiré sa révérence. Pour la première fois, des articles opposent le pessimisme célinien à celui de Sartre et à celui de Genet – cette filiation, comme on l’a vu, est claire, même si pour des raisons évidentes elle sera niée par la suite, par les uns et les autres.

Il apprend, le 2 décembre 1945, l’assassinat de Denoël à Paris – et y lit son propre meurtre : « J’ai laissé à Paris un double qu’on écorche à loisir… » Suite à une demande d’extradition de la France, Céline et sa femme sont arrêtés au Danemark, à Vestre Faengsel : l’écrivain y restera jusqu’au 24 juin 1947. Assigné à résidence, il s’installe à Klarskovgaard, sur la Baltique. Il y achève Guignol’s Band II, et s’occupe activement de son retour en France et de sa réhabilitation.« Je ne me souviens pas d’avoir écrit une seule ligne antisémite depuis 1937 », affirme-t-il sans sourciller. De façon significative, il « célinise » son procès à venir, en fait une farce guignolesque où s’agitent l’infâme Denoël (qui ne le contredira plus), le doux fol antisémite (lui-même), et les Juifs qui, dit-il à Combat, « devraient lui élever une statue ». Il ne change pas : « Une immense haine me tient en vie. Je vivrais mille ans si j’étais sûr de voir crever le monde. ».

RÉHABILITATION D’UN IRRÉCUPÉRABLE

Un universitaire juif américain, Milton Hindus, admirateur de son œuvre romanesque, lui permet l’un de ces exercices de manipulation qu’il affectionne. Ils échangent une longue correspondance dans laquelle Céline, non sans perversité, enrôle les Juifs sous sa bannière biologique. Hindus écrit une étude enthousiaste sur Céline que l’auteur des Bagatelles citera amplement lors de son procès. Quand l’Américain, qui est venu rencontrer son grand homme au Danemark, réalise qui est Céline en fait, il est trop tard.

Il publie Casse-pipe, et attaque Sartre : À l’agité du bocal est une longue métaphore filée où il présente l’auteur des Réflexions sur la question juive comme un ténia nourri des déjections de Céline – son anti-intellectualisme est aussi fort que son antisémitisme. Condamné in absentia à un an de prison, à 50 000 francs d’amende, à l’indignité nationale et à la confiscation de 50 % de ses biens (21 février 1950), Céline est amnistié l’année suivante par le tribunal militaire. Il revient alors en France, signe un contrat avec Gallimard qui a absorbé Denoël, s’installe à Meudon où il ouvre un cabinet et Lucette un cours de danse. On réédite toute son œuvre, moins les pamphlets racistes, et Céline y ajoute Féerie pour une autre fois (1952), qui ne se vend guère : Céline est passé de mode dans la France de Camus et de Sartre, où, à son grand dépit, on le lit comme un « suiveur » – alors qu’il est « le défonceur de la porte où stagnait le roman jusqu’au Voyage ». En 1954, il fait paraître ce qui pourrait être son « art poétique », les Entretiens avec le professeur Y (« J’ai pas d’idées, moi ! Aucune ! et je trouve rien de plus vulgaire, de plus commun, de plus dégoûtant que les idées ! les bibliothèques en sont pleines ! et les terrasses des cafés !… tous les impuissants regorgent d’idées ! »). Autre échec (« Gallimard me sabote, et son équipe, une synagogue », dit-il – parce que Gallimard confie ses manuscrits à un avocat avant de les publier, par précaution). Suivent Féerie pour une autre fois II, et Normance. En 1957 paraît D’un château l’autre, histoire de l’errance de la défaite allemande – qui lui vaut la reconnaissance de l’Express, et les imprécations de Rivarol : voilà Céline encensé à gauche, incendié à droite. Il met fin à ses activités de médecin en 1959, fait paraître Nord, entreprend la seconde version de Rigodon, où Céline raconte Destouches, et prépare l’édition de ses premiers romans dans la Pléiade, qu’il ne verra pas paraître : il meurt quelques mois avant, le 1er juillet 1961, d’une rupture d’anévrysme – sans repentir, ce n’était pas dans sa nature. N’écrivait-il pas à Mauriac – qu’il méprisait : « Pour moi, simplet, Dieu c’est un truc pour penser mieux à soi-même et pour ne pas penser aux hommes, pour déserter en somme superbement » ?

Après sa mort paraîtront Guignol’s Band IIle Pont de Londres, une nouvelle édition de Nord, les Carnets du cuirassier DestouchesRigodon – dernier volume de la trilogie « allemande », éditée avec les deux précédents dans la Pléiade.« Certainement, ces livres resteront, dans un futur qui dépassera l’imagination, les seules marques profondes, hagardes, de l’horreur moderne », écrit à son propos Philippe Sollers dans l’Herne en 1963.

https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Louis_Ferdinand_Destouches_dit_Louis-Ferdinand_C%C3%A9line/112296

ANNE FRANK (1929-1945), GUERRE MONDIALE 1939-1945, JOURNAL D'ANNE FRANK, LIVRE, LIVRES, LIVRES - RECENSION, SHOAH, TEMOIGNAGE

Le Journal d’Anne Frank

Journal d’Anne Frank 

Anne Frank ; sous le direction de Otto H. Frank, Philippe Noble

Paris, Le livre de Poche, Edition nouvelle, 1977. 415 pages.

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Description

C’est d’abord pour elle seule qu’Anne Franck entreprend l’écriture de son journal le 12 juin 1942. Mais au printemps 1944, le gouvernement néerlandais décide de rassembler, dès la fin de la guerre, tout écrit relatant les souffrances du peuple occupé. Du haut de ses treize ans, Anne Franck s’adresse alors à la postérité. Au fil d’un récit alerte et chaleureux, elle décrit à sa « chère Kitty » imaginaire sa pénible vie clandestine. Car Anne et les siens vivent cachés dans « l’annexe » des bureaux paternels. L’occasion pour la jeune fille d’observer et de consigner dans son précieux cahier les comportements de chacun, d’analyser avec une maturité étonnante les tensions psychologiques dont vibre le quotidien. Elle y confie aussi sa peur, ses rêves et ses ambitions, ainsi que ses premières amours et ses réflexions sur la religion.

Ce Journal demeure l’un des témoignages les plus émouvants sur la Seconde Guerre mondiale. La mort d’Anne Franck en déportation nous laisse au coeur une plaie vive : le souvenir, rendu plus présent et plus insupportable encore, par cette lecture, du génocide des Juifs. –Laure Anciel

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Présentation de l’éditeur

Anne Frank est née le 12 juin 1929 à Francfort. Sa famille a émigréaux Pays-Bas en 1933. À Amsterdam, elle connaît une enfance heureuse jusqu’en 1942, malgré la guerre. Le 6 juillet 1942, les Frank s’installent clandestinement dans «l’Annexe» de l’immeuble du 263, Prinsengracht. Le 4 août 1944, ils sont arrêtés sur dénonciation. Déportée à Auschwitz, puis à Bergen-Belsen, Anne meurt du typhus en février ou mars 1945, peu après sa sœur Margot. La jeune fille a tenu son journal du 12 juin 1942 au 1er août 1944, et son témoignage, connu dans le monde entier, reste l’un des plus émouvants sur la vie quotidienne d’une famille juive sous le joug nazi. Cette édition comporte des pages inédites.

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CAMPS DE CONCENTRATION, ETTY HILLESUM (1914-1943), ETTY HILLESUM, UNE VIE AU MLIEU DE L'ENFER, GUERRE MONDIALE 1939-1945, SHOAH, TEMOIGNAGE, VIE SPIRITUELLE

Etty Hillesum, une vie au milieu de l’enfer

Etty Hillesum (1914-1943)

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Etty Hillesum ou l’itinéraire spirituel d’une jeune femme au milieu d’un désastre historique

 

Il y aurait quelque abus de langage à présenter Etty Hillesum comme un maître spirituel si l’on songe à une fonction qu’elle aurait pu exercer de son vivant. Née le 15 janvier 1914 dans les Pays-Bas, et exterminée à Auschwitz le 30 novembre 1943 à 29 ans, Etty Hillesum nous lègue son Journal tenu entre 1941 et 1943, ainsi que les lettres qu’elle a écrites à ses amis de 1942 à 1943. Pour venir en aide à son peuple, elle s’était engagée d’abord volontairement au camp de transit de Westerbork, avant d’y être définitivement enfermée et, enfin, obligée de prendre le train pour l’Est en compagnie de ses parents et de son frère Mischa. Son Journal et ses lettres furent donc rédigés dans les deux dernières années de sa vie.

C’est le 9 mars 1941 qu’Etty Hillesum commence à écrire un journal afin de s’analyser et de se connaître en profondeur. La décision d’entreprendre une telle démarche survient un mois après sa rencontre avec le psychologue allemand Julius Spier, qui allait en peu de temps changer sa vie, une vie jusqu’alors passablement désordonnée. De l’avis de tous et surtout de la gent féminine, J. Spier – désigné par un S. majuscule dans le Journal d’Etty – était une personnalité fascinante qui, après des activités dans le monde de l’économie, avait suivi l’enseignement de Carl Gustav Jung et ouvert à Berlin un cabinet de psychochirologie. Doué, semble-t-il, d’une intuition psychologique assez exceptionnelle, cet homme à la bouche sensuelle, au regard doux et surtout à l’esprit religieux, avait tout d’un déchiffreur d’âmes, comme Etty s’en est vite aperçue.

Né en 1887, Julius Spier avait émigré aux Pays-Bas en 1939, laissant à Berlin ses deux enfants et leur mère Hedwig Rocco, qui n’était pas d’origine juive et de qui il était séparé depuis 1935. Il s’était ensuite fiancé à Hertha Levi, laquelle avait quitté l’Allemagne avant lui pour trouver refuge à Londres, mais qu’il n’avait pas réussi à rejoindre. C’est le 3 février 1941 qu’Etty Hillesum a fait sa connaissance et elle ne tarde pas à considérer cette date comme celle d’une nouvelle naissance. L’amour que Spier fait naître en elle est en fait inséparable du cheminement qu’elle va accomplir dans les profondeurs d’elle-même.

Or, dès que l’on se met à suivre l’itinéraire de sa transformation intérieure à travers les cahiers que constituent son Journal et les lettres qu’elle envoya à ses amis entre 1942 et septembre 1943, depuis Westerbork, on ne peut qu’être frappé par les hauteurs où elle est arrivée dans un si court laps de temps, comme si les difficultés mêmes de son époque, pour le dire avec un oxymore, avaient précipité son ascension. Tout se passe en effet comme si l’intensité de son difficile amour pour cet homme de beaucoup son aîné en même temps que la gravité du moment historique qu’elle était forcée de vivre lui avaient imposé une urgence à même d’accélérer son évolution et de lui permettre d’atteindre, dans les plus brefs délais, la fulgurante ascension spirituelle qu’on lui reconnaît. Précisons tout de suite que cette ascension ne s’inscrit pas dans le contexte d’une appartenance religieuse repérable et encore moins susceptible d’être placée sous telle ou telle dénomination.

Le fait est que tout en assumant, sans la moindre réticence, sa judéité, Etty n’avait reçu ni d’éducation religieuse ni ne respectait les pratiques juives. Et quand par l’entremise de Julius Spier, lui aussi juif mais proche du christianisme, elle s’ouvre à Dieu, c’est la Bible avec l’un et l’autre Testament qu’elle lira. Cela dit, lorsqu’on se penche sur son legs apparemment mince (un Journal tenu pendant moins de deux ans et quelques lettres), on ne tarde pas à se rendre compte qu’il contient un enseignement spirituel inestimable, qui dépasse les frontières de n’importe quelle appartenance religieuse. Et c’est ce que lui vaut d’apparaître aux yeux de ses plus sensibles lecteurs comme un grand maître spirituel pour notre temps, voire una grande maestra, selon les termes qu’on trouve sous la plume de l’italien Marco Deriu, dans la conclusion de son article « La resistenza existenziale di Etty Hillesum » 

Ce n’est pourtant que dans les années 1980, c’est-à-dire presque quarante après la mort d’Etty Hillesum, que la connaissance de ses écrits est devenue possible. En 1981 paraissait en Hollande, sous le titre d’Une vie bouleversée, le Journal (amputé des cahiers qu’elle avait encore sur elle dans le camp) qu’elle avait tenu entre 1941 et 1943, accompagné de quelques lettres. Cette première publication, due à J. G. Gaarlandt, fut aussitôt suivie en 1982 par celle de ses lettres. Mais déjà en octobre 1983 était inaugurée à Amsterdam une « Fondation Etty Hillesum », ayant comme objectif premier l’édition critique et la plus complète possible de ses écrits, ce qui fut accompli en 1986. Depuis, le Journal et les Lettres d’Etty Hillesum, qui furent traduits dans plusieurs langues, donnent lieu à une importante littérature. En France, traduits par Philippe Noble sous le titre d’Une vie bouleversée, le Journal fut publié en 1985 par le Seuil, et les lettres (Lettres de Westerbork) en 1988. Épuisés, ces ouvrages furent réunis et parurent en livre de poche (coll. « Points ») en 1995. Mais, depuis 2008, nous disposons en français, sous le titre Les Écrits d’Etty Hillesum, Journaux et Lettres 1941-1942, de l’édition intégrale qui fut publiée aux Pays-Bas sous la direction de Klaas A. D. Smelik, un spécialiste de l’Ancien Testament et des rapports entre le judaïsme et le christianisme.

J’ai découvert, quant à moi, Etty Hillesum, en 1992. Tout de suite, j’ai été touchée par l’intensité de ce qu’elle a vécu dans les dernières années de sa vie et par la qualité de son témoignage. En même temps que je la lisais, je m’apercevais des convergences qu’on pouvait établir entre certaines de ses pensées et celles de Simone Weil, malgré tout ce qui les séparait tant du point de vue psychologique qu’intellectuel. C’est ainsi que, sollicitée à faire une intervention sur Simone Weil lors d’un colloque qui avait lieu en août 1993 à Rio de Janeiro, j’ai proposé un rapprochement entre les deux sur le thème de « Résister au mal », communication reprise l’année suivante au Colloque annuel de l’Association pour l’Étude de la pensée de Simone Weil

Mais avant de nous avancer sur les aspects les plus admirables de l’expérience de vie d’Etty Hillesum, il convient d’indiquer encore quelques éléments succincts de sa biographie. Un mot d’abord sur ses parents et ses frères. Louis Hillesum, le père d’Etty, était un spécialiste des langues classiques et a fini comme directeur du Lycée municipal de Deventer, ville de l’intérieur de la Hollande ; sa mère Rebecca Bernstein, très différente de son époux et avec qui les relations d’Etty ne furent pas toujours faciles, était d’origine russe. Etty avait aussi deux frères plus jeunes qu’elle : Jaap, qui deviendra un talentueux médecin et Mischa, dont le déséquilibre psychique était patent, mais qui était un pianiste d’un immense talent. Aucun membre de la famille ne survécut.

Bien que n’étant pas aussi brillante dans les études que ses frères, Etty avait obtenu en 1935 une licence en droit et en 1939 la maîtrise ; mais elle s’intéressait surtout à la littérature et se sentait elle-même douée pour l’écriture. Ses romanciers favoris étaient les russes, Dostoïevski et Tolstoï, tandis que parmi les poètes elle affectionnait, en premier lieu, Rainer Maria Rilke, dont il conviendrait d’étudier de plus près l’influence qu’il exerça sur sa pensée. C’est un peu plus tard, sous le conseil de Spier, lui-même imprégné de culture chrétienne, qu’elle se mettra à lire outre la Bible, des auteurs comme saint Augustin et Thomas a Kempis.

Venons maintenant à la vie quotidienne d’Etty. Dès 1937, elle vivait à Amsterdam dans une maison de la Gabriel Metsu Straat (n° 6), où elle avait emménagé pour s’occuper du ménage, en parallèle avec la poursuite de ses études. Mais elle n’a pas tardé à devenir la maîtresse du propriétaire, Han Wegerif, qui était veuf. Ce n’était pas d’ailleurs sa première liaison, mais celle-là allait durer jusqu’à son internement définitif et son départ pour Auschwitz. C’est sur le fond d’une telle situation qu’elle rencontre Julius Spier. Dès le départ attirés l’un par l’autre, ils auront chacun de son côté un défi à relever. Spier avait la ferme intention de rester fidèle à Hertha Levi, malgré leur éloignement du fait de la guerre ; Etty, quant à elle et malgré toute son instabilité intérieure, avait une relation tranquille et confiante avec Han, bien qu’une telle relation ait pu, me semble-t-il, la laisser sur sa faim au point de vue spirituel.

Il n’était pas inutile de donner ces quelques aperçus avant de considérer de plus près comment une fille qui menait une vie « libre » et apparemment quelconque, va voir toutes ses forces créatrices et spirituelles éveillées au fur et à mesure que son amour pour Spier s’approfondit et se transforme en un amour non plus limité à un seul homme mais en un amour concret de l’humanité en la personne du prochain.

12Le défi que chacun était pour l’autre, le combat que chacun devait affronter pour rester fidèle et d’abord à soi-même, n’aurait pu avoir lieu sans leur authenticité et leur profonde honnêteté. Et, qui plus est, sans le désir de Dieu qui les habitait si intensément.

Les premières pages du Journal d’Etty attestent de la volonté qui est la sienne de mieux se connaître, de mettre de l’ordre dans son chaos intérieur ou comme elle le dit de « s’expliquer avec la vie ». En la lisant, en suivant les différents moments de sa relation avec Spier, tels qu’elle les réfléchit dans son Journal, on voit en marche, avec ses hauts et ses bas, et pour ainsi dire en sous-main, un véritable travail de conversion, non pas à tel ou tel credo, à telle ou telle Église, mais à l’incarnation en soi de l’amour de Dieu.

Tout d’abord, ce sont ses incertitudes et ses réticences devant la feuille blanche du cahier qu’il lui faut apprendre à vaincre pour ne pas se contenter de ces grandes idées vagues qui parfois la grisaient. Voici ce qu’elle se dit s’adressant à elle-même, dialectiquement, à la seconde personne :

« Garde tes pressentiments et ton intuition, c’est une source où tu puises, mais tâche de ne pas t’y noyer ! Organise un peu ce fatras, un peu d’hygiène mentale, que diable ! Ton imagination, tes émotions intérieures, etc., sont le grand océan sur lequel tu dois conquérir de petits lambeaux de terre, toujours menacés de submersion. » 

Mais la découverte de soi, à laquelle se livre Etty en s’efforçant, à travers l’écriture de son Journal, de tirer au clair ses sentiments et les attitudes qu’elle découvre chez les autres, ne tarde pas à se révéler comme la rencontre de Dieu au plus profond d’elle-même. La voie qui conduit Etty à la rencontre de Dieu est donc celle de l’immanence.

« Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu. Parfois je parviens à l’atteindre. Mais plus souvent, des pierres et des gravats obstruent ce puits, et Dieu est enseveli. Alors il faut le remettre au jour. » 

Certes, c’est, grâce à Spier, qui lui s’agenouille et prie tous les jours, qu’Etty apprend à se sentir habitée par Dieu, si elle ne lui ferme pas la porte de son moi. Un moi qui, souvent, se fait trop exigeant, trop encombrant et qu’elle ne tarde pas à ressentir comme un obstacle à ce que la vie circule en elle sans entraves. De là, la lutte qu’elle entreprend contre sa « possessivité », sa sensualité, sa vanité qui l’exaspère et qu’elle analyse sans complaisance. De cette lutte elle sort, me semble-t-il, tout à fait victorieuse. Or une telle libération, qui l’ouvre à Dieu et aux autres, se dit chez elle d’une manière très vivante et concrète – et qui fut aussi celle de grands mystiques comme Thérèse d’Avila, à savoir à travers des métaphores franchement spatiales, qui sont, à mes yeux, le témoignage même de notre incarnation.

Voici ce qu’elle écrivait dans son Journal en septembre 1942, dans les jours qui suivirent la mort de Julius Spier à laquelle elle avait pu heureusement assister, car elle se trouvait à ce moment-là à Amsterdam, bénéficiant d’un congé pour se soigner elle-même :

« Les gens sont parfois pour moi des maisons aux portes ouvertes. J’entre, j’erre à travers des couloirs, des pièces : dans chaque maison l’aménagement est un peu différent, pourtant elles sont toutes semblables et l’on devrait faire de chacune d’elles un sanctuaire pour toi, mon Dieu. Et je te le promets, je te le promets, je te chercherai un logement et un toit dans le plus grand nombre de maisons possible. C’est une image amusante : je me mets en route pour te chercher un toit. Il y a tant de maisons inhabitées, où je t’introduirai comme invité d’honneur. Pardonne-moi cette image assez peu raffinée. » 

Quelques lignes auparavant, dans le sillage sans doute de cette attention aux autres qu’elle avait appris avec Spier, Etty notait :

« Il ne suffit pas de te prêcher, mon Dieu, pour te mettre au jour dans le cœur des autres. Il faut dégager chez l’autre la voie qui mène à toi, mon Dieu, et pour ce faire il faut être un grand connaisseur de l’âme humaine. »

Outre l’aspect psychologique qu’Etty met ici en relief, il y a surtout à souligner ce qui est pour elle l’essentiel, à savoir que chacun peut retrouver Dieu en soi-même, à condition d’être à l’écoute de sa vie profonde au fond de nous.

Le soir du même jour de septembre 1942, et alors qu’il ne lui restera plus qu’un an à vivre avant son départ pour Auschwitz le 7 septembre 1943, assise dans son cher bureau de la maison de Han Wegeriff à Amsterdam, Etty écrit dans son Journal qu’elle avait appris à aimer Westerbork et qu’elle en avait la nostalgie. Cet aveu a de quoi étonner plus d’un. La vie dans ce camp de transit était horrible, c’était un espace réduit, où s’entassaient de milliers des gens, et concentrant à l’intérieur de ses barbelés un résumé de la souffrance humaine. Comment pouvait-elle vouloir y retourner ? Certains de ses amis avaient tout fait pour la convaincre de se cacher et d’échapper au sort qui allait être le sien. Pourquoi refusait-elle de ne pas partager la fatalité, le « destin de masse » qui allait échouer à son peuple ?

Tout d’abord, pour ne pas se dérober, pour ne pas jouir d’un statut de privilégiée, comme le faisaient, à n’importe quel prix, ceux qu’elle avait côtoyés au sein du Bureau juif d’Amsterdam. Etty Hillesum y avait été prise, d’abord, comme secrétaire, avant d’obtenir d’être envoyée à Westerbork pour aider ceux qui s’y trouvaient déjà internés. Dans le camp, malgré la dureté de la vie qu’elle partageait avec les prisonniers, non seulement elle témoignait de l’amour qui l’habitait mais elle était devenue « le cœur pensant de la baraque » ainsi qu’elle le disait elle-même.

Avant de regarder de plus près comment Etty fit face à la situation qui se présentait à elle dans le camp, quelques petites précisions encore s’imposent. Commençons par la géographie. Le camp de Westerbork était situé à proximité de la frontière allemande dans l’une des plus pauvres et inhospitalières régions de Hollande : la Drenthe.

27D’ailleurs, lorsqu’il est question de Westerbork, je ne vois signalé nulle part que ce fut justement dans cette région de la Drenthe que Van Gogh se retira en 1883, à la recherche de solitude après une déception amoureuse. Il laissa plusieurs dessins de ce coin, quelque peu perdu, de son pays.

Mais revenons à Etty et « à ses hauts plateaux intérieurs », comme elle le dit. À propos de son expérience au camp, il importe de relever trois points qui me paraissent essentiels pour que l’on puisse interpréter avec justesse ce qu’elle ne cessera de répéter au sujet de la bonté de la vie, malgré tout.

Etty a eu pleine conscience de ce qui était en marche, autrement dit de l’anéantissement des juifs d’Europe. En témoigne la réflexion qu’elle consigne en juillet 1942 :

« Notre fin, notre fin probablement lamentable, qui se dessine déjà d’ores et déjà dans les petites choses de la vie courante, je l’ai regardée en face et lui ai fait une place dans mon sentiment de la vie, sans qu’il s’en trouve diminué pour autant. Je ne suis ni amère, ni révoltée, j’ai triomphé de mon abattement, et j’ignore la résignation ». 

En juillet de l’année suivante, quelques mois donc avant sa mort, les mots qu’elle écrit à une amie et collègue de son père, Christine van Nooten, dont la solidarité à la famille Hillesum se manifesta jusqu’à la fin par l’envoi fréquent de colis, etc., ne laisse planer aucun doute sur la conscience qu’elle eut de ce qui les attendait :

« Ce que des dizaines et des dizaines de milliers de gens ont supporté avant nous, nous serons bien capables de le supporter à notre tour. Pour nous, je crois, il ne s’agit déjà plus de vivre, mais plutôt de l’attitude à adopter face à notre perte. » 

Signalons encore qu’en 1942 Etty avait vu passer par Westerbork, et en transit pour les camps d’extermination, ces moines et moniales d’origine juive arrachés à leur couvent en représailles de l’attitude anti-persécution des évêques hollandais. C’est par là du reste que transitèrent, entre autres, Edith Stein et sa sœur Rosa.

Or cette clairvoyance n’empêcha pas Etty de contempler la beauté du monde et, surtout, de louer la bonté de la vie, vie qui, comme elle le rappelle, inclut la mort. Douée d’une extraordinaire capacité réflexive, c’est elle-même qui constate que sa sensibilité poétique à la beauté de la nature a subi une métamorphose grâce à ce qui s’opérait dans son for intérieur au fur et à mesure que régressaient les aspects possessifs de sa personnalité. C’est ainsi qu’elle note dans une des premières pages de son Journal:

« La beauté me faisait souffrir, je ne savais qu’en faire. J’avais besoin d’écrire, d’écrire des vers, mais les mots ne venaient jamais. Alors j’étais comme une âme en peine. Je me gavais littéralement de la beauté du paysage et cela m’épuisait. Je dépensais une énergie infinie. Je dirais aujourd’hui que c’était de l’onanisme. L’autre soir, en revanche, j’ai réagi autrement. J’ai accueilli avec joie l’intuition de la beauté, en dépit de tout, du monde crée par Dieu. » 

Dans une longue lettre écrite en juillet 1943 à son ami Han Wegeriff et à ceux de sa maisonnée, elle laisse entrevoir combien est précieuse la consolation qu’apporte la contemplation de la nature au milieu de l’épuisement physique et moral qui s’abat sur les internés du camp, soumis aux privations et à toutes sortes de tracasseries :

« Aussi, désormais, j’essaie de vivre au-delà (jenseits) des tampons verts, rouges, bleus et des “listes de convoi”, et je vais de temps à autre rendre visite aux mouettes, dont les évolutions dans les grands ciels nuageux suggèrent l’existence de lois, de lois éternelles d’un ordre différent de celles que nous produisons, nous autres hommes. Jopie – qui se sent malade comme un chien et “vidé” (erledigt) en ce moment – et sa petite “sœur d’armes”, Etty, sont restés cet après-midi un bon quart d’heure àcontempler un de ces oiseaux noir et argent, à suivre son vol parmi les puissants nuages bleu sombre gorgés de pluie, et soudain nous avons eu le cœur moins lourd. » 

Pour les prisonniers qu’ils sont, l’oiseau qui vole est l’image même de la liberté, d’une liberté qu’ils n’ont plus l’espoir de reconquérir, en termes de déplacement dans le monde, mais qui est encore à leur portée au tréfonds d’eux-mêmes. On a reproché à Etty – ce fut le cas de Tzvetan Todorov, qui pourtant l’admire – de s’être trop facilement résignée au sort que les Allemands réservaient aux juifs. Mais, consciente de ne plus pouvoir agir, la résistance d’Etty est pourtant remarquable, dans la mesure où jusqu’à la fin elle a su préserver son autonomie de jugement et sa vie la plus profonde.

Un peu plus tard, et alors que l’heure de son départ, d’abord non prévu, pour Auschwitz est tout proche, elle livrera encore, dans une lettre à son amie Marie Tuinzinga, le sentiment qu’éveille en elle le coucher de soleil :

« De l’autre côté de cette tente, le soleil nous offre soir après soir le spectacle d’un coucher inédit. Ce camp perdu dans la lande de la Drenthe abrite des paysages variés. Je crois que la beauté du monde est partout, même là où les manuels de géographie nous décrivent la terre comme aride, infertile et sans accidents. » 

C’est aussi en dépit de tout, et il convient de le souligner tant les circonstances historiques sont terribles et absurdes, qu’Etty Hillesum affirme, sans la moindre hésitation, la bonté de la vie et ce, à la grande stupéfaction de ceux qui l’entendent. Ses réitérations sur le sentiment qu’elle éprouve au sujet de la vie comme foncièrement belle et bonne sont tellement nombreuses que je dois me contenter ici de quelques exemples pris les uns à son Journal, les autres à ses Lettres. Nous sommes encore en juin 1942, mais les nouvelles se font de plus en plus alarmantes. Voici ce qu’elle écrit :

« La radio anglaise a révélé que depuis avril de l’année dernière, sept cent mille juifs ont été tués en Allemagne et dans les territoires occupés. Et si nous survivons, ce seront autant de blessures que nous devrons porter en nous pour le restant de nos jours. Dieu n’a pas à nous rendre des comptes pour les folies que nous commettons. C’est à nous de rendre des comptes ! J’ai déjà subi mille morts dans mille camps de concentration. Tout m’est connu, aucune information nouvelle ne m’angoisse plus. D’une façon ou d’une autre, je sais déjà tout. Et pourtant je trouve cette vie belle et riche de sens. À chaque instant. »

Remarquons qu’à aucun moment de ce qu’elle appelle elle-même « notre calvaire », Etty Hillesum ne se retourne vers Dieu pour se plaindre de son sort et du sort des siens et encore moins pour lui manifester une quelconque révolte. Si la vie « est devenue ce qu’elle est, ce n’est pas le fait de Dieu, dit-elle, mais le nôtre ». Le plus inattendu ici est que ce « nôtre », se réfère aux êtres humains en général et non pas à tel ou tel groupe humain, fussent-ils les Allemands, qui faisaient alors l’objet d’une haine farouche, assez explicable d’ailleurs. Mais dès le départ de l’occupation allemande, Etty s’est vite aperçue que la haine n’apporte rien de bon, qu’elle rend le monde encore plus irrespirable. Elle se place en fait au-delà de l’opposition si fréquente entre « eux » et « nous ». Elle sait que le mal n’est pas le fait d’une communauté humaine particulière et que c’est d’abord au-dedans de nous-mêmes qu’on doit lui résister, pour ne pas avoir à y céder quand on est pris dans les rouages de ce qu’elle appelle un « système », à savoir les configurations de forces sociales qui incitent à commettre les pires exactions. C’est pourquoi toute tentative de construire un monde meilleur après la guerre dépendra de l’effort de chacun pour se défaire de ce que l’emprisonne, l’enferme dans ses intérêts particuliers sans égard pour les autres, tous les autres. Etty y songe quand il lui arrive d’envisager l’action qu’elle pourrait mener une fois la guerre finie.

À la suite de l’affirmation que nous venons de citer à propos de la responsabilité qui est la nôtre, relativement aux situations infernales que les hommes peuvent instaurer sur Terre, elle révèle la disposition intérieure qui est désormais la sienne :

« On dirait qu’à chaque instant des fardeaux de plus en plus nombreux tombent de mes épaules, que toutes les frontières séparant aujourd’hui hommes et peuples s’effacent devant moi, on dirait parfois que la vie m’est devenue transparente et le cœur humain aussi ; je vois, je vois, je comprends sans cesse plus de choses, je sens une paix, une paix grandissante et j’ai une confiance en Dieu dont l’approfondissement rapide, au début, m’effrayait presque, mais qui fait de plus en plus partie de moi-même. » 

Dans ses lettres, Etty Hillesum revient fréquemment sur le sentiment qui est le sien à l’égard de la vie, une vie qu’il revient à chacun de libérer au-dedans de soi, pour qu’elle puisse irriguer et faire vivre, sans frontières, toute l’humanité.

« […] oui » écrit-elle en juillet 1943 à Klaas Smelik et à la fille de celui-ci, Johana, « la détresse est grande, et pourtant il m’arrive souvent le soir, quand le jour écoulé a sombré derrière moi dans les profondeurs, de longer d’un pas souple les barbelés, et toujours je sens monter de mon cœur – je n’y peux rien, c’est ainsi, cela vient d’une force élémentaire – la même incantation : la vie est une chose merveilleuse et grande, nous aurons à construire un monde entièrement nouveau et, à chaque nouvelle exaction, à chaque nouvelle cruauté, nous devrons opposer un petit supplément d’amour et de bonté à conquérir sur nous-mêmes. »  

Et elle poursuit :

« Nous avons le droit de souffrir, mais pas de succomber. Et si nous survivons à cette époque, sains de corps et d’âme, d’âme surtout, sans amertume, sans haine, nous aurons peut-être notre mot à dire après la guerre. Je suis peut-être une femme ambitieuse : j’aimerais bien avoir un tout petit mot à dire. »

C’est à nous maintenant de transmettre le petit mot qu’Etty avait à dire et que, grâce à ses écrits et aux soins de ses amis, son extermination n’est pas parvenu à anéantir. Une victoire de plus de la vie sur la mort, comme elle aurait pu le faire remarquer.

Un dernier et poignant témoignage de la gratitude d’Etty envers la vie est celui que l’on trouve dans la lettre datée du 2 septembre à son amie Maria Tuinzinga, écrite donc cinq jours avant son départ pour Auschwitz.

« L’année dernière, nous étions encore des jeunots sur cette lande, Maria ; aujourd’hui, nous avons pris un peu d’âge. On ne s’en rend pas encore très bien compte : on est devenu un être marqué par la souffrance, pour la vie. Et pourtant cette vie, dans sa profondeur insaisissable, est étonnamment bonne, Maria, j’y reviens toujours. Pour peu que nous fassions en sorte, malgré tout, que Dieu soit chez nous en de bonnes mains, Maria… » 

Tel est un des derniers aveux d’Etty, qui laisse transparaître le secret qui l’habite. En creusant les profondeurs insaisissables de la vie qui était en elle, elle a rencontré la source de la vie, source menacée, pourtant, de ne pas jaillir, si nous n’en prenons pas soin, si nous ne veillons pas sur elle.

En méditant sur cet aveu, on comprend mieux qu’Etty puisse parfois se référer à Dieu comme le nom à donner à la couche la plus profonde de son être (dans une telle approche elle était marquée par Rilke et, probablement aussi par saint Augustin), sans pour autant jamais renier le Dieu qui est au-delà de nous, voire au-delà de toute créature. Chez elle immanence et transcendance ne sont pas incompatibles ; au contraire, elles sont exigées ensemble dès qu’il ne s’agit pas seulement de poser ou de postuler l’existence de Dieu, mais de Le faire vivre en nous, de Le faire habiter parmi nous.

Cela se cristallise dans la notion d’« écouter au-dedans » qu’elle énonce en allemand et qu’elle explicite par le propos suivant :

« Hineinhorchen, “écouter au-dedans”, je voudrais disposer d’un verbe bien hollandais pour dire la même chose. De fait, ma vie n’est qu’une perpétuelle écoute au-dedans de moi-même, des autres, de Dieu. Et quand je dis que j’écoute “au-dedans”, en réalité c’est plutôt Dieu en moi qui est à l’écoute. Ce qu’il y a de plus essentiel et de profond en moi écoute l’essence et la profondeur de l’autre. Dieu écoute Dieu. »

Or pour qu’une écoute de cet ordre-là soit possible, il faut se taire et s’ouvrir à un silence plein. Etty fut, en fait, très consciente du rôle que doit jouer le silence pour que s’épanouisse notre vie intérieure.

Mais l’expression « que Dieu soit chez nous en bonnes mains » de la précédente citation fournissait une image concrète de la manière dont il nous faut nous occuper de Dieu, en nous, pour qu’il puisse être présent à notre monde. Autrement dit, pour qu’il ne soit pas le Dieu absent, un Dieu en exil, comme on pouvait le croire devant ce qui se passait alors dans les camps ou ce qui se passe toujours dans certains lieux du monde, même si on y invoque Dieu, en prenant son nom, ô combien, en vain.

De même que Simone Weil pensait que Dieu ne peut agir ici-bas sans l’intermédiaire de l’homme, sans l’aide de l’homme, ce qu’elle rapportait à son abdication créatrice , Etty Hillesum finira, à travers son expérience, par penser qu’il y a des moments où il revient à nous d’aider Dieu. Devant les bruits qui se répandent sur les atrocités allemandes contre les juifs, elle note déjà en juillet 1942 : « Et si Dieu cesse de m’aider, ce sera à moi d’aider Dieu. » Et tout d’abord, il importe d’entretenir la flamme de Dieu en nous, comme elle le dit avec une merveilleuse simplicité au milieu des plus vives inquiétudes concernant l’avenir :

« Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peut nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce que nous pouvons sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre dans les cœurs martyrisés des autres. » 

Dans la suite du passage cité, Etty réitère l’idée si souvent exprimée que ce n’est pas à nous de demander des comptes à Dieu, mais à Lui un jour de nous demander des comptes. En attendant nous avons à L’aider.

Il ne fait pas de doute qu’Etty a accueilli le Seigneur ici-bas, L’a fait demeurer autant que faire se peut à Westerbork, tout en habitant déjà sa maison. D’ailleurs, son tout dernier mot, écrit à Christine Van Nooten et jeté du train où elle avait dû monter pour se retrouver à quelques wagons de ses parents et de son frère Mischa – ce mot fut ramassé par un paysan qui l’a posté – commence ainsi : « Christine, j’ouvre la Bible au hasard et trouve ceci : “Le Seigneur est ma chambre haute”. » 

De la profondeur à la hauteur, et retour, tel fut le va-et-vient de l’itinéraire d’Etty Hillesum. D’où tire-t-elle un tel élan, une telle force d’âme si ce n’est de sa capacité à aimer ? Avec elle nous suivons la métamorphose d’un amour humain en amour divin, lequel s’étend à tous, tant l’amour de Dieu est vécu chez elle en conjonction étroite avec l’amour du prochain.

C’est sous cet aspect essentiel de l’amour du prochain que je souhaite conclure cette présentation du témoignage d’Etty Hillesum. Mais avant d’y venir n’oublions pas qu’à l’exemple de Spier, Etty se recueille et prie. Le 18 mai 1942, elle note dans son Journal :

« Les menaces extérieures s’aggravent sans cesse et la terreur s’accroît de jour en jour. J’élève la prière autour de moi comme un mur protecteur plein d’ombre propice, je me retire dans la prière comme dans la cellule d’un couvent et j’en ressors plus concentrée, plus forte, plus “ramassée”. »

Ce passage sur la force de la prière se poursuit encore et se termine par la remarque suivante :

« Je conçois tout à fait qu’il vienne un temps où je resterais des jours et des nuits agenouillée jusqu’à sentir enfin autour de moi l’écran protecteur des murs qui m’empêcheraient de m’éparpiller, de me perdre et de m’anéantir. » 

Quelques mois plus tard, Etty trouvera un équilibre plus compatible avec sa propre vocation et avec la vie qu’elle va connaître dans le camp de Westerbork : elle y parvient à se recueillir tout en étant en communication avec les autres.

De plus, si l’image qu’elle choisit, dans le passage cité, pour dire le recueillement de la prière, est celle du mur ou de la cellule bien close, cela n’exclut pas la présence chez elle d’images d’ouverture. Car, dans les deux cas, il s’agit de se désencombrer.

Ainsi lorsqu’elle approche la question du silence, dont elle a compris le rôle qu’il doit jouer dans l’acte même d’écriture, Etty le fait à travers une comparaison avec l’espace, voire le vide, qui entoure les figures dans les estampes japonaises. La pertinence de la comparaison est telle qu’il serait dommage de ne pas l’évoquer :

« Cet après-midi, regardé des estampes japonaises avec Glassner. Frappée d’une évidence soudaine : c’est ainsi que je veux écrire. Avec autant d’espace autour de peu de mots. Je hais l’excès de mots. Je voudrais n’écrire que des mots insérés organiquement dans un grand silence, et non des mots qui ne sont là que pour dominer et déchirer ce silence. En réalité les mots doivent accentuer le silence. Comme cette estampe avec une branche fleurie dans un angle inférieur. Quelques coups de pinceau délicats – mais quel rendu du plus infime détail ! – et tout autour un grand espace, non pas un vide, disons plutôt un espace inspiré. » 

Telles étaient les dispositions d’Etty peu avant son engagement à Westerbork, où elle arrive en juillet 1942 et d’où elle peut s’échapper pour venir se reposer et se soigner à Amsterdam. C’est, comme nous l’indiquions en commençant, grâce à un de ses premiers congés qu’elle a pu être présente au moment du décès de Spier dont elle a noté dans son Journal les derniers mots. Du tout dernier mot de Spier, resté incomplet « Hertha, j’espère… » et adressé à celle qui avait d’abord été sa rivale, Etty fut sincèrement reconnaissante. Signe qu’elle avait atteint une grande maturité et surmonté en elle tout ce qui aurait pu se dresser comme obstacle sur son cheminement vers un amour de plus en plus vrai du prochain. Parmi les dernières paroles de Spier, qu’elle se contente de transcrire, en voici une qui mérite d’être évoquée : « Je fais des rêves bien étranges, j’ai rêvé que le Christ me baptisait. »

Etty ni ne s’étonne de ce rêve de Spier, ni le commente. À mon sens, à la différence de Spier qui était très attiré par la personne du Christ, ou d’une Simone Weil qui, elle, s’est sentie prise par le Christ, Etty Hillesum parle à Dieu et ne parle que de Dieu, tout en étant en même temps travaillée de l’intérieur par l’enseignement des Évangiles sur l’amour universel du prochain. Et c’est cet amour qu’elle vit en acte là où elle se trouve.

Dans une de ses lettres datée du 18 août 1943, elle transcrit une sorte de prière, notée auparavant dans un de ses cahiers de Westerbork, lequel ne fut pas retrouvé. Au tout début de cette prière, elle adresse à Dieu une demande ainsi formulée :

« Toi qui m’as tant enrichie, mon Dieu, permets-moi aussi de donner à pleines mains. »

Écrivant à Han Wegeriff, aussi en août 1943, donc peu de temps avant qu’elle ne soit contrainte à prendre le train vers Auschwitz, elle remarque avec un très grand discernement :

« Hier soir, luttant une fois de plus pour ne pas me laisser consumer de pitié pour mes parents, une pitié qui me paralyserait totalement si j’y cédais, je l’ai traduite aussi en ces termes : on ne doit pas se noyer dans le chagrin et l’inquiétude que l’on éprouve pour sa famille, au point de ne plus être capable d’attention ni d’amour pour son prochain. »

Et elle ajoute de façon très christique, tout en étant consciente que l’on peut l’accuser d’aller contre-nature :

« L’idée s’impose de plus en plus clairement à moi que l’amour du prochain, de tout être humain rencontré, de toute “image de Dieu”, devrait s’élever bien au-dessus de l’amour des parents par le sang. »

Un an auparavant elle avait copié dans son Journal ce propos de Jésus dans l’Évangile de Matthieu (5, 23-24) : « Si donc tu présentes ton offrande sur l’autel et que là tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi, laisse ton offrande devant l’autel et va d’abord te réconcilier avec ton frère, puis viens présenter ton offrande. » 

C’est dans une telle disposition d’esprit qu’Etty fut à même d’éclairer les sombres paysages du camp de Westerbork. Dans la lettre que son ami Jopie Vleeschouwer, lui aussi interné à Westerbork, envoya aux amis d’Etty, pour leur raconter les événements qui avaient ponctué la journée de son départ inattendu, il note, comme pour tout dire :

« Après son départ, j’ai parlé à la petite Russe dont elle s’occupait et à plusieurs autres de ses protégées. Et la simple réaction de ces gens à son départ en disait long sur l’amour et le dévouement qu’elle leur avait donnés. » 

Oui, la prière d’Etty Hillesum à Dieu avait été largement satisfaite. Remplie d’un amour véritable, ménageant à Dieu une place de plus en plus grande dans sa vie, vie pour laquelle, elle n’a cessé de se montrer reconnaissante, malgré tout, Etty nous donne toujours et à pleines mains…

 

Maria Villela-Petit

Dans Transversalités 2011/1 (N° 117), pages 103 à 120

https://doi.org/10.3917/trans.117.0103

CAMPS DE CONCENTRATION, ETTY HILLESUM (1914-1943), GUERRE MONDIALE 1939-1945, JOURNAUX INTIMES, SHOAH, TEMOIGNAGE, VIE SPIRITUELLE

Etty Hillesum

Etty Hillesum (1914-1943)

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Etty Hillesum, une vie illuminée

 

La jeune juive néerlandaise Etty Hillesum est une passionnée, une audacieuse, une amoureuse de la vie et des hommes. Sa rencontre avec Dieu la bouleverse. Elle meurt à Auschwitz à l’âge de 29 ans.

Esther Hillesum est née le 15 janvier 1914 à Middelburg en Zélande, une province des Pays-Bas. Son père, professeur de langues classiques, est proviseur du lycée de Deventer. Sa mère, née en Russie, avait gagné Amsterdam après un pogrom, en 1907. Ses parents sont juifs et athées. Elle a un grand-père rabbin dans les provinces du Nord. Etty est l’aînée. Elle connaît des moments de sombre dépression, tandis que ses deux frères souffrent de graves troubles mentaux.

Après avoir passé un bac littéraire, elle quitte ses parents, pour étudier à Amsterdam le droit et les langues slaves (elle apprend aussi l’hébreu). Elle fréquente alors des milieux sionistes, antifascistes et évolue dans un cercle intellectuel et artistique bohème. Elle mène une existence de femme libre, prête à bien des audaces, passionnée, amoureuse de la vie, devenant bientôt la maîtresse de Han Wegerif, un veuf nettement plus âgé qu’elle, chez qui elle loue une chambre et dont elle tient le ménage.

Elle rencontre Julius Spier, un homme d’âge mûr, divorcé, père de deux enfants, dont la fiancée vit à Londres. Un mélange d’attirance et de répulsion anime Etty jusqu’à ce qu’une puissante passion amoureuse l’embrase. Elle ne quitte pas Han Wegerif  ; lui reste aussi fidèle à sa fiancée… à sa manière.

« S », comme elle le désigne dans son journal, devient pour elle un maître, qui l’initie à la Bible, à Saint Aufstin, à Maître Eckart… qui viendront enrichir la bibliothèque idéale d’Etty où siègent en bonne place le poète Rilke, les écrivains Dostoïevki et Tolstoï. Julius Spier tombe malade et mourra d’un cancer du poumon en septembre 1942.

Personnalité lumineuse

En juillet 1942, Etty obtient un emploi auprès du Conseil juif, une administration voulue par les nazis, pour organiser la vie dans les ghettos. Le mois suivant, elle demande et reçoit son affectation pour Westerbork, camp de transit et de rassemblement réservé aux Juifs.

À Westerbork, Etty est affectée à l’enregistrement des arrivants et joue un rôle d’assistante sociale, de psychologue et de conseiller spirituel. Les rescapés de cette période témoignent de sa «personnalité lumineuse». Elle finit par en tomber malade mais, vu son statut, peut revenir se soigner à Amsterdam.

Le 5 juin 1943, alors que des amis lui proposent de l’aider à se cacher, elle choisit de retourner à Westerbork et d’y rester pour continuer son travail. Elle a alors l’occasion d’y aider aussi ses parents et son frère Misha, victimes de la grande rafle des 20-21 juin.

Le 7 septembre 1943, sur une carte postale jetée du train qui l’emmène à Auschwitz, Etty Hillesum adresse ces mots à une amie. « J’ouvre la Bible au hasard et trouve ceci : “Le Seigneur est ma chambre haute.” Je suis assise sur mon sac à dos, au milieu d’un wagon de marchandises bondé. Papa, maman et Misha sont quelques wagons plus loin… »

Ses parents sont officiellement morts le 10 septembre. Etty serait morte le 30 novembre suivant, et Misha, son plus jeune frère, un pianiste de grand talent, le 31 mars 1944. Jaap, son autre frère, qui se destinait à être médecin, sera déporté à Bergen Belsen en février 1944 et mourra au printemps 1945.

Son œuvre  : un journal et des lettres

Etty Hillesum avait le projet de devenir écrivain. Elle considérait parfois son journal comme un travail préparatoire pour un roman. Ce journal et ses lettres, rédigés de 1941 à 1943, sont devenus son œuvre. Elle y fait preuve d’une lucidité sans faille sur elle-même, sur les autres, sur les événements…

Il faut attendre 1981-1982 pour que les huit cahiers qu’elle a noircis soient publiés en français et en anglais sous le titre Une vie bouleversée.

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Vendredi 21 mars 1941, 8 heures et demie du matin.

En fait, je ne veux rien noter : je me sens si légère, si rayonnante, si allègre, que face à tant de grâce le moindre mot a des semelles de plomb. Pourtant, ce matin, j’ai dû conquérir cette joie intérieure sur un cœur inquiet et palpitant. Mais après m’être lavée à l’eau glacée de la tête aux pieds, je me suis étendue sur le carrelage de la salle de bains assez longtemps pour retrouver un calme parfait. Je suis désormais « prête au combat » et ce combat n’est pas sans me remplir d’une certaine excitation sportive. […]

Je dois apprendre à vaincre ce vague sentiment d’angoisse. Certes, la vie est dure, c’est un combat de tous les instants (allons, n’exagérons rien, ma chérie !), mais ce combat m’attire. Avant, je me projetais dans un futur chaotique, car je refusais de vivre l’instant d’après, le futur immédiat. Comme une enfant gâtée, je voulais que tout me fût offert. J’avais parfois la conviction (encore qu’elle fût très vague) de « devenir quelqu’un », de « faire de grandes choses », alternant avec la crainte chaotique de disparaître sans laisser de traces. Je commence à compren­dre pourquoi.

Je refusais d’accomplir les tâches qui se présentaient à moi, de m’élever degré par degré vers cet avenir. Mais aujourd’hui, où chaque minute est pleine de vie, d’expériences, de lutte, de victoires ou de rechutes, suivies d’un retour à la lutte, aujourd’hui je ne pense plus à l’avenir : il m’est indifférent de faire ou non de grandes choses, parce que j’ai l’intime conviction que de la réus­site ou de l’échec il sortira toujours quelque chose.

Avant, je vivais au stade préparatoire, j’avais l’impression que tout ce que je faisais ne comptait pas vraiment, n’était que la préparation à autre chose, à quelque chose de grand, de vrai. Tout cela m’a quitté. Aujourd’hui, à la minute présente, je vis, je vis pleinement, la vie vaut d’être vécue et si j’apprenais que je dois mourir demain, je dirais : dommage, mais je ne regrette rien.

 

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Etty Hillesum, broyée par l’étau nazi

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Comme tous les juifs d’Amsterdam, Etty Hillesum est prise dans l’étau des mesures mises en place par les nazis, jusqu’à l’application de la « solution finale ».

Les dernières années de la vie d’Etty Hillesum sont inséparables de celle de la communauté juive d’Amsterdam et des Pays-Bas. Son journal témoigne de l’effet de plus en plus oppressant des mesures anti-juives des nazis qui ont envahi les Pays-Bas le 9 mai 1940.

En septembre 1940, les premières mesures anti-juives prennent effet avec l’interdiction de presque tous les journaux juifs. Les mesures de recensement obligatoires (160 000 personnes en tout) auprès des autorités se conjuguent avec leur exclusion de l’administration, de l’université…

En février 1941, le Conseil juif est créé sous la pression des nazis. Etty y travaillera. Les juifs ne peuvent plus circuler librement  : les transports publics, les parcs, les piscines, les champs de course, les hôtels, sont interdits aux juifs. Un couvre-feu entre en vigueur. Les enfants sont renvoyés des écoles. Les terres et les commerces tenus par des juifs sont confisqués. Les premières arrestations et déportations commencent…

En 1942, pour préparer les déportations massives, les juifs sont regroupés dans des ghettos à Amsterdam, à Westerbork, où Etty travaillera avant d’être déportée, et à Vught. Le port de l’étoile jaune devient obligatoire.

A partir de l’été 1942, les trains vers les camps d’extermination se succèdent chaque mardi.  « On reçoit son ordre en pleine nuit, quelques heures avant le départ du convoi », précise Etty dans une lettre de juin 1943.

Le 7 septembre 1943, Etty, son frère Mischa et ses parents montent, à leur tour, dans les wagons à bestiaux. Direction  : Auschwitz. A bord, elle rédige un mot sur une carte qu’elle jette du train. Des paysans la retrouvent et la postent à sa destinataire. Ce sont les derniers mots d’Etty.

 

20 juin 1942. Samedi soir, minuit et demi. [ … ]

Pour humilier, il faut être deux. Celui qui humilie et celui qu’on veut humilier, mais surtout : celui qui veut bien se laisser humilier. Si ce dernier fait défaut, en d’autres termes si la partie passive est immunisée contre toute forme d’humiliation, les humiliations infligées s’évanouissent en fumée. Ce qui reste, ce sont des mesures vexatoires qui bouleversent la vie quotidienne, mais non cette humiliation ou cette oppression qui accable l’âme. Il faut éduquer les Juifs en ce sens.

Ce matin en longeant à bicyclette le Stadionkade, je m’enchantais du vaste horizon que l’on découvre aux lisières de la ville et je respirais l’air frais qu’on ne nous a pas encore rationné. Partout, des pancartes interdisaient aux Juifs les petits chemins menant dans la nature. Mais au-dessus de ce bout de route qui nous reste ouvert, le ciel s’étale tout entier.

On ne peut rien nous faire, vraiment rien. On peut nous rendre la vie assez dure, nous dépouiller de certains biens matériels, nous enlever une certaine liberté de mouvement tout extérieure, mais c’est nous-mêmes qui nous dépouillons de nos meilleures forces par une attitude psychologique désastreuse.

En nous sentant persécutés, humiliés, opprimés. En éprouvant de la haine. En crânant pour cacher notre peur. On a bien le droit d’être triste et abattu, de temps en temps, par ce qu’on nous fait subir ; c’est humain et compréhensible. Et pourtant, la vraie spoliation c’est nous-mêmes qui nous l’infligeons.

Je trouve la vie belle et je me sens libre. En moi des cieux se déploient aussi vastes que le firmament. Je crois en Dieu et je crois en l’homme, j’ose le dire sans fausse honte. La vie est difficile mais ce n’est pas grave. Il faut commencer par «prendre au sérieux son propre sérieux», le reste vient de soi-même. Travailler à soi-même, ce n’est pas faire preuve d’individualisme morbide.

Si la paix s’installe un jour, elle ne pourra être authentique que si chaque individu fait d’abord la paix en soi-même, extirpe tout sentiment de haine pour quelque race ou quelque peu­ple que ce soit, ou bien domine cette haine et la change en autre chose, peut-être même à la longue en amour – ou est-ce trop demander ? C’est pourtant la seule solution.

Je pourrais continuer ainsi des pages entières. Ce petit morceau d’éternité qu’on porte en soi, on peut l’épuiser en un mot aussi bien qu’en dix gros traités. Je suis une femme heureuse et je chante les louanges de cette vie, oui vous avez bien lu, en l’an de grâce 1942, la énième année de guerre.

 

A Christine Van Nooten. Près de Glimmen.
Mardi 7 septembre 1943.
Cachet de la poste: 15 septembre 1943.

Christine, j’ouvre la Bible au hasard et trouve ceci: « Le Seigneur est ma chambre haute. » Je suis assise sur mon sac à dos, au milieu d’un wagon de marchandises bondé. Papa, maman et Mischa sont quelques wagons plus loin.

Ce départ est tout de même venu à l’improviste. Ordre subit de La Haye, spécialement pour nous. Nous avons quitté ce camp en chantant, père et mère très calmes et courageux, Mischa également.

Nous allons voyager trois jours. Merci de tous vos bons soins. Les amis restés au camp vont écrire à Amsterdam, peut-être te fera-t-on suivre ? Peut-être aussi ma dernière longue lettre ?

Un au revoir de nous quatre.

Etty

Extrait de Une vie bouleverséejournal. Points Seuil.

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Julius Spier, l’accoucheur de son âme

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La rencontre d’Etty Hillesum avec le thérapeute Julius Spier est déterminante. Il devient son ami, son maître sensuel et spirituel qui l’ouvre à la vie intérieure.

Parce qu’Etty va très mal, elle s’adresse à Julius Spier, un disciple du psychiatre Carl Gustav Jung. Ce chirologue de 55 ans étudie la personnalité de ses patients à partir des lignes de la main. Il a exercé à Berlin qu’il a quitté pour Amsterdam après son divorce (il a deux enfants) et à cause de la montée du nazisme. Sa fiancée, Herta Levi, s’est installée à Londres dès 1937.

Julius Spier mène Etty sur la voie de l’introspection, ce qui la pousse à rédiger son journal intime. Jour après jour, elle consigne combien la présence de « S. », comme elle le nomme, la bouleverse…

Grand lecteur et priant de la Bible, Julius Spier initie Etty à la Torah et au Nouveau Testament. Avec lui, elle entreprend un parcours psychanalytique au cours duquel elle apprend à s’aimer, à habiter sa solitude, à écouter sa voix intérieure, à goûter la joie profonde d’exister.

Ce thérapeute, avec lequel elle entretient une relation spirituelle, sensuelle et magnétique, lui apprend à faire la paix avec elle-même. Et l’ouvre à une autre présence…

Il meurt chez lui d’un cancer du poumon le 15 septembre 1942. Ses derniers mots sont pour Herta, sa fiancée. Dans son journal, Etty lui est reconnaissante pour cette « fidélité ». Elle confie combien cet homme, qu’elle a aimé « à la folie », fut « l’accoucheur de [s]on âme ».

Dimanche [16 mars 1941], 11 heures.

Ce jour-là, [S.] m’avait un peu raconté sa vie. Il m’avait parlé de sa première femme, avec qui il est resté en relations épistolaires, de son amie, qu’il a l’intention d’épouser, mais qui pour l’instant vit à Londres « solitaire et malheureuse », et aussi d’une ancienne amie, une chanteuse, une très jolie femme, à qui il écrit toujours. […]

Je voulais qu’il fût à moi. Pourtant ce n’était pas l’homme en lui que je désirais, sexuellement il ne m’a pas vraiment touchée (même si une certaine tension sensuelle reste toujours présente), mais il m’a touchée au plus profond de mon être, et c’est cela l’important. […]

Lundi 4 août 1941, 2 heures et demie.

Il dit que l’amour de tous les hommes vaut mieux que l’amour d’un seul homme. Car l’amour d’un seul homme n’est jamais que l’amour de soi-même.

C’est un homme mûr de cinquante-cinq ans, parvenu au stade de l’amour universel après avoir, durant sa longue vie, aimé beaucoup d’individus. Je suis une petite bonne femme de vingt-sept ans et je porte en moi aussi un amour très fort de l’humanité, mais je me demande si, toute ma vie, je ne serai pas à la recherche d’un homme unique. […]

 

Dimanche [5 juillet 1942], 8 heures et demie du matin.

Il y a du soleil sur le toit en terrasse et une orgie de cris d’oiseaux, et cette chambre m’entoure déjà si bien que je pourrais y prier.

Nous avons tous les deux une vie agitée derrière nous, pleine de succès amoureux de part et d’autre, et il est resté là en pyjama bleu clair, assis au bord de mon lit, il a posé un moment sa tête sur mon bras nu, nous avons parlé et il est ressorti. C’est très touchant. Ni lui ni moi n’avons le mauvais goût d’exploiter une situation facile.

Nous avons derrière nous une vie passionnée et débridée, nous avons visité toutes sortes de lits, mais à chacune de nos rencontres nous retrouvons la timidité de la première fois. Je trouve cela très beau et j’en suis heureuse. Maintenant je mets mon peignoir multicolore et je descends lire la Bible avec lui. Toute la journée je vais me tenir dans un coin de cette grande salle de silence qui est en moi.

Mercredi [16 septembre 1942], 1 heure du matin.

Te voilà donc couché dans ce petit deux-pièces, cher, grand et bon ami. Je t’ai écrit un jour : mon cœur volera toujours vers toi comme un oiseau libre, où que je sois sur terre, et te trouvera toujours. […]

J’avais encore mille choses à te demander et à apprendre de ta bouche ; désormais je devrai m’en tirer toute seule. Je me sens très forte, tu sais, je suis persuadée de réussir ma vie. C’est toi qui as libéré en moi ces forces dont je dispose. Tu m’as appris à prononcer sans honte le nom de Dieu. Tu as servi de médiateur entre Dieu et moi, mais maintenant, toi le médiateur, tu t’es retiré et mon chemin mène désormais directement à Dieu ; c’est bien ainsi, je le sens. Et je servirai moi-même de médiatrice pour tous ceux que je pourrai atteindre.

Extrait de Une vie bouleverséejournal. Points Seuil.

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Etty Hillesum, une prière en liberté

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C’est un Dieu intérieur qui s’est révélé à Etty Hillesum, au fil de son introspection, de l’écriture de son journal et des mesures anti-juives à Amsterdam. Elle prie à genoux ce Dieu qu’elle découvre, petit à petit.

Le Dieu d’Etty Hillesum est un Dieu d’amour, qu’elle aime en retour. Elle lui parle et Dieu lui répond, par mille signes. C’est une relation très libre, elle lui parle comme à un ami.

Elle invente un langage, une forme de dialogue qui peut nous donner des clés pour parler à Dieu. Car nous chrétiens pouvons prier de manière ritualisée, mais notre prière peut passer aussi par le chant ou la danse !

Sa prière  n’est pas ritualisée. C’est pourquoi je crois qu’elle à notre époque, et même aux athées, car elle n’est pas confessionnelle. Elle parle à tous ceux qui sont en recherche de spiritualité, car elle parle simplement de la relation de l’homme au divin, et de l’essence de ce qu’est la foi.

18 mai 1942.

Les menaces extérieures s’aggravent sans cesse et la terreur s’accroît de jour en jour. J’élève la prière autour de moi comme un mur protecteur plein d’ombre propice, je me retire dans la prière comme dans la cellule d’un couvent et j’en ressors plus concentrée, plus forte, plus « ramassée ». Cette retraite dans la cellule bien close de la prière prend pour moi une réalité de plus en plus forte, devient aussi plus simple.

Cette concentration intérieure dresse autour de moi de hauts murs entre lesquels je me retrouve et me rassemble, échappant à toutes les dispersions. Je conçois tout à fait qu’il vienne un temps où je resterais des jours et des nuits agenouillée jusqu’à sentir enfin autour de moi l’écran protecteur de murs qui m’empêcheraient de m’éparpiller, de me perdre et de m’anéantir.

Prière du dimanche matin [12 juillet 1942].

Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. Cette nuit pour la première fois, je suis restée éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre une chose, mon Dieu, oh, une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m’inspire l’avenir ; mais cela demande un certain entraînement. Pour l’instant, à chaque jour suffit sa peine.

Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les cœurs martyrisés des autres.

Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon cœur que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous.

Extrait de Une vie bouleverséejournal. Points Seuil.

 

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Etty Hillesum et son Dieu intérieur

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Écrivains russes, poètes allemands, auteurs spirituels chrétiens nourrissent l’imaginaire spirituel d’Etty Hillesum, qui découvre un Dieu qui parle en elle.

Le Dieu d’Etty Hillesum a à voir avec le Dieu des chrétiens, elle s’en inspire de manière évidente. Au cours de sa psychanalyse, son thérapeute lui avait donné à lire des écrits chrétiens, la Bible, les Evangiles, saint Augustin Maître Eckhart,. Saint Augustin a joué pour elle un grand rôle en lui faisant découvrir un Dieu intérieur.

Elle a lu aussi des écrits d’autres traditions, de sagesse orientale notamment, et des écrits moins religieux, mais qui ont creusé son intériorité : Tolstoï, Dostoïevski, Rilke qui l’accompagnait partout. Rilke est le poète de l’intériorité, de l’arrière-monde, qui apprend à creuser une forme de transcendance, au sens large du terme, au sein de soi.

Pour autant, ce n’est pas un Dieu bricolé, c’était une intellectuelle érudite, très cérébrale. C’est un Dieu très structuré, qu’elle découvre dans un parcours qui va de soi vers autrui. Elle découvre l’amour de l’humanité, un amour universel au sein duquel Dieu s’impose.

Le Dieu d’Etty Hillesum a bien sûr des inspirations chrétiennes, mais il serait dommage de le réduire à une confession. C’est un Dieu personnel, très singulier, a-dogmatique et donc très universel.

C’est un Dieu très incarné, proche donc du Dieu chrétien, avec lequel elle entretient un dialogue semblable au dialogue chrétien avec Dieu.

Mais en même temps, dans la forme de méditation qu’elle expérimente aussi, elle est proche du bouddhisme. Quand elle parle de « grand flux », de « grand tout », de « cosmos », elle est plus dans l’abstraction que dans la prière.

Mardi 26 août [1941] au soir.

Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu. Parfois je parviens à l’atteindre. Mais plus souvent, des pierres et des gravats obstruent ce puits, et Dieu est enseveli. Alors il faut le remettre au jour.

Il y a des gens, je suppose, qui prient les yeux levés vers le ciel. Ceux-là cherchent Dieu en dehors d’eux. Il en est d’autres qui penchent la tête et la cachent dans leurs mains, je pense que ceux-ci cherchent Dieu en eux-mêmes.

25 septembre [1943], 11 heures du soir.

Je trottinais aux côtés de Ru et, à l’issue d’une très longue discussion où nous avions agité une fois de plus les « ultimes questions », je m’arrêtai pile au milieu de la Govert Flinckstraat 1, si étriquée et si monotone, et je lui dis : « Et tu sais, Ru, j’ai encore un autre trait puéril, qui me fait trouver toujours la vie belle et m’aide peut-être à tout supporter aussi bien. »

Ru me lançait un regard interrogateur et je lui dis, comme si c’était la chose du monde la plus naturelle (n’est-ce pas le cas, d’ailleurs ?) : « Vois­-tu, je crois en Dieu. »

Il en fut un peu déconcerté, je pense, et me considéra un moment comme pour lire une indication mystérieuse sur mon visage – mais avec un peu de recul il se dit très content pour moi. Peut-être est-ce pour cela que je me suis sentie tout le reste de la journée si rayonnante et si forte ? D’avoir su dire si simplement, comme une chose coulant de source, dans la grisaille de ce quartier populaire : « Oui, vois-tu, je crois en Dieu. » (…)

Je vis constamment dans la familiarité de Dieu comme si c’était la chose la plus simple du monde, mais il faut aussi régler sa vie en conséquence. Je n’en suis pas encore là, oh non, et parfois je me conduis pourtant comme si j’avais atteint mon but.

Je suis joueuse, j’aime mes aises, j’appréhende souvent les choses en artiste plutôt qu’en femme responsable, et j’ai en moi aussi le goût du bizarre, du caprice et de l’aventure.

Mais assise à ce bureau, dans la nuit qui s’avance, je sens en moi la force contraignante et directrice d’une gravité toujours plus présente, toujours plus profonde, sorte de voix silen­cieuse qui me dicte ce que je dois faire et m’oblige à noter en toute franchise : de toutes parts j’ai failli à ma mission, mon vrai travail ne fait que commencer. Jusqu’ici, au fond, je m’amusais.
26 septembre [1943], 9 heures et demie.

Je te remercie, mon Dieu, de m’avoir fait rencontrer aussi complètement l’une de tes créatures et dans ma chair, et dans mon âme.

Je devrais m’en remettre à toi de beaucoup plus de cho­ses, mon Dieu. Et cesser de te poser des conditions : « Si je reste en bonne santé, alors… » Même si je ne suis pas en bonne santé, cela n’empêche pas la vie de continuer et d’être toujours la meilleure possible. Comment pourrais-je
formuler des exigences ? Aussi bien m’en garderai-je. Et mes maux d’estomac se sont améliorés d’un coup dès lors que je m’en suis « dessaisie ».

Tôt ce matin j’ai feuilleté mes cahiers. Les souvenirs m’ont assaillie par milliers. Quelle année d’une richesse extraordinaire l Et combien chaque jour apporte de richesses nouvelles ! Merci de m’avoir donné assez d’espace intérieur pour les abriter toutes.

 

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Etty Hillesum, un rayonnement mondial

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Dès sa publication en 1981 sous le titre Une vie bouleversée, le journal d’Etty Hillesum connaît un succès foudroyant et ne cesse d’inspirer une foule d’artistes, d’universitaires et de croyants.

Etty Hillesum avait le projet de devenir écrivain. Elle considérait parfois son journal comme un travail préparatoire pour un roman. Ce journal et ses lettres sont devenus son œuvre. Elle y fait preuve d’une lucidité sans faille sur elle-même, sur les autres, sur les événements…

Et ce qui aurait pu verser dans la complaisance narcissique est traversé par un humour tenace et une humilité remarquable.

Huit cahiers, couverts d’une petite écriture serrée, ont été conservés par une amie d’Etty.

Publié en 1981 aux Pays-Bas, le livre connaît un succès foudroyant et plusieurs réimpressions en quelques mois. Son livre est traduit dans une quarantaine de langues dont le français, en 1985. Les écrits d’Etty Hillesum ont été publiés en français : Une vie bouleversée, journal 1941-1943, suivi de Lettres de Westerbork (points Seuil).

Son cheminement intérieur qui est aussi un témoignage de première main sur la mise en œuvre de la « solution finale » aux Pays-Bas, bouleverse les lecteurs.

Son journal n’a cessé d’inspirer écrivains, musiciens, dessinateurs, metteurs en scène, universitaires, et bien sûr, des chercheurs de Dieu et des croyants de tous horizons. Pour beaucoup, Etty Hillesum est un guide de sagesse, un maître spirituel pour aujourd’hui.

« De cette jeune femme intensément éprise de la vie, de l’amour, et follement prodigue de vie et d’amour, tout reste à apprendre, à recevoir, à méditer », résume l’écrivaine Sylvie Germain, qui a lui a consacré un ouvrage (Etty Hillesum. Ed. Pygmalien/Gérard Watelet).

Eh bien, allons-y ! Moment pénible, barrière presque infranchissable pour moi : vaincre mes réticences et livrer le fond de mon cœur à un candide morceau de papier quadrillé. Les pensées sont parfois très claires et très nettes dans ma tête, et les sentiments très profonds, mais les mettre par écrit, non, cela ne vient pas encore. C’est essentiellement, je crois, le fait d’un sentiment de pudeur. Grande inhibition ; je n’ose pas me livrer, m’épancher librement, et pourtant il le faudra bien, si je veux à la longue faire quelque chose de ma vie, lui donner un cours raisonnable et satisfaisant.

De même, dans les rapports sexuels, l’ultime cri de délivrance reste toujours peureusement enfermé dans ma poitrine. En amour, je suis assez raffinée et, si j’ose dire, assez experte pour compter parmi les bonnes amantes; l’amour avec moi peut sembler parfait, pourtant ce n’est qu’un jeu éludant l’essentiel et tout au fond de moi quelque chose reste emprisonné. Et tout est à l’avenant.

J’ai reçu assez de dons intellectuels pour pouvoir tout sonder, tout aborder, tout saisir en formules claires ; on me croit supérieurement informée de bien des problèmes de la vie ; pourtant, là, tout au fond de moi, il y a une pelote agglutinée, quelque chose me retient dans une poigne de fer, et toute ma clarté de pensée ne m’empêche pas d’être bien souvent une pauvre godiche peureuse.

 

22 septembre 1942

J’ai écrit un jour dans un de mes cahiers: je voudrais suivre du bout des doigts les contours de notre temps. J’étais assise à mon bureau et ne savais comment approcher la vie. C’était parce que je n’avais pas encore accédé à la vie qui était en moi. C’est à ce bureau que j’ai appris à rejoindre la vie que je portais en moi. Puis j’ai été jetée sans transition dans un foyer de souffrance humaine, sur l’un des nombreux petits fronts ouverts à travers toute l’Europe.

Et là, j’ai fait soudain l’expérience suivante: en déchiffrant les visages, en déchiffrant des milliers de gestes, de petites phrases, de récits, je me suis mise à lire le message de notre époque – et un message qui en même temps la dépasse. Ayant appris à lire en moi-même, je me suis avisée que je pouvais lire aussi dans les autres.

Là-bas j’ai vraiment eu l’impression de suivre à tâtons, d’un doigt sensible aux moindres aspérités, les contours de ce temps et de cette vie. Comment se fait-il que ce petit bout de lande enclos de barbelés, traversé de destinées et de souffrances humaines qui viennent s’y échouer en vagues successives, ait laissé dans ma mémoire une image presque suave ? Comment se fait-il que mon esprit, loin de s’y assombrir, y ait été comme éclairé et illuminé ?

J’y ai lu un fragment de ce temps qui ne me paraît pas dépourvu de sens. A ce bureau, au milieu de mes écrivains, de mes poètes et de mes fleurs, j’ai tant aimé la vie. Et là-bas, au milieu de baraques peuplées de gens traqués et persécutés, j’ai trouvé la confirmation de mon amour de cette vie. Ma vie, dans ces baraques à courants d’air, ne s’opposait en rien à celle que j’avais menée dans cette pièce calme et protégée. A aucun moment je ne me suis sentie coupée d’une vie qu’on prétendait révolue: tout se fondait en une grande continuité de sens.

Comment ferai-je pour décrire tout cela? Pour faire sentir à d’autres comme la vie est belle, comme elle mérite d’être vécue et comme elle est juste – oui : juste. Peut-être Dieu me fera-t-il trouver les mots qu’il faut, quelques mots simples ? Des mots colorés, passionnés et graves aussi. Mais par-dessus tout des mots simples.

Comment camper en quelques touches tendres, légères mais puissantes, ce petit village de baraques entre ciel et lande ? Comment faire pour que d’autres lisent avec moi à livre ouvert dans tous ces gens qu’il faut déchiffrer comme des hiéroglyphes, trait par trait, jusqu’à ce qu’ils composent un tout lisible et intelligible, un monde pris entre ciel et lande ?

En tout cas j’ai d’ores et déjà une certitude: jamais je ne pourrai écrire tout cela comme la vie l’a écrit devant moi en lettres mouvantes. J’ai tout lu, de mes yeux et de tous mes sens. Mais je ne pourrai jamais le raconter tel quel. Cela me désespérerait si je n’avais appris à accepter la nécessité de travailler avec les forces insuffisantes dont on dispose mais d’en tirer le meilleur parti possible.

Dimanche soir, 4 octobre 1942

J’aime les contacts humains. L’intensité de mon attention réussit à tirer d’eux, dirait-on, ce qu’ils ont de plus profond et de meilleur; ils s’ouvrent à moi et chaque être m’est une histoire, que me conte la vie même. Et mes yeux émerveillés ne cessent de lire son grand livre.

La vie me confie tant d’histoires que je devrais raconter à mon tour et exposer en termes clairs à tous ceux qui ne savent pas lire à livre ouvert le texte de la vie. Mon Dieu, tu m’as donné le don de lire, voudras-tu me donner aussi celui d’écrire ?

 

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L’esprit d’amour et de sagesse repose sur Etty Hillesum, voici sept enseignements qu’elle nous transmet pour aujourd’hui.

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Le journal d’Etty Hillesum est une traversée intérieure, les yeux, les mains et le cœur, grands ouverts sur la réalité d’un désastre et sur la splendeur du monde.

Armée du brandon de l’amour, Etty s’est enfoncée dans les ténèbres sans désespérer, confiante que celles-ci n’ont pas arrêté la lumière. Son témoignage en est la preuve.

Voici sept enseignements qu’on peut tirer à son écoute.

  1. Écoute-toi, entre en toi-même !

« Être à l’écoute de soi-même. Se laisser guider, non plus par les incitations du monde extérieur, mais par une urgence intérieure. » (31 décembre 1941)

« Si chacun de nous écoutait seulement un peu plus sa voix intérieure, s’il essayait seulement d’en faire retentir une en soi-même – alors il y aurait beaucoup moins de chaos dans le monde » (2 octobre 1942)

  1. Si tu veux changer le monde, convertis-toi d’abord

« Je ne crois plus que nous puissions corriger quoi que ce soit dans le monde extérieur, que nous n’ayons d’abord corrigé en nous. » (19 février 1942)

  1. Regarde la réalité en face, sans désespérer de l’homme

« On a parfois le plus grand mal à concevoir et à admettre, mon Dieu, tout ce que tes créatures terrestres s’infligent les unes aux autres en ces temps déchaînés. Mais je ne m’enferme pas pour autant dans ma chambre, mon Dieu, je continue à tout regarder en face, je ne me sauve devant rien, je cherche à comprendre et à disséquer les pires exactions, j’essaie toujours de retrouver la trace de l’homme dans sa nudité, sa fragilité, de cet homme bien souvent introuvable. » (26 mai 1942).

  1. Accepte la mort, c’est la vie aussi

« Regarder la mort en face et l’accepter comme partie intégrante de la vie, c’est élargir la vie. À l’inverse, sacrifier dès maintenant à la mort un morceau de cette vie, par peur de la mort et refus de l’accepter, c’est le meilleur moyen de ne garder qu’un pauvre petit bout de vie mutilée, méritant à peine le nom de vie. Cela semble paradoxal: en excluant la mort de sa vie on se prive d’une vie complète, et en l’y accueillant on élargit et on enrichit sa vie. » (3 juillet 1942)

  1. Vis la communion, malgré tout

« Dans ce monde saccagé, les chemins les plus courts d’un être à un autre sont des chemins intérieurs » (11 juillet 1942)

  1. Agenouille-toi !

« Et si les turbulences sont trop fortes, si je ne sais plus comment m’en sortir, il me restera toujours deux mains à joindre et un genou à fléchir. C’est un geste que nous ne nous sommes pas transmis de génération en génération, nous autres Juifs. J’ai eu du mal à l’apprendre. C’est l’héritage le plus précieux de l’homme dont j’ai déjà presque oublié le nom, mais dont la meilleure part prolonge sa vie en moi. Quelle étrange histoire, tout de même, que la mienne, celle de la file qui ne savait pas s’agenouiller. Ou – variante – de la fille qui a appris à prier. C’est mon geste le plus intime encore que ceux que j’ai dans l’intimité d’un homme. On ne peut tout de même pas déverser tout son amour sur un seul être? » (10 octobre 1942)

  1. Fais confiance à Dieu

« Je suis prête à tout accepter, tout lieu de la terre où il plaira à Dieu de m’envoyer, prête aussi à témoigner à travers toutes les situations et jusqu’à la mort, de la beauté et du sens de cette vie: si elle est devenue ce qu’elle est, ce n’est pas le fait de Dieu mais le nôtre. Nous avons reçu en partage toutes les possibilités d’épanouissement, mais n’avons pas encore appris à exploiter ces possibilités. […] je vois, je vois et je comprends sans cesse plus de choses, je sens une paix intérieure grandissante et j’ai une confiance en Dieu dont l’approfondissement rapide, au début, m’effrayait presque, mais qui fait de plus en plus partie de moi-même. Et maintenant, au travail. » (7 juillet 1942)

 

Jeudi 17 septembre [1942], 8 heures du matin.

Le sentiment de la vie est si fort en moi, si grand, si serein, si plein de gratitude, que je ne chercherai pas un instant à l’exprimer d’un seul mot. J’ai en moi un bonheur si complet et si parfait, mon Dieu. Ce qui l’exprime encore le mieux, ce sont ses mots à lui : « se recueillir en soi-même ». C’est peut-être l’expression la plus parfaite de mon sentiment de la vie : je me recueille en moi-même. Et ce « moi–même », cette couche la plus profonde et la plus riche en moi où je me recueille, je l’appelle « Dieu ».

Dans le journal de Tide, j’ai rencontré souvent cette phrase : « Pre­nez-le doucement dans vos bras, Père. » Et c’est bien mon sentiment perpétuel et constant : celui d’être dans tes bras, mon Dieu, protégée, abritée, imprégnée d’un sentiment d’éternité. Tout se passe comme si chacun de mes souffles était pénétré de ce sentiment d’éternité, comme si le moindre de mes actes, la parole la plus anodine s’inscrivait sur un fond de grandeur, avait un sens profond. Il m’écrivait dans une de ses premières lettres : « Et chaque fois que je peux dispenser autour de moi un peu de ce trop-plein de forces, je suis heureux. » (…)

De fait, ma vie n’est qu’une perpétuelle écoute « au-dedans » de moi-même, des autres, de Dieu. Et quand je dis que j’écoute « au-dedans », en réalité c’est plutôt Dieu en moi qui est à l’écoute. Ce qu’il y a de plus essentiel et de plus profond en moi écoute l’essence et la profondeur de l’autre. Dieu écoute Dieu.

Comme elle est grande la détresse intérieure de tes créatures terrestres, mon Dieu. Je te remercie d’avoir fait venir à moi tant de gens avec toute leur détresse. Ils sont en train de me parler calmement, sans y prendre garde, et voilà que tout à coup leur détresse perce dans sa nudité. Et j’ai devant.moi une petite épave humaine, désespérée et ignorant comment continuer à vivre. C’est là que mes difficultés commencent.

II ne suffit pas de te prêcher, mon Dieu, pour te mettre au jour dans le cœur des autres. Il faut dégager chez l’autre la voie qui mène à toi, mon Dieu, et pour ce faire il faut être un grand connaisseur de l’âme humaine.

Il faut avoir une formation de psychologue : rapports au père et à la mère, souvenirs d’enfance, rêves, sentiments de culpabilité, complexes d’infériorité, enfin tout le magasin des accessoires.

Dans tous ceux qui viennent à moi, je commence alors une exploration prudente. Les outils qui me servent à frayer la voie vers toi chez les autres sont encore bien rudimentaires. Mais j’en ai déjà quelques-uns et je les perfectionnerai, lentement et avec beaucoup de patience.

Et je te remercie de m’avoir donné le don de lire dans le cœur des autres. Les gens sont parfois pour moi des maisons aux portes ouvertes. J’entre, j’erre à travers des couloirs, des pièces : dans chaque maison l’aménagement est un peu différent, pourtant elles sont : toutes semblables et l’on devrait pouvoir faire de chacune d’elles un sanctuaire pour toi, mon Dieu. Et je te le promets, je te le promets, mon Dieu, je te chercherai un logement et un toit dans le plus grand nombre de maisons possibles. C’est une image amusante : je me mets en route pour te chercher un toit. Il y a tant de maisons inhabitées, où je t’introduirai comme invité d’honneur.

ANNE-GABRIELLE CARON (2002-2010), SAINTETE, TEMOIGNAGE, UNE FUTURE SAINTE DE HUIT ANS ?

Une future sainte de huit ans ?

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La courte vie de Anne-Gabrielle Caron (2002-2010)

Le diocèse de Toulon a ouvert la cause de canonisation d’Anne-Gabrielle Caron. Cette petite fille a été emportée par un cancer foudroyant à l’âge de 8 ans, après une longue maladie vécue comme une véritable ascension spirituelle.

La procédure en vue de l’éventuelle béatification et canonisation de la petite Anne-Gabrielle Caron (2002-2010), décédée à l’âge de 8 ans, a été officiellement ouverte dans le diocèse de Fréjus-Toulon où elle a vécu avec sa famille révèle Famille Chrétienne. Emportée par un cancer, sa terrible épreuve a été l’occasion d’une ascension spirituelle impressionnante. Selon Mgr Dominique Rey, évêque de Toulon, Anne-Gabrielle Caron nous donne une magnifique leçon d’espérance. « C’était une enfant qui a vécu sa maladie à la ressemblance de la Passion du Christ. J’ai prié pour elle et j’ai pu voir cette petite personne qui — au cœur de sa souffrance — recevait la vie comme une offrande au Seigneur. Anne-Gabrielle était le témoin de Dieu. Elle était le signe de Dieu », a-t-il confié à Aleteia.

 

Face à la maladie et la mort

Souriante, épanouie, s’occupant volontiers de ses trois petits frère et sœurs et se réjouissant des activités scoutes auxquelles elle participe régulièrement, Anne-Gabrielle Caron est confrontée brutalement à la maladie et à la menace de la mort. C’est au cours de sa septième année qu’elle se plaint de plus en plus de douleurs dans une jambe. Six mois plus tard, le diagnostic tombe : Anne-Gabrielle souffre d’un cancer très rare — le sarcome d’Ewing — qui l’atteint au tibia. Elle suit une chimiothérapie pendant huit mois à l’hôpital de La Timone à Marseille. Toute la vie familiale est bouleversée… Un grand soutien logistique et spirituel se met en place grâce aux proches et aux infirmières de l’hôpital. Malgré différents traitements, le cancer récidive. Il se propage dans tout le corps de l’enfant, en attaquant tous ses os. Sous morphine, Anne-Gabrielle supporte à peine le poids de son propre corps.

Pourtant, du haut de ses quelques années, elle donne une magnifique leçon d’espérance. Cette petite fille de huit ans incarne l’exemple que citait Jean Paul II dans sa lettre apostolique Salvici doloris : « À l’exemple du Christ, la souffrance peut devenir une prière. Unie à celle de Jésus, la souffrance est capable d’entrer dans l’ordre de l’amour et de retomber en grâces pour les autres. »

Comme l’explique Marie-Dauphine Caron, la mère d’Anne-Gabrielle, dans un livre/témoignage poignant Là où meurt l’espoir, brille l’Espérance, il n’y a pas de « oui » à la souffrance. Il s’agit plutôt d’un « oui » à l’amour que nous pouvons donner à travers cette souffrance. Dans le même temps, une telle offrande est une preuve d’amour envers le Christ, une preuve qui prend le contre-pied des péchés des hommes. Anne-Gabrielle appelait cela « consoler Jésus ». Elle affirmait ainsi : « Même si je n’aime pas être malade, j’ai de la chance, car je peux aider le Bon Dieu à faire revenir les gens vers Lui ».

Quand la croix cohabite avec la joie

Au cours de la maladie, la vie d’Anne-Gabrielle s’articule dans la cohabitation de la croix et de la joie. Quelques mois avant sa mort, elle confie encore à sa mère : « J’ai demandé au Bon Dieu de me donner toutes les souffrances des enfants de l’hôpital. » Et elle précise : « Je souffre tellement que si eux pouvaient ne pas souffrir…  » Comme en témoigne sa mère, Anne-Gabrielle est déterminée. Elle désire être une grande sainte, « comme sainte Thérèse de Lisieux ! « . C’est ce qu’elle dit un jour avec assurance : « Mais je serai sainte ! « . Peu après, elle confie à sa mère : « Je me dis de temps en temps (pas souvent) que, quand je serai morte, je me dirai qu’en fait, ce n’était pas difficile du tout de faire le bien. C’est vrai, ce n’est pas difficile d’être gentille, de penser aux autres, d’obéir et de ne pas taper ses frères et sœurs. »

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Le dernier mois de sa vie est marqué par des moments de grâce. Anne-Gabrielle pardonne à ceux qui lui ont fait du mal, comme à ceux qui se sont moqués d’elle. Elle exprime la volonté de demander pardon à tous ceux qu’elle a pu blesser. Elle redit également son amour à l’égard de ses parents, de son frère et de ses deux sœurs. En tenant une image du Christ en croix, elle s’écrie : « Non ! C’est trop !… Jésus… Il a trop souffert… ». Ses prières prennent une telle valeur que des proches lui confient des intentions. Certains d’entre eux témoigneront plus tard avoir été exaucés. Mgr Dominique Rey se souvient d’un jour en particulier. Il venait de lui apporter la communion. Pour la première fois en dix-huit mois d’épreuve, elle lui dit que la coupe est trop remplie, que tout cela est trop pour elle. C’était la veille de sa mort. Quelques heures plus tard, on la retrouve en paix. C’est ainsi qu’elle fait ses adieux. Elle s’éteint dans la soirée du 23 juillet 2010, après une agonie de 30 heures au cours de laquelle elle reste consciente jusqu’au bout. « Voir Anne-Gabrielle, c’était voir Dieu », témoignera un prêtre à son enterrement.

Le postulateur de la cause, approuvé par Mgr Dominique Rey le 17 avril, est Pascal Barthélemy, chrétien engagé, entrepreneur et père de famille. L’enquête diocésaine prendra plusieurs mois avant d’être transmise au Vatican. « Il faut du temps pour rassembler et mettre en forme de nombreux témoignages qui ne cessent d’affluer », explique Mgr Rey.

Source : Aleteia

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ECRIVAIN FRANÇAIS, GUERRE MONDIALE 1914-1918, LES CROIX DE BOIS, LIVRES, LIVRES - RECENSION, TEMOIGNAGE, TEMOIGNAGES DE LA PREMIERE GUERRE (1914-1918)

Les croix de bois de Roland Dorgelès

Les Croix de Bois

Roland Dorgelès

Paris, Gallimard, 1919.

Un témoignage bouleversant sur la vie des poilus par Roland Dorgelès

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Mis à jour le 16/03/2018 à 18:43

LES ARCHIVES DU FIGARO – Il y a 45 ans s’éteignait Roland Dorgelès, le romancier des Croix de Bois, un récit poignant de la vie des soldats et surtout de l’horreur de la guerre. En 1919, Le Figaro consacre une critique élogieuse du roman qui connaît immédiatement un retentissant succès.

Publié une première fois, dans notre dossier consacré aux écrivains combattants de la Grande Guerre, nous vous proposons de lire ou (relire) cette critique à l’occasion de la commémoration de la mort de l’écrivain, le 18 mars 1973.
Journaliste engagé au front comme fantassin Roland Dorgelès commence à écrire Les Croix de bois, en 1918, à partir de notes prises sur le vif et de la correspondance adressée
à sa maîtresse et à sa mère. Ce roman obtient le Prix Femina en 1919.

Une littérature du front

Mobilisés ou engagés volontaires, de nombreux écrivains témoignent des combats et de la vie dans les tranchées. Cette littérature du front triomphe auprès du public et surtout des jurys littéraires. Ces romans ont une valeur documentaire, ils sont des témoignages précieux.
La rubrique littéraire du Figaro de l’époque consacre des critiques sur ces romans couronnés par le Goncourt ou le Femina. Voici celle consacrée aux Croix de bois de Roland Dorgelès.

Tranchees

En partenariat avec RetroNews, le site de presse de la BnF

Article paru dans Le Figaro du 20 avril 1919.

La première et même la seconde année de la guerre, comme nous n’avions pas encore perdu le goût des enquêtes, et que la main d’œuvre, si j’ose m’exprimer ainsi, ne manquait pas pour ce genre de reportage, on interrogeait volontiers les auteurs dramatiques sur les destinées prochaines du théâtre, et les hommes de lettres sur la littérature de demain.

Il peut arriver que les grands événements qui bouleversent le monde modifient après coup toutes les valeurs de l’imagination, lui révèlent des beautés qu’elle ne soupçonnait pas, au moins des points de vue de beauté, produisent enfin une poésie nouvelle; mais cet heureux accident n’est point fatal; au lieu que, fatalement, une révolution, une guerre ajoutent à notre répertoire déjà si chargé quelques-unes de ces pauvres idées générales hâtives, mal conçues, téméraires et, est-il besoin de le dire? fausses de naissance; quelques-unes de ces images banales avant même d’avoir passé dans le courant, monnaies aussitôt frustes que frappées; quelques unes de ces phrases toutes faites, ou clichés, qui causaient à Flaubert une joie énorme, et ne sauraient causer qu’une grande tristesse à tous ceux que ne hante point le démon littéraire de la perversité. En d’autres termes, il peut arriver, si les dieux s’en mêlent, que les catastrophes de l’histoire profitent au génie humain; il arrive certainement qu’elles contribuent à l’enrichissement de notre sottisier.

Aussi me souvient-il qu’un critique sans illusions répondit à l’un des enquêteurs: «Il serait sacrilège de souhaiter que la guerre dure éternellement; mais l’avantage littéraire d’une guerre longue est que toutes les bêtises auront été dites avant la fin.» Cette réponse, qui semble au premier abord une impertinence, est tout le contraire: elle suppose qu’un jour peut venir où toutes les bêtises auront été dites, et où l’on s’abstiendra même de les répéter; C’est de la présomption, aux deux sens du mot.

Les livres de guerre, après, il est vrai, quelques semaines d’hésitation, recommencent à paraître de tous les côtés.

Le même censeur, goûtant peu la médiocre littérature de guerre qui a longtemps sévi chez nous après la guerre courte de 1870, témoignait aussi l’espoir que, grâce à la guerre longue, nous échapperions à ce fléau, et qu’on ne voudrait plus entendre parler de livres de guerre une fois l’armistice conclu. Il en sera de ce pronostic comme de toutes les prophéties qu’on nous a servies depuis quatre ans. Je ne reviens pas sur la gestion du sottisier; mais les livres de guerre, après, il est vrai, quelques semaines d’hésitation, recommencent à paraître de tous les côtés.

Ne nous plaignons pas. Ceux qui avaient paru pendant les hostilités forment une collection sans doute trop vaste, effrayante, mais incomparable, de documents qu’il faut bien cette fois appeler humains, et l’on sait que ce n’est point leur seule valeur. Ceux qui paraissent maintenant ont déjà une physionomie différente, une perspective moins proche et, si l’on peut dire, moins japonaise. La première ombre du passé commence d’envelopper sans les obscurcir et de fondre sans les brouiller les souvenirs de ces combattants à peine démobilisés d’hier, dont le premier mouvement a été de s’asseoir à leur table de travail et d’écrire. C’est un moment unique, insaisissable, où la mémoire usurpe déjà le rôle de la sensibilité, où la sensibilité, en se dépouillant trop tôt et comme à regret de ce qui la fait frémir encore, ébranle la mémoire, ordinairement plus impassible, et lui communique ses dernières vibrations.

  1. Roland Dorgelès sait peindre et animer, il a de la verve et de l’humeur.

Ce moment insaisissable de la mémoire et de la sensibilité, il semble que M. Roland Dorgelès l’ait saisi, et c’est ce qui fait le prix de son livre, les Croix de bois. M. Roland Dorgelès, qui, avec une modestie rare, se qualifie de débutant, et qui cependant a déjà publié, en collaboration avec M. Régis Gignoux, un fort plaisant livre intitulé: La Machine à finir la guerre, M. Roland Dorgelès a, sans doute, beaucoup de talent; il sait peindre et animer, il est coloriste, il a de la verve et de l’humeur, de l’âpreté, de la crudité, le don du rire et le don des larmes; mais ce n’est pas d’abord de son talent qu’il s’agit, c’est de l’accent qu’il a pu lui donner aujourd’hui à une minute précise, et avant de louer son œuvre, il fallait en faire le point.

Il l’a fait lui-même, au début du dernier chapitre «C’est fini. Voici la feuille blanche sur la table, et la lampe tranquille, et les livres… Aurait-on jamais cru les revoir, lorsque l’on était là-bas, si loin de sa maison perdue? La vie va reprendre… Les souvenirs atroces qui nous tourmentent encore s’apaiseront, on oubliera, et le temps viendra peut-être où, confondant la guerre et notre jeunesse passée, nous aurons un soupir de regret en pensant à ces années-là.» M. Roland Dorgelès va jusqu’à écrire, un peu plus loin «Je me souviens de nos soirées bruyantes, dans le moulin sans ailes». Je leur disais «Un jour viendra où nous nous retrouverons, où nous parlerons de nos misères et nous dirons avec un sourire: «C’était le bon temps». Avez-vous crié, ce soir-là, mes camarades!»

La mort est à chaque page avec toutes ses épouvantes et toute son ordure.

On comprend sans peine qu’ils aient crié; et quels cris leur ferait pousser encore ce mot inattendu, quels cris ferait-il pousser à M. Roland Dorgelès lui-même, si ce n’était pas un combattant qui l’eût lâché, si c’était un de ces littérateurs de l’arrière auxquels il ne paraît pas que M. Dorgelès et ses camarades vouent des sentiments fort sympathiques! Mais ceux qui ont fait la guerre où on la faisait ont le droit de tout dire, et ce sont justement ceux de leurs mots qui nous étonnent plus, qui ont aussi pour nous plus de sel et de signification.

Celui-ci, qui pourrait être odieux, devient héroïque, mais plus encore touchant, lorsqu’il est ingénument prononcé par l’un de ceux que M. Georges Duhamel a pour jamais proclamés les martyrs, et qui a vivement ressenti toutes ses souffrances, qui ne s’est pas fait un point d’honneur de nous les taire. Quel goût ardent, quel goût avoué de la vie chez tous ces jeunes hommes qui en faisaient le sacrifice toujours sans hésiter, mais quelquefois en pleurant! Nous les en admirons, et surtout nous les en aimons davantage car nous sommes de ceux à qui l’Iphigénie de Racine semble un peu trop surhumainement bien élevée, et nous préférons celle d’Euripide qui regrette les douceurs nuptiales qu’elle n’a point connues, nous préférons la jeune captive qui ne veut pas mourir encore.

«Je vous ai entendus rire, jamais pleurer.»

Roland Dorgelès, Les Croix de feu.

Émile Zola intitulait par antiphrase la Joie de vivre celui de ses romans où il a le plus lourdement accumulé toutes les raisons que nous pourrions avoir de ne plus vouloir vivre, si notre grand maître n’était l’instinct de la conservation. De même, dans ce livre de M. Roland Dorgelès, où la mort est à chaque page avec toutes ses épouvantes et toute son ordure, dans ce livre dont le titre même évoque la mort et l’image des cimetières sans grilles ni murailles, des cimetières illimités où hélas! il y a des morts- ce n’est pas comme le cimetière de l’Oiseau bleu,- dans ce livre qui devrait être sinistre et qui n’arrive pas même à être morose, partout éclate le désir de vivre, le désir et souvent la joie.

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«Une telle joie était en vous, écrit M. Roland Dorgelès, qu’elle dominait les pires épreuves. Dans la boue des relèves, sous l’écrasant labeur des corvées, devant la mort même, je vous ai entendus rire, jamais pleurer.» (Pourquoi dit-il «jamais pleurer», quand il n’a pas eu la fausse pudeur de nous cacher leurs larmes?) Il ajoute «Etait-ce votre âme, mes pauvres gars que cette blague divine qui vous faisait plus forts?» M. Roland Dorgelès, qui était là, témoigne donc de la bonne humeur des poilus. C’est une question qui a donné lieu durant quatre années à des controverses interminables, parce qu’elle était agitée d’ordinaire par des gens pleins de bonnes intentions, mais qui, à rebours de M. Roland Dorgelès étaient que ailleurs que là.

On mettait les poilus hors d’eux quand on imprimait dans les journaux de l’arrière que leur vie, grâce à cette vieille gaîté française, était «une perpétuelle rigolade». On ne leur faisait pas beaucoup plus de plaisir quand on parlait avec componction de leur sérieux, de leur noble gravité, ou, pour m’exprimer plus familièrement, quand on avait l’air de croire qu’ils la faisaient à la pose. Je ne dirai pas que la vérité est entre ces deux extrêmes je n’ai pas voix au chapitre; mais il me semble que l’auteur des Croix de bois a dû donner la note juste, et l’on est bien aise de ne trouver dans son livre ni une gaîté d’opéra-comique, ni ce rire sardonique et qui fait mal à entendre.

La joie, d’ailleurs entrecoupée, des jeunes héros de M. Roland Dorgelès est naturelle, spontanée, saine. Elle est vraie, et elle rend son livre plus vrai que d’autres auxquels on pourrait le comparer, parce qu’elle le rend plus divers et plus humain. Car enfin, les Croix de bois, c’est le même livre que le Feu, c’est le journal d’une escouade mais, quelle différence, et comme le Feu est moins vrai parce qu’il ne l’est que d’un seul côté et que les contrastes y manquent!

  1. Anatole France a écrit, il y a quelques années, un ingénieux parallèle de la vérité et du mensonge, où il remontrait que la grande misère de la vérité et sa raison d’être toujours vaincue est qu’elle est simple et une, au lieu que le mensonge est multiple et somptueux. Notre bon maître avait raison pour le cas particulier qu’il envisageait; mais, plus généralement, le réel, qui est une création de la nature, participe de sa prodigalité et est innombrable; le faux ou le convenu, qui est une création de l’homme, se trahit par son indigence et par son unité. C’est comme sa marque de fabrique. Je crois à première vue le livre de M. Dorgelès plus vrai que celui de Barbusse, parce que j’y aperçois une diversité plus ondoyante et que je n’y sens aucun parti pris.

Je ne nie pas que M. Henri Barbusse n’ait plus d’expérience, d’autorité, voire de littérature que son jeune confrère, et je ne veux point, au surplus, m’attarder à un jeu de comparaison qui pourrait n’être pas sans danger, autant pour M. Roland Dorgelès que pour moi-même. Je n’ignore pas que, si l’on se permet la réserve la plus légère sur l’œuvre de M. Henri Barbusse, on se fait traiter de réactionnaire- ou de poule mouillée, ce qui est encore plus désobligeant. Je m’en consolerais si j’étais seul en cause, mais je crains de faire tort à M. Roland Dorgelès en donnant indirectement à croire par mes éloges, qu’il a arrangé ses tableaux de la guerre, ménagé les nerfs de ses lecteurs ou de ses lectrices.

Rien ne serait plus faux. Il n’a aucune timidité, sa sincérité est absolue. Il ne se complait pas dans l’horreur mais il ne compose pas avec elle, et ce qui ne peut-être dit que brutalement, il le dit brutalement. Son langage n’est pas précisément recherché ni bégueule. Si parfois il n’appelle pas les choses par leur nom, c’est qu’il préfère les équivalents que l’argot leur a donnés et qui font vertement image. Les sujets les plus scabreux ne l’effraient point, et l’un des meilleurs chapitres de son livre, La Maison du bouquet blanc, tiendrait le coup (comme on dit) à côté de La Maison Tellier. Il y a moins de gros comique et un drame plus poignant dans La Maison du bouquet blanc. J’espère que je viens de rétablir la réputation de M. Roland Dorgelès, après avoir risqué de la compromettre.

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Repères biographiques

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Roland Dorgelès est né Roland Lecavelé à Amiens le 15 juin 1885. Il débute des études à l’École des Arts décoratifs et fréquente la bohême de Montmartre. Il rencontre Guillaume Apollinaire, Mac Orlan, Max Jacob. Dès 1913 il opte pour le journalisme et collabore à L’Homme libreque dirige Clemenceau. En 1914, il est engagé volontaire dans l’infanterie. En 1919, il publie Les Croix de bois dans lequel il décrit la vie des poilus. Immense succès qui lui vaut à la fois la gloire et le Prix Femina 1919. En 1929, Roland Dorgelès entre à l’Académie Goncourt et en devint président en 1954. Correspondant de guerre en 1939-1940, il raconte son expérience dansRetour au front (1940), Carte d’identité(1945) et Bleu horizon(1949). Roland Dorgelès continue à écrire jusqu’à sa mort le 18 mars 1973.

Roland Dorgeles

Christian Ranucci (1954-1976), GENEVIEVE DONADINI, LE PROCES RANUCCI, MARIA DOLORES RAMBLA (1966-1974), PEINE DE MORT, PROCES RANUCCI, TEMOIGNAGE

Un témoignage sur la peine de mort

Jurée au procès Ranucci, j’ai participé malgré moi à l’assassinat légal d’un homme

Geneviève Donadin

Paris, L’Harmattan, 2016.

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Le témoignage de la seule femme juré d’assises lors du procès Ranucci en 1976. Elle raconte cette expérience qui a marqué sa vie.

Le procès Ranucci Témoignage d’un juré d’assises Le 3 juin 1974, un lundi de Pentecôte, en Provence, une petite fille de 8 ans, Marie-Dolorès, est enlevée par un homme en voiture. Le lendemain, la presse annonce l’enlèvement. Le 5 juin 1974, en début d’après-midi, les gendarmes découvrent le corps de Marie-Dolorès ; Christian Ranucci, un représentant de commerce de 20 ans, est interpellé et accusé. Début 1976, le procès a lieu au tribunal d’Aix-en-Provence. Il sera condamné à mort. Sa grâce sera refusée. Il sera guillotiné le 28 juillet 1976. Jeune mère de famille de 35 ans, Geneviève Donadini a fait partie du jury d’assises. Elle a vécu dans le silence que lui imposait la loi pendant plusieurs décennies. Quarante ans après, elle raconte dans cet ouvrage cette terrible expérience à laquelle elle a participé, bien malgré elle, et qui a marqué sa vie. Cour d’assises – Peine de mort – Intime conviction – Aveux – Témoignage juré Condamnation

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Le lien pour retrouver ce qu’elle confie en 2013.

http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1662474-juree-au-proces-ranucci-j-ai-participe-malgre-moi-a-l-assassinat-legal-d-un-homme.html

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Jurée au procès Ranucci, j’ai participé malgré moi à l’assassinat légal d’un homme

 Geneviève Donadini a fait partie du jury populaire dans le procès de Christian Ranucci, accusé du meurtre de la petite Marie-Dolorès Rambla, 8 ans. Le jeune homme de 22 ans a été condamné et exécuté sous le couperet de la guillotine le 28 juillet 1976. Le cas restera célèbre et rebaptisé « affaire du pull-over rouge ». Geneviève Doradini raconte, sans révéler son vote (elle n’en a pas le droit), comment elle a vécu, désemparée, son rôle de jurée avec une issue aussi terrible.

Ce témoignage, initialement publié le 24 mars 2013, a été mis à jour dans le cadre de la rétrospective estivale de la rédaction du Plus.

Je n’ai pas le droit de dire si j’ai glissé un bulletin « oui » ou « non » dans l’urne, mais j’ai participé à un vote dont l’issue a été la décapitation d’un homme.

Il avait 22 ans. Il s’appelait Christian Ranucci. Certes, son procès n’aura duré que deux jours – inimaginable aujourd’hui – et les délibérations trois malheureuses heures. Mais le couperet qui s’est abattu sur sa nuque le 28 juillet 1976 à 4h13, dans la prison des Baumettes, n’a pas effacé son nom de l’histoire judiciaire. Bien au contraire. L’affaire du « pull-over rouge », n’en finirait pas d’alimenter livres, articles, pièces de théâtre et même des chansons, sans compter un film que j’ai refusé d’aller voir. Cette « pièce à conviction » tissée de laine n’étant pas le linceul, mais l’étendard du combat contre la peine de mort.

Cinq ans et deux exécutions après celle de Ranucci, la peine capitale était abolie en France.Trop tard pour moi, car me restent de terribles souvenirs et le traumatisme d’avoir dû accepter d’être de ceux qui l’ont envoyé à l’échafaud.

À l’époque, qui doutait de la culpabilité de ce garçon ? Il y avait d’abord l’horreur. Celle de l’enlèvement le 3 juin 1974, cité Saint-Agnès, Marseille, d’une fillette de huit ans : Marie-Dolorès Rambla. Son petit corps avait été retrouvé deux jours plus tard par les gendarmes sous des genêts aux fleurs jaunes que l’on appelle ici des « argelàs ».

Le crâne de l’enfant avait été défoncé à coups de pierre et on l’avait lardée de coups de couteau. À un an prés, Marie-Dolorès avait le même âge que l’une de mes filles. Et elles se ressemblaient tant…

Pour personne le doute n’était permis

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Et puis, il y avait eu les aveux de Christian Ranucci, retrouvé par les enquêteurs après un accident de voiture. Il s’était rétracté ensuite. Mais il y avait trop de choses contre lui, et plus encore à l’ouverture de son procès, alors qu’une autre atrocité faisait la une des faits-divers : l’assassinat du petit Philippe Bertrand par un certain Patrick Henry. À cette époque, Roger Gicquel, présentateur de la grand’messe du journal télévisé, avait lancé, sombre : « La France a peur. »

C’est dans ce contexte d’une opinion publique pesante que j’ai dû me frayer un chemin, avec l’aide d’un policier, pour accéder à la salle d’audience du tribunal d’Aix-en-Provence, fendant une foule qui scandait des « À mort Ranucci ! ».

Pour tout le monde, il était coupable. Pour personne le doute n’était permis.

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« Vous serez sans doute récusée. »

Aujourd’hui, je ne sais pas. Tant d’ouvrages ont mis en évidence des zones d’ombre. On ne peut juger que ce que l’on vous donne et nous n’avions même pas accès au dossier d’instruction.

Bref, une plongée dans la furie publique et médiatique que j’étais loin d’imaginer un mois plus tôt. À savoir, lorsque mon nom avait été tiré au sort pour participer à cette session d’assises où j’ai d’ailleurs siégé pour deux autres affaires.

À l’époque, un gendarme m’avait signalé que, parmi les cas examinés, il y aurait celui de Christian Ranucci. Mais il avait ajouté :

« Ne vous inquiétez pas, Madame. Vous n’avez que 35 ans, vous êtes maman d’une petite fille : vous serez sans doute récusée ».

Je ne l’ai pas été.

J’étais la seule femme et la plus jeune des neuf membres du jury requis par la loi d’alors.

Au procès, Ranucci portait une croix autour du cou

Un procès où, d’emblée, l’accusé a fait mauvais effet en arborant une croix autour du cou sur les conseils très mal avisés de sa mère. Et comme si l’offense faite à ces accusateurs par ce symbole religieux pendant sur son sous-pull ne suffisait pas, Christian Ranucci s’est montré arrogant et vindicatif. Ce symbole religieux a résonné en moi. Bien que communiste et élue sous cette étiquette, j’ai eu une éducation catholique. Ces convictions sont d’ailleurs loin d’être antinomiques. Mieux, elles sont scellées par la même philosophie humaniste.

Je n’ai croisé le regard de Christian Ranucci que deux fois… Pour m’en souvenir, je n’ai pas besoin du carnet que je remplissais de notes. Je l’ai détruit peu après le verdict. Le président nous l’avait d’ailleurs fermement conseillé, afin que les secrets des délibérations ne tombent pas sous des yeux indiscrets.

Par cet autodafé, je voulais aussi réduire en cendres cette relique. Je n’en avais pas besoin, tant ces deux jours, l’annonce de l’exécution et les réminiscences qui suivraient allaient brûler douloureusement en ma mémoire.

Me restent des coupures de presse, mais ce que j’ai vécu est assez fort pour m’avoir permis d’écrire un livre qui vient de paraître. Façon de libérer les pensées contradictoires d’un juré et d’en livrer l’analyse à ceux qui me suivront dans cette mission, même si aujourd’hui son issue ne peut être aussi fatale.

Le sang d’une enfant de 8 ans

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Il faut avoir eu entre les mains ces photos traumatisantes de la petite fille sans vie, ce couteau, arme du crime emballée dans un sac plastique. Et cette petite chaussure maculée de taches brunes. Le sang d’une enfant de 8 ans.

Chaque juré a dû toucher ces choses, les examiner.

Il y a quarante ans, nous n’étions que très peu soumis à ce genre de visions macabres à la télévision ou dans les journaux qui ne les auraient sans doute pas diffusées. Était-ce vraiment utile de faire appel à l’émotion au détriment de la réflexion ? L’affect devait-il prendre le pas sur l’intellect ? De l’émotion, de l’affect et de la rage, il y en avait assez dans la mort de Marie-Dolorès. Il y en avait trop autour du tribunal où l’on entendait la clameur des « à mort ! » en tentant de mettre un sens sur ce qu’ils appellent « l’intime conviction ».

Ce sur quoi on nous demande d’arbitrer.

Ne pleure pas, tu n’y es pour rien

Cette notion n’a guère de sens. Surtout lorsqu’elle change, en vous, toutes les cinq minutes. Et en quoi quelque chose de rivé dans notre fors intérieur peut-il changer, même à la lumière d’une audience ? Qui plus est lorsque défilent des « experts » au langage compliqué, péremptoires, parfois contradictoires entre eux. Tout dépend de votre éducation, de votre environnement et de votre vécu.

C’est passé si vite… Hormis ces petits moments de solitude dont j’avais besoin pour réfléchir au lieu d’aller déjeuner ou discuter avec les autres jurés. « Capable ou pas d’assumer telle responsabilité ? », bien sûr que je me suis posée la question parce que tout se bousculait, le défilé des témoins était tellement intense…

Je me disais que je n’étais pas formée pour tout ça. Pas apte à juger quelqu’un en faisant abstraction de cette atmosphère survoltée, des pressions médiatiques et sociales. Sans parler de mes émotions.

Après une première journée, je me retrouvais dans ma 2 CV. Ah, je la regrette cette petite voiture. Dérisoire, hein ? Puis, après une longue route, la maison, les enfants. Restent ancrés en moi les mots de mon mari qui, me voyant arriver après mes kilomètres à verser des larmes derrière mon volant : « Ne pleure pas, tu n’y es pour rien. »

Est venue la fin du procès.

L’air libre de quelques congés après ces heures de confusion et un vote où – je tiens à le noter – le président ne nous a donné aucune consigne, n’a pas cherché à nous influencer. Mais le contexte de la cérémonie judiciaire et la vindicte populaire avaient suffi pour cela.

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Ils l’ont tué !

Puis un jour, la radio crache ces mots :

« Ce matin, à l’aube, Christian Ranucci, condamné à la peine capitale, a été exécuté. »

Mon cri :

« Ils l’ont tué, ils l’ont tué ! »

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La justice m’a appelée, poussée à participer à ce jugement qui s’est soldé par la décapitation d’un jeune homme qui n’a ni fait reculer la criminalité, ni résolu le mystère de la mort de Marie-Dolorès, me laissant le sentiment que j’avais, quel qu’ait été mon vote, laissé tomber la lame sur son cou.

Dans une moindre mesure, moi aussi, me voilà coupée en deux. Car je suis emmurée dans une obligation au secret après avoir participé à ce macabre scrutin. Chaque affaire de meurtre d’enfant ravive cette douleur. Pour la petite Marie-Dolorès et pour celui qui a été jugé comme étant son meurtrier.christian-ranucci-ou-l-affaire-du-pull-over-rouge

 

 

CLAUDE TRICOIRE (1951-...), CONVERSION, LOURDES, TEMOIGNAGE

Lourdes : Joie de la conversion

TEMOIGNAGE POUR LOURDES

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LOURDES ;

MARIE NOUS PREND PAR LA MAIN POUR NOUS CONDUIRE A SON FILS

 

« Marie douce lumière

Temple de l’Esprit

Mère des pauvres et des tous petits

Conduit vers Jésus et vers le Père »

 

Il faut remonter quelques années en arrière – au moins une dizaine d’années – pour s’apercevoir que Lourdes aura été le lieu par lequel je devais passer pour cheminer vers la foi.

Au départ je me suis engagé pour aller à Lourdes en tant qu’Hospitalière de l’Hospitalité Sainte-Marthe uniquement pour faire plaisir à quelqu’un qui me sollicitait en ce sens depuis longtemps ! Ma simple motivation pour accepter ce fut d’être enfin tranquille et de passer une bonne semaine, certes en faisant une bonne action !

Mais une fois là-bas on se rend compte au fil des journées (même si j’espérais bien échapper à quelques célébrations quand même !) que l’on reçoit beaucoup de ceux que l’on croit aider ; dans le sanctuaire on se rend compte que là il n’existe aucune différence : croyants, incroyants, riches, pauvres, bien-portants ou malades, tout le monde semble sur le même d’égalité.

On ne revient pas comme on était parti : partie sans me poser trop de questions, quelque chose commençait à faire son chemin ; des questions se sont posées non pas peut-être sur la foi elle-même mais pourquoi il y avait tant de joie et d’espérance dans un lieu où l’on rencontrait tant de souffrances !  Où était la source de cette joie et de cette espérance ?

Mais le questionnement et le désir d’aller plus loin étaient vite étouffés par la reprise du train-train quotidien ! Mais malgré tout année après année je retournais à Lourdes comme si quelque chose (ou quelqu’un) me faisait signe ! Année après année, à tous les retours de pèlerinage je savais que devais changer quelque chose, je savais que je devais faire quelque chose pour donner une suite à ces pèlerinages ! Mais on oublie vite ! La routine étouffe bien les bonnes résolutions !

Ce n’est que deux mois après le pèlerinage de 2013 que j’ai enfin décider ne plus me dérober, que j’ai enfin le courage (ou l’inconscience !) d’affronter enfin ces questions en commençant d’abord à aller à la messe tous les dimanches, de me plonger dan la Bible et de commencer un chemin avec un prêtre. Pendant trois mois qui me parurent une éternité le chemin fut rude, le combat pour sire « Oui : »  Mais mystérieusement j’avais conservé un chapelet de Lourdes que je disais tous les jours  et surtout dans les moments difficiles alors que je détestais que l’on me parle de prière !

De septembre à fin décembre 2013 Marie fut ma bouée de secours, presque l’unique soutient au milieu des tempêtes ! Marie finalement aura eu le dernier mot la nuit de Noël 2013. Deux versets d’Evangile où Marie est présente auront suffi pour faire basculer ma vie :

 

« Elle mit au monde son fils premier-né » (Luc, 2,7

« Or près de la croix de Jésus se tenaient sa mère et la sœur de sa mère, Marie, femme de Cléophas, et Marie de Magdala. Jésus donc voyant sa mère et, se tenant près d’elle, le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : « Femme, voici ton fils. » Puis il dit au disciple : « voici ta mère. » Dès cette heure-là, le disciple l’accueillit chez lui. » (Jean 19, 25-27)

 Comme par hasard (mais le hasard existe-t-il ?) le thème du pèlerinage de 2014 pour Lourdes était : « La joie de la conversion » : Ce fut un pèlerinage d’action de grâces… mais qui se renouvelle chaque année maintenant !

 

©Claude-Marie T.

13 juillet 2018

TEMOIGNAGE

CROIRE AU XXIè SIECLE ?

Croire au XXIè siècle ?
Est-il plus facile de croire aujourd’hui qu’au temps des disciples ?

Rien n’est moins évident : le monde, avec ses progrès techniques, avec une mentalité bien différente, et un mode de vie qui a radicalement changé nous dit le contraire ; l’histoire de l’Eglise-institution est faite d’ombres qui affaiblissent le message des Evangiles. Et pourtant ? Ces raisons ne suffisent pas pour donner un sens à une vie, pour assouvir la soif d’un absolu qui jamais ne s’assouvit !

On pourrait penser également qu’il est facile de croire aujourd’hui : nous savons d’avance la fin de l’histoire, nous avons la Bible et les commentaires d’exégèse ! Mais cela ne sert pas à grand-chose ! Comme pour les disciples il faut que Jésus vienne, il faut qu’Il se montre !

Rencontre qui est comme un fleuve qui lentement chemine à travers bien des obstacles et qui brise tout sur son passage pour exploser enfin en un formidable torrent qui peut enfin couler librement en flots ininterrompus !

Même-là nous avons le « cœur tout brûlant » il faut relire avec Lui les Ecritures pour enfin « le voir », pour enfin ouvrir les yeux du coeur à sa présence ! Pour Le rencontrer il faut « lâcher prise » pour pouvoir enfin dire les mots de Thomas : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » Jésus ne forcera pas les portes de nos résistances, de nos peurs : Il viendra (car il sait attendre !) – certes à son heure – mais seulement si nous le voulons bien, si nous Lui laissons la possibilité de venir nous rencontrer : parce déjà comme dirait Sainte Thérèse d’Avila « Il aura enlevé les mauvaises herbes » de notre cœur ! Mais son amour ne s’impose pas : il s’offre et il nous laisse libre d’accepter ou de refuser.

La foi n’est pas une « foi tranquiIle » surtout quand Il se fait absence et silence : c’est une quête sans fin mais non sans espérance et c’est ce que nous dit le Cantique des Cantiques (chapitre 23) :

« 1 Sur ma couche, pendant la nuit, j’ai cherché celui que mon coeur aime ; je l’ai cherché et je ne l’ai point trouvé.

2 Levons-nous, me suis-je dit, parcourons la ville ; les rues et les places, cherchons celui que mon Coeur aime,  » Je l’ai cherché et Je ne l’ai point trouvé.

3 Les gardes m’ont rencontrée, ceux qui font la ronde dans la ville:  » Avez-vous vu celui que mon coeur aime?’

4 A peine les avais-je dépassés, que j’ai trouvé celui que mon coeur aime. Je l’ai saisi et je ne le lâcherai pas, jusqu’à ce que je l’aie introduit dans la maison de ma mère, et dans la chambre de celle qui m’a donné le jour. »

Et c’est là aussi – et surtout à ce moment-là- qu’il faut refaire le « chemin d’Emmaüs » ou revivre l’expérience de Thomas puisqu’Il se donne encore à voir, à toucher ! Il faut faire l’expérience de cette rencontre personnelle dans les sacrements : aucune science au monde n’a inventé quelque chose d’aussi géniale, sinon l’Eglise.

Et l’on peut reprendre les mots de saint Augustin dans les Confesions :

« Bien tard je t’ai aimée,
ô beauté si ancienne et si nouvelle,
bien tard je t’ai aimée !
Et voici que tu étais au-dedans, et moi au-dehors
et c’est là que je te cherchais,
et sur la grâce de ces choses que tu as faites,
pauvre disgracié, je me ruais !
Tu étais avec moi et je n’étais pas avec toi ;
elles me retenaient loin de toi, ces choses qui pourtant,
si elles n’existaient pas en toi, n’existeraient pas ! »

On pourrait certes envier les disciples qui ont l’ont vu après sa résurrection mais nous avons SA PAROLE et des témoignages qui s’inscrivent en lettres de feu ! C’est pourquoi ces textes qui nous relatent les récits des apparitions sont d’une brûlante actualité 2000 ans après

19 avril 2015
Claude-Marie T.thomas2