ARTISTE, ARTISTES FRANÇAIS, CHANTEUR FRANÇAIS, GRAEME ALLWRIGHT (1926-2020)

Graeme Allwright (1926-2020)

Graeme Allwright

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Graeme Allwright né le 7 novembre 1926 à Wellington (Nouvelle-Zélande) et mort le 16 février 2020 à Couilly-Pont-aux-Dames, est un chanteur auteur-compositeur-interprète français d’origine néo-zélandaise. Il a adapté et introduit en français les œuvres du protest song américain (Woody Guthrie et Pete Seeger notamment), ainsi que de nombreuses chansons de Leonard Cohen mais aussi composé des chansons entrées dans la mémoire collective française.

Graeme Allwright est le père des acteurs Christophe Allwright, Jacques Allwright et Nicolas Allwright (de son union avec Catherine Dasté, fille de Jean Dasté) et de Jeanne Allwright (de son union avec Claire Bataille, qui fut aussi son agent artistique).

 

Biographie

 L’enfance et l’adolescence en Nouvelle-Zélande, le départ, le théâtre, les petits métiers

Graeme Allwright est né le 7 novembre 1926 à Wellington (Nouvelle-Zélande) où il passe toute son enfance avec sa famille. Adolescent, il est passionné de théâtre. Ayant obtenu une bourse pour intégrer la compagnie de théâtre du théâtre Old Vic de Londres, il décide de quitter sa famille pour s’installer à Londres et y apprendre le théâtre. Il fait la traversée en s’engageant comme mousse sur un bateau, car il n’a pas d’argent pour se payer le voyage. À Londres, il fait la rencontre de la comédienne Catherine Dasté, issue d’une famille du théâtre, puisqu’elle est la petite-fille de Jacques Copeau (fondateur du théâtre du Vieux-Colombier) et la fille de Jean Dasté (directeur de la Comédie de Saint-Étienne) et de Marie-Hélène Dasté.

En 1948, il suit Catherine Dasté et s’installe en France et l’épouse en 1951 à Pernand-Vergelesses (Côte-d’Or), le village de Jacques Copeau. Graeme Allwright y exerce de très nombreux métiers, de la scène à la régie. Il devient ensuite apiculteur, animateur pour enfants à l’hôpital, moniteur en hôpital psychiatrique, professeur d’anglais (il a notamment comme élève Philippe Lavil) et de théâtre à l’école secondaire de la Roseraie à Dieulefit (Drôme).

 Les débuts à succès du chanteur

Encouragé par des amis stéphanois amateurs de blues, il monte à Paris au début des années 1960 et chante dans des cabarets (notamment à La Contrescarpe). Les conditions sont dures. Il rode souvent ses chansons chez des amis peintres ou sculpteurs à La Ruche à Montparnasse. Il est alors accompagné par le guitariste stéphanois Genny Detto. Au Centre américain du boulevard Raspail, il retrouve bientôt deux musiciens de folk traditionnel. Son talent séduit Colette Magny et Mouloudji, et ceux-ci le poussent à enregistrer son premier disque, Le Trimardeur, produit par Marcel Mouloudji en 1965 alors que Graeme est âgé de 39 ans. S’ensuit un premier contrat avec Philips, et ses deux albums de 1966 et de 1968, aux tonalités protest-song, le projettent au premier plan chez les jeunes.

 Les sources et l’œuvre musicale 

Graeme Allwright est parmi les premiers introducteurs en France du folk américain, dans sa veine protest-song. Il se revendique chanteur, il écrit assez peu, préférant « se glisser dans les mots d’un autre » quand il ressent que le message est commun. Il s’inscrit dans la lignée de Woody Guthrie et de Pete Seeger. Il a adapté de nombreux textes de Guthrie, parmi lesquels sa première chanson Le Trimardeur (Hard Travelin’), Le clochard américainLa Femme du mineurLa Mouche bleue, etc. Il a également adapté des chansons de Tom Paxton (Sacrée bouteille), Pete Seeger (Jusqu’à la ceinture), Malvina Reynolds (Petites Boîtes) ainsi que de Bob Dylan (Qui a tué Davy Moore ?). Ses mots simples et son accent charmeur donnent à ses textes une proximité immédiate, et une force empathique singulière.

Il a également largement contribué, par ses adaptations très fidèles de Leonard Cohen, à faire découvrir ce dernier au public français (SuzanneL’ÉtrangerDemain sera bien, etc.)

Cependant, ses propres textes ont également une grande puissance (Les Retrouvailles (Il faut que je m’en aille)JohnnyJoue joue joue, etc.). Politiquement engagé pour la non-violence, contre les essais nucléaires, contre la société de consommation, il écrit ou adapte de nombreux textes de protest-song (le Jour de clartéla Ligne HolworthJusqu’à la ceinture, etc.)

En 1970, après les deux disques qui ont fait son succès, il produit deux albums en anglais, A Long Distant Present From Thee… Becoming et Recollections, qui sont peu connus (et n’ont pas été complètement réédités en dehors de compilations). Le premier de ces disques, en développant un genre folk psychédélique, tranche notamment avec la période précédente de Graeme Allwright.

Assez rapidement, Graeme Allwright s’éloigne volontairement de l’industrie du spectacle, car cela ne correspond pas à sa philosophie. Refusant la relation artiste/fan classique malgré son succès dans les années 1970, il mène une carrière en marge des médias (dont les directions le censurent depuis sa participation à la lutte du Larzac, et l’adresse directe dans sa chanson Pacific blues en particulier contre Valéry Giscard d’Estaing et les essais nucléaires français).

En 1980, Graeme Allwright chante avec Maxime Le Forestier  au Palais des sports. Le bénéfice des concerts et du double album sont entièrement reversé à l’association Partage pour les enfants du tiers-monde, fondée par Pierre Marchand, et que Graeme Allwright a soutenue à ses débuts.

Dans les années 80, il produit plusieurs albums où l’on retrouve une association de titres à consonance folk et d’interprétations de textes d’amis poètes ou penseurs dont Maurice Cocagnac et Luis Porquet. En 1985, Graeme Allwright interprète des adaptations en anglais de chansons de Georges Brassens adaptées par Andrew Kelly.

Plusieurs de ses chansons deviennent des classiques familiers de la chanson française : Les Retrouvailles (Il faut que je m’en aille)Petit Garçon (adaptation en français de la chanson Old Toy Trains de Roger Miller), Jolie bouteilleJusqu’à la ceinture, etc. Ses classiques sont connus de plusieurs générations en France, même si le nom de leur auteur est souvent ignoré.

Dans les années 2000, il ajoute le jazz, passion de son adolescence, à son répertoire (album Tant de joies avec le Glenn Ferris quartet). Puis il reprend inlassablement la scène, accompagné le plus souvent de ses amis musiciens malgaches Erik Manana et Dina Rakatomanga, offrant toujours régulièrement « dans les p’tits patelins » de chaleureux concerts, au cours desquels, en toute simplicité et dans une intense empathie, il communique sa quête « d’une étoile qu’il n’a jamais vraiment nommée ».

En janvier 2010, l’Académie Charles-Cros lui décerne un « grand prix in honorem » pour l’ensemble de sa carrière, et un « coup de cœur » pour son album Des inédits… Pour le plaisir. Il est membre du comité de parrainage de la Coordination française pour la Décennie de la culture de paix et de non-violence. En 2014, son adaptation française de la chanson Petit garçon (Old Toy Trains, de Roger Miller) devient l’hymne du Téléthon. Alors qu’il avait déclaré vouloir continuer à chanter pour apporter du bonheur tant que sa santé lui permettrait, il annonce dans ses concerts de 2015, à l’âge de 89 ans, arrêter la scène. En 2017, il co-signe avec l’artiste Yanne Matis la chanson Leonard, en hommage à son « double », Leonard Cohen, mort l’année précédente.

 

Les voyages

Graeme Allwright fait de sa chanson un art de vivre, une philosophie, et un partage. Ses textes où l’émotion, la dénonciation moqueuse du conformisme ou des injustices et les appels à la liberté se conjuguent à des mélodies « country » ou « blues », remportent l’adhésion d’un public de tout âge. Mais, « dépassé » par son succès, craignant sous la pression du « show-bizz » de perdre de sa liberté, il préfère multiplier les séjours à l’étranger (en Éthiopie notamment), au retour desquels il enregistre des albums. Il fait de nombreux séjours en Inde, participe dans les années 1970 à l’aventure de la cité utopique d’Auroville, initiée par La Mère, compagne de Sri Aurobindo, en travaillant au reboisement de cette zone alors désertifiée. Un peu plus tard, il découvre l’île de La Réunion, où il vit pendant un an et demi (l’album Questions lui est en grande partie consacré). Il y fait la rencontre d’excellents artistes malgaches, dont Erick Manana et Dina Rakotomanga, qui dès lors l’accompagneront très souvent lors de ses tournées en France.

En 2005, il retourne sur la terre de son enfance en effectuant une tournée en Nouvelle-Zélande, son pays d’origine où il était totalement inconnu (le film Pacific Blues réalisé en 2009 par Chantal Perrin et Arnaud Delplagne retrace ce voyage, et pour une des premières fois, l’artiste s’y livre sur sa vie et son œuvre).

 

Philosophie

Graeme Allwright milite contre l’injustice sociale, la main-mise des « grands » sur les faibles, et pour la non-violence. Son œuvre et sa pensée sont fortement imprégnées de la philosophie du penseur indien Sri Aurobindo (la chanson Lumière est un exemple de cette influence). Graeme Allwright prône un changement du monde par un travail de conscience de chacun, plus que par un mouvement révolutionnaire3. Il pense que ce monde-ci, matérialiste, doit aller à son terme parallèlement à des mutations évolutives de la conscience humaine, avant qu’un grand changement ne survienne.

Il milite pour le changement des paroles de La Marseillaise, qu’il juge « belliqueuses » et « racistes », se disant « choqué » qu’on puisse enseigner ces « paroles épouvantables » à de jeunes enfants à l’école. En 2005 il propose de nouvelles paroles pour La Marseillaise en compagnie de Sylvie Dien et en enregistre une version diffusée sur le site de son association La Marseillaise de Graeme Allwright4. Il propose au public d’entonner cette chanson au début de chacun de ses concerts, où plusieurs générations se retrouvent avec enthousiasme.

 

Œuvre

 Théâtre

1956 : Aujourd’hui ou Les Coréens de Michel Vinaver, mise en scène Roger Planchon, théâ.tre de la Comédie de Lyon ;

1957 : Les Coréens de Michel Vinaver, mise en scène Jean-Marie Serreau, théâtre de l’Alliance française ;

1960 : Les Coréens de Michel Vinaver, mise en scène Gabriel Monnet, Aix-en-Provence

 Participations

En 1966, il interprète la chanson Akou du générique final du film de Georges Lautner Ne nous fâchons pas ;

En 1967 et 1976, il contribue à la bande originale des films L’Or des pistoleros et Le Petit Marcel ;

En 1973, il participe au Concert pour les orphelins du Vietnam durant lequel il interprète deux chansons : La plage et l’inédit Hymne à Himalaya ;

En 1995, il incarne le rôle de Paddy, le gardien de phare, dans le conte musical Le Petit Arthur, de l’auteur-compositeur Alan Simon. Il y interprète la chanson La Berceuse ;

En 2002, il chante On peut bien, avec Indigo et Philippe Roussel, sur le CD Les voisins de ce dernier.

 Quelques chansons

Abouélita ;

Akou (générique de fin du film Ne nous fâchons pas, 1966) ;

Au cœur de l’arbre (paroles de Maurice Cocagnac) ;

Automne ;

Avalanche (Leonard Cohen) ;

Ballade de la désescalade ;

Billy Boy ;

Bonne chance ;

Ça je ne l’ai jamais vu (proche de Seven Drunken Nights) ;

Chanson pour un peuple perdu ;

Chasseur de qui ? ;

Comme un vrai gamin (On the road again, Willie Nelson) ;

Comment faire pour te chanter ? ;

Condamnés ;

Dans la fumée de mon cigare ;

Danse-moi vers la fin de l’amour (Dance Me to The End of Love, Leonard Cohen) ;

De passage (Leonard Cohen) ;

Demain sera bien (Tonight Will Be Fine, Leonard Cohen) ;

Deux jeunes frères ;

Diamants dans la mine (Diamonds in The Mine, Leonard Cohen) ;

Dommage ;

Emmène-moi (Take Me Home, Johnny Cash) ;

Garde le souvenir ;

Henrik ;

Identity (chanson de Youenn Gwernig) ;

Il faut que je m’en aille (Les Retrouvailles) ;

J’m’envolerai (traditionnel) ;

Je perds ou bien je gagne (Blues Run The Game, Jackson C. Frank) ;

Je veux quitter ce monde, heureux, Maxime Le Forestier ;

Je voulais te quitter (I tried to leave you, Leonard Cohen) ;

Jeanne d’Arc (Leonard Cohen) ;

Johnny ;

Joue, joue, joue ;

Jusqu’à la ceinture (Waist Deep in the Big Muddy, Pete Seeger) ;

L’Étranger (The Stranger Song, Leonard Cohen) ;

L’homme de l’an passé (Last year’s man, Leonard Cohen) ;

L’homme donna des noms aux animaux (Man Gave Names to All the Animals, Bob Dylan) ;

La Berceuse du clochard ;

La Chanson de l’adieu (paroles de Luis Porquet, musique de Graeme Allwright, 1979 ; reprise par Nana Mouskouri, 1994) ;

La Femme du mineur ;

La Gomme ;

La Ligne Holworth ;

La Marseillaise (nouvelles paroles pour l’hymne national français) ;

La Mer est immense (The water is wide, traditionnel écossais) ;

La Petite route ;

La Petite souris ;

La Plage ;

Leonard (avec Yanne Matis) ;

Le Jour de clarté ;

Les Sœurs de la miséricorde (The Sisters of Mercy, Leonard Cohen) ;

Lover, Lover, Lover (Leonard Cohen) ;

Lumière ;

Michael ;

Ne laisse pas passer ta chance ;

Océane ;

Petit Garçon (Old Toy Trains, Roger Miller) ;

Petites boîtes (Little Boxes, Malvina Reynolds) ;

Qu’as-tu appris à l’école ? (What Did You Learn in School Today?, Tom Paxton) ;

Qui a tué Davy Moore ? (Who Killed Davey Moore?, Bob Dylan) ;

Sacrée bouteille (Bottle of Wine, Tom Paxton) ;

Si c’est ta volonté (If it be your will, Leonard Cohen) ;

Suzanne (adaptation en français de la chanson de Leonard Cohen) ;

Tant de joies ;

Tu n’es plus là cet automne ;

Tout le monde le sait (Everybody Knows, Leonard Cohen) ;

Vagabonde (Winter Lady, Leonard Cohen) ;

Viendras-tu avec moi ?

ARTISTES FRANÇAIS, CHANTEUR FRANÇAIS, JACQUES BREL, JACQUES BREL (1929-1978)

« Le grand Jacques »

Jacques Brel (1929-1978)
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Le 9 octobre 1978 mourait Jacques Brel. Il avait 49 ans. Françoise Giroud lui avait rendu cet hommage dans « le Nouvel Observateur ».

Par Françoise Giroud

Ce n’est rien. Un homme qui meurt. Cancer. Quarante-neuf ans. Il y en a tous les jours.

Mais celui-là, on le connaissait avec sa grande gueule d’adolescent qui n’en finira jamais de grandir, et son accent de bière et de brume.

Et puis nous avions reçu son faire-part, en forme de disque noir.

J’arrive, il disait. «J’arrive, mais qu’est-ce que j’aurais bien aimé encore une fois traîner mes os jusqu’à l’été, jusqu’au printemps, jusqu’à demain. Pourquoi moi, pourquoi maintenant, pourquoi déjà et où aller? J’arrive, bien sûr j’arrive, mais ai-je jamais rien fait d’autre qu’arriver?»

Puis un second faire-part nous avait avertis. «Je les vois déjà me couvrant de baisers, et s’arrachant les mains, et demandant tout bas : est-ce que la mort s’en vient, est-ce que la mort s’en va, est-ce qu’il est encore chaud, est-ce qu’il est déjà froid… Ah ! Je les vois déjà, compassés et frileux, suivant mon costume de bois, pensant au prix des fleurs et trouvant indécent de ne pas mourir au printemps quand on aime les lilas…

« Ah ! Je te vois déjà, trop triste, trop à l’aise, protégeant sous le drap des larmes lyonnaises… S’accroche à ton bras ton quelconque, ton dernier qui te fera pleurer plus souvent que moi… Je me vois tout au bout de ce voyage-là où l’on revient de tout, et on aurait le brave culot de me demander de ne boire que de l’eau, de ne plus trousser les filles, de mettre de l’argent de côté, d’aimer les filets de maquereaux et de crier ‘‘Vive le Roi’’.»

Mais qui le croyait, le croyait vraiment qu’il était mourant, Jacques Brel, et qu’il le chantait, ce qui n’est pas fréquent ?

Pourtant, on aurait dû le savoir : ce n’était pas un qui parlait pour ne rien dire, pour faire trente-trois tours et puis s’en aller.

Quand il disait que la guerre, c’est bête ; que les femmes, c’est méchant ; que les curés, c’est sournois ; que les bourgeois, c’est comme les cochons, plus ça devient vieux plus ça devient… oui, ce n’était pas original.

Ce n’était pas Verlaine, ce n’était pas Prévert.

Mais ce qu’il y avait dans ses mots à lui, dans sa voix à lui, forte, franche, furieuse, c’était la nécessité. Le poids, la vertu, l’inimitable de la nécessité. Celle qui manque à tant de bons faiseurs de chansons, de livres, de films, de pièces, de peinture, de musique, de tout ce par quoi les hommes et les femmes disent joie et douleur.

Quand la nécessité a, pour lui, cessé d’être, qu’il s’est senti au point où il allait se parodier, il s’est tu. Il était bien, Jacques Brel.

Serait-il resté le prospère héritier d’une prospère entreprise de son plat pays, au lieu de descendre faire le chansonnier, comme il disait, à Paris, il se fût étouffé, peut-être de tant de colère, de rêves et de larmes ravalées. Qui n’a eu, un jour, sa nausée… Mais tant que l’on peut crier, et qu’il y a quelqu’un pour vous entendre, on s’en sort.

Il y a eu beaucoup de monde pour l’entendre, et même pour l’écouter. Et de bonne heure. Quatre ans d’honnête audience pour apprendre son métier avant de s’éclater pendant dix années, ce n’est pas cher payé. Avec lui, les hommes ont rêvé d’être une heure seulement, une heure quelquefois, rien qu’une heure durant, beaux, beaux et cons à la fois.

Ils ont attendu Madeleine, qui est tellement jolie, qui est tellement tout ça, et qui ne viendra pas… Ils ont prié pour son salut lorsque Mathilde, sacrée Mathilde, est revenue. Ils ont maudit les filles, parce que ça veut aller voir Vesoul et ça n’aime plus Vesoul, ça veut aller Vierzon et ça n’aime plus Vierzon, ça veut aller à Honfleur et ça n’aime plus Honfleur, ça vous pend au nez, ça se pend au cou, ça dépend de vous, ça dépend des heures, et surtout, surtout ça dépend des sous, les filles.

A consoler Jef, à enterrer Fernand, à porter des bonbons à Germaine bien que les fleurs, ça soye plus présentable, à arpenter les chemins de pluie sous le ciel gris avec la mer du Nord pour dernier terrain vague et le cœur à marée basse, ce n’est pas le public qu’il a lassé. C’est lui.

Les mots pour dire l’amant délaissé, le soldat encaserné, le Flamand enivré, s’étaient usés au tour de quatre cents chansons.

Le succès prolongé, ça n’arrange personne. (L’insuccès non plus, d’ailleurs.)

Alors le mal est venu lui manger les poumons.

Il n’a pas gesticulé, il n’a pas gémi, il s’est caché. Il était bien, Jacques Brel.

Pourquoi lui ?… Pourquoi pas lui ?… Mais qu’est-ce qu’il aurait aimé encore une fois prendre un amour comme on prend le train, traîner ses os jusqu’à l’été, jusqu’au printemps, jusqu’à demain…

Françoise Giroud

Article paru dans « le Nouvel Observateur » du 16 octobre 1978.

 

 

 

 

CES GENS-LA, CHANTEUR FRANÇAIS, JACQUES BREL, JACQUES BREL (1929-1978)

Ces gens-là de Jacques Brel

 «Ces Gens-Là» par Jacques Brel

 

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D’abord, d’abord, y a l’aîné
Lui qui est comme un melon
Lui qui a un gros nez
Lui qui sait plus son nom
Monsieur tellement qu´y boit
Tellement qu´il a bu
Qui fait rien de ses dix doigts
Mais lui qui n´en peut plus
Lui qui est complètement cuit
Et qui s´prend pour le roi
Qui se saoule toutes les nuits
Avec du mauvais vin
Mais qu´on retrouve matin
Dans l´église qui roupille
Raide comme une saillie
Blanc comme un cierge de Pâques
Et puis qui balbutie
Et qui a l´œil qui divague
Faut vous dire, Monsieur
Que chez ces gens-là
On ne pense pas, Monsieur
On ne pense pas, on prie

Et puis, y a l´autre
Des carottes dans les cheveux
Qu´a jamais vu un peigne
Qu´est méchant comme une teigne
Même qu´il donnerait sa chemise
A des pauvres gens heureux
Qui a marié la Denise
Une fille de la ville
Enfin d´une autre ville
Et que c´est pas fini
Qui fait ses p´tites affaires
Avec son p´tit chapeau
Avec son p´tit manteau
Avec sa p´tite auto
Qu´aimerait bien avoir l´air
Mais qui a pas l´air du tout
Faut pas jouer les riches
Quand on n´a pas le sou
Faut vous dire, Monsieur
Que chez ces gens-là
On n´vit pas, Monsieur
On n´vit pas, on triche

Et puis, il y a les autres
La mère qui ne dit rien
Ou bien n´importe quoi
Et du soir au matin
Sous sa belle gueule d´apôtre
Et dans son cadre en bois
Y a la moustache du père
Qui est mort d´une glissade
Et qui r´garde son troupeau
Bouffer la soupe froide
Et ça fait des grands slurp
Et ça fait des grands slurp
Et puis y a la toute vieille
Qu´en finit pas d´vibrer
Et qu´on attend qu´elle crève
Vu qu´c´est elle qu´a l´oseille
Et qu´on n´écoute même pas
C´que ses pauvres mains racontent
Faut vous dire, Monsieur
Que chez ces gens-là
On n´cause pas, Monsieur
On n´cause pas, on compte

Et puis et puis
Et puis il y a Frida
Qui est belle comme un soleil
Et qui m´aime pareil
Que moi j´aime Frida
Même qu´on se dit souvent
Qu´on aura une maison
Avec des tas de fenêtres
Avec presque pas de murs
Et qu´on vivra dedans
Et qu´il fera bon y être
Et que si c´est pas sûr
C´est quand même peut-être
Parce que les autres veulent pas
Parce que les autres veulent pas
Les autres ils disent comme ça
Qu´elle est trop belle pour moi
Que je suis tout juste bon
A égorger les chats
J´ai jamais tué de chats
Ou alors y a longtemps
Ou bien j´ai oublié
Ou ils sentaient pas bon
Enfin ils ne veulent pas
Parfois quand on se voit
Semblant que c´est pas exprès
Avec ses yeux mouillants
Elle dit qu´elle partira
Elle dit qu´elle me suivra
Alors pour un instant
Pour un instant seulement
Alors moi je la crois, Monsieur
Pour un instant
Pour un instant seulement
Parce que chez ces gens-là
Monsieur, on ne s´en va pas
On ne s´en va pas, Monsieur
On ne s´en va pas
Mais il est tard, Monsieur
Il faut que je rentre chez moi

 

 

Jacques Brel (1929-1978)

ALFRED DE VIGNY, CHANTEUR FRANÇAIS, JOHNNY HALLIDAY (1943-2017), UNE AME DEVANT DIEU

Une âme devant Dieu

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Johnny Halliday (1943-2017)

Une âme devant Dieu

Alfred de Vigny

 

 

Dis-moi la main qui t’enlève,
Ô mon âme, et dans un rêve
Te montre la vérité !
D’où vient qu’un songe m’emporte
Jusques au seuil de la porte
Qu’entr’ouvre l’Éternité
C’est ici que l’homme arrive ;
Oui, je reconnais la rive
Jusqu’où le rocher dérive
Roulé dans le flot des temps ;
J’entre dans le port de l’âme :
Je vais m’asseoir dans la flamme ;
La place que j’y réclame
Est vide depuis longtemps.

 

Dieu, je te vois ! Comment pénétrer dans ta gloire ?
Détourne mes regards, ne m’anéantis pas ;
Je sens mon front brisé par ton char de victoire :
Dans cet air lumineux qui soutiendra mes pas ?

 

Je vois tout l’univers rajeuni par la tombe
Des êtres infinis que je ne puis compter
O mon Dieu, je succombe,
Laisse-moi m’arrêter.
Je m’arrête pour me plaindre
De ce monde d’où je sors ;
Toujours espérer et craindre ;
Et moi je pleurais les morts !
Ne savais-je pas encore
Quel esprit devait éclore
De cette éternelle aurore
Qui vit l’Éternel créant ?
Qu’avec toi l’âme ravie
Pour jamais est assouvie
Que dans la Mort est la Vie,
Que la Vie est le Néant ?

Je le savais dès l’enfance,
Je le disais dans mes nuits ;
Et l’espoir de ta présence
Calme seul tous mes ennuis.
Cependant j’aimais la vie
Comme un marin ses dangers,
Comme l’Esquimau n’envie
Nul des soleils étrangers ;
Comme un Chartreux aime l’ombre,
Aime sa cellule sombre
Et, libre, y revient toujours ;
Comme un lévrier fidèle
Caresse la main cruelle
Qui le frappe tous les jours.

 

Aujourd’hui je sais tout, je te vois, et j’embrasse
L’avenir qui n’est pas, le passé qui n’est plus,
Les temps qui doivent naître et les temps révolus.

Je conçois l’espace,
L’univers s’efface
Et devant ta face
Tout s’unit en toi.
Je vois tout s’y peindre,
Je vois, sans les plaindre,
Les mondes s’éteindre
Et fuir devant moi.

Je puiserai ma force en ta force suprême,
J’ose marcher vers toi, j’ose lever les yeux.
Un seul de tes regards me révèle à moi-même :
Je m’étais échappé de ton sein radieux,

Perdu comme l’étincelle
Qui, dans les nuits de l’été,
Blanche et légère parcelle
D’une immortelle clarté,
Quitte le chœur des étoiles,
Des vapeurs perce les voiles,
Et tombe sur les roseaux
Et s’éteint au fond des eaux.

Laisse-moi pour un jour retourner sur la terre :
Là, sur mon marbre noir, sous ma croix solitaire,
J’irai m’asseoir en souriant ;
Dire : « Je vis toujours » à ceux qui me regrettent,
Qui, posant leurs genoux sur les fleurs qu’ils y jettent,
Viennent me pleurer en priant.

 

Alfred de Vigny